La Double Inconstance

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Sommaire
 Dossier artistique
p.3
 L’inconstance et l’aveu, François Regnault.
 Mettre en scène Marivaux aujourd’hui, Christian Colin.
 Note sur la scénographie
 Biographies
 Marivaux et son théâtre
p.11
 Texte de Marivaux, Le spectateur français.
 Marivaux 1682 – 1763 quelques repères, Jean Goldzinck.
 Marivaux, un homme secret et un « honnête homme »,Claude Eterstein.
 Marivaux, A.Rykner.
 Regards sur le théâtre de Marivaux.
 Le portrait, le miroir et le masque, Jacques Scherer.
 La plus haute expression de la convention théâtrale, Louis Jouvet.
 La Double inconstance
p.34
 Résumé, Laffont-Bompiani.
 Notice, Frédéric Deloffre et Françoise Rubellin.
 Une architecture mobile du mensonge, Françoise Rubellin.
 Le personnage d’Arlequin, Françoise Rubellin.
 Bibliographie
p.60
La Double Inconstance
de Marivaux
Mise en scène / Christian Colin
Scénographie /Claude Plet, Christian Colin
Costumes / Patrice Cauchetier assisté de Coralie Sanvoisin
Lumière / Jean-Pascal Pracht
Musique / Mico Nissim
Vidéo / Claude Plet, Nicolas Humbert
Collaboration artistique / François Regnault, Stéphane Mercoyrol
Assistante à la mise en scène / Lisa Sans
Avec:
Marie Favre, Silvia
Audrey Bonnet, Flaminia
Jérémie Lippmann, Arlequin
Jean-Jacques Levessier, Trivelin
Alexandre Pavloff - sociétaire de la Comédie Française – Le Prince
Lisa Sans, Lisette
Et Charline Grand, Julie Moreau, Frédéric Sonntag, Arnaud Stephan Les philosophes
Production, Théâtre National de Chaillot / Théâtre National de Bretagne à Rennes /
La Compagnie Atelier 2 – Christian Colin.
Tournée :
Comédie de Reims du 7 au 10 février 2007, Comédie de Genève du 13 au 18 mars
2007,
Théâtre National de Bretagne à Rennes du 21 au 30 mars 2007, Théâtre du Nord à Lille
du 5 au 14 avril 2007, Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine du 25 au 27 avril
2007, Théâtre du
Gymnase à Marseille du 22 au 26 mai 2007.
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DOSSIER
ARTISTIQUE
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L’inconstance et l’aveu
Ou bien les amants ne savent pas encore qu’ils s’aiment, et l’aveu les inquiète, ou bien
ils le savent, et l’inconstance les menace.
Cette différence caractérise assez un grand nombre de pièces de Marivaux.
Et puis il y a aussi les pièces « à îles », celles qui proposent une expérimentation sur la
servitude (L’Île des esclaves), la raison (L’Île de la raison), la différence des sexes (La
Nouvelle Colonie), ou justement sur la naissance de l’inconstance (La Dispute).
La Double Inconstance nous présente assurément un couple qui s’aime, mais un Prince
a jeté son dévolu sur la jeune Silvia, et une femme se sent naître de l’inclination pour le
jeune Arlequin.
À la lecture du titre, le spectateur imagine aussitôt que l’homme et la femme vont cesser
de s’aimer, mais, comme cela leur arrivera à tous deux, ils en seront quittes pour aimer
en d’autres lieux.
L’aveu est d’une importance capitale chez Marivaux, et ce n’est pas parce que Silvia et
Arlequin s’aiment déjà au début de la pièce, qu’ils ne devront pas rencontrer aussi
l’épreuve de l’aveu : entre le Prince et Silvia, entre Arlequin et Flaminia.
L’aveu consiste en cette logique mystérieuse et courante qui veut que vous ne déclariez
votre amour que lorsque vous êtes à peu près assuré que l’autre vous aime, sinon, c’est
peine perdue !
L’inconstance, elle, consiste en cette logique courante et mystérieuse qui, fondée sur
l’axiome que l’amour ne dure pas, induit le spectateur à en observer les tout premiers
signes : la distraction, puis l’indifférence, puis le ressentiment, la haine et la trahison.
