Chapitre 1
Les vertus de l’économie ouverte ?
Par Hubert Bonin
La thématique de « l’économie ouverte » est à la mode au sein du monde académique
1
depuis un quart de siècle, quand on a cherché à apprécier les effets de l’intégration
européenne et de l’ouverture commerciale occidentale sur la politique monétaire, les
changes, les équilibres macroéconomiques, la dynamique de croissance
2
, les avantages
comparatifs au sein du commerce international autour de la « théorie Hecksher-Ohlin »,
par exemple
3
ainsi que sur les politiques de développement quand certains pays sous-
développés ont élaboré une stratégie d’ouverture de leur économie. Rappelons que ce qui
peut sembler aujourd’hui comme accepté ou comme allant de soi constituait encore
fortement débat au début des années 1980, comme le prouve l’évocation de la tourmente
politique de 1983, quand le pouvoir exécutif
4
s’est divisé entre les partisans d’une politique
de repli et ceux désireux de poursuivre l’intégration de la France dans l’espace européen,
quand la politique de défense du franc a failli décrocher d’une politique des changes
européenne… L’économie ouverte a suscité durablement des controverses puis des bilans
et des réflexions systématiques, et cela a débouché sur des outils de mesure en science
économique comme s’y attache le chapitre de Bertrand Blancheton & Samuel
Maveyraud-Tricoire dans ce livre. Ce concept d’économie ouverte correspond notamment à
la force hégémonique de l’économie globalisée qui a pris corps depuis les années 1970-
1990, au cœur de la troisième révolution industrielle, dont les mutations des techniques,
du système productif et du travail ont été portées par une « nouvelle » mondialisation,
inscrite elle-même dans une longue perspective historique
5
.
Vouloir dans ce chapitre et dans ce livre renouveler cette thématique pourrait paraître
prétentieux ; aussi notre ambition se cantonne-t-elle dans la valorisation d’une quinzaine
1
Par exemple : Dennis Patrick McCarthy, International Economic Integration in Historical
Perspective, Londres, Routledge, 2006. Sydney Pollard, The Integration of the European Economy
since 1815, Londres, Routledge, 2005. Messaoud Boudhiaf & Jean-Marc Simoën (dir.), Ouverture
et développement économique, Paris, Économica, 2001. Et, auparavant: S. Edwards, « Openness,
trade liberalization, and growth in developing countries », Journal of Economic Literature, XXXI,
septembre 1993.
2
Christian Palloix, Problèmes de la croissance en économie ouverte, Paris, Maspero, 1969. Yves
Ullmo, Macroéconomie et économie ouverte, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences
politiques, 1979. La politique monétaire en économie ouverte, II, Économie appliquée, tome XVII,
1983, n°7-8, Paris, ISMEA, 1983. William Marois, Théorie du déséquilibre et politique économique
en économie ouverte, Paris, Université de Paris 1, 1984. Pierre-Yves Hénin, Sur l’équilibre
macroéconomique d’une économie ouverte, Paris, Université de Pais 1, 1985. Jacques Généreux,
Les politiques en économie ouverte. Économie politique, 3, Paris, Hachette, 1992. Et le regard
rétrospectif : André Gueslin, L’économie ouverte : 1948-1990, Nouvelle histoire économique de la
France contemporaine, tome 4, Paris, La Découverte, 1989.
3
Cf. Ronald Findlay, Rolf G. H. Henriksson, Häkan Lindgren & Mats Lundahl (dir.), Eli Heckscher,
International Trade, and Economic History, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2006.
4
Cf. Peter Hall, « L’évolution de la politique économique sous Mitterrand », in Stanley Hoffmann
& Georges Ross (dir.), L’expérience Mitterrand. Continuité et changement dans la France
contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 1988, pp. 78-101. Howard Machin &
Vincent Wright, Economic Pollicy and Policy-Making under the the Mittterrand Présidency, 1981-
1984, Londres, Frances Pinter, 1985.
5
Cf. Paul Bairoch, « Les principales composantes économiques de la mondialisation dans une
perspective historique. Mythes et réalités », Économie appliquée, tome LV, 2002, n°2, Paris, ISMEA.
Jean Batou & Thomas David, « Les deux mondialisations du XXe siècle. De 1900 à l’an 2000 »,
Ibidem.
