Mettre en scène Marivaux aujourd'hui …
C'est tenter de laisser apparaître le Marivaux des profondeurs.
Sortir de l'image d'Epinal : dramaturge spirituel, peintre d'une mondanité éprise de mots
d'esprit.
S'échapper de la vision boursouflée à la Sainte-Beuve qui ne voyait dans ce théâtre que
« badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et
prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli ». En effet en observant de
plus près, il y a chez Marivaux de l'ordre de l'observation chirurgicale, de l'autopsie de
l'amour, du langage amoureux, du langage social. Et s'il construit un théâtre, c'est en
recourant aux pires moyens. Il dresse une machine infernale, on entre et on sort,
comme si on cherchait le cadavre, comme si on souhaitait le faire manger. Un Marivaux
âpre, violent, cruel. Ironique. Avec froideur et légèreté il bâtit un théâtre où se dresse la
plus terrible ambiguïté, nous conduisant à nous demander : pourquoi nous convie-t-il à
ce spectacle ?
La Double Inconstance est l'une des pièces de Marivaux où l'étrangeté, la force de cette
énigme apparaît dans son caractère le plus frappant.
Et pénétrant dans cette histoire « élégante et gracieuse d'un crime » selon la formule
d’Anouilh, à chacun d'entendre Arlequin dans ses premières questions : « Que diantre !
qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? Qu'est-ce que c'est que
vous ? Que me voulez-vous ? Où allons-nous ? »
La première étrangeté à laquelle nous nous retrouvons confrontés est le caractère,
extrêmement paradoxal, ambigu du rapport à la loi dans lequel s'inscrivent l'action et les
personnages. En effet dans ce « palais à volonté », où la cour comme le village
obéissent à un seul maître, le Prince, celui-ci obéit lui-même à des lois, dont la première
(il ne doit pas user de violence à l'égard de Silvia ni d'Arlequin) est tout de suite déniée
(Silvia est enlevée au début de la pièce).
Ainsi au-delà du caractère juridique, organique et même moral de la loi, cette double
contrainte donne une règle constitutive au jeu et à l'action dramatique. Sans prohibition
de la violence qui impose délais et négociations, et sans la violation de cette loi il n'y a
pas d'enjeu. Cependant aux lois qui s'imposent au Prince répondent les lois qui
s'appliquent aux villageois. Ainsi en ce qui concerne la question de la fidélité, si Silvia
peut énoncer au début : « il faut qu'une honnête femme aime son mari », cet
engagement est relativisé peu de temps après : « il n'y a qu'à rester comme nous
sommes, il n'y aura pas besoin de serment », avant que ce désir de fidélité ne devienne
plus qu'un argument de séduction : « Pardessus ce marché cette fidélité n'est-elle pas
mon charme ? » Et finalement Silvia pourra affirmer sans plus de difficultés : « Lorsque
je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu, à cette heure que je ne l'aime plus, c'est
un amour qui s'en est allé, il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne
crois pas être blâmable. » Il s'agit donc bel et bien d'un étrange royaume dans lequel on
prend la peine d'énoncer des lois, dans lequel on s'efforce de les respecter mais en
méconnaissant ou en déniant leur rigueur. Tous ces arrangements avec la loi sont des
traits qui dessinent une figure du monde réel. Le coeur du théâtre de Marivaux est bien
ici : chercher à dire le monde vrai. Et si la question de l'amour est si centrale, c'est
qu'elle est un paradigme de cet endroit de l'équivoque, de l'ambiguïté où le rêve