« Voilà de part et d’autre les premiers pas vers l’inconstance qui fait le sujet de la
pièce », dit fort bien un compte rendu de la première représentation le 6 avril 1723.
Marivaux a alors trente-cinq ans, c’est sa sixième pièce, écrite, comme la plupart d’entre
elles, pour la Comédie-Italienne, qu’il aime tant. Et d’ajouter : « La métaphysique du
cœur y règne un peu trop », critique fréquente contre lui en ce siècle pourtant si doué
pour parler d’amour. Peut-être est-ce pour cela que le metteur en scène, Christian Colin,
a souhaité qu’on entrevoie ces ténèbres cachées derrière les lumières de la découverte
amoureuse, comme ces héros de la Nouvelle Vague, jeunes, oisifs, raisonneurs, à la
fois charmants et méfiants, qui discutaient tant d’amour avant 1968, à perte de vue. Il a
voulu que quatre jeunes philosophes, deux filles et deux garçons, derrière le lieu de
l’action et autour, servent de contrepoint aux personnages comme ces lignes musicales
de l’alto qui « doublent » les parties de violon. Ils échangeront des propos tirés de
quelques scénarios d’Éric Rohmer, qui se trouve si à l’aise dans ce siècle libre et parfois
pervers.
François Regnault
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Mettre en scène Marivaux aujourd'hui …
C'est tenter de laisser apparaître le Marivaux des profondeurs.
Sortir de l'image d'Epinal : dramaturge spirituel, peintre d'une mondanité éprise de mots
d'esprit.
S'échapper de la vision boursouflée à la Sainte-Beuve qui ne voyait dans ce théâtre que
« badinage à froid, espièglerie compassée et prolongée, pétillement redoublé et
prétentieux, enfin une sorte de pédantisme sémillant et joli ». En effet en observant de
plus près, il y a chez Marivaux de l'ordre de l'observation chirurgicale, de l'autopsie de
l'amour, du langage amoureux, du langage social. Et s'il construit un théâtre, c'est en
recourant aux pires moyens. Il dresse une machine infernale, on entre et on sort,
comme si on cherchait le cadavre, comme si on souhaitait le faire manger. Un Marivaux
âpre, violent, cruel. Ironique. Avec froideur et légèreté il bâtit un théâtre où se dresse la
plus terrible ambiguïté, nous conduisant à nous demander : pourquoi nous convie-t-il à
ce spectacle ?
La Double Inconstance est l'une des pièces de Marivaux où l'étrangeté, la force de cette
énigme apparaît dans son caractère le plus frappant.
Et pénétrant dans cette histoire « élégante et gracieuse d'un crime » selon la formule
d’Anouilh, à chacun d'entendre Arlequin dans ses premières questions : « Que diantre !
qu'est-ce que cette maison-là et moi avons affaire ensemble ? Qu'est-ce que c'est que
vous ? Que me voulez-vous ? Où allons-nous ? »
La première étrangeté à laquelle nous nous retrouvons confrontés est le caractère,
extrêmement paradoxal, ambigu du rapport à la loi dans lequel s'inscrivent l'action et les
personnages. En effet dans ce « palais à volonté », où la cour comme le village
obéissent à un seul maître, le Prince, celui-ci obéit lui-même à des lois, dont la première
(il ne doit pas user de violence à l'égard de Silvia ni d'Arlequin) est tout de suite déniée
(Silvia est enlevée au début de la pièce).
