Chapitre 1 Les vertus de l’économie ouverte ? Par Hubert Bonin La thématique de « l’économie ouverte » est à la mode au sein du monde académique1 depuis un quart de siècle, quand on a cherché à apprécier les effets de l’intégration européenne et de l’ouverture commerciale occidentale sur la politique monétaire, les changes, les équilibres macroéconomiques, la dynamique de croissance2, les avantages comparatifs au sein du commerce international – autour de la « théorie Hecksher-Ohlin », par exemple3 – ainsi que sur les politiques de développement quand certains pays sousdéveloppés ont élaboré une stratégie d’ouverture de leur économie. Rappelons que ce qui peut sembler aujourd’hui comme accepté ou comme allant de soi constituait encore fortement débat au début des années 1980, comme le prouve l’évocation de la tourmente politique de 1983, quand le pouvoir exécutif4 s’est divisé entre les partisans d’une politique de repli et ceux désireux de poursuivre l’intégration de la France dans l’espace européen, quand la politique de défense du franc a failli décrocher d’une politique des changes européenne… L’économie ouverte a suscité durablement des controverses puis des bilans et des réflexions systématiques, et cela a débouché sur des outils de mesure en science économique – comme s’y attache le chapitre de Bertrand Blancheton & Samuel Maveyraud-Tricoire dans ce livre. Ce concept d’économie ouverte correspond notamment à la force hégémonique de l’économie globalisée qui a pris corps depuis les années 19701990, au cœur de la troisième révolution industrielle, dont les mutations des techniques, du système productif et du travail ont été portées par une « nouvelle » mondialisation, inscrite elle-même dans une longue perspective historique5. Vouloir dans ce chapitre et dans ce livre renouveler cette thématique pourrait paraître prétentieux ; aussi notre ambition se cantonne-t-elle dans la valorisation d’une quinzaine Par exemple : Dennis Patrick McCarthy, International Economic Integration in Historical Perspective, Londres, Routledge, 2006. Sydney Pollard, The Integration of the European Economy since 1815, Londres, Routledge, 2005. Messaoud Boudhiaf & Jean-Marc Simoën (dir.), Ouverture et développement économique, Paris, Économica, 2001. Et, auparavant: S. Edwards, « Openness, trade liberalization, and growth in developing countries », Journal of Economic Literature, XXXI, septembre 1993. 2 Christian Palloix, Problèmes de la croissance en économie ouverte, Paris, Maspero, 1969. Yves Ullmo, Macroéconomie et économie ouverte, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1979. La politique monétaire en économie ouverte, II, Économie appliquée, tome XVII, 1983, n°7-8, Paris, ISMEA, 1983. William Marois, Théorie du déséquilibre et politique économique en économie ouverte, Paris, Université de Paris 1, 1984. Pierre-Yves Hénin, Sur l’équilibre macroéconomique d’une économie ouverte, Paris, Université de Pais 1, 1985. Jacques Généreux, Les politiques en économie ouverte. Économie politique, 3, Paris, Hachette, 1992. Et le regard rétrospectif : André Gueslin, L’économie ouverte : 1948-1990, Nouvelle histoire économique de la France contemporaine, tome 4, Paris, La Découverte, 1989. 3 Cf. Ronald Findlay, Rolf G. H. Henriksson, Häkan Lindgren & Mats Lundahl (dir.), Eli Heckscher, International Trade, and Economic History, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006. 4 Cf. Peter Hall, « L’évolution de la politique économique sous Mitterrand », in Stanley Hoffmann & Georges Ross (dir.), L’expérience Mitterrand. Continuité et changement dans la France contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 1988, pp. 78-101. Howard Machin & Vincent Wright, Economic Pollicy and Policy-Making under the the Mittterrand Présidency, 19811984, Londres, Frances Pinter, 1985. 5 Cf. Paul Bairoch, « Les principales composantes économiques de la mondialisation dans une perspective historique. Mythes et réalités », Économie appliquée, tome LV, 2002, n°2, Paris, ISMEA. Jean Batou & Thomas David, « Les deux mondialisations du XXe siècle. De 1900 à l’an 2000 », Ibidem. 1 2 de « cas d’étude » qui prennent néanmoins tout leur sens si on les soumet à l’éclairage de cette problématique de l’économie ouverte sur une période de plus de trois siècles. Il est devenu quasiment convenu de recherche dans l’Histoire les prodromes de la mondialisation ou tout au moins les signes d’une récurrence de la tendance à la mondialisation, au point qu’on parle même d’une « première mondialisation » pour la Belle Époque, alors même que le protectionnisme dominait largement les mentalités des élites et les pratiques étatiques. Les réflexions des historiens économistes portent souvent sur la marge de manœuvre des entreprises pour agir dans des cadres imposés par les autorités, la situation politique et géopolitique, voire les conflits internationaux. Elles s’inscrivent dans les études stimulantes conduites jadis par Paul Bairoch autour du concept de « mondialisation »6 1. Une autre loi des débouchés : « l’économie ouverte s’impose et s’incruste » Fondamentalement, le chef d’entreprise est en quête de clients, et plus la qualité et la spécificité de ses produits sont réputés, plus sa clientèle a tendance à s’internationaliser, plus son insertion dans les flux commerciaux internationaux s’accentue, à l’échelle d’un continent – notamment dans le cadre de l’unification économique européenne, par exemple, ou, plus récemment encore, à l’échelle de l’ALENA ou de l’ASEAN, etc. – ou à l’échelle mondiale. Les entreprises du fameux Mittelstand allemand sont ainsi renommées pour leur capacité à vendre partout dans leur monde des productions fort spécialisées car dotées d’un haut contenu technologique – et, en France, des PME ou des entreprises moyennes-grandes pratiquent elles aussi ce « modèle allemand » grâce à leur spécialisation sur des « niches », telle une entreprise alsacienne (Hermelin) devenue la reine mondiale du marché …de la brouette, telle Zodiac7, qui a glissé de sa spécialité historique (les bateaux gonflables) à une spécialité mondialisée, les matériels d’avion (sièges, etc.), ou telle Legris, spécialisée dans la robinetterie industrielle8. Des pesanteurs commerciales, mentales, voire financières (l’appât des gains) poussent le chef d’entreprise à prospecter des marchés le plus largement possible, à grignoter des parts de marché, ce qui lui permet, au-delà des gains, de mieux valoriser sa machine productive et d’abaisser ses coûts relatifs, au nom des « économies d’échelle » obtenues grâce cet élargissement des débouchés. Une autre « loi des débouchés » doit donc être reconnue, celle d’une tendance irréfragable qui conduit toute entreprise à dilater les limites de son marché intérieur et à prendre des risques (commerciaux et financiers) à l’étranger. Cela est fort bien prouvé en période de crise commerciale internationale, quand des embargos ou des blocus sont imposés vis-à-vis de tel État ou de telle coalition ennemie, quand la coercition se mêle d’entraver les échanges9. Le blocage des frontières est certes efficace pendant un certain temps ; mais les pesanteurs de la (seconde) loi des débouchés incitent sans cesse et toujours des entreprises des pays « bloqueurs » à contourner les interdictions, à participer à une offre « grise » dès lors qu’une « demande » tout aussi grise L’un des volumes d’hommage à Paul Bairoch symbolisent cette « ligne » d’analyse de l’économie ouverte puisque le numéro spécial Économie appliquée, tome LV, 2002, n°2 s’intitule : La mondialisation : perspectives historiques. Paul Bairoch, 1930-1999. Cf. aussi Paul Bairoch, Bouda Étemad, Jean Batou & Thomas David, Pour une histoire économique et sociale internationale : mélanges offerts à Paul Bairoch (Towards an International Economic and Social History: Essays in Honour of Paul Bairoch), Genève, Éditions Passé présent, 1995. 7 Pierre Dottelonde & Catherine Malaval, Un siècle d’air et d’eau. Zodiac, 1896-1996, Paris-Issy-lesMoulineaux, Cliomédia, 1996. 8 « L’internationalisation », in Reynald Secher, Legris. Histoire d’un saga industrielle, sans location, RSE, 1997, pp. 201-222. 9 Miroslav Nincic & Peter Wallensteen (dir.), Dilemmas of Economic Coercion, New York, Praeger, 1983. 6 3 peut être dénichée chez des intermédiaires des pays bloqués. François Crouzet10 - et il le fait encore dans un chapitre de ce livre – et S. Marzagalli11 ont beaucoup insisté sur la fonction quasiment « subversive » des marchands des fameux pays neutres pour les blocus des années 1790-1810, et notamment les navires venant des Etats-Unis ; ceux-ci jouent le même rôle en 1914-1917, voire encore en 1939-1941 pour continuer à alimenter la chaîne transatlantique de l’approvisionnement des Îles britanniques, avant l’entrée officielle aux côtés des belligérants. Certes, les contrôles se sont multipliés, des arraisonnements, des saisies, voire des destructions – pendant les deux guerres sous-marines12 pendant les guerres mondiales – mais irrésistiblement la « machine à vendre » créait un appel à des « débloqueurs » de blocus. Des historiens engagés, telle Annie Lacroix-Riz13, en pionnière dénonciatrice, puis des études « neutres » d’historiens parfois commissionnés par des États ou des entreprises soucieux de redresser leur image de marque, de faire la part des choses, de dégager les responsabilités précises sans se dégager de leurs responsabilités vis-à-vis de l’Histoire, ont d’ailleurs montré que, au cœur de la Seconde Guerre mondiale, des pays neutres ont servi d’intermédiaire entre les firmes de l’aire européenne nazie (Bosch14, etc.) et des firmes des pays alliés ou des pays non belligérants, tandis que la Suisse s’insérait dans des réseaux particulièrement troubles15. Les embargos16 les plus récents, contre l’Afrique du Sud et la Rhodésie du Nord racistes, contre Israël de la part de certains pays arabes, etc. ont François Crouzet, « Les conséquences économiques de la Révolution française. Réflexions sur un débat », in Jean-Charles Asselain (dir.), Révolution de 1789, guerres et croissance économique, special issue, Revue économique, tome 40, n°6, novembre 1989, pp. 1189-1203. Louis Bergeron, « Les milieux d’affaires la guerre et la paix (1792-1815) », in Erik Aerts & François Crouzet (dir.), Economic Effects of the French Revolutionary and Napoleonic Wars, Proceedings of the tenth international economic history congress, Leuven University Press, 1990, pp. 14-21. François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire, XVIIe-XXe siècles, Paris, Perrin, 1985. 