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Chapitre 1
Les vertus de l’économie ouverte ?
Par Hubert Bonin
La thématique de « l’économie ouverte » est à la mode au sein du monde académique1
depuis un quart de siècle, quand on a cherché à apprécier les effets de l’intégration
européenne et de l’ouverture commerciale occidentale sur la politique monétaire, les
changes, les équilibres macroéconomiques, la dynamique de croissance2, les avantages
comparatifs au sein du commerce international – autour de la « théorie Hecksher-Ohlin »,
par exemple3 – ainsi que sur les politiques de développement quand certains pays sousdéveloppés ont élaboré une stratégie d’ouverture de leur économie. Rappelons que ce qui
peut sembler aujourd’hui comme accepté ou comme allant de soi constituait encore
fortement débat au début des années 1980, comme le prouve l’évocation de la tourmente
politique de 1983, quand le pouvoir exécutif4 s’est divisé entre les partisans d’une politique
de repli et ceux désireux de poursuivre l’intégration de la France dans l’espace européen,
quand la politique de défense du franc a failli décrocher d’une politique des changes
européenne… L’économie ouverte a suscité durablement des controverses puis des bilans
et des réflexions systématiques, et cela a débouché sur des outils de mesure en science
économique – comme s’y attache le chapitre de Bertrand Blancheton & Samuel
Maveyraud-Tricoire dans ce livre. Ce concept d’économie ouverte correspond notamment à
la force hégémonique de l’économie globalisée qui a pris corps depuis les années 19701990, au cœur de la troisième révolution industrielle, dont les mutations des techniques,
du système productif et du travail ont été portées par une « nouvelle » mondialisation,
inscrite elle-même dans une longue perspective historique5.
Vouloir dans ce chapitre et dans ce livre renouveler cette thématique pourrait paraître
prétentieux ; aussi notre ambition se cantonne-t-elle dans la valorisation d’une quinzaine
Par exemple : Dennis Patrick McCarthy, International Economic Integration in Historical
Perspective, Londres, Routledge, 2006. Sydney Pollard, The Integration of the European Economy
since 1815, Londres, Routledge, 2005. Messaoud Boudhiaf & Jean-Marc Simoën (dir.), Ouverture
et développement économique, Paris, Économica, 2001. Et, auparavant: S. Edwards, « Openness,
trade liberalization, and growth in developing countries », Journal of Economic Literature, XXXI,
septembre 1993.
2 Christian Palloix, Problèmes de la croissance en économie ouverte, Paris, Maspero, 1969. Yves
Ullmo, Macroéconomie et économie ouverte, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1979. La politique monétaire en économie ouverte, II, Économie appliquée, tome XVII,
1983, n°7-8, Paris, ISMEA, 1983. William Marois, Théorie du déséquilibre et politique économique
en économie ouverte, Paris, Université de Paris 1, 1984. Pierre-Yves Hénin, Sur l’équilibre
macroéconomique d’une économie ouverte, Paris, Université de Pais 1, 1985. Jacques Généreux,
Les politiques en économie ouverte. Économie politique, 3, Paris, Hachette, 1992. Et le regard
rétrospectif : André Gueslin, L’économie ouverte : 1948-1990, Nouvelle histoire économique de la
France contemporaine, tome 4, Paris, La Découverte, 1989.
3 Cf. Ronald Findlay, Rolf G. H. Henriksson, Häkan Lindgren & Mats Lundahl (dir.), Eli Heckscher,
International Trade, and Economic History, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006.
4 Cf. Peter Hall, « L’évolution de la politique économique sous Mitterrand », in Stanley Hoffmann
& Georges Ross (dir.), L’expérience Mitterrand. Continuité et changement dans la France
contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 1988, pp. 78-101. Howard Machin &
Vincent Wright, Economic Pollicy and Policy-Making under the the Mittterrand Présidency, 19811984, Londres, Frances Pinter, 1985.
5 Cf. Paul Bairoch, « Les principales composantes économiques de la mondialisation dans une
perspective historique. Mythes et réalités », Économie appliquée, tome LV, 2002, n°2, Paris, ISMEA.
Jean Batou & Thomas David, « Les deux mondialisations du XXe siècle. De 1900 à l’an 2000 »,
Ibidem.
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de « cas d’étude » qui prennent néanmoins tout leur sens si on les soumet à l’éclairage de
cette problématique de l’économie ouverte sur une période de plus de trois siècles. Il est
devenu quasiment convenu de recherche dans l’Histoire les prodromes de la
mondialisation ou tout au moins les signes d’une récurrence de la tendance à la
mondialisation, au point qu’on parle même d’une « première mondialisation » pour la
Belle Époque, alors même que le protectionnisme dominait largement les mentalités des
élites et les pratiques étatiques. Les réflexions des historiens économistes portent souvent
sur la marge de manœuvre des entreprises pour agir dans des cadres imposés par les
autorités, la situation politique et géopolitique, voire les conflits internationaux. Elles
s’inscrivent dans les études stimulantes conduites jadis par Paul Bairoch autour du concept
de « mondialisation »6
1. Une autre loi des débouchés : « l’économie ouverte s’impose et s’incruste »
Fondamentalement, le chef d’entreprise est en quête de clients, et plus la qualité et la
spécificité de ses produits sont réputés, plus sa clientèle a tendance à s’internationaliser,
plus son insertion dans les flux commerciaux internationaux s’accentue, à l’échelle d’un
continent – notamment dans le cadre de l’unification économique européenne, par
exemple, ou, plus récemment encore, à l’échelle de l’ALENA ou de l’ASEAN, etc. – ou à
l’échelle mondiale. Les entreprises du fameux Mittelstand allemand sont ainsi renommées
pour leur capacité à vendre partout dans leur monde des productions fort spécialisées car
dotées d’un haut contenu technologique – et, en France, des PME ou des entreprises
moyennes-grandes pratiquent elles aussi ce « modèle allemand » grâce à leur
spécialisation sur des « niches », telle une entreprise alsacienne (Hermelin) devenue la
reine mondiale du marché …de la brouette, telle Zodiac7, qui a glissé de sa spécialité
historique (les bateaux gonflables) à une spécialité mondialisée, les matériels d’avion
(sièges, etc.), ou telle Legris, spécialisée dans la robinetterie industrielle8. Des pesanteurs
commerciales, mentales, voire financières (l’appât des gains) poussent le chef d’entreprise
à prospecter des marchés le plus largement possible, à grignoter des parts de marché, ce
qui lui permet, au-delà des gains, de mieux valoriser sa machine productive et d’abaisser
ses coûts relatifs, au nom des « économies d’échelle » obtenues grâce cet élargissement des
débouchés. Une autre « loi des débouchés » doit donc être reconnue, celle d’une tendance
irréfragable qui conduit toute entreprise à dilater les limites de son marché intérieur et à
prendre des risques (commerciaux et financiers) à l’étranger.
Cela est fort bien prouvé en période de crise commerciale internationale, quand des
embargos ou des blocus sont imposés vis-à-vis de tel État ou de telle coalition ennemie,
quand la coercition se mêle d’entraver les échanges9. Le blocage des frontières est certes
efficace pendant un certain temps ; mais les pesanteurs de la (seconde) loi des débouchés
incitent sans cesse et toujours des entreprises des pays « bloqueurs » à contourner les
interdictions, à participer à une offre « grise » dès lors qu’une « demande » tout aussi grise
L’un des volumes d’hommage à Paul Bairoch symbolisent cette « ligne » d’analyse de l’économie
ouverte puisque le numéro spécial Économie appliquée, tome LV, 2002, n°2 s’intitule : La
mondialisation : perspectives historiques. Paul Bairoch, 1930-1999. Cf. aussi Paul Bairoch, Bouda
Étemad, Jean Batou & Thomas David, Pour une histoire économique et sociale internationale :
mélanges offerts à Paul Bairoch (Towards an International Economic and Social History: Essays
in Honour of Paul Bairoch), Genève, Éditions Passé présent, 1995.
7 Pierre Dottelonde & Catherine Malaval, Un siècle d’air et d’eau. Zodiac, 1896-1996, Paris-Issy-lesMoulineaux, Cliomédia, 1996.
8 « L’internationalisation », in Reynald Secher, Legris. Histoire d’un saga industrielle, sans
location, RSE, 1997, pp. 201-222.
9 Miroslav Nincic & Peter Wallensteen (dir.), Dilemmas of Economic Coercion, New York, Praeger,
1983.
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peut être dénichée chez des intermédiaires des pays bloqués. François Crouzet10 - et il le
fait encore dans un chapitre de ce livre – et S. Marzagalli11 ont beaucoup insisté sur la
fonction quasiment « subversive » des marchands des fameux pays neutres pour les blocus
des années 1790-1810, et notamment les navires venant des Etats-Unis ; ceux-ci jouent le
même rôle en 1914-1917, voire encore en 1939-1941 pour continuer à alimenter la chaîne
transatlantique de l’approvisionnement des Îles britanniques, avant l’entrée officielle aux
côtés des belligérants. Certes, les contrôles se sont multipliés, des arraisonnements, des
saisies, voire des destructions – pendant les deux guerres sous-marines12 pendant les
guerres mondiales – mais irrésistiblement la « machine à vendre » créait un appel à des
« débloqueurs » de blocus.
Des historiens engagés, telle Annie Lacroix-Riz13, en pionnière dénonciatrice, puis des
études « neutres » d’historiens parfois commissionnés par des États ou des entreprises
soucieux de redresser leur image de marque, de faire la part des choses, de dégager les
responsabilités précises sans se dégager de leurs responsabilités vis-à-vis de l’Histoire, ont
d’ailleurs montré que, au cœur de la Seconde Guerre mondiale, des pays neutres ont servi
d’intermédiaire entre les firmes de l’aire européenne nazie (Bosch14, etc.) et des firmes des
pays alliés ou des pays non belligérants, tandis que la Suisse s’insérait dans des réseaux
particulièrement troubles15. Les embargos16 les plus récents, contre l’Afrique du Sud et la
Rhodésie du Nord racistes, contre Israël de la part de certains pays arabes, etc. ont
François Crouzet, « Les conséquences économiques de la Révolution française. Réflexions sur un
débat », in Jean-Charles Asselain (dir.), Révolution de 1789, guerres et croissance économique,
special issue, Revue économique, tome 40, n°6, novembre 1989, pp. 1189-1203. Louis Bergeron,
« Les milieux d’affaires la guerre et la paix (1792-1815) », in Erik Aerts & François Crouzet (dir.),
Economic Effects of the French Revolutionary and Napoleonic Wars, Proceedings of the tenth
international economic history congress, Leuven University Press, 1990, pp. 14-21. François
Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire, XVIIe-XXe
siècles, Paris, Perrin, 1985.
11 Silvia Marzagalli, Les boulevards de la fraude. Le négoce maritime et le Blocus continental,
1806-1813, Lille, Presses universitaires Septentrion, 1999.