2
de « cas d’étude » qui prennent néanmoins tout leur sens si on les soumet à l’éclairage de
cette problématique de l’économie ouverte sur une période de plus de trois siècles. Il est
devenu quasiment convenu de recherche dans l’Histoire les prodromes de la
mondialisation ou tout au moins les signes d’une récurrence de la tendance à la
mondialisation, au point qu’on parle même d’une « première mondialisation » pour la
Belle Époque, alors même que le protectionnisme dominait largement les mentalités des
élites et les pratiques étatiques. Les réflexions des historiens économistes portent souvent
sur la marge de manœuvre des entreprises pour agir dans des cadres imposés par les
autorités, la situation politique et géopolitique, voire les conflits internationaux. Elles
s’inscrivent dans les études stimulantes conduites jadis par Paul Bairoch autour du concept
de « mondialisation »
6
1. Une autre loi des débouchés : « l’économie ouverte s’impose et s’incruste »
Fondamentalement, le chef d’entreprise est en quête de clients, et plus la qualité et la
spécificité de ses produits sont réputés, plus sa clientèle a tendance à s’internationaliser,
plus son insertion dans les flux commerciaux internationaux s’accentue, à l’échelle d’un
continent notamment dans le cadre de l’unification économique européenne, par
exemple, ou, plus récemment encore, à l’échelle de l’ALENA ou de l’ASEAN, etc. ou à
l’échelle mondiale. Les entreprises du fameux Mittelstand allemand sont ainsi renommées
pour leur capacité à vendre partout dans leur monde des productions fort spécialisées car
dotées d’un haut contenu technologique et, en France, des PME ou des entreprises
moyennes-grandes pratiquent elles aussi ce « modèle allemand » grâce à leur
spécialisation sur des « niches », telle une entreprise alsacienne (Hermelin) devenue la
reine mondiale du marché …de la brouette, telle Zodiac
7
, qui a glissé de sa spécialité
historique (les bateaux gonflables) à une spécialité mondialisée, les matériels d’avion
(sièges, etc.), ou telle Legris, spécialisée dans la robinetterie industrielle
8
. Des pesanteurs
commerciales, mentales, voire financières (l’appât des gains) poussent le chef d’entreprise
à prospecter des marchés le plus largement possible, à grignoter des parts de marché, ce
qui lui permet, au-delà des gains, de mieux valoriser sa machine productive et d’abaisser
ses coûts relatifs, au nom des « économies d’échelle » obtenues grâce cet élargissement des
débouchés. Une autre « loi des débouchés » doit donc être reconnue, celle d’une tendance
irréfragable qui conduit toute entreprise à dilater les limites de son marché intérieur et à
prendre des risques (commerciaux et financiers) à l’étranger.
Cela est fort bien prouvé en période de crise commerciale internationale, quand des
embargos ou des blocus sont imposés vis-à-vis de tel État ou de telle coalition ennemie,
quand la coercition se mêle d’entraver les échanges
9
. Le blocage des frontières est certes
efficace pendant un certain temps ; mais les pesanteurs de la (seconde) loi des débouchés
incitent sans cesse et toujours des entreprises des pays « bloqueurs » à contourner les
interdictions, à participer à une offre « grise » dès lors qu’une « demande » tout aussi grise
6
L’un des volumes d’hommage à Paul Bairoch symbolisent cette « ligne » d’analyse de l’économie
ouverte puisque le numéro spécial Économie appliquée, tome LV, 2002, n°2 s’intitule : La
mondialisation : perspectives historiques. Paul Bairoch, 1930-1999. Cf. aussi Paul Bairoch, Bouda
Étemad, Jean Batou & Thomas David, Pour une histoire économique et sociale internationale :
mélanges offerts à Paul Bairoch (Towards an International Economic and Social History: Essays
in Honour of Paul Bairoch), Genève, Éditions Passé présent, 1995.
7
Pierre Dottelonde & Catherine Malaval, Un siècle d’air et d’eau. Zodiac, 1896-1996, Paris-Issy-les-
Moulineaux, Cliomédia, 1996.
8
« L’internationalisation », in Reynald Secher, Legris. Histoire d’un saga industrielle, sans
location, RSE, 1997, pp. 201-222.
9
Miroslav Nincic & Peter Wallensteen (dir.), Dilemmas of Economic Coercion, New York, Praeger,
1983.