Ainsi au-delà du caractère juridique, organique et même moral de la loi, cette double
contrainte donne une règle constitutive au jeu et à l'action dramatique. Sans prohibition
de la violence qui impose délais et négociations, et sans la violation de cette loi il n'y a
pas d'enjeu. Cependant aux lois qui s'imposent au Prince répondent les lois qui
s'appliquent aux villageois. Ainsi en ce qui concerne la question de la fidélité, si Silvia
peut énoncer au début : « il faut qu'une honnête femme aime son mari », cet
engagement est relativisé peu de temps après : « il n'y a qu'à rester comme nous
sommes, il n'y aura pas besoin de serment », avant que ce désir de fidélité ne devienne
plus qu'un argument de séduction : « Pardessus ce marché cette fidélité n'est-elle pas
mon charme ? » Et finalement Silvia pourra affirmer sans plus de difficultés : « Lorsque
je l'ai aimé, c'était un amour qui m'était venu, à cette heure que je ne l'aime plus, c'est
un amour qui s'en est allé, il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne
crois pas être blâmable. » Il s'agit donc bel et bien d'un étrange royaume dans lequel on
prend la peine d'énoncer des lois, dans lequel on s'efforce de les respecter mais en
méconnaissant ou en déniant leur rigueur. Tous ces arrangements avec la loi sont des
traits qui dessinent une figure du monde réel. Le coeur du théâtre de Marivaux est bien
ici : chercher à dire le monde vrai. Et si la question de l'amour est si centrale, c'est
qu'elle est un paradigme de cet endroit de l'équivoque, de l'ambiguïté où le rêve
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déborde sur la réalité de façon si dangereuse. Ainsi cet amour est constamment
nommé, dit, objet d'échange de paroles mais il n'y en a en réalité aucun car il n'est
jamais l'objet de choix, d'engagement. Toujours immergé dans le fantasme ou le rêve il
s'affranchit du rapport au réel et devient lieu de cruauté, de l'instabilité où chacun se
retrouve précipité dans l'infini des possibles. On a souvent interprété La Double
Inconstancecomme le passage d'un amour enfantin à un amour conscient et adulte,
mais cette lecture est aussi réversible, dans une séquence complémentaire,
indissociable, qui livre l'enfance au désir des adultes avec le consentement des
premiers. Ainsi Silvia peut-elle affirmer à la fin : « Comme on n’est pas le maître de son
coeur, si vous aviez envie de m'aimer, vous seriez en droit de vous satisfaire, voilà mon
sentiment. » Chacun des personnages est davantage dans une conscience « parlée »
que dans une conscience objective des choses, aucun n'a de solution et tous procèdent
par arrangement. Et au fond, l'issue heureuse n'est peut-être pas tant là où on l'attend,
car si on reste lucide, il est difficile de croire qu'avec si peu de choix, tant d'irrésolution,
les arrangements de la fin aient plus de consistance que ceux du début.
Paradoxalement, l'issue heureuse est à rechercher dans la désillusion que construit La
Double Inconstance. D'abord parce que les acteurs sont véritablement acteurs au sens
fort, présents comme personnages du rêve et le percevant de l'extérieur, ils nous
permettent par un jeu de miroir qu'ils pratiquent d'abord pour eux-mêmes de s'échapper
du rêve, en le soumettant à la critique. L'espace les accompagne et les inscrit dans ce
mouvement par la métaphore. Un lieu blanc que deux toiles structurent en son milieu,
dans la verticalité.
Sans cesse en équilibre instable, elles effectuent, dans un mouvement à peine
perceptible, une sorte de parade, une danse à deux, tout au long de la représentation
mais sans jamais se croiser, se toucher, réalisant ainsi comme un double croisement,
un double mouvement, dans une double inconstance comme une ivresse par
mimétisme. Les acteurs, eux, tentant de s'échapper ou simplement conduits par cette
double transcendance instable se retrouvent précipités dans l'immanence radicale du
plan, à sa marge, sur la toile du réel ou à sa périphérie. Mais ce plan n'agit pas non plus
de façon univoque. Lui-même multiple, il inscrit tout d'une pente à une autre, il place
l'acteur sur la crête, ou se regardant sur la crête. Les projections vidéo sur ces deux
toiles blanches ne cherchent pas la modernité au sens où on l'entend habituellement,
mais au contraire agissent en creux, et replacent là encore une réalité. Il s'agit de
construire cette désillusion qui n'épargne aucune figure de la pièce mais qui est
paradoxalement la véritable utopie, la véritable fin heureuse. Comment Silvia passe de
la vision de Trivelin : « Ce n'est point là une femme, c'est quelque créature d'une espèce
à nous inconnue », à celle de Flaminia dont le projet est de la « ranger à son devoir de
femme ». Puisque ce qui se réalise d'abord avec le Prince c'est la perte de tout ce
qu'elle a de romanesque, de fantasme, de cette « fidélité » qui fait son charme.