12 David Fairbank White, Bitter Ocean: The Battle of the Atlantic, 1939-1945, New York, Simon &
Schuster, 2006. Silvia Marzagalli & Bruno Marnot (dir.), Guerre et économie dans l’espace
atlantique du XVIe au XXe siècles, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2006.
13 Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’Occupation. La Collaboration économique
avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999. Annie Lacroix-Riz, L’économie suédoise entre
l’Est et l’Ouest, 1944-1949 : neutralité et embargo, de la guerre au Pacte atlantique, Paris,
L’Harmattan, 1991.
14 Ulf Olsson, Stockholms Enskilda Bank and the Bosch Group, 1939-1950, Banking & Enterprise,
1, Stockholm, Stiftung för ekonomisk historisk forskning inom bank och företagande (Foundation
for Economic, History Research within Banking and Enterprise), 1998. Cf. aussi Christopher
Kobrak & Per Hansen (dir.), European Business, Dictatorship, and Political Risk, 1920-1945, New
York, Berghahn, 2004. Neil Forbes, Doing Business with the Nazis. Britain’s Economic and
Financial Relation with Germany, Londres, Frank Cass, 2000.
15 Marc Perrenoud, Rodrigo Lopez, Florian Adank, Jan Baumann, Alain Cortat & Suzanne Peters,
La place financière et les banques suisses à l’épreuve du national-socialisme. Les relations des
grandes banques avec l’Allemagne (1931-1945), Zurich, Chronos & Éditions Payot, 2002.
Sébastien Guex (dir.), La Suisse et les grandes puissances, 1914-1945. Relations économiques avec
les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France, Genève, Droz, 1999. Marc
Perrenoud & Rodrigo Lopez, Aspects des relations financières franco-suisses (1936-1946), Zurich,
Chronos, 2002.
16 David Leyton-Brown (dir.), The Utility of Economic Sanctions, New York, St. Martin’s Press,
1987. Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott & Kimberly Ann Elliott, Economic Sanctions
Reconsidered: History and Current Policy, seconde édition, Washington, Institute for
International Economics, 1990. Donald L. Losman, International Economic Sanctions: The Cases
of Cuba, Israel, and Rhodesia, Albuquerque, N.M., University of New Mexico Press, 1979.
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4
confirmé cette tendance, dès lors que des circuits dits « parallèles » ont profité de ces
embargos pour nouer des marchés privilégiés. La prohibition de la traite des noirs17 ellemême a donné lieu, dans les années 1820-1840, à des mesures maritimes drastiques de la
part de la flotte britanniques, en particulier le long des côtes d’Afrique, alors même que ni
la France, ni les États-Unis, ni le Brésil n’avaient encore aboli l’esclavage et donc qu’une
« demande » d’esclaves continuait à s’exercer de façon indicible et tout au moins discrète.
De façon plus spectaculaire encore, car le cinéma s’en est mêlé, la Prohibition,
l’interdiction de la fabrication et de la vente d’alcool par la majorité pudibonde
républicaine américaine, ont débouché sur l’édification d’une économie grise, de circuits
d’approvisionnement, par le Canada, des îles (Cuba, etc.), de réseaux clandestins de
distribution (les speakeasies), de mafias, etc. Même la firme girondine Marie-Brizard18
s’est enrichie pendant ces années 1920-1930 en passant ses caisses d’alcools (rhum,
brandies, anisette, liqueurs) par Saint-Pierre-et-Miquelon, et l’on sait que la fortune de la
dynastie canadienne des Bronfman s’est constituée par ces importations d’alcool, à
l’origine de la construction du groupe Seagram19. De façon tendancielle également, les
historiens des textiles ou du commerce ont bien décrit comment et combien les restrictions
aux échanges de produits textiles ont souvent été contournées par le dessin de « circuits de
la fraude »20, entre les territoires de la future Belgique et la France, par exemple. Sur un
tout autre registre, les relations entre le monde capitaliste (au sens large) et l’URSS ont été
entachés d’ambiguïté pendant la Guerre froide21, entre la volonté de brider l’essor d’une
force rivale et le désir de firmes intermédiaires en commerce international, voire de
grandes sociétés industrielles, d’y dénicher des marchés coûte que coûte22, dans le cadre
des règles fixées au sein de l’OTAN par le COCOM23 certes, mais parfois en allant fort loin
dans les transferts de technologie – et l’affaire de l’embargo portant sur le matériel destiné
à un gazoduc sibérien géant a accentué les tensions entre fermeture et ouverture de cette
économie Est-Ouest24.
Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, NRF, collection
Bibliothèque des histoires, Paris, Gallimard, 2004.
18 Hubert Bonin, Marie Brizard (1755-1995), Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1995.
19 Peter Charles Newman, La dynastie des Bronfman, Montréal, Éditions de l’Homme, 1979. A
contrario : Edgar M. Bronfman, Good Spirits: The Making of a Businessman, New York, Putnam,
1998.
20 Cf. plusieurs chapitres dans: Gérard Béaur, Hubert Bonin & Claire Lemercier, dir.),
Contrebande, fraude et contrefaçon, de l’Antiquité à nos jours, Genève, Droz, 2007.
21 Ian Jackson, The Economic Cold War: America, Britain and East-West Trade, 1948-63 (Cold
War History), New York, St. Martin’s Press, 2000. Jari Eloranta and Jari Ojala (dir.). East-West
Trade and the Cold War. Jyvaskyla: University of Jyvaskyla, 2005.
22 Joseph Wilczynski, The Multinationals and East-West Relations, Boulder, Colorado, Westview,
1976. Peter Van Ham, Western Doctrines on East-West Trade: Theory, History and Policy, New
York, St. Martin’s Press, 1991. Reinhard Rode & Hanns-Dieter Jacobsen (dir.), Economic Warfare
or Détente. An Assessment of East-West Relations in the 1980s. Boulder, Colorado, Westview
Press, 1985. Robert Paarlberg, “Lessons of the Grain Embargo’’, Foreign Affairs 59 (automne
1980), pp. 144-162. Gunnar Adler-Karlsson, Western Economic Warfare, 1947-1967: A Case Study
in Foreign Economic Policy. Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1968. Charles Perry & Robert
Pfaltzcraft (dir.), Selling the Rope to Hang Capitalism? The Debate on East-West Trade and
Technology Transfer, Washington, Pergamon-Brassey, 1987. Hubert Bonin, « Russia », in John
McCusker (et alii, dir.), History of World Trade since 1450 (deux volumes), Farmington Hills
(Mi.), Thomson-Gale, 2005.
23 Michael Mastanduno, Economic Containment: CoCom and the Politics of East-West Trade.
Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1992. David Allen Baldwin & Helen V. Milner (dir.), EastWest Trade and the Atlantic Alliance, New York, St. Martin’s Press, 1990.
24 Bruce W. Jentleson, Pipeline Politics: The Complex Political Economy of East-West Energy
Trade, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1986. Anthony Blinken, Ally Versus Ally: America,
Europe and the Siberian Pipeline Crisis, New York, Praeger, 1987. Hubert Bonin, « Business
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Bref, ce que l’on pourrait appeler une forme de Realpolitik – terme utilisé dans la
diplomatie – ou de pragmatisme commercial a toujours mobilisé, au nom de l’âpreté du
goût du profit (greed, disent les Anglo-Saxons) et du dynamisme entrepreneurial, une
« économie réelle » dont la caractéristique fondamentale est bien d’être, vaille que vaille,
une « économie ouverte ». Loin des théories de science économique et au nom d’une
histoire purement empirique, celle-ci appartiendrait donc à « la nature des choses ». Toute
tendance à institutionnaliser des réglementations protectrices, protectionnistes,
prohibitionnistes, serait ainsi condamnée au nom de cette seconde loi des débouchés. Et
les débats et tourments autour de la dure réalité du marché international des drogues 25,
voire des femmes ou des enfants objets sexuels, ne peuvent que refléter au plus haut degré
d’insoutenabilité cette immoralité qui sous-tend, parfois, cette Realpolitik de l’économie
ouverte. Mais c’est l’histoire même du corps des Douanes26, des polices internationales
(Interpol, etc.) ou des outils de combat contre le blanchiment de l’argent (procédures
Tracfin, etc.) à l’échelle nationale, européenne ou internationale (sous l’influence de
rapports de l’OCDE ou de la Banque mondiale sur la nécessaire « moralisation » de
l’économie de marché) qui confirme l’aspect récurrent de la guerre contre la fraude, les
trafics de drogues, de produits dopants, d’êtres humains ou de dollars. Et plusieurs
chapitres de ce livre touchent ainsi à ce domaine de « l’économie ouverte grise », de
spéculations sur la valorisation de produits rares car leur circulation est trop réglementée
ou interdite.
2. Les vices de l’économie ouverte
L’incompréhension entre « l’opinion publique », certaines « élites » économiques et
politiques, voire intellectuelles, et le mouvement vers la division internationale du travail
porté par l’économie de marché reflète de façon récurrente les interrogations sur les vertus
de « l’économie ouverte ». C’est le cas dans les années 1780 face au traité d’Eden, dans les
années 1820-1850 face aux projets de libre-échange – et Francis Démier traite bien ici ce
sujet dans son chapitre –, dans les années 1860-1920 au nom de projets protectionnistes ;
c’est encore le cas dans les années 1930-1940 au nom de la protection d’économies en
crise27 – et le vote du tarif Smoot-Hawley par le Congrès américain exprime cette crainte
de la concurrence étrangère en plein coeur de la crise qui vient de se déclencher – ou
fragiles. Plus tard encore, dans les années 1980, quand la dislocation du système productif
pousse à s’interroger sur la compétitivité d’une économie française hésitant encore « entre
l’État et le marché »28 au coeur de « la montée des tensions »29, les fondements d’un retour
interests versus geopolitics: the case of the Siberian pipeline in the 1980s », Business History,
volume 49, n°2, mars 2007, pp. 235-254.
25 Michel Koutouzis & Pascale Perez, Atlas mondial des drogues, Paris, Presses universitaires de
France, 1996.
26 Jean Clinquart, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, Neuillysur-Seine, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1986. Jean Clinquart,
L’administration des douanes en France de 1914 à 1940, Paris, Comité pour l’histoire économique
et financière de la France, 2000.
27 Cf. le chapitre révélateur : « Protectionism over competititon : Europe, Australia, and Japan,
1930-1945 », in Tony A. Freyer, Antitrust and Global Capitalism, Cambridge, Cambridge
University Press, 2006, pp. 60-101
28 Maurice Lévy-Leboyer & Jean-Claude Casanova, Entre l’État et le marché. L’économie française
des années 1880 à nos jours, Paris, Gallimard-NRF, 1991.
29 « Les lignes de force des échanges. Déséquilibres, concurrences, complémentarités », in CEPII,
Économie mondiale : la montée des tensions, Paris, Économica, 1983, pp. 77-136.