3
peut être dénichée chez des intermédiaires des pays bloqués. François Crouzet
10
- et il le
fait encore dans un chapitre de ce livre et S. Marzagalli
11
ont beaucoup insisté sur la
fonction quasiment « subversive » des marchands des fameux pays neutres pour les blocus
des années 1790-1810, et notamment les navires venant des Etats-Unis ; ceux-ci jouent le
même rôle en 1914-1917, voire encore en 1939-1941 pour continuer à alimenter la chaîne
transatlantique de l’approvisionnement des Îles britanniques, avant l’entrée officielle aux
côtés des belligérants. Certes, les contrôles se sont multipliés, des arraisonnements, des
saisies, voire des destructions pendant les deux guerres sous-marines
12
pendant les
guerres mondiales mais irrésistiblement la « machine à vendre » créait un appel à des
« débloqueurs » de blocus.
Des historiens engagés, telle Annie Lacroix-Riz
13
, en pionnière dénonciatrice, puis des
études « neutres » d’historiens parfois commissionnés par des États ou des entreprises
soucieux de redresser leur image de marque, de faire la part des choses, de dégager les
responsabilités précises sans se dégager de leurs responsabilités vis-à-vis de l’Histoire, ont
d’ailleurs montré que, au cœur de la Seconde Guerre mondiale, des pays neutres ont servi
d’intermédiaire entre les firmes de l’aire européenne nazie (Bosch
14
, etc.) et des firmes des
pays alliés ou des pays non belligérants, tandis que la Suisse s’insérait dans des réseaux
particulièrement troubles
15
. Les embargos
16
les plus récents, contre l’Afrique du Sud et la
Rhodésie du Nord racistes, contre Israël de la part de certains pays arabes, etc. ont
10
François Crouzet, « Les conséquences économiques de la Révolution française. Réflexions sur un
débat », in Jean-Charles Asselain (dir.), Révolution de 1789, guerres et croissance économique,
special issue, Revue économique, tome 40, n°6, novembre 1989, pp. 1189-1203. Louis Bergeron,
« Les milieux d’affaires la guerre et la paix (1792-1815) », in Erik Aerts & François Crouzet (dir.),
Economic Effects of the French Revolutionary and Napoleonic Wars, Proceedings of the tenth
international economic history congress, Leuven University Press, 1990, pp. 14-21. François
Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire, XVIIe-XXe
siècles, Paris, Perrin, 1985.
11
Silvia Marzagalli, Les boulevards de la fraude. Le négoce maritime et le Blocus continental,
1806-1813, Lille, Presses universitaires Septentrion, 1999.
12
David Fairbank White, Bitter Ocean: The Battle of the Atlantic, 1939-1945, New York, Simon &
Schuster, 2006. Silvia Marzagalli & Bruno Marnot (dir.), Guerre et économie dans l’espace
atlantique du XVIe au XXe siècles, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2006.
13
Annie Lacroix-Riz, Industriels et banquiers sous l’Occupation. La Collaboration économique
avec le Reich et Vichy, Paris, Armand Colin, 1999. Annie Lacroix-Riz, L’économie suédoise entre
l’Est et l’Ouest, 1944-1949 : neutralité et embargo, de la guerre au Pacte atlantique, Paris,
L’Harmattan, 1991.
14
Ulf Olsson, Stockholms Enskilda Bank and the Bosch Group, 1939-1950, Banking & Enterprise,
1, Stockholm, Stiftung för ekonomisk historisk forskning inom bank och företagande (Foundation
for Economic, History Research within Banking and Enterprise), 1998. Cf. aussi Christopher
Kobrak & Per Hansen (dir.), European Business, Dictatorship, and Political Risk, 1920-1945, New
York, Berghahn, 2004. Neil Forbes, Doing Business with the Nazis. Britain’s Economic and
Financial Relation with Germany, Londres, Frank Cass, 2000.
15
Marc Perrenoud, Rodrigo Lopez, Florian Adank, Jan Baumann, Alain Cortat & Suzanne Peters,
La place financière et les banques suisses à l’épreuve du national-socialisme. Les relations des
grandes banques avec l’Allemagne (1931-1945), Zurich, Chronos & Éditions Payot, 2002.
Sébastien Guex (dir.), La Suisse et les grandes puissances, 1914-1945. Relations économiques avec
les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France, Genève, Droz, 1999. Marc
Perrenoud & Rodrigo Lopez, Aspects des relations financières franco-suisses (1936-1946), Zurich,
Chronos, 2002.
16
David Leyton-Brown (dir.), The Utility of Economic Sanctions, New York, St. Martin’s Press,
1987. Gary Clyde Hufbauer, Jeffrey J. Schott & Kimberly Ann Elliott, Economic Sanctions
Reconsidered: History and Current Policy, seconde édition, Washington, Institute for
International Economics, 1990. Donald L. Losman, International Economic Sanctions: The Cases
of Cuba, Israel, and Rhodesia, Albuquerque, N.M., University of New Mexico Press, 1979.