Christian Colin – janvier 2006
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NOTE SUR LA SCENOGRAPHIE
Scénographie : Claude Plet et Christian Colin
Dans la scénographie, le sol tient une grande importance. C'est, souvent, le départ de
notre recherche... La configuration de la salle Gémier suggérait la nécessité d'un plateau
en pente, pour rendre aux spectateurs d'orchestre, une lecture du sol qui lui échappe un
peu... afin de mettre un peu d'image sous les pieds des personnages.
Cette contrainte de confort esthétique s'imposa donc comme le premier élément concret
de notre proposition scénographique. La pente sera forte, jusqu'au tolérable ... accentuant
une dynamique dans la relation aux spectateurs où l'adresse de la langue est le signifiant
dominant de la narration... En ce sens, le dispositif scénique emprunte les codes du
théâtre classique.
Le choix de la proportion de ce "sol" sur l'espace de la scène, s'arrête sur un plateau de
7m d'ouverture avec une pente montant sur 5,50m et retombant en contre-pente sur 3m
vers le lointain ... un espace de transition dans les apparitions et les disparitions ..: le lieu
et l'ailleurs.. . Ce praticable entoilé en blanc sera posé au milieu d'une scène recouverte
d'une terre rougeâtre...
Suspendus à 30 cm au-dessus de la crête du praticable, 2 panneaux tollés blanc barrent
le vide de la boite noire du théâtre. Pivotants sur eux-mêmes en un lent mouvement de
parade magique, insensée et nécessaire, ces chassis-tableaux déterminent des
ouvertures et espaces variables ... comme une réponse naïve et complexe aux
dédoublements, variations et inconstances ... Ils seront aussi les supports de projections
vidéo...
Voici quelques notes d'intentions sur la scénographie et les bases d'une orientation
dramaturgique qui édairent la direction d'une mise en forme de La Double inconstance.
Nous souhaitons rapidement nous confronter à la faisabilité de cette installation, avant
d'aborder la composition et le découpage des images projetées ... qui seront étroitement
liées à l'avancement concret de la mise en scène ... un parti pris pour les costumes
prendra sa pertinence au cour de cette prochaine étape de travail...
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Christian Colin
Depuis 1981, Christian Colin est le directeur artistique de la Compagnie atelier 2 avec
laquelle il a mis en scène de nombreux textes classiques et contemporains, en France
et à l'étranger : Le Nom de Jon Fosse ; Le Bourgeois Schippel de Carl Sternheim, en
langue allemande (2001/02) ; Fin de partie – Endspie lde Samuel Beckett, en langue
allemande et française (2000/01) ; Inside-Outside ou Eloge de la radio de Denis
Levaillant,
(1999/2000) ; Les Vacances / La Mort viendra de Jean-Claude Grumberg / Ingeborg
Bachmann (1999/2000) ; Lulu de Frank Wedekind (1999/2000) ; La Jouissance du
Scorpion de Véronique Olmi, en langue allemande (1999/2000) ; Les Figures de la peur
d’Elsa Solal (1998/99) ; La Cerisaie d'Anton Tchekhov, en langue allemande
(1998/1999);
Rixe - Les Rouquins/Michu de Jean-Claude Grumberg (1998/99) ; Don Juan de Molière,
en langue allemande (1997/98) ; C'était juste une petite boîte fermée de Daniel
Besnehard.
(1997/98) ; Théâtre du mépris III de Didier-Georges Gabily en langue allemande et
française (1996/97) ; La Vie est un songe de Calderon de La Barca, en langue
allemande.