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au protectionnisme30 - face au libre-échangisme intégral des libéraux convaincus31 – et
redonne de la vigueur à « la tentation hexagonale »32, on s’interroge sur l’alternative entre
repli frileux et marche en avant mondialisée sur la base d’un redéploiement profond des
structures productives françaises33, car l’on ressent bien que c’est « la fin des avantages
acquis »34 pendant les Trente Glorieuses. Enfin au début du XXIe siècle, l’on doute des
bienfaits de la globalisation et l’on dénonce « la casse des usines et de l’emploi à cause des
délocalisations ». N’est-elle pas en soi porteuse de « vices » puisqu’elle créerait un chaos
destructeur d’emplois ? Elle serait devenue à nouveau aujourd’hui porteuse de valeurs
négatives : « la France de Méline » ressurgirait contre « la France de Monnet »35, si l’on se
rappelle que Jean Monnet, au Commissariat général au Plan puis à la Haute Autorité du
charbon et de l’acier, avait plaidé dans les années 1940-1950 contre les cadres
protectionnistes dont les premières bases avaient été symbolisées par « les lois Méline »
dans les années 1890, avant la fameuse « loi du cadenas » de 1910 et d’autres textes en
1921, 1931 ou 1947. L’Association pour la défense du travail national, créée en 1842-1846,
exprima ainsi avec virulence – et avec le relais de nombreuses Chambres de commerce – le
mécontentement des « producteurs » déstabilisés par la baisse tendancielle (et
tendancieuse donc) des cours mondiaux des produits agricoles (dans les années 18731890s) sous l’effet de la concurrence des « pays neufs » américains et australasiens, avant
le repli des prix industriels sous l’effet de la crise commerciale qui en est résultée,
notamment en France36 entre le krach de 1882 et la reprise de la seconde moitié des
années 1890.
L’irrationalité domine face aux effets et méfaits de l’économie ouverte, dès lors que
s’expriment toujours les dénonciateurs des suppressions d’usines, d’entrepôts, de banques,
d’emplois et jamais les créateurs de biens de production et d’emplois : peu de reportages
télévisuels portent sur l’ouverture d’une usine, l’installation d’une nouvelle machine
puissante (papeterie, etc.), l’édification d’un pôle logistique ou portuaire d’envergure,
même si l’ouverture de l’usine de l’Airbus 380 à Toulouse a été célébrée en son temps, mais
bien vite oubliée par les débats aigus autour du destin des usines qu’EADS a souhaité
« externaliser » à partir de 2008. Le « détricotage » d’un système productif ayant atteint
son « apogée » et entrant dans l’ère d’une grande crise de déstructuration et de
restructurations appartient pourtant à l’histoire économique du temps long : dans les
années 1880-1890 – parfois avec des antécédents dès la fin des années 1860, ce qui
constitue en soi un débat entre historiens – entre la première et la deuxième révolutions
industrielles, dans les années 1974-1995, entre la deuxième et la troisième révolutions
« Les réponses nationales. Protectionnismes, politiques industrielles », Ibidem, pp. 255-303. Cf.
aussi Jean-Noël Jeanneney, Pour un nouveau protectionnisme, Paris, Seuil, 1978. Bernard
Guillochon, « La France des années 1970 est-elle protectionniste ? », Revue économique (numéro
spécial Le protectionnisme), n°6, novembre 1982, pp. 981-1000.
31 Pascal Salin, Libre-échange et protectionnisme, Que-sais-je ?, n°1032, Paris, Presses
universitaires de France, 1991.
32 Élie Cohen, La tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Paris,
Fayard, 1996.
33 Cf. le numéro spécial Redéploiement ou protectionnisme ?, Les Cahiers français, n°192, Paris, La
Documentation française, 1979.
34 Gérard Lafay, Colette Herzog (et alii), Commerce international : la fin des avantages acquis,
Paris, Économica et CEPII, 1989.
35 Bernard Cazes & Philippe Mioche (dir.), Modernisation ou décadence. Contribution à l’histoire
du Plan Monnet et de la planification en France, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de
Provence, 1990.
36 Maurice Lévy-Leboyer & François Bourguignon, L’économie française au XIXe siècle. Analyse
macro-économique, Paris, Économica, 1985. Yves Breton, Albert Broder & Michel Lutfalla (dir.),
La longue stagnation en France. L’autre grande dépression, 1873-1897, Paris, Économica, 1997.
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industrielles, les économies nationales et régionales ne peuvent échapper aux pressions
technologiques et « systémiques » qui façonnent de facto une économie ouverte – ouverte
au changement de système productif, aux mutations des « systèmes techniques »37 et aux
innovations, à la recomposition des grilles de métiers et d’emplois, etc. Chacun sur le
moment perçoit plus ou moins consciemment « la nécessité historique » de ne pas
manquer « le train de l’Histoire » et de l’histoire économique : se recroqueviller serait
déboucher sur la stagnation, sombrer dans le marécage de l’immobilisme technique et à
terme engloutir l’ensemble de l’économie d’une ville, d’une région, d’un pays. Après tout,
l’échec des Pays-Bas (dans leur configuration d’alors) à évoluer du système d’Ancien
Régime à la première révolution industrielle laisse le champ relativement libre à
l’expansion irrésistible du Royaume-Uni et au « déclin » d’Amsterdam38 par rapport à
Londres (Liverpool et Glasgow aussi)39.
Le mot vient donc d’être prononcé, celui de « déclin » : l’économie ouverte suscite en effet
irrémédiablement le déclin des « systèmes » locaux non compétitifs ; et le cas britannique
aurait été exemplaire de ces débats40, encore que les historiens, finalement, restent divisés
sur ses causes réelles… En revanche, l’économie fermée déclenche d’une façon tout aussi
inéluctable le déclin de l’ensemble du pays, voire d’une aire continentale. La fermeture de
l’Espagne des conquistadors sur l’Espagne des hidalgos en aurait été le symbole 41 - mais le
débat sur protectionnisme et ouverture est fort animé, comme le révèle dans ce livre le
chapitre d’Alexandre Fernandez, reste chaud en Espagne jusqu’aux années …1980. Il est
vrai que, bien plus tard, Antonio de Oliveira Salazar, le professeur d’université devenu
dictateur au sein de l’Estado Novo, a appliqué de façon systématique le principe de
« l’économie fermée », fermée aux vents porteurs des germes de l’industrie, du salariat,
voire du marxisme, et repliée sur les productions agricoles et les vertus d’un monde rural
et d’un monde de petits producteurs indépendants (artisans, pêcheurs, commerçants, etc.),
tandis que la « mise en valeur » de l’outre-mer lusitanien et ses budgets42 portés par l’État
à bout de bras servaient peu ou prou d’exutoire aux misères populaires. Certes, une
histoire contrefactuelle macroéconomique voire cliométrique pourrait éventuellement
soupeser les vertus de l’économie fermée pour les pays qui l’ont vécue à telle ou telle
époque, tout comme la cliométrie43 s’est amusée un temps à méditer sur la non-abolition
François Caron, Le résistible déclin des sociétés industrielles, Paris, Perrin, 1985.
A contrario : Henry Méchoulan, Amsterdam au temps de Spinoza. Argent et liberté, Paris,
Presses universitaires de France, 1990.
39 Francis E. Hyde, Liverpool and the Mersey: An Economic History of a Port, 1700-1970, Newton
Abbot, David & Charles, 1971. Reginald Loyen, Erik Buyst & Greta De Vos (dir.), Struggling for
Leadership: Antwerp-Rotterdam: Port Competition between 1870-2000, Heidelberg & New York,
Physica Verlag, 2003. Philip Curtin, The Rise and Fall of the Plantation Complex. Essays in
Atlantic History, Cambridge-John Hopkins, Cambridge University Press, 1990.
40 Jean-Pierre Dormois, « Le ‘déclin’ de l’économie britannique pendant la période édouardienne
est-il un ‘mythe’ ? », Cahiers victoriens et édouardiens, 48, 1998, pp. 55-88. M.W.Kirby, The
Decline of British Economic Power since 1870, Londres, Allen & Unwin, 1981. William P. Kennedy,
Industrial Structure, Capital Markets, and the Origins of British Economic Decline, Cambridge
UK, Cambridge University Press, 1987. Peter F. Clarke & Clive Trebilcock, Understanding Decline:
Perceptions and Realities of British Economic Performance, Cambridge UK, Cambridge University
Press, 1997. Peter F. Clarke, Clive Trebilcock & David Jeremy, “Understanding decline: Perceptions
and realities of British economic performance”, Business History Review, 1998, 72 (1).
41 Cf. Gabriel Tortella, The Development of Modern Spain. An Economic History of the Nineteenth
and Twentieth Centuries, Cambridge (Mass.) and Londres, Harvard University Press, 2000.
42 Luis Filipe Madeira, L’évolution de la gestion financière des colonies portugaises de 1946 à
1974, thèse, Pessac, Sciences Po Bordeaux, 2008.
43 Robert William Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric
History, Baltimore, John Hopkins Press, 1964. Robert William Fogel & Stanley L. Engerman, Time
on Cross: The Economic of American Negro Slavery, Boston, Little-Brown, 1974.
37
38
8
de l’esclavage ou sur la non-création des réseaux ferroviaires… Quoi qu’il en soit, la
perception de ce qui constitue les vertus de l’économie ouverte est ainsi, on le sait, une
question de « croyances »44 et l’économie des représentations façonne là aussi les contours
de l’économie réelle. La perception du risque ou de la réalité du déclin de l’économie
britannique, pourtant la plus « ouverte » des Corn Laws45 des années 1840 au relatif repli
impérial des années 1930-1940, a ainsi suscité moult débats, parmi les contemporains – et
le chapitre de Frédéric Poulon dans ce livre évoque les divergences d’appréciation entre
Churchill et Keynes au lendemain de la Première Guerre mondiale – et parmi les
historiens, tout comme, aux États-Unis, l’alternance entre protectionnisme et construction
d’un espace plus ouvert à la compétition internationale reflète les clivages internes aux
milieux d’affaires et aux groupes de pression46.
3. L’inéluctable quête du moindre coût
Or, de façon banale, l’histoire économie « empirique » ne peut que constater l’axiome des
vertus de l’économie ouverte, posée en cadre « bon », sinon optimal, aux mutations
imposées par la recomposition incessante de la division internationale du travail –
puisqu’on ne parlera pas dans ce livre des mouvements intranationaux, touchant à la
concurrence entre les régions et les aires productives au sein d’un même pays. Telle qu’on
la décrypte bien en microéconomie actuelle ou rétrospective, l’entreprise consacre une
bonne partie de son temps de gestion et de son ingéniosité à tailler sans cesse dans ses
coûts de productivité et d’échange et à perfectionner les moyens d’accentuer sa
productivité47. Le slogan devient à nouveau, dans les moyens 980-1990, au coeur de ka
grande Crise de restructuration des systèmes productifs nationaux et continentaux :
« Industrie mondiale : la compétitivité à tout prix »48. Or, pour toute entreprise, la
nécessité d’un allègement de « ses charges », de « ses frais généraux » (expression vivace
dans l’entre-deux-guerres), a souvent imposé, au-delà de la réforme de « l’organisation de
firme » et de l’introduction des formes « modernes » de gestion, un « élargissement des
sources d’approvisionnement en denrées et matériaux, en amont de la transformation, en
pièces et produits semi-finis, en amont du montage et de l’intégration industriels.