11 Silvia Marzagalli, Les boulevards de la fraude. Le négoce maritime et le Blocus continental, 1806-1813, Lille, Presses universitaires Septentrion, 1999. 12 David Fairbank White, Bitter Ocean: The Battle of the Atlantic, 1939-1945, New York, Simon & Schuster, 2006. Silvia Marzagalli & Bruno Marnot (dir.), Guerre et économie dans l’espace atlantique du XVIe au XXe siècles, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2006. 13 Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’Occupation. La Collaboration économique avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999. Annie Lacroix-Riz, L’économie suédoise entre l’Est et l’Ouest, 1944-1949 : neutralité et embargo, de la guerre au Pacte atlantique, Paris, L’Harmattan, 1991. 14 Ulf Olsson, Stockholms Enskilda Bank and the Bosch Group, 1939-1950, Banking & Enterprise, 1, Stockholm, Stiftung för ekonomisk historisk forskning inom bank och företagande (Foundation for Economic, History Research within Banking and Enterprise), 1998. Cf. aussi Christopher Kobrak & Per Hansen (dir.), European Business, Dictatorship, and Political Risk, 1920-1945, New York, Berghahn, 2004. Neil Forbes, Doing Business with the Nazis. Britain’s Economic and Financial Relation with Germany, Londres, Frank Cass, 2000. 15 Marc Perrenoud, Rodrigo Lopez, Florian Adank, Jan Baumann, Alain Cortat & Suzanne Peters, La place financière et les banques suisses à l’épreuve du national-socialisme. Les relations des grandes banques avec l’Allemagne (1931-1945), Zurich, Chronos & Éditions Payot, 2002. Sébastien Guex (dir.), La Suisse et les grandes puissances, 1914-1945. Relations économiques avec les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France, Genève, Droz, 1999. Marc Perrenoud & Rodrigo Lopez, Aspects des relations financières franco-suisses (1936-1946), Zurich, Chronos, 2002. 16 David Leyton-Brown (dir.), The Utility of Economic Sanctions, New York, St. Martin’s Press, 1987. Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott & Kimberly Ann Elliott, Economic Sanctions Reconsidered: History and Current Policy, seconde édition, Washington, Institute for International Economics, 1990. Donald L. Losman, International Economic Sanctions: The Cases of Cuba, Israel, and Rhodesia, Albuquerque, N.M., University of New Mexico Press, 1979. 10 4 confirmé cette tendance, dès lors que des circuits dits « parallèles » ont profité de ces embargos pour nouer des marchés privilégiés. La prohibition de la traite des noirs17 ellemême a donné lieu, dans les années 1820-1840, à des mesures maritimes drastiques de la part de la flotte britanniques, en particulier le long des côtes d’Afrique, alors même que ni la France, ni les États-Unis, ni le Brésil n’avaient encore aboli l’esclavage et donc qu’une « demande » d’esclaves continuait à s’exercer de façon indicible et tout au moins discrète. De façon plus spectaculaire encore, car le cinéma s’en est mêlé, la Prohibition, l’interdiction de la fabrication et de la vente d’alcool par la majorité pudibonde républicaine américaine, ont débouché sur l’édification d’une économie grise, de circuits d’approvisionnement, par le Canada, des îles (Cuba, etc.), de réseaux clandestins de distribution (les speakeasies), de mafias, etc. Même la firme girondine Marie-Brizard18 s’est enrichie pendant ces années 1920-1930 en passant ses caisses d’alcools (rhum, brandies, anisette, liqueurs) par Saint-Pierre-et-Miquelon, et l’on sait que la fortune de la dynastie canadienne des Bronfman s’est constituée par ces importations d’alcool, à l’origine de la construction du groupe Seagram19. De façon tendancielle également, les historiens des textiles ou du commerce ont bien décrit comment et combien les restrictions aux échanges de produits textiles ont souvent été contournées par le dessin de « circuits de la fraude »20, entre les territoires de la future Belgique et la France, par exemple. Sur un tout autre registre, les relations entre le monde capitaliste (au sens large) et l’URSS ont été entachés d’ambiguïté pendant la Guerre froide21, entre la volonté de brider l’essor d’une force rivale et le désir de firmes intermédiaires en commerce international, voire de grandes sociétés industrielles, d’y dénicher des marchés coûte que coûte22, dans le cadre des règles fixées au sein de l’OTAN par le COCOM23 certes, mais parfois en allant fort loin dans les transferts de technologie – et l’affaire de l’embargo portant sur le matériel destiné à un gazoduc sibérien géant a accentué les tensions entre fermeture et ouverture de cette économie Est-Ouest24. Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, NRF, collection Bibliothèque des histoires, Paris, Gallimard, 2004. 18 Hubert Bonin, Marie Brizard (1755-1995), Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1995. 19 Peter Charles Newman, La dynastie des Bronfman, Montréal, Éditions de l’Homme, 1979. A contrario : Edgar M. Bronfman, Good Spirits: The Making of a Businessman, New York, Putnam, 1998. 20 Cf. plusieurs chapitres dans: Gérard Béaur, Hubert Bonin & Claire Lemercier, dir.), Contrebande, fraude et contrefaçon, de l’Antiquité à nos jours, Genève, Droz, 2007. 21 Ian Jackson, The Economic Cold War: America, Britain and East-West Trade, 1948-63 (Cold War History), New York, St. Martin’s Press, 2000. Jari Eloranta and Jari Ojala (dir.). East-West Trade and the Cold War. Jyvaskyla: University of Jyvaskyla, 2005. 22 Joseph Wilczynski, The Multinationals and East-West Relations, Boulder, Colorado, Westview, 1976. Peter Van Ham, Western Doctrines on East-West Trade: Theory, History and Policy, New York, St. Martin’s Press, 1991. Reinhard Rode & Hanns-Dieter Jacobsen (dir.), Economic Warfare or Détente. An Assessment of East-West Relations in the 1980s. Boulder, Colorado, Westview Press, 1985. Robert Paarlberg, “Lessons of the Grain Embargo’’, Foreign Affairs 59 (automne 1980), pp. 144-162. Gunnar Adler-Karlsson, Western Economic Warfare, 1947-1967: A Case Study in Foreign Economic Policy. Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1968. Charles Perry & Robert Pfaltzcraft (dir.), Selling the Rope to Hang Capitalism? The Debate on East-West Trade and Technology Transfer, Washington, Pergamon-Brassey, 1987. Hubert Bonin, « Russia », in John McCusker (et alii, dir.), History of World Trade since 1450 (deux volumes), Farmington Hills (Mi.), Thomson-Gale, 2005. 23 Michael Mastanduno, Economic Containment: CoCom and the Politics of East-West Trade. Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1992. David Allen Baldwin & Helen V. Milner (dir.), EastWest Trade and the Atlantic Alliance, New York, St. Martin’s Press, 1990. 24 Bruce W. Jentleson, Pipeline Politics: The Complex Political Economy of East-West Energy Trade, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1986. Anthony Blinken, Ally Versus Ally: America, Europe and the Siberian Pipeline Crisis, New York, Praeger, 1987. Hubert Bonin, « Business 17 5 Bref, ce que l’on pourrait appeler une forme de Realpolitik – terme utilisé dans la diplomatie – ou de pragmatisme commercial a toujours mobilisé, au nom de l’âpreté du goût du profit (greed, disent les Anglo-Saxons) et du dynamisme entrepreneurial, une « économie réelle » dont la caractéristique fondamentale est bien d’être, vaille que vaille, une « économie ouverte ». Loin des théories de science économique et au nom d’une histoire purement empirique, celle-ci appartiendrait donc à « la nature des choses ». Toute tendance à institutionnaliser des réglementations protectrices, protectionnistes, prohibitionnistes, serait ainsi condamnée au nom de cette seconde loi des débouchés. Et les débats et tourments autour de la dure réalité du marché international des drogues 25, voire des femmes ou des enfants objets sexuels, ne peuvent que refléter au plus haut degré d’insoutenabilité cette immoralité qui sous-tend, parfois, cette Realpolitik de l’économie ouverte. Mais c’est l’histoire même du corps des Douanes26, des polices internationales (Interpol, etc.) ou des outils de combat contre le blanchiment de l’argent (procédures Tracfin, etc.) à l’échelle nationale, européenne ou internationale (sous l’influence de rapports de l’OCDE ou de la Banque mondiale sur la nécessaire « moralisation » de l’économie de marché) qui confirme l’aspect récurrent de la guerre contre la fraude, les trafics de drogues, de produits dopants, d’êtres humains ou de dollars. Et plusieurs chapitres de ce livre touchent ainsi à ce domaine de « l’économie ouverte grise », de spéculations sur la valorisation de produits rares car leur circulation est trop réglementée ou interdite. 2. Les vices de l’économie ouverte L’incompréhension entre « l’opinion publique », certaines « élites » économiques et politiques, voire intellectuelles, et le mouvement vers la division internationale du travail porté par l’économie de marché reflète de façon récurrente les interrogations sur les vertus de « l’économie ouverte ». C’est le cas dans les années 1780 face au traité d’Eden, dans les années 1820-1850 face aux projets de libre-échange – et Francis Démier traite bien ici ce sujet dans son chapitre –, dans les années 1860-1920 au nom de projets protectionnistes ; c’est encore le cas dans les années 1930-1940 au nom de la protection d’économies en crise27 – et le vote du tarif Smoot-Hawley par le Congrès américain exprime cette crainte de la concurrence étrangère en plein coeur de la crise qui vient de se déclencher – ou fragiles. Plus tard encore, dans les années 1980, quand la dislocation du système productif pousse à s’interroger sur la compétitivité d’une économie française hésitant encore « entre l’État et le marché »28 au coeur de « la montée des tensions »29, les fondements d’un retour interests versus geopolitics: the case of the Siberian pipeline in the 1980s », Business History, volume 49, n°2, mars 2007, pp. 235-254. 25 Michel Koutouzis & Pascale Perez, Atlas mondial des drogues, Paris, Presses universitaires de France, 1996. 26 Jean Clinquart, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, Neuillysur-Seine, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1986. Jean Clinquart, L’administration des douanes en France de 1914 à 1940, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2000. 