(1995/96) ; Le Rêve d'un homme ridicule de Fédor Dostoïevski (1995/96) ; Le Malade
imaginaire de Molière, en langue allemande (1994/95) ; Roberto Zucco de BernardMarie Koltès, en langue croate (1994/95) ; Mariages morts de Asja Srec-Todorovic
(1993/94) ;
Peau d'ours de Henri Calet (1992/93) ; Pylade de Pierre Paolo Pasolini (1992/93) ; Les
Temps fabuleux des commencements, adaptation des tragédies grecques par
Christian Colin (1991/92) ; Le Misanthrope de Molière (1989/1990) ; Sombre printemps
de Unica Zürn (1988/89) ; Simplement compliqué de Thomas Bernhard (1988/89) ; Le
Tunnel de Ernesto Sabato (1986/87) ; Le Dernier pèlerinage, concert de Franz Liszt
(1986/87) ; Les Exaltés de Robert Musil (1985/86) ; Les Irresponsables de Hermann
Broch (1985/86) ; La Tête vide de Raymond Guérin (1985/86) ; Othello de William
Shakespeare (1984/1985) ;
La Peau dure de Raymond Guérin (1983/1984) ; Premier amour de Samuel Beckett
(1981/1982)
Il est comédien au théâtre avec Bernard Sobel, Ariane Mnouchkine, Jean Jourdheuil,
Jean-François Peyret, Bruno Bayen, Gabriel Garran, François Marthouret, Jacques
Lassalle (Comédie Française)...
Il est acteur au cinéma ou pour la télévision avec Franck Cassenti, François Barat,
Claude Sautet, Denys Granier-Deferre, Gabriel Auer, Alain Guesnier, Yves-André
Hubert, Leila Senati, E. Niermans, Raul Ruiz…
Aux côtés d’Emmanuel de Véricourt, il fonde puis dirige l’Ecole du Théâtre National de
Bretagne. Il a mené de nombreux ateliers notamment à l’Ecole du Théâtre National de
Chaillot (direction Antoine Vitez), à l’Atelier du Centre Dramatique de la Comédie de
Caen, au Conservatoire de Montpellier, à l’Ecole du Centre Dramatique National de
Saint Étienne (maître de classe depuis 1998), à l’Ecole du Théâtre des Teintureries à
Lausanne.
A venir …
Tout de Ingeborg Bachmann, une mise en scène de Christian Colin au Théâtre de
Gennevilliers du 1er au 17 février 2007.
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Les interprètes
Marie Favre
Silvia
Suit les cours privé Florent, puis étudie à l’Ecole supérieure d’art dramatique du T.N.B.
à Rennes de septembre 2003 à juillet 2006.Pendant ces trois années de formation avec
ses condisciples, Marie a en particulier travaillé, sous forme d’ateliers généralement de
6 à 8 semaines, avec les metteurs en scène, Laurent Sauvage, Christian Colin, Nadia
Vonderheyden, Bruno Meyssat, Claude Régy, Serge Tranvouez, Arnaud Meunier, Marie
Vayssière, Eric Didry, Hubert Colas, Robert Cantarella, Anton Kouznetsov, JeanFrançois Sivadier. Elle a également suivi des ateliers avec Roland Fichet (auteur),
Martine-Joséphine Thomas (artiste lyrique), Renaud Herbin (metteur en scène
marionnettiste) et le chorégraphe Loic Touzé. Dans le cadre de cartes blanches
confiées aux élèves, Marie Favre a participé à la mis en mis en scène de La
Photographie de Jean-Luc Lagarce.
Depuis sa sortie de l’école, Marie Favre a joué dans la création de Genes 01 de Fausto
Paravidino mise en scène Stanislas Nordey pour le festival “Mettre en scène”, édition
novembre 2006 puis travaille avec Christian Colin dans La Double Inconstance de
Marivaux, créé à Chaillot le 10 janvier 2007 puis tourné (Reims, Genève Rennes, Lille,
Bordeaux, Marseille).
Audrey Bonnet
Flaminia
Suit les cours privés Florent puis étudie au Conservatoire National Supérieur d’Art
Dramatique de Paris. Elle est actrice à la Comédie Française depuis le 1er janvier 2003.
Elle a joué dans Les Fables de La Fontaine de Jean de La Fontaine, mise en scène
Robert Wilson, Tartuffe de Molière, mise en scène Marcel Bozonnet, Un auteur, un
acteur...Maeterlinck / Audrey Bonnet, Le Début de l'A. de et par Pascal Rambert,
Calderón de Pedro Calderón de la Barca, mise en scène Christian Schiaretti, La Nuit
des rois de William Shakespeare, mise en scène Andrzej Seweryn, Le Privilège des
chemins de Fernando Pessoa, mise en scène Eric Génovèse, Quatre quatuors pour un
week-end de et mise en scène par Gao Xingjian.