La nécessité historique, une fois de plus, et de façon banale, a exigé un élargissement
récurrent des flux d’échanges en amont, de la soie du centre-est de l’Italie puis au Levant,
au Japon et surtout à la Chine dans le dernier tiers du XIXe siècle49, du minerai de fer
lorrain aux minerais ultramarins proches (Algérie), puis, dans les années 1950-1960, de
plus en plus lointains (Canada, Brésil, Mauritanie, etc.), jusqu’à justifier le transfert des
aciéries dans les ports (« sidérurgie sur l’eau »). La course au caoutchouc, du Brésil à
l’Extrême-Orient – et un peu en Afrique subsaharienne –, la course à la bauxite et à
l’alumine, de la Provence à l’Afrique française (Guinée, Cameroun), puis à l’échelle du
Cf. Ludovic Cailluet (et alii, dir.), Croyances et gestion, Toulouse, Presses de l’Université des
sciences sociales de Toulouse, 2000.
45 Cf. Cheryl Schonhardt-Bailey, From the Corn Laws tro Free Trade. Interests, Ideas, and
Institutions in Historical Perspective, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006.
46 Cf. A.E. Eckes, Opening America’s Market: US Foreign Trade Policy since 1776, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 1995.
47 William J. Baumol, Richard R. Nelson & Edward N. Wolff (dir.), Convergence of Productivity.
Cross-National Studies and Historical Evidence, Oxford, Oxford University Press, 1994. Alex
Inkeles, One World Emerging? Convergence and Divergence in Industrial Societies, Boulder,
Westview Press, 1998.
48 Michel Fouquin (dir.), Industrie mondiale: la compétitivité à tout prix, Paris, CEPII/Économica,
1986.
49 Jean-François Klein, Soyeux en mer de Chine. Stratégies des réseaux lyonnais en ExtrêmeOrient (1843-1906), Paris, Les Indes savantes, 2009.
44
9
monde (Jamaïque, Australie, etc.), ou également la course à des céréales meilleur marché50
sont autant de leviers de cette mondialisation des ressources. L’épopée charbonnière, elle
aussi, a marqué les esprits, puisque les importations en provenance de Pologne, d’Afrique
du Sud51 et des mines du centre des États-Unis est venue bousculer les prévisions des
« plans charbonniers » des années 1960 en accélérant le rythme de la fermeture des mines
françaises dans les années 1980, avant une complète insertion des achats dans les circuits
mondiaux et la disparition complète du « mineur national » au début du XXIe siècle.
Rappelons toutefois qu’un axe franco-allemand s’était constitué historiquement malgré les
tensions nationalistes et les trois guerres, qui affirmait la complémentarité entre Lorraine
du fer et Ruhr et Sarre charbonnières, avec comme points culminants la CECA et la
canalisation de la Moselle dans les années 1950 : la « vieille Europe » de la deuxième
révolution industrielle reposait déjà sur des prémisses d’économie ouverte.
Plus en amont, au cœur même de la première révolution industrielle, une saine division
européenne du travail incitait les tisseurs français à acheter en Angleterre et en Belgique
des fils de moyen-bas de gamme et à faire confiance aux filatures français pour des fils de
plus haut de gamme : l’interpénétration des industries textiles ouest-européennes en
faisait une économie ouverte avant l’heure, une véritable proto-globalisation des politiques
d’achat. Plus tard, au fil des décennies et des étapes des deux premières révolutions
industrielles, la quête de composants meilleur marché – grâce à la mobilisation de
réservoirs de main-d’œuvre rurale et/ou jeune abondants – a sans cesse incité les firmes de
montage (automobile, matériel électrique, matériel mécanique, etc.) à ne pas privilégier
seulement le modèle d’intégration verticale – solide chez Renault52, par exemple –, mais
aussi à multiplier les réseaux d’approvisionnement chez des sous-traitants, en
protohistoire de ce qui est devenu l’une des clés de la troisième révolution industrielle,
l’externalisation.
Cette logique explique l’achat de composants ou de produits semi-finis chez des
fournisseurs étrangers, et la venue de ces fabricants en France même ou vice-versa.
L’industriel allemand Bosch s’y est installé dans les années 1960 ; nombre de fabricants
américains ont gagné l’Europe dans les années 1950-1970 en particulier pour y transférer
leur savoir-faire dans l’élaboration de pièces techniques à forte incorporation de progrès
technique (comme Bendix, chez DBA, etc. ou comme dans le pneumatique53). En revanche,
certaines entreprises françaises ont elles aussi conçu une stratégie de
« plurinationalisation », par le biais d’usines de semi-produits et de matériaux dans
certains pays d’Europe dont le marché s’accroissait suffisamment ; et l’on sait sur ce
registre que Saint-Gobain a été particulièrement un pionnier avec ses usines de Pise, en
Italie (en 1888), et d’Aix-la-Chapelle et Mannheim, en Allemagne (dès 1857/1864)54 ; et ces
Bouda Étemad, « Commerce international des céréales au XXe siècle et mondialisation »,
Économie & sociétés, 2000, n°34, Paris, ISMEA, pp. 163-182.
51 Sandra Bott, Sébastien Guex, Bouda Étemad & David Gygax, Les relations économiques entre la
Suisse et l’Afrique du Sud durant l’Apartheid, 1945-1990, Lausanne, Antipodes, 2005.
52 Patrick Fridenson, Histoire des usines Renault, 1898-1939, Paris, Seuil, 1972 (seconde édition,
1998). Jean-Louis Loubet, Citroën, Peugeot, Renault. Histoire de stratégies d’entreprises,
Boulogne, ETAI, 1999. Jean-Louis Loubet, Renault. Cent ans d’histoire, 1898-1998, ETAI, 1998.
53 Cf. Thierry Grosbois, « La stratégie européenne des multinationales américaines Ford et
Goodyear au XXe siècle », in Gérard Bossuat & Nicolas Vaicbourdt (dir.), États-Unis, Europe et
Union européenne. Histoire et avenir d’un partenariat difficile (1945-1999), Bern, Peter Lang,
2002 et 2004.
54 Jean-Pierre Daviet, Un destin international : la Compagnie de Saint-Gobain de 1830 à 1939,
Paris, Éditions des archives contemporaines, 1988. Jean-Pierre Daviet, Une multinationale à la
française. Histoire de Saint-Gobain, 1665-1989, Paris, Fayard, 1989. Maurice Hamon, Du soleil à
la terre. Une histoire de Saint-Gobain, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 1988. Maurice Hamon
50
10
usines allemandes assureraient quelque 36 % de la production total de glaces au sein du
groupe verrier dans les années 1870 ! Puis viennent les établissements de Franière en
Belgique (1898), Altwasser en Silésie (1899), Sas Van Gent aux Pays-Bas (1904) et Arija en
Espagne (1904). Il reste délicat de préciser si ce « modèle Saint-Gobain » a été dupliqué, a
inspiré d’autres industriels de semi-produits. Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien parce que,
en aval, des clients européens cherchent à abaisser leurs coûts d’approvisionnement en
produits verriers tout en gagnant du temps pour obtenir des gammes de qualité que, en
amont, Saint-Gobain construit son propre espace européen d’économie ouverte – et, dans
son cas, les accords de cartel qui jalonnent l’histoire du marché des matériaux légitiment
quelque peu sa supériorité quantitative et qualitative. La firme belge Solvay agit de même
en parallèle quand elle vient créer des usines en France pour l’acide sulfurique et autres
produits de chimie minérale (Dombasle en Lorraine dès 1872).
Quant aux biens d’équipement eux-mêmes, au cœur des stratégies d’investissement et de la
gestion de la transformation des biens, l’on perçoit désormais la discrète mais continue
pénétration des puissances industrielles (pays et firmes) disposant d’avantages
comparatifs en matière d’innovation et d’ingénierie : la diffusion des brevets General
Electric en est un cas de figure spectaculaire pour l’ensemble de l’industrie
électrotechnique européenne et donc française (chez Thomson-Houston) dans les années
1890-1950 ; le transfert de techniques Westinghouse a donné lieu lui aussi à une osmose
transatlantique dans cette branche (avec Schneider, par exemple) – et nous renvoyons à
notre synthèse comparative American Firms in Europe pour bénéficier d’une vue
d’ensemble de cette intégration transatlantique sur le long terme55.
La recherche d’une accélération de la diffusion du progrès technique, des économies
d’échelle, de la mutualisation du développement de l’innovation, conduit ainsi à cette
interpénétration « historique » des firmes à l’échelle occidentale, ne serait-ce que pour
accéder à l’équilibre des avantages comparatifs, sans cesse considéré optimal pour un
temps, entre intégration et externalisation, entre production nationale et production
extérieure, au sein de la division internationale du travail, en fonction des tensions pesant
sur le système productif au nom de cet incessant besoin d’alléger les coûts. L’économie
ouverte l’emporte donc sur ce registre de la recherche de « complémentarités » destinées à
obtenir plus de compétitivité internationale à l’échelle des gammes de production d’une
entreprise ou du pays en admettant sa moindre compétitivité à ces deux niveaux pour tel
ou tel type de production de biens ou de services. Et cela permet de mieux comprendre
l’aberration qu’a constituée la parenthèse du « repli sur l’empire » tant vanté dans les
années 1930-1940, où l’économie n’aurait été ouverte que sur « la plus grande France »56
ou le Commonwealth57, « la Méditerranée italienne » ou « l’aire de prospérité asiatique »
sous contrôle nippon. L’on rêve à cette époque, dans certains cercles, d’un retour à « la
préférence impériale » ou même au « pacte colonial », en reprenant d’ailleurs des
thématiques déjà activées au XVIIIe siècle et dans la première moitié du XIXe siècle quand on
& Caroline Mathieu (dir.), Saint-Gobain, 1665-1937. Une industrie devant l’histoire, Paris, Fayard
& Musée d’Orsay, 2006.
55 Hubert Bonin & Ferry de Goey (dir.), American Companies in Europe (1890-1980). Strategy,
Identity, Perception and Performance, Genève, Droz, 2008.
56 Cf. Hubert Bonin, Jean-François Klein & Catherine Hodeir (dir.), L’esprit économique impérial
(1830-1970). Groupes de pression & réseaux du patronat colonial en France & dans l’empire,
Paris, Publications de la SFHOM, 2008. Jean-Pierre Rioux (dir.), Dictionnaire de la France
coloniale, Paris, Flammarion, 2007. Hubert Bonin, CFAO (1887-2007). La réinvention permanente
d’une entreprise de commerce outre-mer, Paris, Publications de la SFHOM, 2008.