27 Cf. le chapitre révélateur : « Protectionism over competititon : Europe, Australia, and Japan, 1930-1945 », in Tony A. Freyer, Antitrust and Global Capitalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, pp. 60-101 28 Maurice Lévy-Leboyer & Jean-Claude Casanova, Entre l’État et le marché. L’économie française des années 1880 à nos jours, Paris, Gallimard-NRF, 1991. 29 « Les lignes de force des échanges. Déséquilibres, concurrences, complémentarités », in CEPII, Économie mondiale : la montée des tensions, Paris, Économica, 1983, pp. 77-136. 6 au protectionnisme30 - face au libre-échangisme intégral des libéraux convaincus31 – et redonne de la vigueur à « la tentation hexagonale »32, on s’interroge sur l’alternative entre repli frileux et marche en avant mondialisée sur la base d’un redéploiement profond des structures productives françaises33, car l’on ressent bien que c’est « la fin des avantages acquis »34 pendant les Trente Glorieuses. Enfin au début du XXIe siècle, l’on doute des bienfaits de la globalisation et l’on dénonce « la casse des usines et de l’emploi à cause des délocalisations ». N’est-elle pas en soi porteuse de « vices » puisqu’elle créerait un chaos destructeur d’emplois ? Elle serait devenue à nouveau aujourd’hui porteuse de valeurs négatives : « la France de Méline » ressurgirait contre « la France de Monnet »35, si l’on se rappelle que Jean Monnet, au Commissariat général au Plan puis à la Haute Autorité du charbon et de l’acier, avait plaidé dans les années 1940-1950 contre les cadres protectionnistes dont les premières bases avaient été symbolisées par « les lois Méline » dans les années 1890, avant la fameuse « loi du cadenas » de 1910 et d’autres textes en 1921, 1931 ou 1947. L’Association pour la défense du travail national, créée en 1842-1846, exprima ainsi avec virulence – et avec le relais de nombreuses Chambres de commerce – le mécontentement des « producteurs » déstabilisés par la baisse tendancielle (et tendancieuse donc) des cours mondiaux des produits agricoles (dans les années 18731890s) sous l’effet de la concurrence des « pays neufs » américains et australasiens, avant le repli des prix industriels sous l’effet de la crise commerciale qui en est résultée, notamment en France36 entre le krach de 1882 et la reprise de la seconde moitié des années 1890. L’irrationalité domine face aux effets et méfaits de l’économie ouverte, dès lors que s’expriment toujours les dénonciateurs des suppressions d’usines, d’entrepôts, de banques, d’emplois et jamais les créateurs de biens de production et d’emplois : peu de reportages télévisuels portent sur l’ouverture d’une usine, l’installation d’une nouvelle machine puissante (papeterie, etc.), l’édification d’un pôle logistique ou portuaire d’envergure, même si l’ouverture de l’usine de l’Airbus 380 à Toulouse a été célébrée en son temps, mais bien vite oubliée par les débats aigus autour du destin des usines qu’EADS a souhaité « externaliser » à partir de 2008. Le « détricotage » d’un système productif ayant atteint son « apogée » et entrant dans l’ère d’une grande crise de déstructuration et de restructurations appartient pourtant à l’histoire économique du temps long : dans les années 1880-1890 – parfois avec des antécédents dès la fin des années 1860, ce qui constitue en soi un débat entre historiens – entre la première et la deuxième révolutions industrielles, dans les années 1974-1995, entre la deuxième et la troisième révolutions « Les réponses nationales. Protectionnismes, politiques industrielles », Ibidem, pp. 255-303. Cf. aussi Jean-Noël Jeanneney, Pour un nouveau protectionnisme, Paris, Seuil, 1978. Bernard Guillochon, « La France des années 1970 est-elle protectionniste ? », Revue économique (numéro spécial Le protectionnisme), n°6, novembre 1982, pp. 981-1000. 31 Pascal Salin, Libre-échange et protectionnisme, Que-sais-je ?, n°1032, Paris, Presses universitaires de France, 1991. 32 Élie Cohen, La tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Paris, Fayard, 1996. 33 Cf. le numéro spécial Redéploiement ou protectionnisme ?, Les Cahiers français, n°192, Paris, La Documentation française, 1979. 34 Gérard Lafay, Colette Herzog (et alii), Commerce international : la fin des avantages acquis, Paris, Économica et CEPII, 1989. 35 Bernard Cazes & Philippe Mioche (dir.), Modernisation ou décadence. Contribution à l’histoire du Plan Monnet et de la planification en France, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1990. 36 Maurice Lévy-Leboyer & François Bourguignon, L’économie française au XIXe siècle. Analyse macro-économique, Paris, Économica, 1985. Yves Breton, Albert Broder & Michel Lutfalla (dir.), La longue stagnation en France. L’autre grande dépression, 1873-1897, Paris, Économica, 1997. 30 7 industrielles, les économies nationales et régionales ne peuvent échapper aux pressions technologiques et « systémiques » qui façonnent de facto une économie ouverte – ouverte au changement de système productif, aux mutations des « systèmes techniques »37 et aux innovations, à la recomposition des grilles de métiers et d’emplois, etc. Chacun sur le moment perçoit plus ou moins consciemment « la nécessité historique » de ne pas manquer « le train de l’Histoire » et de l’histoire économique : se recroqueviller serait déboucher sur la stagnation, sombrer dans le marécage de l’immobilisme technique et à terme engloutir l’ensemble de l’économie d’une ville, d’une région, d’un pays. Après tout, l’échec des Pays-Bas (dans leur configuration d’alors) à évoluer du système d’Ancien Régime à la première révolution industrielle laisse le champ relativement libre à l’expansion irrésistible du Royaume-Uni et au « déclin » d’Amsterdam38 par rapport à Londres (Liverpool et Glasgow aussi)39. Le mot vient donc d’être prononcé, celui de « déclin » : l’économie ouverte suscite en effet irrémédiablement le déclin des « systèmes » locaux non compétitifs ; et le cas britannique aurait été exemplaire de ces débats40, encore que les historiens, finalement, restent divisés sur ses causes réelles… En revanche, l’économie fermée déclenche d’une façon tout aussi inéluctable le déclin de l’ensemble du pays, voire d’une aire continentale. La fermeture de l’Espagne des conquistadors sur l’Espagne des hidalgos en aurait été le symbole 41 - mais le débat sur protectionnisme et ouverture est fort animé, comme le révèle dans ce livre le chapitre d’Alexandre Fernandez, reste chaud en Espagne jusqu’aux années …1980. Il est vrai que, bien plus tard, Antonio de Oliveira Salazar, le professeur d’université devenu dictateur au sein de l’Estado Novo, a appliqué de façon systématique le principe de « l’économie fermée », fermée aux vents porteurs des germes de l’industrie, du salariat, voire du marxisme, et repliée sur les productions agricoles et les vertus d’un monde rural et d’un monde de petits producteurs indépendants (artisans, pêcheurs, commerçants, etc.), tandis que la « mise en valeur » de l’outre-mer lusitanien et ses budgets42 portés par l’État à bout de bras servaient peu ou prou d’exutoire aux misères populaires. Certes, une histoire contrefactuelle macroéconomique voire cliométrique pourrait éventuellement soupeser les vertus de l’économie fermée pour les pays qui l’ont vécue à telle ou telle époque, tout comme la cliométrie43 s’est amusée un temps à méditer sur la non-abolition François Caron, Le résistible déclin des sociétés industrielles, Paris, Perrin, 1985. A contrario : Henry Méchoulan, Amsterdam au temps de Spinoza. Argent et liberté, Paris, Presses universitaires de France, 1990. 39 Francis E. Hyde, Liverpool and the Mersey: An Economic History of a Port, 1700-1970, Newton Abbot, David & Charles, 1971. Reginald Loyen, Erik Buyst & Greta De Vos (dir.), Struggling for Leadership: Antwerp-Rotterdam: Port Competition between 1870-2000, Heidelberg & New York, Physica Verlag, 2003. Philip Curtin, The Rise and Fall of the Plantation Complex. Essays in Atlantic History, Cambridge-John Hopkins, Cambridge University Press, 1990. 40 Jean-Pierre Dormois, « Le ‘déclin’ de l’économie britannique pendant la période édouardienne est-il un ‘mythe’ ? », Cahiers victoriens et édouardiens, 48, 1998, pp. 55-88. M.W.Kirby, The Decline of British Economic Power since 1870, Londres, Allen & Unwin, 1981. William P. Kennedy, Industrial Structure, Capital Markets, and the Origins of British Economic Decline, Cambridge UK, Cambridge University Press, 1987. Peter F. Clarke & Clive Trebilcock, Understanding Decline: Perceptions and Realities of British Economic Performance, Cambridge UK, Cambridge University Press, 1997. Peter F. Clarke, Clive Trebilcock & David Jeremy, “Understanding decline: Perceptions and realities of British economic performance”, Business History Review, 1998, 72 (1). 41 Cf. Gabriel Tortella, The Development of Modern Spain. An Economic History of the Nineteenth and Twentieth Centuries, Cambridge (Mass.) and Londres, Harvard University Press, 2000. 42 Luis Filipe Madeira, L’évolution de la gestion financière des colonies portugaises de 1946 à 1974, thèse, Pessac, Sciences Po Bordeaux, 2008. 43 Robert William Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, John Hopkins Press, 1964. Robert William Fogel & Stanley L. Engerman, Time on Cross: The Economic of American Negro Slavery, Boston, Little-Brown, 1974. 37 38 8 de l’esclavage ou sur la non-création des réseaux ferroviaires… Quoi qu’il en soit, la perception de ce qui constitue les vertus de l’économie ouverte est ainsi, on le sait, une question de « croyances »44 et l’économie des représentations façonne là aussi les contours de l’économie réelle. La perception du risque ou de la réalité du déclin de l’économie britannique, pourtant la plus « ouverte » des Corn Laws45 des années 1840 au relatif repli impérial des années 1930-1940, a ainsi suscité moult débats, parmi les contemporains – et le chapitre de Frédéric Poulon dans ce livre évoque les divergences d’appréciation entre Churchill et Keynes au lendemain de la Première Guerre mondiale – et parmi les historiens, tout comme, aux États-Unis, l’alternance entre protectionnisme et construction d’un espace plus ouvert à la compétition internationale reflète les clivages internes aux milieux d’affaires et aux groupes de pression46. 