Parallèlement, elle a joué notamment sous la direction de Jacques Lassalle, Brigitte
Jacques, Jean-Christophe Saïs, Anne Terron, Yves Beaunesne et Marie-Louise
Bischofberger.
Jérémie Lippmann
Arlequin
Après une formation débutée en 1996 au Cours Florent et à l’Ecole du Cirque, Jérémie
Lippmann entre au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris.
Il associe le théâtre, le cinéma et la télévision.
Depuis 1996, il joue dans une quinzaine de pièces de théâtre dont « Une visite
inopportune » de Copi, mise en scène de Lukas Hemble à la Comédie Française, « Un
homme est un homme » de Bertold Brecht au Festival d’Avignon dans une mise en
scène de Bernard Sobel, « Visites » de Jon Fosse dans une mise en scène de
Bischofberger au Thâtre Vidy Lausanne. Au cinéma, où il interprête des rôles dans
différents courts métrages, on le voit aussi en 1999 dans « Eloge de l’amour » de JeanLuc Godard, en 2001 dans « la Repentie » de Laetitia Masson.
9
Plusieurs réalisateurs font appel à lui pour jouer dans leurs téléfims comme Edouard
Molinaro dans « Nora », Aline Isserman « la Kiné », Irène Jouannet « le Bon fils » ou
Gérard Marx dans « Bingo ».
Jean-Jacques Le Vessier
Trivelin
Il entre au Conservatoire National Supérieur d’Art dramatique en 1989 puis à l’école du
TNB à Rennes. Il a joué sous la direction de Beno Besson ( Coeur ardent d’Ostrovski),
de Didier-Georges Gabilly ( Gibiers du temps), de Jean-Baptiste Sastre ( Les Paravents
de Jean Genet) et dans plusieurs mises en scènes de Chantal Morel ( Crime et
Châtiment de Fédor Dostoïevski, La Révolte de Villiers de L’Isle Adam, L’Invention de
Morel de Bioy Casares). Récemment, il joue dans Eva Perón de Copi, mise en scène de
Marcial Di Fonzo Bo et dans Tartarin de Tarascon d’Alphonse Daudet, mise en scène
de Marie Vayssière.
Au cinéma, il tourne sous la direction de Laurent Heyneman pour Faux et usages de
faux, de Patrice Lecomte pour Ridicule et avec Olivier Marchal pour Gangsters.
Alexandre Pavloff
Le Prince
Sociétaire de la Comédie Française.
Il suit des cours à l’Ecole supérieure d'Art dramatique, Pierre Debauche puis au
Conservatoire national supérieur d'art dramatique dans les classes de Madeleine
Marion, Daniel Mesguich.Jacques Lassalle.
Il entre à la Comédie-Française le 1er juin 1997 et devient sociétaire en 2002.
Il a joué dans L’Avare de Molière, mise en scène Andreï Serban, Le Bourgeois
Gentilhomme et Les Fourberies de Scapin de Molière, mise en scène Jean-Louis
Benoît, Le Malade imaginaire de Molière, mise en scène Claude Stratz, Amphitryon de
Molière, mise en scène Anatoli Vassiliev, Britannicus de Jean Racine, mise en scène
Brigitte Jaques-Wajeman, Le Cid de Jean Racine, mise en scène Brigitte JaquesWajeman.
Parallèlement, il a joué sous la direction d’Olivier Py, Julie Brochen, Catherine Anne.
Claude Plet
Scénographe
Depuis 1978, il est scénographe et décorateur sur une soixantaine de spectacles.
Il travaille entre autres auprès de Christian Colin Le Nom (Jon Fosse) ; de Didier Long
Jalousie en trois fax (Esther Vilar) ; de Pierre Santini Capitaine Bringuier (P. Lainé),
Fausse adresse (L. Lunari) ; de Michel Fagadeau Le Voyage (G. Aubert), Noces de
sable (D. Van Cauwelaert) ; de Régis Santon Britannicus (Jean Racine), L'Ecole des
Femmes (Molière), Staline Mélodie (D. Pownall), Mort d'un commis voyageur (Arthur
Miller), Azev (B. Thomas), La Visite de la vieille dame (Friedrich Durrenmatt), Lundi huit
heures (J. Deval), Les affaires sont les affaires (O. Mirbeau). Pour ces deux derniers
spectacles, il obtient respectivement une nomination au Molière du meilleur décor 1993,
et le Molière du meilleur décor 1995.