57 Ian M. Drummond, British Economic Policy and Empire, 1919-1939, Londres, Routledge, 2005.
11
débattait de l’opportunité de créer ou développer des colonies outre-mer58 – comme le
démontrent dans ce livre les chapitres d’Alain Clément et de Francis Démier, avant que
Bouda Étemad en discute les enjeux à l’échelle de trois siècles. D’ailleurs, la conception de
la réalité des tendances de fond de l’économie vers plus d’ouverture l’emporte dans
l’histoire du patronat, des entreprises et de leurs institutions représentatives des années
1950-1970 : de même que nombre de Chambres de commerce et de milieux patronaux
régionaux ou parisiens étaient restés convaincus des vertus de l’économie ouverte dans les
années 1860-1930 (par exemple sur Bordeaux ou Marseille), une bonne partie des élites
économiques se laissent persuader des vices de l’économie fermée ou « repliée sur
l’empire » pendant les années 1950 et des vertus d’une économie européenne permettant
de bâtir un vaste marché intérieur apte à faire jouer les forces d’une division européenne
du travail, notamment autour de l’axe franco-allemand. Certes, des syndicats
professionnels se sont montrés réticents face à l’ouverture ; mais de fortes minorités, voire
des majorités ont plaidé pour une économie française ouverte et pour un esprit de
compétition, en étant conscients des occasions de complémentarités positives offertes par
l’intégration européenne à six – et ce fut le cas dans l’automobile et dans la sidérurgie
notamment.
4. La mondialisation est un combat !
S’il faut admettre le caractère irrésistible, nécessaire même – au sens de « nécessité
historique » et au sens de nécessité économique – de l’économie ouverte, voire consacrer
ses vertus, il ne faut pas pour autant en oublier « les vices » et surtout la rudesse. Insister
sur les vices exprime plutôt frilosité et malthusianisme, tandis qu’évoquer la rudesse en
appelle à une forme de pessimisme actif qui laisse toute sa place et tout son rôle à l’esprit
d’entreprise et à l’ouverture d’esprit. La rudesse de l’économie de marché en économie
ouverte est évidente : toute économie ouverte à la compétition projette les entreprises dans
le monde brutal de la concurrence, notamment américaine puis japonaise. Si le
protectionnisme est guerre de tranchées, l’ouverture est guerre de mouvement, avec
toutefois des offensives amples, prolongées et en profondeur, car une « guerre éclair »
(Blitzkrieg) est inopérante dès lors qu’une stratégie de déploiement international suppose
des investissements durables dans tout pays cible, avec une montée en puissance des
réseaux ainsi activés sur plusieurs années. Seuls la ténacité et l’enracinement payent,
comme le constatent à leurs dépens les firmes qui se contentent d’envoyer des cadres
dirigeants passer quelques jours par an dans leur filiale lointaine, au lieu d’ancrer des
équipes sur place. Raymond Poidevin59 et Albert Broder60, dans plusieurs études – et A.
Broder dans un chapitre de ce livre lui-même –, ont mis ainsi en valeur la politique des
sociétés allemandes en Amérique latine, voire en Asie, où l’enracinement de leurs agents,
de leurs succursales ou filiales leur procuraient des réseaux d’information et de clientèle
efficaces. Une sorte de « modèle allemand » de l’action internationale a ainsi pris corps,
souvent redouté61, souvent aussi vanté par les élites économiques et politiques françaises62,
Bouda Étemad, De l’utilité des empires : colonisation et prospérité de l’Europe, XVIe-XXe siècles,
Paris, Armand Colin, 2005. Jean Charles Asselain, « Lecture. Fortunes coloniales », Revue
d’histoire moderne et contemporaine, 2007, 54 (4).
59 Raymond Poidevin, Finances et relations internationales, 1887-1914, Paris, Armand Colin, 1970.
Raymond Poidevin, Les relations économiques et financières entre la France et l'Allemagne de
1898 à 1914, Colin, 1969. Cf. aussi Enrique Fernandez-Domingo, Le négoce français au Chili
(1880-1929), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
60 Notamment : Albert Broder, « L’expansion internationale de l’industrie allemande dans le
dernier tiers du XIXe siècle », Relations internationales, n°29, printemps 1982, pp. 65-87.
61 Jean-François Eck, Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fin des années
1960, Paris, CHEFF, 2003. Patrick Fridenson, « Les patronats allemands et français au XXe siècle.
Essai de comparaison », in Rainer Hudemann & Georges-Henri Soutou (dir.), Eliten in
58
12
mais pas assez souvent imité en fait, semble-t-il. Aussi, à plusieurs reprises, les pouvoirs
publics et la communauté des affaires – mobilisée notamment par les Chambres de
commerce – ont-ils façonné des outils de stimulation de l’influence française sur les
marchés étrangers : les conseillers du commerce extérieur63 (1898), l’assurance-crédit
(SFAC64 en 1927 et loi sur l’assurance des risques politiques en 1938, puis COFACE en 1946),
le ministère du Commerce extérieur, les Missions économiques à l’étranger (dépendant
aujourd’hui du ministère de l’Economie nationale et des Finances).
Quand « l’expansion nationale »65 était en jeu, face à la poussée concurrentielle, la
communauté économique se mobilisait, comme au lendemain de la Première Guerre
mondiale, apogée, selon nous, de cette économie libérale que l’État cherche à organiser,
rationaliser, structurer, pour la rendre conscience de ses responsabilités collectives, de ses
devoirs, de la nécessité de songer au moyen et long termes. Si la protection douanière et
« la préférence impériale » protègent quelque peu le marché intérieur et l’empire,
conquérir des marchés exige une stratégie de mobilité et d’investissement durable, d’où
cette réaction à la dépression des années 1880-1890 que représente le système des
conseillers du commerce extérieur. Cela explique ensuite le souci de ne pas perdre « la
guerre économique » qui suit la Grande Guerre66, et cette prise de conscience est
symbolisée au tournant des années 1920 par le ministre du Commerce & de l’Économie
nationale Étienne Clémentel (en 1916-1920 – et ministre des Finances éphémère en 1924
dans le gouvernement d’Édouard Herriot), qui esquisse une proto-économie mixte de
promotion économique, comme l’a bien analysé Richard Kuisel, qui en a aussi signalé les
limites67. Cela créer un milieu favorable à diverses mesures ou initiatives semi-publiques
ou privées, couronnées par la Banque nationale française du commerce extérieur créée en
1919 et complétée par la Banque française d’acceptations (1927) et surtout par la
cristallisation des divisions internationales des grandes banques de dépôts et d’affaires 68. Il
s’agit bien, dans cet entre-deux-guerres où s’entremêlent facteurs de
Deutschland un Frankreich im 19. und 20.ten Jahrhundert. Strukturen und Beziehungen, Munich,
Oldenbourg Verlag, 1994, pp. 153-167.
62 Cf. Hubert Bonin, « Les relations bancaires franco-allemandes (1900-1970) : admiration, guerre
économique et coopération de voisinage », in Jean-François Eck, Stefan Martens & Sylvain
Schirmann (dir.), Les relations franco-allemandes de 1871, à nos jours, Paris, Publications du
CHEFF, 2009, pp. 357-383. Henri Hauser, Les méthodes allemandes d’expansion économique,
Paris, Armand Colin, 1915 ; 3e édition en 1916. Et, beaucoup plus tard : Maurice Bommensath, Les
secrets de la réussite des entreprises allemandes, Paris, Les Éditions d’organisation, 1991.
63 Madeleine Barbier Decrozes (avec Pierre Vincent et Lise Versluys), Du protectionnisme à la
mondialisation. 1898-1998. Histoire des conseillers du commerce extérieur de la France, Paris,
CCE Communication, 1999.
64 Hubert Bonin, « Aux origines de l’assurance-crédit en France (1927-1939). La création et l’essor
de la SFAC et le repli de ses concurrentes », revue Histoire, Économie et Société, 3e trimestre 2002,
n°3, pp. 341-356. Philippe Chalmin, De la Sfac à Euler, Paris, 1997.
65 Cf. L’expansion commerciale, n° spécial de L’Illustration économique et financière, 26 janvier
1924.
66 Georges-Henri Soutou, L’or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre
mondiale, Paris, Fayard, 1989 [cf. le chapitre XIII : « L’arme économique », pp. 478-568].
67 Richard Kuisel, Le capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle,
paris, Gallimard, 1984.
68 Éric Bussière, Paribas, l’Europe et le monde, 1872-1992, Anvers, Fonds Mercator, 1992. H.
Bonin, La Banque de l’union parisienne. Histoire de la deuxième banque d’affaires française
(1874/1904-1974), Paris, PLAGE, 2001. H. Bonin, « Le rayonnement international des banques
françaises (1900-1940) : essai d’évaluation », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), L’économie française
dans la compétition internationale, Paris, CHEFF, 2006, pp. 117-143. Jean-Claude Debeir, « Le
problème des exportations de capitaux français de 1919 à 1939. Substitutions et concurrences »,
Relations internationales, été 1976, n°6 (L’impérialisme), pp. 171-182.
13
blocage/conservatisme et dynamisme entrepreneurial et innovateur, de défendre « la
position internationale de la France »69 par une guerre de tous les moyens, industriels,
commerciaux, bancaires70 et même monétaires.
Certes, cet effort, cette logique, ces mentalités perdent de leur vigueur et de leur force de
conviction pendant la dépression des années 1930, quand revient le temps des protections,
de l’esprit prohibitionniste, quand s’instaurent un système de compensations bilatérales 71,
des contingentements quantitatifs, parfois aussi la guerre monétaire à coup de
dévaluations de compétitivité (1931-1938) – et cela incite à méditer sur la conception de la
monnaie dans la cristallisation d’une économie ouverte, comme le font Christian Bordes,
Jean-Sébastien Pentecote et Marc-Alexandre Senegas dans un chapitre de ce livre –, ce qui
sape les fondements « naturels » du système d’échanges multilatéral. La remise à la mode
du mot « autarcie », comme en Italie, symbolise cette dérive. Le râtelier des armes d’action
internationale semble alors recouvert de toiles d’araignée, comme si l’on ne savait plus
imaginer des modes de déploiement extérieur efficaces. Pendant plusieurs années de la IVe
République, d’ailleurs, il semble que le maintien de ces protections et de ces contingents
soit l’outil idoine, avant que l’on prenne à nouveau conscience que modernisation,
productivité et compétitivité doivent être stimulée par le retour d’une économie ouverte.
Encore faut-il accompagner sa restauration.