3. L’inéluctable quête du moindre coût Or, de façon banale, l’histoire économie « empirique » ne peut que constater l’axiome des vertus de l’économie ouverte, posée en cadre « bon », sinon optimal, aux mutations imposées par la recomposition incessante de la division internationale du travail – puisqu’on ne parlera pas dans ce livre des mouvements intranationaux, touchant à la concurrence entre les régions et les aires productives au sein d’un même pays. Telle qu’on la décrypte bien en microéconomie actuelle ou rétrospective, l’entreprise consacre une bonne partie de son temps de gestion et de son ingéniosité à tailler sans cesse dans ses coûts de productivité et d’échange et à perfectionner les moyens d’accentuer sa productivité47. Le slogan devient à nouveau, dans les moyens 980-1990, au coeur de ka grande Crise de restructuration des systèmes productifs nationaux et continentaux : « Industrie mondiale : la compétitivité à tout prix »48. Or, pour toute entreprise, la nécessité d’un allègement de « ses charges », de « ses frais généraux » (expression vivace dans l’entre-deux-guerres), a souvent imposé, au-delà de la réforme de « l’organisation de firme » et de l’introduction des formes « modernes » de gestion, un « élargissement des sources d’approvisionnement en denrées et matériaux, en amont de la transformation, en pièces et produits semi-finis, en amont du montage et de l’intégration industriels. La nécessité historique, une fois de plus, et de façon banale, a exigé un élargissement récurrent des flux d’échanges en amont, de la soie du centre-est de l’Italie puis au Levant, au Japon et surtout à la Chine dans le dernier tiers du XIXe siècle49, du minerai de fer lorrain aux minerais ultramarins proches (Algérie), puis, dans les années 1950-1960, de plus en plus lointains (Canada, Brésil, Mauritanie, etc.), jusqu’à justifier le transfert des aciéries dans les ports (« sidérurgie sur l’eau »). La course au caoutchouc, du Brésil à l’Extrême-Orient – et un peu en Afrique subsaharienne –, la course à la bauxite et à l’alumine, de la Provence à l’Afrique française (Guinée, Cameroun), puis à l’échelle du Cf. Ludovic Cailluet (et alii, dir.), Croyances et gestion, Toulouse, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 2000. 45 Cf. Cheryl Schonhardt-Bailey, From the Corn Laws tro Free Trade. Interests, Ideas, and Institutions in Historical Perspective, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006. 46 Cf. A.E. Eckes, Opening America’s Market: US Foreign Trade Policy since 1776, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995. 47 William J. Baumol, Richard R. Nelson & Edward N. Wolff (dir.), Convergence of Productivity. Cross-National Studies and Historical Evidence, Oxford, Oxford University Press, 1994. Alex Inkeles, One World Emerging? Convergence and Divergence in Industrial Societies, Boulder, Westview Press, 1998. 48 Michel Fouquin (dir.), Industrie mondiale: la compétitivité à tout prix, Paris, CEPII/Économica, 1986. 49 Jean-François Klein, Soyeux en mer de Chine. Stratégies des réseaux lyonnais en ExtrêmeOrient (1843-1906), Paris, Les Indes savantes, 2009. 44 9 monde (Jamaïque, Australie, etc.), ou également la course à des céréales meilleur marché50 sont autant de leviers de cette mondialisation des ressources. L’épopée charbonnière, elle aussi, a marqué les esprits, puisque les importations en provenance de Pologne, d’Afrique du Sud51 et des mines du centre des États-Unis est venue bousculer les prévisions des « plans charbonniers » des années 1960 en accélérant le rythme de la fermeture des mines françaises dans les années 1980, avant une complète insertion des achats dans les circuits mondiaux et la disparition complète du « mineur national » au début du XXIe siècle. Rappelons toutefois qu’un axe franco-allemand s’était constitué historiquement malgré les tensions nationalistes et les trois guerres, qui affirmait la complémentarité entre Lorraine du fer et Ruhr et Sarre charbonnières, avec comme points culminants la CECA et la canalisation de la Moselle dans les années 1950 : la « vieille Europe » de la deuxième révolution industrielle reposait déjà sur des prémisses d’économie ouverte. Plus en amont, au cœur même de la première révolution industrielle, une saine division européenne du travail incitait les tisseurs français à acheter en Angleterre et en Belgique des fils de moyen-bas de gamme et à faire confiance aux filatures français pour des fils de plus haut de gamme : l’interpénétration des industries textiles ouest-européennes en faisait une économie ouverte avant l’heure, une véritable proto-globalisation des politiques d’achat. Plus tard, au fil des décennies et des étapes des deux premières révolutions industrielles, la quête de composants meilleur marché – grâce à la mobilisation de réservoirs de main-d’œuvre rurale et/ou jeune abondants – a sans cesse incité les firmes de montage (automobile, matériel électrique, matériel mécanique, etc.) à ne pas privilégier seulement le modèle d’intégration verticale – solide chez Renault52, par exemple –, mais aussi à multiplier les réseaux d’approvisionnement chez des sous-traitants, en protohistoire de ce qui est devenu l’une des clés de la troisième révolution industrielle, l’externalisation. Cette logique explique l’achat de composants ou de produits semi-finis chez des fournisseurs étrangers, et la venue de ces fabricants en France même ou vice-versa. L’industriel allemand Bosch s’y est installé dans les années 1960 ; nombre de fabricants américains ont gagné l’Europe dans les années 1950-1970 en particulier pour y transférer leur savoir-faire dans l’élaboration de pièces techniques à forte incorporation de progrès technique (comme Bendix, chez DBA, etc. ou comme dans le pneumatique53). En revanche, certaines entreprises françaises ont elles aussi conçu une stratégie de « plurinationalisation », par le biais d’usines de semi-produits et de matériaux dans certains pays d’Europe dont le marché s’accroissait suffisamment ; et l’on sait sur ce registre que Saint-Gobain a été particulièrement un pionnier avec ses usines de Pise, en Italie (en 1888), et d’Aix-la-Chapelle et Mannheim, en Allemagne (dès 1857/1864)54 ; et ces Bouda Étemad, « Commerce international des céréales au XXe siècle et mondialisation », Économie & sociétés, 2000, n°34, Paris, ISMEA, pp. 163-182. 51 Sandra Bott, Sébastien Guex, Bouda Étemad & David Gygax, Les relations économiques entre la Suisse et l’Afrique du Sud durant l’Apartheid, 1945-1990, Lausanne, Antipodes, 2005. 52 Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, 1898-1939, Paris, Seuil, 1972 (seconde édition, 1998). Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault. Histoire de stratégies d’entreprises, Boulogne, ETAI, 1999. Jean-Louis Loubet, Renault. Cent ans d’histoire, 1898-1998, ETAI, 1998. 53 Cf. Thierry Grosbois, « La stratégie européenne des multinationales américaines Ford et Goodyear au XXe siècle », in Gérard Bossuat & Nicolas Vaicbourdt (dir.), États-Unis, Europe et Union européenne. Histoire et avenir d’un partenariat difficile (1945-1999), Bern, Peter Lang, 2002 et 2004. 54 Jean-Pierre Daviet, Un destin international : la Compagnie de Saint-Gobain de 1830 à 1939, Paris, Éditions des archives contemporaines, 1988. Jean-Pierre Daviet, Une multinationale à la française. Histoire de Saint-Gobain, 1665-1989, Paris, Fayard, 1989. Maurice Hamon, Du soleil à la terre. Une histoire de Saint-Gobain, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 1988. Maurice Hamon 50 10 usines allemandes assureraient quelque 36 % de la production total de glaces au sein du groupe verrier dans les années 1870 ! Puis viennent les établissements de Franière en Belgique (1898), Altwasser en Silésie (1899), Sas Van Gent aux Pays-Bas (1904) et Arija en Espagne (1904). Il reste délicat de préciser si ce « modèle Saint-Gobain » a été dupliqué, a inspiré d’autres industriels de semi-produits. Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien parce que, en aval, des clients européens cherchent à abaisser leurs coûts d’approvisionnement en produits verriers tout en gagnant du temps pour obtenir des gammes de qualité que, en amont, Saint-Gobain construit son propre espace européen d’économie ouverte – et, dans son cas, les accords de cartel qui jalonnent l’histoire du marché des matériaux légitiment quelque peu sa supériorité quantitative et qualitative. La firme belge Solvay agit de même en parallèle quand elle vient créer des usines en France pour l’acide sulfurique et autres produits de chimie minérale (Dombasle en Lorraine dès 1872). Quant aux biens d’équipement eux-mêmes, au cœur des stratégies d’investissement et de la gestion de la transformation des biens, l’on perçoit désormais la discrète mais continue pénétration des puissances industrielles (pays et firmes) disposant d’avantages comparatifs en matière d’innovation et d’ingénierie : la diffusion des brevets General Electric en est un cas de figure spectaculaire pour l’ensemble de l’industrie électrotechnique européenne et donc française (chez Thomson-Houston) dans les années 1890-1950 ; le transfert de techniques Westinghouse a donné lieu lui aussi à une osmose transatlantique dans cette branche (avec Schneider, par exemple) – et nous renvoyons à notre synthèse comparative American Firms in Europe pour bénéficier d’une vue d’ensemble de cette intégration transatlantique sur le long terme55. La recherche d’une accélération de la diffusion du progrès technique, des économies d’échelle, de la mutualisation du développement de l’innovation, conduit ainsi à cette interpénétration « historique » des firmes à l’échelle occidentale, ne serait-ce que pour accéder à l’équilibre des avantages comparatifs, sans cesse considéré optimal pour un temps, entre intégration et externalisation, entre production nationale et production extérieure, au sein de la division internationale du travail, en fonction des tensions pesant sur le système productif au nom de cet incessant besoin d’alléger les coûts. L’économie ouverte l’emporte donc sur ce registre de la recherche de « complémentarités » destinées à obtenir plus de compétitivité internationale à l’échelle des gammes de production d’une entreprise ou du pays en admettant sa moindre compétitivité à ces deux niveaux pour tel ou tel type de production de biens ou de services. Et cela permet de mieux comprendre l’aberration qu’a constituée la parenthèse du « repli sur l’empire » tant vanté dans les années 1930-1940, où l’économie n’aurait été ouverte que sur « la plus grande France »56 ou le Commonwealth57, « la Méditerranée italienne » ou « l’aire de prospérité asiatique » sous contrôle nippon. L’on rêve à cette époque, dans certains cercles, d’un retour à « la préférence impériale » ou même au « pacte colonial », en reprenant d’ailleurs des thématiques déjà activées au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle quand on & Caroline Mathieu (dir.), Saint-Gobain, 1665-1937. Une industrie devant l’histoire, Paris, Fayard & Musée d’Orsay, 2006. 