4
confirmé cette tendance, dès lors que des circuits dits « parallèles » ont profité de ces
embargos pour nouer des marchés privilégiés. La prohibition de la traite des noirs
17
elle-
même a donné lieu, dans les années 1820-1840, à des mesures maritimes drastiques de la
part de la flotte britanniques, en particulier le long des côtes d’Afrique, alors même que ni
la France, ni les États-Unis, ni le Brésil n’avaient encore aboli l’esclavage et donc qu’une
« demande » d’esclaves continuait à s’exercer de façon indicible et tout au moins discrète.
De façon plus spectaculaire encore, car le cinéma s’en est mêlé, la Prohibition,
l’interdiction de la fabrication et de la vente d’alcool par la majorité pudibonde
républicaine américaine, ont débouché sur l’édification d’une économie grise, de circuits
d’approvisionnement, par le Canada, des îles (Cuba, etc.), de réseaux clandestins de
distribution (les speakeasies), de mafias, etc. Même la firme girondine Marie-Brizard
18
s’est enrichie pendant ces années 1920-1930 en passant ses caisses d’alcools (rhum,
brandies, anisette, liqueurs) par Saint-Pierre-et-Miquelon, et l’on sait que la fortune de la
dynastie canadienne des Bronfman s’est constituée par ces importations d’alcool, à
l’origine de la construction du groupe Seagram
19
. De façon tendancielle également, les
historiens des textiles ou du commerce ont bien décrit comment et combien les restrictions
aux échanges de produits textiles ont souvent été contournées par le dessin de « circuits de
la fraude »
20
, entre les territoires de la future Belgique et la France, par exemple. Sur un
tout autre registre, les relations entre le monde capitaliste (au sens large) et l’URSS ont été
entachés d’ambiguïté pendant la Guerre froide
21
, entre la volonté de brider l’essor d’une
force rivale et le désir de firmes intermédiaires en commerce international, voire de
grandes sociétés industrielles, d’y dénicher des marchés coûte que coûte
22
, dans le cadre
des règles fixées au sein de l’OTAN par le COCOM
23
certes, mais parfois en allant fort loin
dans les transferts de technologie et l’affaire de l’embargo portant sur le matériel destiné
à un gazoduc sibérien géant a accentué les tensions entre fermeture et ouverture de cette
économie Est-Ouest
24
.
17
Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d’histoire globale, NRF, collection
Bibliothèque des histoires, Paris, Gallimard, 2004.
18
Hubert Bonin, Marie Brizard (1755-1995), Bordeaux, L’Horizon chimérique, 1995.
19
Peter Charles Newman, La dynastie des Bronfman, Montréal, Éditions de l’Homme, 1979. A
contrario : Edgar M. Bronfman, Good Spirits: The Making of a Businessman, New York, Putnam,
1998.
20
Cf. plusieurs chapitres dans: Gérard Béaur, Hubert Bonin & Claire Lemercier, dir.),
Contrebande, fraude et contrefaçon, de l’Antiquité à nos jours, Genève, Droz, 2007.
21
Ian Jackson, The Economic Cold War: America, Britain and East-West Trade, 1948-63 (Cold
War History), New York, St. Martin’s Press, 2000. Jari Eloranta and Jari Ojala (dir.). East-West
Trade and the Cold War. Jyvaskyla: University of Jyvaskyla, 2005.
22
Joseph Wilczynski, The Multinationals and East-West Relations, Boulder, Colorado, Westview,
1976. Peter Van Ham, Western Doctrines on East-West Trade: Theory, History and Policy, New
York, St. Martin’s Press, 1991. Reinhard Rode & Hanns-Dieter Jacobsen (dir.), Economic Warfare
or Détente. An Assessment of East-West Relations in the 1980s. Boulder, Colorado, Westview
Press, 1985. Robert Paarlberg, “Lessons of the Grain Embargo’’, Foreign Affairs 59 (automne
1980), pp. 144-162. Gunnar Adler-Karlsson, Western Economic Warfare, 1947-1967: A Case Study
in Foreign Economic Policy. Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1968. Charles Perry & Robert
Pfaltzcraft (dir.), Selling the Rope to Hang Capitalism? The Debate on East-West Trade and
Technology Transfer, Washington, Pergamon-Brassey, 1987. Hubert Bonin, « Russia », in John
McCusker (et alii, dir.), History of World Trade since 1450 (deux volumes), Farmington Hills
(Mi.), Thomson-Gale, 2005.