Or l’on sait combien un gaullisme économique s’est exprimé en parallèle au gaullisme
politique pour, disait-on, rétablir la puissance de la France, œuvre déjà bien entamée en
fait depuis la décennie antérieure72, mais qu’il fallait encore élargir et dont il fallait
renforcer la capacité d’ouverture sur l’économie européenne et internationale, en
collaboration avec les cercles « éclairés » du patronat plus ou moins confiant dans les
capacités de l’industrie et du négoce à affronter la compétition en économie ouverte73. Et
l’on sait que le ministère de l’Économie & des Finances institué en janvier 1966 était
destiné, sous la houlette d’abord de Michel Debré, à permettre précisément à la France
d’affronter la nouvelle économie ouverte qui prenait corps dans le cadre de la
Communauté économique européenne et des accords du GATT. L’État lui-même a pris
alors des initiatives de soutien au déploiement international des entreprises, que ce soit
par l’inflexion forte impulsée à la Banque française du commerce extérieur dans les années
1960 (avec le renforcement des prêts à moyen terme et de nouveaux types de prêts, comme
les « crédits acheteurs » notamment) ou part l’engagement de l’État dans une politique
Maurice Lévy-Leboyer (dir.), La position internationale de la France. Aspects économiques et
financiers, XIXe-XXe siècles, Paris, EHESS-Touzot, 1977.
70 H. Bonin, Les banques françaises de l’entre-deux-guerres, volume 2 : Les banques & les
entreprises en France dans l’entre-deux-guerres (1919-1935), Paris, PLAGE, 2000.
71 Cf. Jacques Marseille, « Le commerce entre la France et l’Allemagne pendant les années 1930 »,
in La France et l’Allemagne, 1932-1936, Paris, CNRS, 1980.
72 René Girault & Maurice Lévy-Leboyer (dir.), Le Plan Marshall et le relèvement économique de
l’Europe, Paris, CHEFF, 1993. Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction
européenne, 1944-1954, Paris, CHEFF, 1992. Bernard Cazes & Philippe Mioche, Modernisation ou
décadence. Contribution à l’histoire du Plan Monnet et de la planification en France, AixMarseille, Publications de l’Université de Provence, 1990. Alan S. Milward, The Reconstruction of
Western Europe, 1945-1951, Londres, Routledge, 2005.
Matthias Kipping, La France et les origines de l’Union européenne, 1944-1952. Intégration
économique et compétitivité internationale, Paris, Comité pour l’histoire économique et sociale de
la France, 2002.
73 Marine Moguen-Toursel, L’ouverture des frontières européennes dans les années 1950. Fruit
d’une concertation avec les industriels ?, Berne, Peter Lang, 2002.
69
14
active de négociations commerciales et financières, comme ce fut le cas avec l’URSS74. Les
banques elles-mêmes ont été parties prenantes de cette économie mixte, qu’elles soient
publiques ou non, qu’elles agissent dans le cadre des programmes conduits par l’État ou
qu’elles développent leurs initiatives75.
Bref, l’économie ouverte et le laissez-passer ne veulent pas dire nécessairement le laisserfaire car le « patriotisme économique » exige d’aider quelque peu les entreprises à
maîtriser leur accès à l’économie de marché, au-delà de la régulation visant à préserver la
transparence des règles de concurrence, le libre accès concurrentiel au marché, et à
empêcher les abus de position dominante ou la cartellisation à l’échelle internationale.
D’ailleurs, la mondialisation du XXIe siècle est ambiguë en ce sens que le désir de
promouvoir le patriotisme économique ne doit pas se transformer en résurgence de formes
insidieuses de protection des chasses gardées ou de protectionnisme, voire de nationalisme
économique76.
5. Le levier du pessimisme actif : les entreprises dans l’économie ouverte
Malgré les appels récurrents à la protection douanière, aux aides publiques, malgré la
promotion involontaire d’une forme de modèle malthusien et timoré de croissance à l’abri
de protections de toutes sortes, le monde de l’entreprise français – comme celui d’autres
pays un temps incertains sur leur insertion internationale, comme l’Italie, l’Espagne, etc. –
s’est avéré finalement, sur deux siècles, beaucoup plus volontariste qu’on l’a imaginé – ce
qui dissipe nombre d’idées reçues sur le dilemme libre-échange/protectionnisme77. Les
craintes des sociétés, leur peur du déclin, le manque de continuité dans leur politique
d’essaimage à l’étranger – il est vrai perturbée régulièrement par les effets des guerres –,
apparaissent rétrospectivement comme des épiphénomènes ou comme l’expression de
« moments » de repli, destinés à laisser place à des « moments » d’offensive, de
combativité. L’esprit d’entreprise aime aussi à se confronter aux défis de l’économie
ouverte et de la mondialisation78. L’historiographie de la croissance française a bien
Cf. Hubert Bonin, « L’émergence de la coopération industrielle, bancaire et commerciale francosoviétique dans les années 1960 », in Maurice Vaïsse (dir.), De Gaulle et la Russie, Paris, CNRS
Éditions, 2006, pp. 229-252.
75 Cf. Jean-François Eck, « Le rôle des banques », in Les entreprises françaises face à l’Allemagne
de 1945 à la fin des années 1960, Paris, CHEFF, 2003, pp. 169-190. Duncan Ross, “Clubs and
consortia: European banking groups as strategic alliances”, in Stefano Battilossi & Youssef Cassis
(dir.), European Banks and the American Challenge. Competition and Cooperation in
International Banking under Bretton Woods, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp 135-160.
Bernard Marois & T. Abdessemed, “Cross-border alliances in the French banking sector”,
International Studies of Management and Organization, 26, 1996, pp. 38-58. Éric Bussière,
“European aspirations and market reality: Paribas, Crédit lyonnais, and their European strategies
in the 1960s and 1970s”, in Stefano Battilossi & Youssef Cassis (dir.), European Banks and the
American Challenge. Competition and Cooperation in International Banking under Bretton
Woods, Oxford, Oxford University Press, 2002, pp. 161-176.
76 Sylvie Matelly & Susanne Nies (dir.), Le patriotisme économique à l’épreuve de la
mondialisation, thème de La Revue internationale et stratégique, 62, juin 2006 (Paris, Dalloz).
Eric Helleiner & Andreas Pickel, Economic Nationalism in a Globalizing World, Cornell Studies in
Political Economy, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2005. Robert Boyer & Daniel Drache,
States against Markets: The Limits of Globalization, Innis Centenary Series, Londres, Routledge,
1996.
77 Paul Bairoch, “Libre-échange et protectionnisme, idées reçues et réalités : les enseignements de
l’Histoire », Économie & humanisme, 1984, pp. 8-18.
78 Hamid Etemad & Richard Wright, Globalization and Entrepreneurship, Cheltenham, Edward
Elgar, 2002. Jones, Geoffrey & Rohit Daniel Wadhwani, Entrepreneurship and Global Capitalism,
Series: The international library of entrepreneurship, 10, Cheltenham, UK, Edward Elgar, 2007.
74
15
insisté, de façon parfois décalée par rapport aux idées reçues de l’opinion commune,
pénétrée de la réalité du malthusianisme et du déclin, sur le couple constitué par esprit
d’entreprise et action internationale, donc en économie ouverte. Dès David Landes et
Rondo Cameron, ce couple a été estimé essentiel pour relancer sans cesse « la machine à
croître » française79. Et Patrick Verley a bien démontré comment un pan du démarrage de
la première révolution industrielle a dépendu de l’intégration et de l’interaction au sein
d’une économie monde transatlantique, reliant notamment le nord-est des futurs ÉtatsUnis puis des États-Unis au Royaume Uni et au nord-est européen80. Les industriels
textiles81, quant à eux, vivaient alors au coeur d’une aire d’échanges et de
complémentarités ouest-européenne, et rarement, malgré parfois leur expression
institutionnelle protectionniste, ils se sont sentis en « économie fermée » ; dans ce livre,
d’ailleurs, Claude Cailly82 indique que le petit pays textile qu’était le Perche était inséré lui
aussi dans une « économie ouverte ». Et l’on sait combien l’Alsace textile (et mécanique,
dans le sillage de la mécanisation des ateliers textiles) avait surgi et s’était déployé dans un
mouvement européen de capitaux, de négoce et de techniques qui en fait un symbole de
croissance rapide et ample en économie ouverte83, puis combien la soierie lyonnaise ne se
Maurice Lévy-Leboyer, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », Le Mouvement social,
n°88, juillet-septembre 1974, pp. 3-49. David Landes, « French entrepreneurship and industrial
growth in the 19th century », Journal of Economic History, mai 1949, 9, n°1, pp. 45-61. David
Landes, The Unbound Prometheus. Technological Change and Industrial Development in Western
Europe from 1750 to the Present, Londres, Cambridge University Press, 1967. Rondo Cameron,
« L’esprit d’entreprise », in La France et le développement économique de l’Europe, 1800-1914,
Paris, Seuil, 1971 (Princeton, 1961). AFHE, Entreprises & entrepreneurs, XIXe-XIXe siècles, Paris,
Presses de l’université de Paris-Sorbonne and AFHE, 1983. Patrick Verley, Entreprises et
entrepreneurs du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Paris, Paris, Hachette, 1994. Emmanuel
Chadeau, L’économie du risque : les entrepreneurs, 1850-1980, Paris, Olivier Orban, 1988. Patrick
Fridenson et André Straus (dir.), Le capitalisme français, XIXe-XXe siècles. Blocages et
dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987.
80 Patrick Verley, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard,
1997. Cf. aussi SydneyChapman, History of the Trade between the United Kingdom and the United
States, Londres, Routledge, 2005.
81 Gérard Gayot, Les draps de Sedan (1646-1870), Paris, EHESS, 1998. Serge Chassagne, Le coton et
ses patrons en France, 1760-1840, Paris, EHESS, 1991. Claude Fohlen, L’industrie textile au temps
du Second Empire, Paris, Plon, 1956. William Reddy, The Rise of Market Culture. The Textile
Trade and French Society, 1750-1900, Cambridge-New York, Cambridge University Press-EHESS,
1984. Pierre Deyon, « Un modèle à l’épreuve : le développement industriel de Roubaix de 1762 à la
fin du XIXe siècle », Revue du Nord, janvier-mars 1979, n°240, pp. 9-15. Jean-Claude Daumas, « Le
commerce des laines en France et l’affirmation de Roubaix comme place du négoce », in GiovanniLuigi Fontana & Gérard Gayot (dir.), Wool: Products and Markets (19th-20th centuries), Padua,
CLEUP, 2004, pp. 281-296. Jean-Claude Daumas, « Roubaix-Tourcoing, 1870-1914 : les ressorts de
la suprématie du Manchester français », Ibidem, pp. 885-900. Jean-Pierre Daviet, « Le complexe
industriel de Roubaix-Tourcoing et le marché de la laine (1840-1950) », Revue du Nord, octobredécembre 1987, tome 69, n°275, pp. 777-813.
82 Claude Cailly, Les mutations d’un espace proto-industriel : le Perche aux XVIIIe-XIXe siècles,
Fédération des amis du Perche, 1993.