Depuis 1981, il est également décorateur et ensemblier sur une soixantaine de films
publicitaires, courts-métrages et clips, et sur une vingtaine de longs-métrages dont Le
Grand pardon d'Alexandre Arcady, La Chèvre de Francis Weber, Tir à vue de Marc
Angelo, Ma Femme s'appelle reviens et Le Cow-boy de Georges Lautner, Charlotte for
ever et Stan the flasher de Serge Gainsbourg ...
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MARIVAUX
ET
SON THEATRE
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A l’âge de dix-sept ans, je m’attachai à une jeune demoiselle, à qui je dois le
genre de vie que j’embrassai. Je n’étais pas mal fait alors, j’avais l’humeur douce et les
manières tendres. La sagesse, que je remarquais dans cette fille m’avait rendu sensible
à sa beauté. Je lui trouvais d’ailleurs tant d’indifférence pour ses charmes, que j’aurais
juré qu’elle les ignorait. Que j’étais simple dans ce temps-là ! Quel plaisir ! disais-je en
moi-même, si je puis me faire aimer d’une fille qui ne souhaite pas avoir d’amants,
puisqu’elle est belle sans y prendre garde, et que, par conséquent, elle n’est pas
coquette. Jamais je ne me séparais d’elle que ma tendre surprise n’augmentât de voir
tant de grâces dans un objet qui ne s’en estimait pas davantage. Était-elle assise ou
debout ? parlait-elle ou marchait-elle ? il me semblait toujours qu’elle n’y entendait point
finesse, et qu’elle ne songeait à rien moins qu’à être ce qu’elle était. Un jour qu’à la
campagne je venais de la quitter, un gant que j’avais oublié fit que je retournai sur mes
pas pour l’aller chercher ; j’aperçus la belle de loin, qui se regardait dans un miroir, et je
remarquai, à mon grand étonnement, qu’elle s’y représentait à elle-même dans tous les
sens où durant notre entretien j’avais vu son visage ; et il se trouvait que ses airs de
physionomie que j’avais cru si naïfs n’étaient, à bien les nommer, que des tours de
gibecière ; je jugeais de loin que sa vanité en adoptait quelques uns, qu’elle en réformait
d’autres ; c’était de petites façons, qu’on aurait pu noter, et qu’une femme aurait pu
apprendre comme un air de musique. Je tremblai du péril que j’aurais couru si j’avais eu
le malheur d’essuyer encore de bonne foi ses friponneries, au point de perfection où son
habileté les portait ; mais je l’avais crue naturelle et ne l’avais aimée que sur ce pied-là,
de sorte que mon amour cessa tout d’un coup, comme si mon cœur ne s’était attendri
que sous condition. Elle m’aperçut à son tour dans son miroir, et rougit. Pour moi,
j’entrai en riant, et ramassant mon gant : Ah ! Mademoiselle, je vous demande pardon,
lui dis-je, d’avoir mis jusqu’ici sur le compte de la nature des appas dont tout l’honneur
n’est dû qu’à votre industrie. Qu’est-ce que c’est ? que signifie ce discours ? me
répondit-elle. Vous parlerai-je plus franchement ? lui dis-je, je viens de voir les machines
de l’Opéra. Il me divertira toujours, mais il me touchera moins. Je sortis là-dessus, et
c’est de cette aventure que naquit en moi cette misanthropie qui ne m’a point quitté, et
qui m’a fait passer ma vie à examiner les hommes, et à m’amuser de mes réflexions.
Texte de MARIVAUX
Le Spectateur français, première feuille
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Marivaux 1682-1763, Quelques repères
1682 : Mariage de Nicolas Carlet, écrivain de la marine, et de Marie -Anne Bullet,
sœur de Pierre Bullet, « architecte des bâtiments du roi ».
1688 : Naissance à Paris, le 4 février, de Pierre Carlet. De 1688 à 1697 son père
est à l'armée, en Allemagne, comme trésorier des vivres ». En 1698, il achète
l'office de contrôleur contregarde de la Monnaie de Riom, dont il devient directeur
en 1704.