55 Hubert Bonin & Ferry de Goey (dir.), American Companies in Europe (1890-1980). Strategy, Identity, Perception and Performance, Genève, Droz, 2008. 56 Cf. Hubert Bonin, Jean-François Klein & Catherine Hodeir (dir.), L’esprit économique impérial (1830-1970). Groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l’empire, Paris, Publications de la SFHOM, 2008. Jean-Pierre Rioux (dir.), Dictionnaire de la France coloniale, Paris, Flammarion, 2007. Hubert Bonin, CFAO (1887-2007). La réinvention permanente d’une entreprise de commerce outre-mer, Paris, Publications de la SFHOM, 2008. 57 Ian M. Drummond, British Economic Policy and Empire, 1919-1939, Londres, Routledge, 2005. 11 débattait de l’opportunité de créer ou développer des colonies outre-mer58 – comme le démontrent dans ce livre les chapitres d’Alain Clément et de Francis Démier, avant que Bouda Étemad en discute les enjeux à l’échelle de trois siècles. D’ailleurs, la conception de la réalité des tendances de fond de l’économie vers plus d’ouverture l’emporte dans l’histoire du patronat, des entreprises et de leurs institutions représentatives des années 1950-1970 : de même que nombre de Chambres de commerce et de milieux patronaux régionaux ou parisiens étaient restés convaincus des vertus de l’économie ouverte dans les années 1860-1930 (par exemple sur Bordeaux ou Marseille), une bonne partie des élites économiques se laissent persuader des vices de l’économie fermée ou « repliée sur l’empire » pendant les années 1950 et des vertus d’une économie européenne permettant de bâtir un vaste marché intérieur apte à faire jouer les forces d’une division européenne du travail, notamment autour de l’axe franco-allemand. Certes, des syndicats professionnels se sont montrés réticents face à l’ouverture ; mais de fortes minorités, voire des majorités ont plaidé pour une économie française ouverte et pour un esprit de compétition, en étant conscients des occasions de complémentarités positives offertes par l’intégration européenne à six – et ce fut le cas dans l’automobile et dans la sidérurgie notamment. 4. La mondialisation est un combat ! S’il faut admettre le caractère irrésistible, nécessaire même – au sens de « nécessité historique » et au sens de nécessité économique – de l’économie ouverte, voire consacrer ses vertus, il ne faut pas pour autant en oublier « les vices » et surtout la rudesse. Insister sur les vices exprime plutôt frilosité et malthusianisme, tandis qu’évoquer la rudesse en appelle à une forme de pessimisme actif qui laisse toute sa place et tout son rôle à l’esprit d’entreprise et à l’ouverture d’esprit. La rudesse de l’économie de marché en économie ouverte est évidente : toute économie ouverte à la compétition projette les entreprises dans le monde brutal de la concurrence, notamment américaine puis japonaise. Si le protectionnisme est guerre de tranchées, l’ouverture est guerre de mouvement, avec toutefois des offensives amples, prolongées et en profondeur, car une « guerre éclair » (Blitzkrieg) est inopérante dès lors qu’une stratégie de déploiement international suppose des investissements durables dans tout pays cible, avec une montée en puissance des réseaux ainsi activés sur plusieurs années. Seuls la ténacité et l’enracinement payent, comme le constatent à leurs dépens les firmes qui se contentent d’envoyer des cadres dirigeants passer quelques jours par an dans leur filiale lointaine, au lieu d’ancrer des équipes sur place. Raymond Poidevin59 et Albert Broder60, dans plusieurs études – et A. Broder dans un chapitre de ce livre lui-même –, ont mis ainsi en valeur la politique des sociétés allemandes en Amérique latine, voire en Asie, où l’enracinement de leurs agents, de leurs succursales ou filiales leur procuraient des réseaux d’information et de clientèle efficaces. Une sorte de « modèle allemand » de l’action internationale a ainsi pris corps, souvent redouté61, souvent aussi vanté par les élites économiques et politiques françaises62, Bouda Étemad, De l’utilité des empires : colonisation et prospérité de l’Europe, XVIe-XXe siècles, Paris, Armand Colin, 2005. Jean Charles Asselain, « Lecture. Fortunes coloniales », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, 54 (4). 59 Raymond Poidevin, Finances et relations internationales, 1887-1914, Paris, Armand Colin, 1970. Raymond Poidevin, Les relations économiques et financières entre la France et l'Allemagne de 1898 à 1914, Colin, 1969. Cf. aussi Enrique Fernandez-Domingo, Le négoce français au Chili (1880-1929), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006. 60 Notamment : Albert Broder, « L’expansion internationale de l’industrie allemande dans le dernier tiers du XIXe siècle », Relations internationales, n°29, printemps 1982, pp. 65-87. 61 Jean-François Eck, Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fin des années 1960, Paris, CHEFF, 2003. Patrick Fridenson, « Les patronats allemands et français au XXe siècle. Essai de comparaison », in Rainer Hudemann & Georges-Henri Soutou (dir.), Eliten in 58 12 mais pas assez souvent imité en fait, semble-t-il. Aussi, à plusieurs reprises, les pouvoirs publics et la communauté des affaires – mobilisée notamment par les Chambres de commerce – ont-ils façonné des outils de stimulation de l’influence française sur les marchés étrangers : les conseillers du commerce extérieur63 (1898), l’assurance-crédit (SFAC64 en 1927 et loi sur l’assurance des risques politiques en 1938, puis COFACE en 1946), le ministère du Commerce extérieur, les Missions économiques à l’étranger (dépendant aujourd’hui du ministère de l’Economie nationale et des Finances). Quand « l’expansion nationale »65 était en jeu, face à la poussée concurrentielle, la communauté économique se mobilisait, comme au lendemain de la Première Guerre mondiale, apogée, selon nous, de cette économie libérale que l’État cherche à organiser, rationaliser, structurer, pour la rendre conscience de ses responsabilités collectives, de ses devoirs, de la nécessité de songer au moyen et long termes. Si la protection douanière et « la préférence impériale » protègent quelque peu le marché intérieur et l’empire, conquérir des marchés exige une stratégie de mobilité et d’investissement durable, d’où cette réaction à la dépression des années 1880-1890 que représente le système des conseillers du commerce extérieur. Cela explique ensuite le souci de ne pas perdre « la guerre économique » qui suit la Grande Guerre66, et cette prise de conscience est symbolisée au tournant des années 1920 par le ministre du Commerce & de l’Économie nationale Étienne Clémentel (en 1916-1920 – et ministre des Finances éphémère en 1924 dans le gouvernement d’Édouard Herriot), qui esquisse une proto-économie mixte de promotion économique, comme l’a bien analysé Richard Kuisel, qui en a aussi signalé les limites67. Cela créer un milieu favorable à diverses mesures ou initiatives semi-publiques ou privées, couronnées par la Banque nationale française du commerce extérieur créée en 1919 et complétée par la Banque française d’acceptations (1927) et surtout par la cristallisation des divisions internationales des grandes banques de dépôts et d’affaires 68. Il s’agit bien, dans cet entre-deux-guerres où s’entremêlent facteurs de Deutschland un Frankreich im 19. und 20.ten Jahrhundert. Strukturen und Beziehungen, Munich, Oldenbourg Verlag, 1994, pp. 153-167. 62 Cf. Hubert Bonin, « Les relations bancaires franco-allemandes (1900-1970) : admiration, guerre économique et coopération de voisinage », in Jean-François Eck, Stefan Martens & Sylvain Schirmann (dir.), Les relations franco-allemandes de 1871, à nos jours, Paris, Publications du CHEFF, 2009, pp. 357-383. Henri Hauser, Les méthodes allemandes d’expansion économique, Paris, Armand Colin, 1915 ; 3e édition en 1916. Et, beaucoup plus tard : Maurice Bommensath, Les secrets de la réussite des entreprises allemandes, Paris, Les Éditions d’organisation, 1991. 63 Madeleine Barbier Decrozes (avec Pierre Vincent et Lise Versluys), Du protectionnisme à la mondialisation. 1898-1998. Histoire des conseillers du commerce extérieur de la France, Paris, CCE Communication, 1999. 64 Hubert Bonin, « Aux origines de l’assurance-crédit en France (1927-1939). La création et l’essor de la SFAC et le repli de ses concurrentes », revue Histoire, Économie et Société, 3e trimestre 2002, n°3, pp. 341-356. Philippe Chalmin, De la Sfac à Euler, Paris, 1997. 65 Cf. L’expansion commerciale, n° spécial de L’Illustration économique et financière, 26 janvier 1924. 66 Georges-Henri Soutou, L’or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard, 1989 [cf. le chapitre XIII : « L’arme économique », pp. 478-568]. 67 Richard Kuisel, Le capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle, paris, Gallimard, 1984. 68 Éric Bussière, Paribas, l’Europe et le monde, 1872-1992, Anvers, Fonds Mercator, 1992. H. Bonin, La Banque de l’union parisienne. Histoire de la deuxième banque d’affaires française (1874/1904-1974), Paris, PLAGE, 2001. H. Bonin, « Le rayonnement international des banques françaises (1900-1940) : essai d’évaluation », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), L’économie française dans la compétition internationale, Paris, CHEFF, 2006, pp. 117-143. Jean-Claude Debeir, « Le problème des exportations de capitaux français de 1919 à 1939. Substitutions et concurrences », Relations internationales, été 1976, n°6 (L’impérialisme), pp. 171-182. 