1
Les batailles de l’intangible
Préambulatoire
La récession dans laquelle nous sommes entrés est sévère, jusqu’à remettre en
cause les équilibres économiques fondant notre pacte social. Nous ne pouvons
cependant rester aveugles face à l’intense travail de clarification de nos
représentations, de nos concepts et, finalement, de nos priorités d’action, qui est
également à l’œuvre. Il faut soutenir et outiller cet effort, parce qu’il rassemble sous
une même exigence partage collectif du diagnostic et dégagement d’un avenir
souhaitable.
Il y a un grand paradoxe de notre "crise" actuelle, qui sans doute marque bien son
ampleur.
D'un côté, un rétrécissement presque effrayant de notre champ d'action et de
l'exercice difficile de la prévision. C'est l'aspect "récessif" de la crise, qui semble
d’emblée déclasser toute tentative de « plans de relance » ayant comme horizon le
rétablissement d’une forme de
statu quo ante
. L’idée même d’un simple transfert de
la charge des dettes, des ménages comme du système bancaire, vers une
mutualisation publique plus ou moins temporaire, laisse sans réponse la question des
mutations à l’œuvre au cœur de nos systèmes productifs comme dans nos
conceptions du calcul de la valeur économique. Et, surtout, elle ne pose pas la
question du déplacement de nos désirs, dont l’appareillage financier qui vient de
s’effondrer n’était que la forme stylisée.
Mais, de l'autre, une vivacité nouvelle de la vie des idées, autour de concepts perçus,
à tort ou à raison, comme refondateurs : montée en puissance d'une véritable
écologie économique, appels à une forme inédite de "gouvernance mondiale" et de
reconfiguration des périmètres monétaires alors que le dollar semble en voie de
perdre son privilège impérial de seigneuriage, tentatives de formalisations nouvelles
2
des notions de biens publics et biens communs, débats de fond autour de la validité
du concept, désormais central, d’industries culturelles, constituant comme une masse
critique autour de la spécificité économique de production et de diffusion des biens-
connaissance.
On peut y avoir un simple mouvement de balancier vers une conception plus régulée
des formes de l’échange répondant à l’effondrement d’un individualisme qui, de
méthodologique, en serait venu, dans la sphère de l’action réelle, à écrire une boucle
de rétroaction permanente entre le constat de ses « performances » et la vertu
performative de ses principes reléguant ainsi toute tentative critique au rang
d’utopie marginale.
Mais l’énormité des sommes en jeu, la radicalité des retournements idéologiques, la
rapidité, pour tout dire, de la propagation de la crise à l’ensemble de l’activité,
semble bien la poser comme d’emblée
systémique
. Un bien grand mot qui signifie
quelque chose de large et de précis en même temps : l’idée même d’un nouvel
équilibre endogène au système, la recherche d’une conciliation réconciliant, par
exemple, les forces du capital et de celles du travail, semble aussi maladroite que
l’iconographie des volumes avant l’invention de la perspective.
L’un des principaux problèmes auquel nous sommes confrontés est la mutation du
concept de valeur économique. Dans un monde dans lequel les innovations sont
essentiellement industrielles, essentiellement le résultat d’un effort de productivité,
les grandes nomenclatures dessinant les secteurs d’activité économiques jouaient
comme autant de grands comparables. Ces grands comparables, maniés par la
finance de marchés et par la macro-économie, permettaient de dessiner l’amplitude
des grands cycles économiques, et de prévoir les grands transferts comme les grands
équilibres de risques.
3
De quel « post » parlons-nous ?
Mais, depuis l’achèvement de la quence fordiste, aucun consensus n’a pu se
développer véritablement concernant ce qu’on appelle communément le post-
fordisme. Ce « post » ne cesse de poindre, mais ne dessine par lui-même aucun
paradigme complet.
La plus grande part de nos formes actuelles de valeur ajoutée n’est plus sectorielle,
mais inter-sectorielle. Ce sont des périmètres d’interactions de plus en plus
complexes qui dessinent en fait les conditions de la formation de valeur ajoutée.
L’assise même de constitution de la valeur ajoutée définit ainsi des périmètres de
plus en plus étendus, agrégeant des facteurs qui n’ont plus qu’un lointain rapport
avec la seule comptabilité marchande. L’émission de nouveaux types de capitaux,
capital marque, capital client, capital confiance, capital organisationnel, capital
humain etc. tente ainsi de réindexer des formes d’appropriation alors que ce dont il
est question quand on parle de ces nouveaux capitaux, c’est d’abord de processus de
captations de forces et de valeurs qui n’entrent pas dans nos cadres sociaux actuels
du travail, ni dans l’antinomie du capital
immobilisé
et du travail.