83 Michel Hau, L’industrialisation de l’Alsace (1803-1939), Strasbourg, Publications de l’Université
de Strasbourg, 1987. Michel Hau, « La longévité des dynasties industrielles alsaciennes », Le
Mouvement social, juillet-septembre 1985, n°132, pp. 9-25. Michel Hau (dir.), Familles
industrielles d’Alsace. Les Bussierre, les Saglio, les Schlumberger. Essai sur le décollage
économique, Strasbourg, Oberlin, 1989. Nicolas Stoskopf, Les patrons du Second Empire. Alsace,
Paris-Le Mans, Picard-Cenomane, 1994. Michel Hau & Nicolas Stoskopf, Les dynasties
alsaciennes, Paris, Perrin, 2005.
79
16
concevait pas sans insertion dans un marché mondial, en amont (flottes de soie) et en aval
(exportations notamment vers les bourgeoisies et cours anglo-saxonnes)84.
Pendant la seconde révolution industrielle, des noyaux d’entreprises ont contribué à
structurer une économie européenne intégrée, en particulier dans les industries lourdes,
où jouaient les mécanismes des transferts de technologie et de l’essaimage de la capacité
d’autofinancement. Dans un chapitre, Catherine Vuillermot se penche ainsi sur le cas de
Schneider, qui s’est déployée dans l’entre-deux-guerres en Europe centrale85. Mais la
position forte acquise par l’automobile française explique que Citroën86 ait conçu elle aussi
une stratégie européenne, notamment en Angleterre ou que Michelin ait prospecté
plusieurs marchés européens87. En parallèle, si l’économie bancaire a amplifié son
enracinement local par ses réseaux d’agences, elle a affirmé dans le même temps son
insertion sur les marchés internationaux de l’argent88 et tout autant sa stratégie
d’essaimage dans certains pays émergents, en Europe centrale et balkanique, par le biais
de la Société générale ou du Crédit lyonnais en Russie, puis dans l’entre-deux-guerres
grâce aux filiales des banques d’affaires Paribas et Banque de l’union parisienne89 – au
point que cette internationalisation et cette « conscience européenne » ont pu être perçues
dans les années 1900-1930 comme du « cosmopolitisme ». Même au niveau des maisons
de Haute Banque familiales – auquel Alain Plessis consacre un chapitre dans ce livre, par
le biais de Mirabaud –, le « modèle Lazard » qui connaît son apogée dans les années 19201970 (sur Paris, Londres, New York, un temps aussi sur Bruxelles) a pris le relais du
« modèle Rothschild » du siècle précédent (Francfort, Londres, Paris, Naples, Vienne).
Pierre Cayez, Métiers Jacquard et hauts fourneaux. Aux origines de l’industrie lyonnaise, Lyon,
Presses universitaires de Lyon, 1978.
85 Claude Beaud, « Investissements et profits du groupe multinational Schneider », Histoire,
économie et société, 1er trimestre 1988, pp. 127-137. Tristan de la Broise & Félix Torres, Schneider,
l’histoire en force, Paris, Jean-Pierre de Monza, 1996.
86 Sylvie Schweitzer, André Citroën, 1878-1936: le risque et le défi, Paris, Fayard, 1992. Jean-Louis
Loubet, Citroën, Peugeot, Renault. Histoire de stratégies d’entreprises, Boulogne, ETAI, 1999.
Jean-Louis Loubet, Histoire de l’automobile française, Paris, Seuil, 2001.
87 André Gueslin (dir.), Michelin, les hommes du pneu, 1889-1940, Paris, Les Éditions de l’Atelier,
1993.
88 Hubert Bonin, « The challenged competitiveness of the Paris banking and finance markets, 19141958 », in Youssef Cassis & Éric Bussière (dir.), London and Paris as International Financial
Centres in the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 2005, pp. 183-204. « Le
rayonnement international des banques françaises depuis le tournant des années 1930 », revue
Banque, numéro spécial, décembre 1992, pp. 60-64. « The international factors in the development
of the French banking system », in Rondo Cameron & V.I. Bovykin (dir.), International Banking &
Industrial Finance, 1870-1914, Oxford, Oxford University Press, 1992.
89 Hubert Bonin, « Le rayonnement international des banques françaises (1900-1940) : essai
d’évaluation », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), L’économie française dans la compétition
internationale, Paris, CHEFF, 2006, pp. 117-143. « L’intégration européenne des banques françaises
(1796-1996) », Bankhistorisches Archiv. Zeitschrift zur Bankgeschichte, 2, 1996, Frankfurt, Fritz
Knapp Verlag, pp. 59-85. « La Société générale en Espagne (des années 1860 aux années 1930) : un
eldorado rêvé, un marché de niches », in Florence Bourillon, Philippe Boutry, André Encrevé &
Béatrice Touchelay (dir.), Des économies et des hommes. Mélanges offerts à Albert Broder, Paris,
Éditions Bière, 2006, pp. 345-358. « La Banque d’Athènes, point de jonction entre deux outremers bancaires (1904-1953) », in H. Bonin (dir.), n°spécial Outre-mers économiques : de l’Histoire
à l’actualité du XXIe siècle. Outre-Mers. Revue d’histoire, 1er semestre 2001, pp. 53-70. La Société
générale en Grande-Bretagne (1871-1996), La collection historique de la Société générale, Paris,
1996 (100 pp.) (paru en français et en anglais). La Société générale en Russie (Histoire des activités
financières et bancaires de la Société générale en Russie dans les années 1880-1917), Paris, La
collection historique de la Société générale, 1994 (100 pp.) (paru en français et en russe) ; réédition
en 2005. « La Banque de l’union parisienne en Roumanie (1919-1935). Influence bancaire ou
impérialisme du pauvre ? », Revue historique, n°2, 1985, pp. 349-381.
84
17
Dans ce livre, d’ailleurs, notre propre chapitre sur la banque de la place de Cognac fait ainsi
découvrir combien Lazard était devenue une partie prenante importante du marché des
changes, et l’on sait comment l’État français lui-même a bénéficié de ses savoir-faire dans
les années 1920. Les firmes françaises ne se sont pas cantonnées alors dans un quelconque
malthusianisme et elles ont relevé le défi de la concurrence, sur des registres et avec une
ampleur différents, et dans le cadre d’une différenciation qui reste à mesurer ; mais
Schneider et d’autres sociétés de biens d’équipement ont agi avec esprit d’entreprise face
aux géants américains ou allemands, et face à Siemens ; ce Konzern lui-même avait
échafaudé un espace européen de l’électrotechnique90 qui paraissait plus efficace pour
gagner des batailles au sein de la guerre économique que le bellicisme wilhelmien puis
nazi.
En fait, que des pays aient des économies plutôt fermées ou plus ouvertes, qu’ils mènent ou
non une politique monétaire agressive (au nom des « dévaluations compétitives ou beg my
neighbour’s policy comme dans les années 1930), les plates formes de changes, ancêtres
des banques de marchés, ont constitué le cœur des échanges mondiaux et de la
transformation entre devises des résultats des compensations de lettres de change
dénouées sur les grandes places bancaires et notamment dans la City. Enfin, bien entendu,
pendant ces décennies de diffusion du modèle américain du fordisme, du taylorisme et du
management, « l’américanisation »91 est devenue l’enjeu de la modernisation européenne,
voire du monde, bien que des doutes, des réticences ou des oppositions aient surgi sur le
moment pour endiguer cette ruée transatlantique92 et que des interrogations aient été
récemment formulées quant à la pertinence et à la réussite de cette stratégie d’économie
ouverte au vent du « grand large », c’est-à-dire au souffle du Léviathan américain93.
Christoph Boyer, “Economic efficiency and nationality: The Siemens subsidiary Elektrotechna in
the first Czeschoslovakian Republic”, in Terry Gourvish (dir.), Busines and Politics in Europe,
1900-1970. Essays in Honour of Alice Teichova, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.pp.
307-324. Cf. Wilfried Feldenkirchen, Siemens. From Workshop to Global Player, Munich, Piper,
2000.
91 Harm G. Schröter, Americanization of the European Economy. A compact Survey of American
Economic Influence in Europe since the 1880s, Dordrecht, Springer, 2005. Jonathan Zeitlin &
Gary Herrigel (dir.), Americanization and its Limits Oxford, Oxford University Press, 2000. Bruce
Kogut (dir.), Country Competitiveness. Technology and the Organization of Work, New
York/Oxford, Oxford University Press, 1993, pp. 179 -203. Marie-Laure Djelic, Exporting the
American Model. The Post-War Transformation of European Business, Oxford, Oxford University
Press, 1998. Richard Francis Kuisel, Seducing the French: The Dilemma of Americanization,
Berkeley, University of California Press, 1993. Ralph Willett, The Americanization of Germany,
1945-1949, London, Routledge, 1989. Egbert Klautke, Unbegrenzte Möglichkeiten :
"Amerikanisierung" in Deutschland und Frankreich (1900-1933), Stuttgart, Steiner, 2003. Anselm
Doering-Manteuffel, Wie westlich sind die Deutschen? : Amerikanisierung und Westernisierung
im 20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1999. Alf Lüdtke, Inge Marßolek &
Adelheid von Saldern (dir.), Amerikanisierung: Traum und Alptraum im Deutschland des 20.
Jahrhunderts, Stuttgart, Steiner, 1996. Victoria de Grazia, Irresistible Empire. America’s Advance
through 20th-Century Europe, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2005. Robert W.
Rydell & Rob Kroes, Buffalo Bill in Bologna. The Americanization of the World, 1869-1922,
Chicago, University of Chicago Press, 2005. Hubert Bonin, Yannick Lung & Steven Tolliday (dir.),
Ford. The European History, 1903-2003. Paris, PLAGE, 2003.
92 Neil Campbell, Jude Davies & George McKay (dir.), Issues in Americanisation and Culture,
Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004. Richard Pells, Not Like Us. How Europeans have
Loved, Hated, and Transformed American Culture since World War II, New York, Basic Books,
1997. Rob Kroes, If you've Seen one, you've Seen the Mall: Europeans and American Mass
Culture, Urbana, University of Illinois Press, 1996.