13 blocage/conservatisme et dynamisme entrepreneurial et innovateur, de défendre « la position internationale de la France »69 par une guerre de tous les moyens, industriels, commerciaux, bancaires70 et même monétaires. Certes, cet effort, cette logique, ces mentalités perdent de leur vigueur et de leur force de conviction pendant la dépression des années 1930, quand revient le temps des protections, de l’esprit prohibitionniste, quand s’instaurent un système de compensations bilatérales 71, des contingentements quantitatifs, parfois aussi la guerre monétaire à coup de dévaluations de compétitivité (1931-1938) – et cela incite à méditer sur la conception de la monnaie dans la cristallisation d’une économie ouverte, comme le font Christian Bordes, Jean-Sébastien Pentecote et Marc-Alexandre Senegas dans un chapitre de ce livre –, ce qui sape les fondements « naturels » du système d’échanges multilatéral. La remise à la mode du mot « autarcie », comme en Italie, symbolise cette dérive. Le râtelier des armes d’action internationale semble alors recouvert de toiles d’araignée, comme si l’on ne savait plus imaginer des modes de déploiement extérieur efficaces. Pendant plusieurs années de la IVe République, d’ailleurs, il semble que le maintien de ces protections et de ces contingents soit l’outil idoine, avant que l’on prenne à nouveau conscience que modernisation, productivité et compétitivité doivent être stimulée par le retour d’une économie ouverte. Encore faut-il accompagner sa restauration. Or l’on sait combien un gaullisme économique s’est exprimé en parallèle au gaullisme politique pour, disait-on, rétablir la puissance de la France, œuvre déjà bien entamée en fait depuis la décennie antérieure72, mais qu’il fallait encore élargir et dont il fallait renforcer la capacité d’ouverture sur l’économie européenne et internationale, en collaboration avec les cercles « éclairés » du patronat plus ou moins confiant dans les capacités de l’industrie et du négoce à affronter la compétition en économie ouverte73. Et l’on sait que le ministère de l’Économie & des Finances institué en janvier 1966 était destiné, sous la houlette d’abord de Michel Debré, à permettre précisément à la France d’affronter la nouvelle économie ouverte qui prenait corps dans le cadre de la Communauté économique européenne et des accords du GATT. L’État lui-même a pris alors des initiatives de soutien au déploiement international des entreprises, que ce soit par l’inflexion forte impulsée à la Banque française du commerce extérieur dans les années 1960 (avec le renforcement des prêts à moyen terme et de nouveaux types de prêts, comme les « crédits acheteurs » notamment) ou part l’engagement de l’État dans une politique Maurice Lévy-Leboyer (dir.), La position internationale de la France. Aspects économiques et financiers, XIXe-XXe siècles, Paris, EHESS-Touzot, 1977. 70 H. Bonin, Les banques françaises de l’entre-deux-guerres, volume 2 : Les banques & les entreprises en France dans l’entre-deux-guerres (1919-1935), Paris, PLAGE, 2000. 71 Cf. Jacques Marseille, « Le commerce entre la France et l’Allemagne pendant les années 1930 », in La France et l’Allemagne, 1932-1936, Paris, CNRS, 1980. 72 René Girault & Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe, Paris, CHEFF, 1993. Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, Paris, CHEFF, 1992. Bernard Cazes & Philippe Mioche, Modernisation ou décadence. Contribution à l’histoire du Plan Monnet et de la planification en France, AixMarseille, Publications de l’Université de Provence, 1990. Alan S. Milward, The Reconstruction of Western Europe, 1945-1951, Londres, Routledge, 2005. Matthias Kipping, La France et les origines de l’Union européenne, 1944-1952. Intégration économique et compétitivité internationale, Paris, Comité pour l’histoire économique et sociale de la France, 2002. 73 Marine Moguen-Toursel, L’ouverture des frontières européennes dans les années 1950. Fruit d’une concertation avec les industriels ?, Berne, Peter Lang, 2002. 69 14 active de négociations commerciales et financières, comme ce fut le cas avec l’URSS74. Les banques elles-mêmes ont été parties prenantes de cette économie mixte, qu’elles soient publiques ou non, qu’elles agissent dans le cadre des programmes conduits par l’État ou qu’elles développent leurs initiatives75. Bref, l’économie ouverte et le laissez-passer ne veulent pas dire nécessairement le laisserfaire car le « patriotisme économique » exige d’aider quelque peu les entreprises à maîtriser leur accès à l’économie de marché, au-delà de la régulation visant à préserver la transparence des règles de concurrence, le libre accès concurrentiel au marché, et à empêcher les abus de position dominante ou la cartellisation à l’échelle internationale. D’ailleurs, la mondialisation du XXIe siècle est ambiguë en ce sens que le désir de promouvoir le patriotisme économique ne doit pas se transformer en résurgence de formes insidieuses de protection des chasses gardées ou de protectionnisme, voire de nationalisme économique76. 5. Le levier du pessimisme actif : les entreprises dans l’économie ouverte Malgré les appels récurrents à la protection douanière, aux aides publiques, malgré la promotion involontaire d’une forme de modèle malthusien et timoré de croissance à l’abri de protections de toutes sortes, le monde de l’entreprise français – comme celui d’autres pays un temps incertains sur leur insertion internationale, comme l’Italie, l’Espagne, etc. – s’est avéré finalement, sur deux siècles, beaucoup plus volontariste qu’on l’a imaginé – ce qui dissipe nombre d’idées reçues sur le dilemme libre-échange/protectionnisme77. Les craintes des sociétés, leur peur du déclin, le manque de continuité dans leur politique d’essaimage à l’étranger – il est vrai perturbée régulièrement par les effets des guerres –, apparaissent rétrospectivement comme des épiphénomènes ou comme l’expression de « moments » de repli, destinés à laisser place à des « moments » d’offensive, de combativité. L’esprit d’entreprise aime aussi à se confronter aux défis de l’économie ouverte et de la mondialisation78. L’historiographie de la croissance française a bien Cf. Hubert Bonin, « L’émergence de la coopération industrielle, bancaire et commerciale francosoviétique dans les années 1960 », in Maurice Vaïsse (dir.), De Gaulle et la Russie, Paris, CNRS Éditions, 2006, pp. 229-252. 75 Cf. Jean-François Eck, « Le rôle des banques », in Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fin des années 1960, Paris, CHEFF, 2003, pp. 169-190. Duncan Ross, “Clubs and consortia: European banking groups as strategic alliances”, in Stefano Battilossi & Youssef Cassis (dir.), European Banks and the American Challenge. Competition and Cooperation in International Banking under Bretton Woods, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp 135-160. Bernard Marois & T. Abdessemed, “Cross-border alliances in the French banking sector”, International Studies of Management and Organization, 26, 1996, pp. 38-58. Éric Bussière, “European aspirations and market reality: Paribas, Crédit lyonnais, and their European strategies in the 1960s and 1970s”, in Stefano Battilossi & Youssef Cassis (dir.), European Banks and the American Challenge. Competition and Cooperation in International Banking under Bretton Woods, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 161-176. 76 Sylvie Matelly & Susanne Nies (dir.), Le patriotisme économique à l’épreuve de la mondialisation, thème de La Revue internationale et stratégique, 62, juin 2006 (Paris, Dalloz). Eric Helleiner & Andreas Pickel, Economic Nationalism in a Globalizing World, Cornell Studies in Political Economy, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005. Robert Boyer & Daniel Drache, States against Markets: The Limits of Globalization, Innis Centenary Series, Londres, Routledge, 1996. 77 Paul Bairoch, “Libre-échange et protectionnisme, idées reçues et réalités : les enseignements de l’Histoire », Économie & humanisme, 1984, pp. 8-18. 78 Hamid Etemad & Richard Wright, Globalization and Entrepreneurship, Cheltenham, Edward Elgar, 2002. Jones, Geoffrey & Rohit Daniel Wadhwani, Entrepreneurship and Global Capitalism, Series: The international library of entrepreneurship, 10, Cheltenham, UK, Edward Elgar, 2007. 74 15 insisté, de façon parfois décalée par rapport aux idées reçues de l’opinion commune, pénétrée de la réalité du malthusianisme et du déclin, sur le couple constitué par esprit d’entreprise et action internationale, donc en économie ouverte. Dès David Landes et Rondo Cameron, ce couple a été estimé essentiel pour relancer sans cesse « la machine à croître » française79. Et Patrick Verley a bien démontré comment un pan du démarrage de la première révolution industrielle a dépendu de l’intégration et de l’interaction au sein d’une économie monde transatlantique, reliant notamment le nord-est des futurs ÉtatsUnis puis des États-Unis au Royaume Uni et au nord-est européen80. Les industriels textiles81, quant à eux, vivaient alors au coeur d’une aire d’échanges et de complémentarités ouest-européenne, et rarement, malgré parfois leur expression institutionnelle protectionniste, ils se sont sentis en « économie fermée » ; dans ce livre, d’ailleurs, Claude Cailly82 indique que le petit pays textile qu’était le Perche était inséré lui aussi dans une « économie ouverte ». Et l’on sait combien l’Alsace textile (et mécanique, dans le sillage de la mécanisation des ateliers textiles) avait surgi et s’était déployé dans un mouvement européen de capitaux, de négoce et de techniques qui en fait un symbole de croissance rapide et ample en économie ouverte83, puis combien la soierie lyonnaise ne se Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », Le Mouvement social, n°88, juillet-septembre 1974, pp. 3-49. David Landes, « French entrepreneurship and industrial growth in the 19th century », Journal of Economic History, mai 1949, 9, n°1, pp. 45-61. David Landes, The Unbound Prometheus. Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Londres, Cambridge University Press, 1967. Rondo Cameron, « L’esprit d’entreprise », in La France et le développement économique de l’Europe, 1800-1914, Paris, Seuil, 1971 (Princeton, 1961). AFHE, Entreprises & entrepreneurs, XIXe-XIXe siècles, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne and AFHE, 1983. Patrick Verley, Entreprises et entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Paris, Paris, Hachette, 1994. Emmanuel Chadeau, L’économie du risque : les entrepreneurs, 1850-1980, Paris, Olivier Orban, 1988. Patrick Fridenson et André Straus (dir.), Le capitalisme français, XIXe-XXe siècles. Blocages et dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987. 80 Patrick Verley, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard, 1997. Cf. aussi SydneyChapman, History of the Trade between the United Kingdom and the United States, Londres, Routledge, 2005. 