Un produit marchand n’a plus vraiment de sens sans incorporation, dans sa
circulation économique et sociale, d’un ensemble d’impacts caractérisant ses
conditions d’accès, sa capacité à mutualiser ses usages, sa constante approximation
du cycle de vie dans lequel il vient s’insérer. Nos produits sont de plus en plus
inachevés : ils doivent prévoir, dans leur propre usage, une place laissée à
l’inscription de la singularité de chaque utilisateur, qui se vit lui-même davantage
comme accédant que comme consommateur ou propriétaire d’une substance dont il
aurait le plein usage. Cette expulsion des singularités, dans laquelle Adorno voyait la
condition de possibilité essentielle de la programmation d’une culture de masse
industrielle, correspondant aux exigences de standardisation des produits, est
comme retournée et inversée dans une perspective de multiplication des « petites
séries » et d’une individuation de soi par l’interactivité numérique. Le marketing, loin
d’être localisé, après la production, dans une finalité d’ajustement de l’offre à la
4
demande, est au contraire devenu une activité subordonnant la production à une
agrégation permanente de toutes les formes d’audiences, auxquelles il promet à la
fois le conformisme consumériste et l’élévation de soi à une interactivité permettant
d’étendre sans limites les équipements de la personnalité.
Une entreprise n’a plus pour vocation essentielle de renforcer l’affirmation de son
« cœur métier » par l’exercice d’une productivité intensive, renforçant ses courbes
d’apprentissages internes, justifiant la promesse qu’elle peut faire à ses salariés de
carrières longues par l’acquisition d’un métier identifiable. Son problème principal est
plutôt d’apparaître comme crédible afin d’assembler sous sa propre marque des flux
de valeurs ajoutées qui lui sont périphériques, et de multiplier, à ses interfaces, les
« capteurs » lui permettant d’intégrer cette forme de productivité extensive. Plutôt
que l’image d’une « boîte noire », dont les murs seraient stables, et dont l’effort de
maximisation porterait essentiellement sur le rapport outputs / inputs, c’est plutôt
l’analogie avec une « plate-forme » ou un « hub » qu’il faudrait considérer pour
rendre compte de l’activité réelle des entreprises. Le chiffre essentiel, tout à fait
indéfinissable par nos cadres comptables actuels et par l’esprit même de la
comptabilité en partie double, est plutôt, à la sortie, le problème de la monétarisation
des impacts, et à l’entrée celui des capacités de captation des ressources d’un
territoire productif dont l’essentiel de l’activité et de la distribution des valeurs
ajoutées échappe aux cadres sociaux de nos conceptions du travail. Un impact est
une alisation de plus-value d’un type bien particulier, qui n’est pas réductible à la
transaction formée autour d’un prix de marché fixe. Il agrège autour de lui une
multitude de fonctions d’utilité dérivées et différées, de telle sorte que la transaction
porte au moins autant sur la livraison d’un produit défini que sur une multitude
d’options de fonctionnalités ou de services additionnels, et dont l’activation
marginalise toujours plus le seul présent de l’acte d’achat. Nos marchés d’
outcomes
,
terme qu’il faudrait préférer à celui d’
output
, engagent un besoin toujours plus
approfondi de participation de la subjectivi dans la reprise permanente d’un
processus de co-conception, et étendent toujours plus loin les limites de ce qu’il est
concevable d’exiger comme implication de l’intimité dans l’acte me de
consommation.
5
Ce qu’on appelle actif économique, dès lors, prend une signification déroutante, et
ne correspond plus exactement à l’idée d’une
accumulation primitive
de ressources
précédant et initiant l’activité. Les principaux actifs, loin d’être localisables au cœur
du modèle productif de l’entreprise, sont au contraire l’expression de sa capacité à
manier captation et impacts. Ils ne sont pas essentiellement concentrés sur le
présent de la réalisation, mais plutôt sur la capacité à agencer et à actualiser des
insertions et des convergences entre formes d’utilité et capacités d’individuations
distribuables. Le capital et les actifs ne sont plus considérés comme des stocks et des
socles stables permettant une réassurance des variations de l’exploitation. Les actifs
acquièrent une réalité en flux : leur valeur d’échange prend la primauté sur leur
valeur d’utilité. Cette autonomisation du marché des actifs incite à une
« désimmobilisation » forte de l’ensemble des structures de production. Une forte
prime est donnée aux entreprises capables de reconfigurer rapidement leurs outils
industriels : ce qui concourt à la sécurité d’un investissement, ce n’est plus sa
pérennité, voire son effet de taille, mais bien davantage la capacité de le redéployer
vers un secteur d’activité plus performant. Plus l’outil de production apparaît comme
léger, aisément mobilisable, adaptable, ou liquidable, et plus la présence dans le
capital peut être facilement reconsidérée.
Ce qui fait la valeur fondamentale d’un actif n’est plus le lien « dynamique » qu’il
entretient avec les capacités d’exploitation dont il dessine le périmètre les
variations souhaitables de ce périmètre dessinant à leur tour les objectifs
d’investissement. C’est bien plutôt son degré de transférabilité, sa valeur de cession
potentielle, sa valeur propre à la découpe si on veut, qui, parce qu’ils inscrivent l’actif
dans son propre marché, incitent à le définir comme entité séparable d’autant plus
valorisable qu’elle est séparable. Plus la valeur de l’actif devient contractuelle, moins
elle est substantielle et assise sur les fondamentaux de l’exploitation. Plus c’est la
valeur de marché qui compte et qui apparaît comme l’horizon de toute conception de
la valeur, et plus la globalisation du calcul de rentabilité du capital incite à une
liquidabilité
permanente de ce que l’entreprise (ou les collectivités publiques)
considéraient comme des intangibles, ou des actifs mobilisables à très long terme.
1 / 30 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!