23
Michael Mastanduno, Economic Containment: CoCom and the Politics of East-West Trade.
Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1992. David Allen Baldwin & Helen V. Milner (dir.), East-
West Trade and the Atlantic Alliance, New York, St. Martin’s Press, 1990.
24
Bruce W. Jentleson, Pipeline Politics: The Complex Political Economy of East-West Energy
Trade, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1986. Anthony Blinken, Ally Versus Ally: America,
Europe and the Siberian Pipeline Crisis, New York, Praeger, 1987. Hubert Bonin, « Business
5
Bref, ce que l’on pourrait appeler une forme de Realpolitik terme utilisé dans la
diplomatie ou de pragmatisme commercial a toujours mobilisé, au nom de l’âpreté du
goût du profit (greed, disent les Anglo-Saxons) et du dynamisme entrepreneurial, une
« économie réelle » dont la caractéristique fondamentale est bien d’être, vaille que vaille,
une « économie ouverte ». Loin des théories de science économique et au nom d’une
histoire purement empirique, celle-ci appartiendrait donc à « la nature des choses ». Toute
tendance à institutionnaliser des réglementations protectrices, protectionnistes,
prohibitionnistes, serait ainsi condamnée au nom de cette seconde loi des débouchés. Et
les débats et tourments autour de la dure réalité du marché international des drogues
25
,
voire des femmes ou des enfants objets sexuels, ne peuvent que refléter au plus haut degré
d’insoutenabilité cette immoralité qui sous-tend, parfois, cette Realpolitik de l’économie
ouverte. Mais c’est l’histoire même du corps des Douanes
26
, des polices internationales
(Interpol, etc.) ou des outils de combat contre le blanchiment de l’argent (procédures
Tracfin, etc.) à l’échelle nationale, européenne ou internationale (sous l’influence de
rapports de l’OCDE ou de la Banque mondiale sur la nécessaire « moralisation » de
l’économie de marché) qui confirme l’aspect récurrent de la guerre contre la fraude, les
trafics de drogues, de produits dopants, d’êtres humains ou de dollars. Et plusieurs
chapitres de ce livre touchent ainsi à ce domaine de « l’économie ouverte grise », de
spéculations sur la valorisation de produits rares car leur circulation est trop réglementée
ou interdite.
2. Les vices de léconomie ouverte
L’incompréhension entre « l’opinion publique », certaines « élites » économiques et
politiques, voire intellectuelles, et le mouvement vers la division internationale du travail
porté par l’économie de marché reflète de façon récurrente les interrogations sur les vertus
de « l’économie ouverte ». C’est le cas dans les années 1780 face au traité d’Eden, dans les
années 1820-1850 face aux projets de libre-échange et Francis Démier traite bien ici ce
sujet dans son chapitre , dans les années 1860-1920 au nom de projets protectionnistes ;
c’est encore le cas dans les années 1930-1940 au nom de la protection d’économies en
crise
27
et le vote du tarif Smoot-Hawley par le Congrès américain exprime cette crainte
de la concurrence étrangère en plein coeur de la crise qui vient de se déclencher ou
fragiles. Plus tard encore, dans les années 1980, quand la dislocation du système productif
pousse à s’interroger sur la compétitivité d’une économie française hésitant encore « entre
l’État et le marché »
28
au coeur de « la montée des tensions »
29
, les fondements d’un retour
interests versus geopolitics: the case of the Siberian pipeline in the 1980s », Business History,
volume 49, n°2, mars 2007, pp. 235-254.
25
Michel Koutouzis & Pascale Perez, Atlas mondial des drogues, Paris, Presses universitaires de
France, 1996.
26
Jean Clinquart, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, Neuilly-
sur-Seine, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1986. Jean Clinquart,
L’administration des douanes en France de 1914 à 1940, Paris, Comité pour l’histoire économique
et financière de la France, 2000.
27
Cf. le chapitre révélateur : « Protectionism over competititon : Europe, Australia, and Japan,
1930-1945 », in Tony A. Freyer, Antitrust and Global Capitalism, Cambridge, Cambridge
University Press, 2006, pp. 60-101
28
Maurice Lévy-Leboyer & Jean-Claude Casanova, Entre l’État et le marché. L’économie française
des années 1880 à nos jours, Paris, Gallimard-NRF, 1991.
29
« Les lignes de force des échanges. Déséquilibres, concurrences, complémentarités », in CEPII,
Économie mondiale : la montée des tensions, Paris, Économica, 1983, pp. 77-136.
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