81 Gérard Gayot, Les draps de Sedan (1646-1870), Paris, EHESS, 1998. Serge Chassagne, Le coton et ses patrons en France, 1760-1840, Paris, EHESS, 1991. Claude Fohlen, L’industrie textile au temps du Second Empire, Paris, Plon, 1956. William Reddy, The Rise of Market Culture. 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Jean-Pierre Daviet, « Le complexe industriel de Roubaix-Tourcoing et le marché de la laine (1840-1950) », Revue du Nord, octobredécembre 1987, tome 69, n°275, pp. 777-813. 82 Claude Cailly, Les mutations d’un espace proto-industriel : le Perche aux XVIIIe-XIXe siècles, Fédération des amis du Perche, 1993. 83 Michel Hau, L’industrialisation de l’Alsace (1803-1939), Strasbourg, Publications de l’Université de Strasbourg, 1987. Michel Hau, « La longévité des dynasties industrielles alsaciennes », Le Mouvement social, juillet-septembre 1985, n°132, pp. 9-25. Michel Hau (dir.), Familles industrielles d’Alsace. Les Bussierre, les Saglio, les Schlumberger. Essai sur le décollage économique, Strasbourg, Oberlin, 1989. Nicolas Stoskopf, Les patrons du Second Empire. Alsace, Paris-Le Mans, Picard-Cenomane, 1994. Michel Hau & Nicolas Stoskopf, Les dynasties alsaciennes, Paris, Perrin, 2005. 79 16 concevait pas sans insertion dans un marché mondial, en amont (flottes de soie) et en aval (exportations notamment vers les bourgeoisies et cours anglo-saxonnes)84. Pendant la seconde révolution industrielle, des noyaux d’entreprises ont contribué à structurer une économie européenne intégrée, en particulier dans les industries lourdes, où jouaient les mécanismes des transferts de technologie et de l’essaimage de la capacité d’autofinancement. Dans un chapitre, Catherine Vuillermot se penche ainsi sur le cas de Schneider, qui s’est déployée dans l’entre-deux-guerres en Europe centrale85. Mais la position forte acquise par l’automobile française explique que Citroën86 ait conçu elle aussi une stratégie européenne, notamment en Angleterre ou que Michelin ait prospecté plusieurs marchés européens87. En parallèle, si l’économie bancaire a amplifié son enracinement local par ses réseaux d’agences, elle a affirmé dans le même temps son insertion sur les marchés internationaux de l’argent88 et tout autant sa stratégie d’essaimage dans certains pays émergents, en Europe centrale et balkanique, par le biais de la Société générale ou du Crédit lyonnais en Russie, puis dans l’entre-deux-guerres grâce aux filiales des banques d’affaires Paribas et Banque de l’union parisienne89 – au point que cette internationalisation et cette « conscience européenne » ont pu être perçues dans les années 1900-1930 comme du « cosmopolitisme ». Même au niveau des maisons de Haute Banque familiales – auquel Alain Plessis consacre un chapitre dans ce livre, par le biais de Mirabaud –, le « modèle Lazard » qui connaît son apogée dans les années 19201970 (sur Paris, Londres, New York, un temps aussi sur Bruxelles) a pris le relais du « modèle Rothschild » du siècle précédent (Francfort, Londres, Paris, Naples, Vienne). Pierre Cayez, Métiers Jacquard et hauts fourneaux. Aux origines de l’industrie lyonnaise, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978. 85 Claude Beaud, « Investissements et profits du groupe multinational Schneider », Histoire, économie et société, 1er trimestre 1988, pp. 127-137. Tristan de la Broise & Félix Torres, Schneider, l’histoire en force, Paris, Jean-Pierre de Monza, 1996. 86 Sylvie Schweitzer, André Citroën, 1878-1936: le risque et le défi, Paris, Fayard, 1992. Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault. Histoire de stratégies d’entreprises, Boulogne, ETAI, 1999. Jean-Louis Loubet, Histoire de l’automobile française, Paris, Seuil, 2001. 87 André Gueslin (dir.), Michelin, les hommes du pneu, 1889-1940, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 1993. 88 Hubert Bonin, « The challenged competitiveness of the Paris banking and finance markets, 19141958 », in Youssef Cassis & Éric Bussière (dir.), London and Paris as International Financial Centres in the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2005, pp. 183-204. « Le rayonnement international des banques françaises depuis le tournant des années 1930 », revue Banque, numéro spécial, décembre 1992, pp. 60-64. « The international factors in the development of the French banking system », in Rondo Cameron & V.I. Bovykin (dir.), International Banking & Industrial Finance, 1870-1914, Oxford, Oxford University Press, 1992. 89 Hubert Bonin, « Le rayonnement international des banques françaises (1900-1940) : essai d’évaluation », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), L’économie française dans la compétition internationale, Paris, CHEFF, 2006, pp. 117-143. « L’intégration européenne des banques françaises (1796-1996) », Bankhistorisches Archiv. Zeitschrift zur Bankgeschichte, 2, 1996, Frankfurt, Fritz Knapp Verlag, pp. 59-85. « La Société générale en Espagne (des années 1860 aux années 1930) : un eldorado rêvé, un marché de niches », in Florence Bourillon, Philippe Boutry, André Encrevé & Béatrice Touchelay (dir.), Des économies et des hommes. Mélanges offerts à Albert Broder, Paris, Éditions Bière, 2006, pp. 345-358. « La Banque d’Athènes, point de jonction entre deux outremers bancaires (1904-1953) », in H. Bonin (dir.), n°spécial Outre-mers économiques : de l’Histoire à l’actualité du XXIe siècle. Outre-Mers. Revue d’histoire, 1er semestre 2001, pp. 53-70. La Société générale en Grande-Bretagne (1871-1996), La collection historique de la Société générale, Paris, 1996 (100 pp.) (paru en français et en anglais). La Société générale en Russie (Histoire des activités financières et bancaires de la Société générale en Russie dans les années 1880-1917), Paris, La collection historique de la Société générale, 1994 (100 pp.) (paru en français et en russe) ; réédition en 2005. « La Banque de l’union parisienne en Roumanie (1919-1935). Influence bancaire ou impérialisme du pauvre ? », Revue historique, n°2, 1985, pp. 349-381. 84 17 Dans ce livre, d’ailleurs, notre propre chapitre sur la banque de la place de Cognac fait ainsi découvrir combien Lazard était devenue une partie prenante importante du marché des changes, et l’on sait comment l’État français lui-même a bénéficié de ses savoir-faire dans les années 1920. Les firmes françaises ne se sont pas cantonnées alors dans un quelconque malthusianisme et elles ont relevé le défi de la concurrence, sur des registres et avec une ampleur différents, et dans le cadre d’une différenciation qui reste à mesurer ; mais Schneider et d’autres sociétés de biens d’équipement ont agi avec esprit d’entreprise face aux géants américains ou allemands, et face à Siemens ; ce Konzern lui-même avait échafaudé un espace européen de l’électrotechnique90 qui paraissait plus efficace pour gagner des batailles au sein de la guerre économique que le bellicisme wilhelmien puis nazi. En fait, que des pays aient des économies plutôt fermées ou plus ouvertes, qu’ils mènent ou non une politique monétaire agressive (au nom des « dévaluations compétitives ou beg my neighbour’s policy comme dans les années 1930), les plates formes de changes, ancêtres des banques de marchés, ont constitué le cœur des échanges mondiaux et de la transformation entre devises des résultats des compensations de lettres de change dénouées sur les grandes places bancaires et notamment dans la City. Enfin, bien entendu, pendant ces décennies de diffusion du modèle américain du fordisme, du taylorisme et du management, « l’américanisation »91 est devenue l’enjeu de la modernisation européenne, voire du monde, bien que des doutes, des réticences ou des oppositions aient surgi sur le moment pour endiguer cette ruée transatlantique92 et que des interrogations aient été récemment formulées quant à la pertinence et à la réussite de cette stratégie d’économie ouverte au vent du « grand large », c’est-à-dire au souffle du Léviathan américain93. Christoph Boyer, “Economic efficiency and nationality: The Siemens subsidiary Elektrotechna in the first Czeschoslovakian Republic”, in Terry Gourvish (dir.), Busines and Politics in Europe, 1900-1970. Essays in Honour of Alice Teichova, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.pp. 307-324. Cf. Wilfried Feldenkirchen, Siemens. From Workshop to Global Player, Munich, Piper, 2000. 91 Harm G. Schröter, Americanization of the European Economy. A compact Survey of American Economic Influence in Europe since the 1880s, Dordrecht, Springer, 2005. Jonathan Zeitlin & Gary Herrigel (dir.), Americanization and its Limits Oxford, Oxford University Press, 2000. Bruce Kogut (dir.), Country Competitiveness. Technology and the Organization of Work, New York/Oxford, Oxford University Press, 1993, pp. 179 -203. Marie-Laure Djelic, Exporting the American Model. The Post-War Transformation of European Business, Oxford, Oxford University Press, 1998. Richard Francis Kuisel, Seducing the French: The Dilemma of Americanization, Berkeley, University of California Press, 1993. Ralph Willett, The Americanization of Germany, 1945-1949, London, Routledge, 1989. Egbert Klautke, Unbegrenzte Möglichkeiten : "Amerikanisierung" in Deutschland und Frankreich (1900-1933), Stuttgart, Steiner, 2003. Anselm Doering-Manteuffel, Wie westlich sind die Deutschen? : Amerikanisierung und Westernisierung im 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999. 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Rob Kroes, If you've Seen one, you've Seen the Mall: Europeans and American Mass Culture, Urbana, University of Illinois Press, 1996. 