93 Jacqueline McGlade, “Confronting the Marshall Plan: American business challenges and
European recovery”, in Nicolas Enrikin & John Agnew (dir.), The Marshall Plan Today: Model and
90
18
Essilor, 1972-1997. Mieux voir le monde : le titre de cette histoire de commande est
révélateur de l’état d’esprit de cette « société de niche », spécialisée dans l’optique de
masse, est révélateur du tournant dans l’évolution des mentalités. Alors même que
l’opinion publique, voire une partie des élites politiques (contestant ou non le fameux
« establishment »), assument des postures de dénonciation de l’économie ouverte à tout
vent et des « délocalisations » qui en seraient la conséquence immédiate, les firmes ont
peu à peu fait évoluer leur « modèle économique », leurs conceptions de leur stratégie de
croissance, qu’elles placent résolument dans le cadre de l’économie mondialisée et d’une
gestion globalisée : cela signifie que leur espace d’action est devenu pluricontinental, et
que, au sein de ces continents, elles mènent désormais une « politique régionale » de
déploiement, qui tient compte des spécificités du marché régional – entendu comme un
morceau de continent ou de très grand pays (par exemple le sud-est des États-Unis, les
Grands Lacs, l’Ouest, le Middle West, etc.). Aux États-Unis, ainsi, Lafarge s’est affirmée
depuis les années 1970 à la fois régionale et globale ; et ce pays jadis unilatéralement
conquérant s’est transformé en cible de transnationales transatlantiques en accueillant
nombre de firmes européennes94. À l’échelle du monde, d’autres sociétés françaises comme
L’Air liquide95 ou L’Oréal96 sont devenues locales et globales (« glocal ») en symboles de la
mondialisation à la française de spécialités incorporant une bonne dose de recherche &
développement. Les firmes de services, en particulier pour les services collectifs
marchands (énergie, déchets, eau, transports) ont entrepris d’édifier une économie
mondiale des concessions et des prestations, que ce soient Suez97 et Veolia ou désormais
aussi les groupes d’énergie comme EDF ou Eon, même si l’interconnexion des réseaux
européens avait déjà constitué une sorte de préhistoire de cette européanisation des flux,
comme le retrace le chapitre de Christophe Bouneau dans ce livre. L’économie en cours
d’ouverture avait sécrété l’expression de « firmes multinationales » ou même, dans
nombre de textes d’économistes, de« FMN », que François Mitterrand et toute la gauche
dénonçaient encore avec virulence au tournant des années 1980 puisque le premier avait
indiqué, dans le débat avec son concurrent précédant le second tour de l’élection
présidentielle de 1981, que les nationalisations des entreprises françaises constitueraient le
moyen de leur éviter de passer sous la coupe des multinationales, américaines ou
Metaphor in International Relations, London, Routledge, 2004. Martin Schain (dir.), The
Marshall Plan Fifty Years After, London, St Martin’s Press, 2001.
94 Geoffrey Jones & Lina Gálvez-Muñoz, Foreign Multinationals in the United States:
Management and Performance, Routledge international studies in business history, 8, London,
Routledge. 2002.
95 Alain Jemain, Les conquérants de l’invisible. Air liquide, 100 ans d’histoire, Paris, Fayard, 2002.
Fabienne Waks, 100 ans de conquêtes : l’aventure d’Air liquide, Paris, Textuel, 2002. Jin-Mieung
Li, « L’Air liquide, pioneer of French industrial presence in Japan between 1910 and 1945 », in T.
Yuzaw & M. Udagawa (dir.), Foreign Business in Japan before World War II, Tokyo, University of
Tokyo Press, 1990.
96 François Dalle, L’Aventure L’Oréal, Paris, Odile Jacob, 2001. Hubert Bonin, « ‘The French
touch’: international beauty and health care at L’Oréal (since 1907) » (with C. Pailhé and Nadine
Polakoswki), in H. Bonin (et alii, dir.), Transnational Companies (19th-20th Centuries), Paris,
PLAGE, 2002, pp. 91-102.
97 Hubert Bonin, « Suez, de la finance aux services collectifs : analyse du redéploiement stratégique
des années 1990 », in Marché(s) & hiérarchie(s), Toulouse, Presses de l’Université des sciences
sociales de Toulouse 1, 2000, pp. 389-403. H. Bonin, « Le modèle français du capitalisme de l’eau
dans la compétition européenne et mondiale depuis les années 1990 », Sciences de la société, n°64,
Société civile et marchandisation de l’eau. Expériences internationales, février 2005, pp. 55-74. H.
Bonin, « Suez toward a European enterprise, 1982-2000 », in Harm Schröter (dir), The European
Enterprise. Historical Investigation into a Future Species, Berlin, Springer, 2008, pp. 169-182.
19
allemandes notamment… L’économie ouverte secrète les sociétés « globalisées »98, les
sociétés européennes ou des entreprises transformant l’Europe en champ de leur
multinationalisation99, les sociétés « transnationales » même : l’appellation « European
Corporation »100 est devenue une constante du tournant du XXIe siècle.
Les ultimes sursauts du nationalisme économique, drapé dans les plis du « patriotisme
économique », ne peuvent empêcher qu’un réel patriotisme économique consiste à
transformer les entreprises nationales en puissances conquérantes, prédatrices même,
c’est-à-dire à en faire des multinationales ou des transnationales. Le mouvement des
investissements directs à l’étranger101 est devenu irréfragable, l’Europe est devenue une
économie fortement ouverte, vis-à-vis du reste du monde et en son sein entre chacun de
ses membres, dans le cadre de l’intensification de l’intégration économique. C’est d’ailleurs
le cas pour les grands monopoles de services publics qui se métamorphosent en géants
européens, voire mondiaux, tels EDF, Air France, France Telecom, voire la SNCF, tel Gaz de
France fusionné avec Suez, tandis que Total, L’Oréal, L’Air Liquide, Sanofi-Aventis, Sodexo
ou CMA-CGM s’affirment parmi les membres du cercle des leaders de leur branche d’activité
et permettre à la « puissance moyenne » qu’est la France de continuer à « jouer dans la
cour des grands », cette cour ayant pris des dimensions européennes ou mondiales,
notamment au coeur des pays émergents. Les « petits pays » eux aussi – à propos
desquels, dans ce livre, le chapitre de Thomas David consacré à la Suisse permet de se
référer – ont su renouveler leur stature internationale : un temps ébranlés par la toute
puissance britannique, puis américaine ou allemande, ils ont reconquis des leviers
d’influence grâce à des firmes transnationales, telles Unilever102 et Shell (en association
dans ces deux cas avec le Royaume-Uni) et Philips103 pour les Pays-Bas, ou comme Nestlé
pour la Suisse. La Grande-Bretagne elle-même a su remonter la pente, résister à sa crise de
compétitivité et de productivité des années 1960-1980 (avec la chute de BMC-Leyland et la
récente disparition d’ICI) et produire à nouveau des « géants » de l’économie ouverte, tels
BP104 ou Shell. Chaque pays, petit ou grand, ancien géant déchu réveillé ou pays
émergent105 (appartenant par exemple au « BRIC » : Brésil, Russie, Inde, Chine), doit
John H. Dunning, Multinational Enterprises and the Global Economy, Wokingham, AddisonWesley, 1992. John H. Dunning, The Globalization of Business, London, Routledge, 1993. Geoffrey
Jones, The Evolution of International Business. An Introduction, London, Routledge, 1996.
99 Geoffrey Jones & Harm Schröter (dir.), The Rise of Multinationals in Continental Europe,
Aldershot, Hants, Edward Elgar, The New Business History Series, 1993.
100 Richard Whittington & M. Mayer, The European Corporation, Oxford, Oxford University Press,
2000. Harm Schröter (dir), The European Enterprise. Historical Investigation into a Future
Species, Berlin, Springer, 2008.
101 Cf. Klaus Liebscher, Joseph Christi, Peter Mooslechner & Doris Ritzberger-Grünwald (eds.),
Foreign Direct Investment in Europe. A Changing Landscape, Williston (US), Edward Elgar,
2007.
102 Charles Wilson, The History of Unilever. A Study in Economic Growth and Social Change,
London, Cassell, 1954. Charles Wilson, The History of Unilever, volume 3, 1970. Geoffrey Jones,
Renewing Unilever: Transformation and Tradition, Oxford, Oxford University Press, 2005.
103 The History of N.V. Philips' Gloeilampenfabrieken, Cambridge, Cambridge University Press,
1986. A. Heerding & D. S. Jordan, The history of N.V. Philips' Gloeilampenfabrieken. II: A
Company of Many Parts, Zaltbommel, Europese Bibliotheek-European Library, 2004.
104 R. W. Ferrier, The History of the British Petroleum Company, volume 1: The Developing Years,
1901-1932, Cambridge, Cambridge University Press, 1982. James Bamberg, The History of the
British Petroleum Company, volume II: The Anglo-Iranian years, 1828-1954, Cambridge,
Cambridge University Press, 1994. James Bamberg, British Petroleum and Global Oil, 1950-1975.
The Challenge of Nationalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
105 Cf. Karl P. Sauvant (dir.), The Rise of Transnational Corporations from Emerging Markets,
Williston (US), Edward Elgar, 2008.
98
20
pouvoir suivre son propre chemin vers la compétitivité106 et dénicher son propre
portefeuille de « points forts » pour construire son destin au sein d’un monde où
s’affirment une nouvelle fois « les variétés du capitalisme » – autre thème aujourd’hui à la
mode au sein de l’économie ouverte.
Conclusion
Quoi qu’il en soit, au-delà de ces généralités introductives et par-delà les chapitres
analytiques qui suivent, cet ouvrage exprime la mobilisation d’une communauté
d’historiens et d’économistes qui souhaitent rendre hommage à l’un des « maîtres » de
l’économie et de l’histoire économique européenne, Jean-Charles Asselain. Après avoir
consacré sa thèse à l’histoire économique soviétique, dans une première étape d’« histoire
ouverte », J.-C. Asselain avait notamment rédigé une flamboyante Histoire économique du
XXe siècle où les aspects « extérieurs » tenaient toute leur place, notamment quand il avait
étudié « la réouverture des économies nationales »107. Et il s’est mobilisé depuis quelques
années, entre autres, sur l’analyse de la « dynamique de l’ouverture internationale »108, et,
ce faisant, il a maintenu le flambeau de la démarche suivie par Paul Bairoch 109, dont
l’héritage aura été à la mesure de sa capacité d’anticipation dialectique. Aussi cet ouvrage
collectif – d’ailleurs enrichi par une bibliographie présentant les publications de J.-C.
Asselain – pourra-t-il entretenir la flamme du questionnement sur les causes, les formes et
les effets de la mise en place et en œuvre de « l’économie ouverte ».
Cf. à propos de l’Espagne et de la Scandinavie, Gabriel Tortella, « Sweden and Spain. Different
paths towards modernity? », in Magnus Jenneck, Mangus Mörner, Gabriel Tortella & Sune
Akerman (dir.), Different Paths to Modernity. A Nordic and Spanish Perspective, Lund, Nordic
Academic Press, 2005, pp. 18-30. Magnus Jermek, « Differents paths. Different time frames »,
Ibidem, pp. 654-366.
107 Jean-Charles Asselain, Histoire économique du XXe siècle. La réouverture des économies
nationales (1939 aux années 1980), Paris, Presses de Sciences Po & Dalloz, 1995.
108 Jean-Charles Asselain & Bertrand Blancheton, « Dynamique de l’ouverture internationale.
Paradoxes, enjeux, éléments d’interprétation à partir du cas de la France », Économies & Sociétés,
série Histoire économique quantitative, AF, n°32, 1/2005, pp. 49-179.
109 Paul Bairoch, Commerce extérieur et développement économique de l’Europe au XIXe siècle,
Paris, EHESS et La Haye, Mouton, 1976.
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