93 Jacqueline McGlade, “Confronting the Marshall Plan: American business challenges and European recovery”, in Nicolas Enrikin & John Agnew (dir.), The Marshall Plan Today: Model and 90 18 Essilor, 1972-1997. Mieux voir le monde : le titre de cette histoire de commande est révélateur de l’état d’esprit de cette « société de niche », spécialisée dans l’optique de masse, est révélateur du tournant dans l’évolution des mentalités. Alors même que l’opinion publique, voire une partie des élites politiques (contestant ou non le fameux « establishment »), assument des postures de dénonciation de l’économie ouverte à tout vent et des « délocalisations » qui en seraient la conséquence immédiate, les firmes ont peu à peu fait évoluer leur « modèle économique », leurs conceptions de leur stratégie de croissance, qu’elles placent résolument dans le cadre de l’économie mondialisée et d’une gestion globalisée : cela signifie que leur espace d’action est devenu pluricontinental, et que, au sein de ces continents, elles mènent désormais une « politique régionale » de déploiement, qui tient compte des spécificités du marché régional – entendu comme un morceau de continent ou de très grand pays (par exemple le sud-est des États-Unis, les Grands Lacs, l’Ouest, le Middle West, etc.). Aux États-Unis, ainsi, Lafarge s’est affirmée depuis les années 1970 à la fois régionale et globale ; et ce pays jadis unilatéralement conquérant s’est transformé en cible de transnationales transatlantiques en accueillant nombre de firmes européennes94. À l’échelle du monde, d’autres sociétés françaises comme L’Air liquide95 ou L’Oréal96 sont devenues locales et globales (« glocal ») en symboles de la mondialisation à la française de spécialités incorporant une bonne dose de recherche & développement. Les firmes de services, en particulier pour les services collectifs marchands (énergie, déchets, eau, transports) ont entrepris d’édifier une économie mondiale des concessions et des prestations, que ce soient Suez97 et Veolia ou désormais aussi les groupes d’énergie comme EDF ou Eon, même si l’interconnexion des réseaux européens avait déjà constitué une sorte de préhistoire de cette européanisation des flux, comme le retrace le chapitre de Christophe Bouneau dans ce livre. L’économie en cours d’ouverture avait sécrété l’expression de « firmes multinationales » ou même, dans nombre de textes d’économistes, de« FMN », que François Mitterrand et toute la gauche dénonçaient encore avec virulence au tournant des années 1980 puisque le premier avait indiqué, dans le débat avec son concurrent précédant le second tour de l’élection présidentielle de 1981, que les nationalisations des entreprises françaises constitueraient le moyen de leur éviter de passer sous la coupe des multinationales, américaines ou Metaphor in International Relations, London, Routledge, 2004. Martin Schain (dir.), The Marshall Plan Fifty Years After, London, St Martin’s Press, 2001. 94 Geoffrey Jones & Lina Gálvez-Muñoz, Foreign Multinationals in the United States: Management and Performance, Routledge international studies in business history, 8, London, Routledge. 2002. 95 Alain Jemain, Les conquérants de l’invisible. Air liquide, 100 ans d’histoire, Paris, Fayard, 2002. Fabienne Waks, 100 ans de conquêtes : l’aventure d’Air liquide, Paris, Textuel, 2002. Jin-Mieung Li, « L’Air liquide, pioneer of French industrial presence in Japan between 1910 and 1945 », in T. Yuzaw & M. Udagawa (dir.), Foreign Business in Japan before World War II, Tokyo, University of Tokyo Press, 1990. 96 François Dalle, L’Aventure L’Oréal, Paris, Odile Jacob, 2001. Hubert Bonin, « ‘The French touch’: international beauty and health care at L’Oréal (since 1907) » (with C. Pailhé and Nadine Polakoswki), in H. Bonin (et alii, dir.), Transnational Companies (19th-20th Centuries), Paris, PLAGE, 2002, pp. 91-102. 97 Hubert Bonin, « Suez, de la finance aux services collectifs : analyse du redéploiement stratégique des années 1990 », in Marché(s) & hiérarchie(s), Toulouse, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse 1, 2000, pp. 389-403. H. Bonin, « Le modèle français du capitalisme de l’eau dans la compétition européenne et mondiale depuis les années 1990 », Sciences de la société, n°64, Société civile et marchandisation de l’eau. Expériences internationales, février 2005, pp. 55-74. H. Bonin, « Suez toward a European enterprise, 1982-2000 », in Harm Schröter (dir), The European Enterprise. Historical Investigation into a Future Species, Berlin, Springer, 2008, pp. 169-182. 19 allemandes notamment… L’économie ouverte secrète les sociétés « globalisées »98, les sociétés européennes ou des entreprises transformant l’Europe en champ de leur multinationalisation99, les sociétés « transnationales » même : l’appellation « European Corporation »100 est devenue une constante du tournant du XXIe siècle. Les ultimes sursauts du nationalisme économique, drapé dans les plis du « patriotisme économique », ne peuvent empêcher qu’un réel patriotisme économique consiste à transformer les entreprises nationales en puissances conquérantes, prédatrices même, c’est-à-dire à en faire des multinationales ou des transnationales. Le mouvement des investissements directs à l’étranger101 est devenu irréfragable, l’Europe est devenue une économie fortement ouverte, vis-à-vis du reste du monde et en son sein entre chacun de ses membres, dans le cadre de l’intensification de l’intégration économique. C’est d’ailleurs le cas pour les grands monopoles de services publics qui se métamorphosent en géants européens, voire mondiaux, tels EDF, Air France, France Telecom, voire la SNCF, tel Gaz de France fusionné avec Suez, tandis que Total, L’Oréal, L’Air Liquide, Sanofi-Aventis, Sodexo ou CMA-CGM s’affirment parmi les membres du cercle des leaders de leur branche d’activité et permettre à la « puissance moyenne » qu’est la France de continuer à « jouer dans la cour des grands », cette cour ayant pris des dimensions européennes ou mondiales, notamment au coeur des pays émergents. Les « petits pays » eux aussi – à propos desquels, dans ce livre, le chapitre de Thomas David consacré à la Suisse permet de se référer – ont su renouveler leur stature internationale : un temps ébranlés par la toute puissance britannique, puis américaine ou allemande, ils ont reconquis des leviers d’influence grâce à des firmes transnationales, telles Unilever102 et Shell (en association dans ces deux cas avec le Royaume-Uni) et Philips103 pour les Pays-Bas, ou comme Nestlé pour la Suisse. La Grande-Bretagne elle-même a su remonter la pente, résister à sa crise de compétitivité et de productivité des années 1960-1980 (avec la chute de BMC-Leyland et la récente disparition d’ICI) et produire à nouveau des « géants » de l’économie ouverte, tels BP104 ou Shell. Chaque pays, petit ou grand, ancien géant déchu réveillé ou pays émergent105 (appartenant par exemple au « BRIC » : Brésil, Russie, Inde, Chine), doit John H. Dunning, Multinational Enterprises and the Global Economy, Wokingham, AddisonWesley, 1992. John H. Dunning, The Globalization of Business, London, Routledge, 1993. Geoffrey Jones, The Evolution of International Business. An Introduction, London, Routledge, 1996. 99 Geoffrey Jones & Harm Schröter (dir.), The Rise of Multinationals in Continental Europe, Aldershot, Hants, Edward Elgar, The New Business History Series, 1993. 100 Richard Whittington & M. Mayer, The European Corporation, Oxford, Oxford University Press, 2000. Harm Schröter (dir), The European Enterprise. Historical Investigation into a Future Species, Berlin, Springer, 2008. 101 Cf. Klaus Liebscher, Joseph Christi, Peter Mooslechner & Doris Ritzberger-Grünwald (eds.), Foreign Direct Investment in Europe. A Changing Landscape, Williston (US), Edward Elgar, 2007. 102 Charles Wilson, The History of Unilever. A Study in Economic Growth and Social Change, London, Cassell, 1954. Charles Wilson, The History of Unilever, volume 3, 1970. Geoffrey Jones, Renewing Unilever: Transformation and Tradition, Oxford, Oxford University Press, 2005. 103 The History of N.V. Philips' Gloeilampenfabrieken, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. A. Heerding & D. S. Jordan, The history of N.V. Philips' Gloeilampenfabrieken. II: A Company of Many Parts, Zaltbommel, Europese Bibliotheek-European Library, 2004. 104 R. W. Ferrier, The History of the British Petroleum Company, volume 1: The Developing Years, 1901-1932, Cambridge, Cambridge University Press, 1982. James Bamberg, The History of the British Petroleum Company, volume II: The Anglo-Iranian years, 1828-1954, Cambridge, Cambridge University Press, 1994. James Bamberg, British Petroleum and Global Oil, 1950-1975. The Challenge of Nationalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 105 Cf. Karl P. Sauvant (dir.), The Rise of Transnational Corporations from Emerging Markets, Williston (US), Edward Elgar, 2008. 98 20 pouvoir suivre son propre chemin vers la compétitivité106 et dénicher son propre portefeuille de « points forts » pour construire son destin au sein d’un monde où s’affirment une nouvelle fois « les variétés du capitalisme » – autre thème aujourd’hui à la mode au sein de l’économie ouverte. Conclusion Quoi qu’il en soit, au-delà de ces généralités introductives et par-delà les chapitres analytiques qui suivent, cet ouvrage exprime la mobilisation d’une communauté d’historiens et d’économistes qui souhaitent rendre hommage à l’un des « maîtres » de l’économie et de l’histoire économique européenne, Jean-Charles Asselain. Après avoir consacré sa thèse à l’histoire économique soviétique, dans une première étape d’« histoire ouverte », J.-C. Asselain avait notamment rédigé une flamboyante Histoire économique du XXe siècle où les aspects « extérieurs » tenaient toute leur place, notamment quand il avait étudié « la réouverture des économies nationales »107. Et il s’est mobilisé depuis quelques années, entre autres, sur l’analyse de la « dynamique de l’ouverture internationale »108, et, ce faisant, il a maintenu le flambeau de la démarche suivie par Paul Bairoch 109, dont l’héritage aura été à la mesure de sa capacité d’anticipation dialectique. Aussi cet ouvrage collectif – d’ailleurs enrichi par une bibliographie présentant les publications de J.-C. Asselain – pourra-t-il entretenir la flamme du questionnement sur les causes, les formes et les effets de la mise en place et en œuvre de « l’économie ouverte ». Cf. à propos de l’Espagne et de la Scandinavie, Gabriel Tortella, « Sweden and Spain. Different paths towards modernity? », in Magnus Jenneck, Mangus Mörner, Gabriel Tortella & Sune Akerman (dir.), Different Paths to Modernity. A Nordic and Spanish Perspective, Lund, Nordic Academic Press, 2005, pp. 18-30. Magnus Jermek, « Differents paths. Different time frames », Ibidem, pp. 654-366. 107 Jean-Charles Asselain, Histoire économique du XXe siècle. La réouverture des économies nationales (1939 aux années 1980), Paris, Presses de Sciences Po & Dalloz, 1995. 108 Jean-Charles Asselain & Bertrand Blancheton, « Dynamique de l’ouverture internationale. Paradoxes, enjeux, éléments d’interprétation à partir du cas de la France », Économies & Sociétés, série Histoire économique quantitative, AF, n°32, 1/2005, pp. 49-179. 109 Paul Bairoch, Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au XIXe siècle, Paris, EHESS et La Haye, Mouton, 1976. 106