1710 : Marivaux s'inscrit à l'Ecole de droit de Paris.
1712 : Il s'installe définitivement à Paris, et renonce au droit. Publication, à Paris
et à Limoges, de sa première pièce, Le Père prudent et équitable. En avril, il
soumet aux censeurs son premier roman, Les Effets surprenants de la sympathie,
et en décembre, Pharsamon ou les Nouvelles Folies romanesques.
1713-1714 : Publication des Effets surprenants, de La Voiture embourbée,
«
roman impromptu », et du Bilboquet, apologue allégorique. Composition du
Télémaque travesti, qui ne paraîtra qu'en 1736.
1716 : Publication de l'Homère travesti ou l'Iliade en vers burlesques, parodie de
l'Iliade de La Motte. L'épître dédicatoire est signée Carlet de Marivaux.
1717 : Mariage avec Colombe Bologne, orpheline de bonne famille, née à Sens en
1683. D'août 1717 à août 1718, Le Nouveau Mercure fait paraître ses Lettres sur
les habitants de Paris.
1719 : Naissance de sa fille, Colombe-Prospère, et mon de son père, dont il
sollicite la charge. Sa requête n'est pas agréée. De novembre 1719 à avril 1720,
Le Nouveau Mercure publie ses Lettres contenant une aventure.
1720: Le 3 mars, au Théâtre-Italien (T-I), L'Amour et la Vérité comédie en trois
actes (une représentation), et, le 17 octobre, Arlequin poli par l'amour, comédie en
un acte, qui a du succès. Sa tragédie La Mort d'Hannibal échoue au ThéâtreFrançais (T-F) le 16 décembre (trois représentations). La faillite de Law anéantit la
dot de sa femme.
1721 : Licencié en droit. De juillet 1721 à octobre 1724, il fait paraître Le Spectateur
français, à l'imitation du Spectator de Steele et Addison : vingt-cinq feuilles au total.
1722 : Le 3 mai, La Surprise de l'amour, comédie en trois actes (T-I).
13
1723 : Le 6 avril, La Double inconstance, comédie en trois actes (T-I), assoit sa
réputation et celle de sa comédienne favorite, Silvia. Mort probable (ou en 1724) de
sa femme.
1724 : Le Prince travesti, le 5 février (après un début difficile), et La Fausse
Suivante, le 8 juillet, remportent un grand succès au T -I. Le Dénouement imprévu,
comédie en un acte (T-F), ne réussit guère.
1725 : Succès éclatant de L'Ile des esclaves, comédie en un acte (T-I), créée le 5
mars, jouée à la Cour le 13, publiée en avril. L'Héritier de village, en un acte (T-I),
le 19 août, réussit moins.
1726 : Début de la rédaction de son roman La Vie de Marianne, dont il demande
l'approbation en 1727. Représentation à la Cour de La Surprise de l'amour, de La
Double inconstance, de L'Ile des esclaves.
1727 : De mars à juillet, Marivaux publie les sept feuilles d'un nouveau journal,
L'indigent philosophe. Le 11 septembre, Les Petits Hommes ou l'lle de la raison,
comédie en trois actes, échoue devant le public du Français, qui boude aussi
d'abord La Seconde Surprise de l'amour (T-F, 31 décembre).
1728 : Le Triomphe de Plutus (T-I, 22 avril), allégorie satirique en un acte, réussit
assez bien. Approbation du premier livre de La Vie de Marianne.
1729 : La Nouvelle Colonie ou la Ligue des femmes, comédie en trois actes (T-I),
tombe le 18 juin et n'est plus connue que par un résumé du Mercure et par la
version en un acte publiée en 1750.
1730 : Le jeu de l'amour et du hasard, comédie en trois actes (T-I), est créée le 23
janvier, et jouée à la Cour le 28.
1731 : Publication du premier livre de La Vie de Marianne. Le Français représente
le 5 novembre La Réunion des amours, allégorie en un acte.
1732 : Le 12 mars, Le Triomphe de l'amour, comédie en trois actes (T-I),
déconcerte le public parisien, mais charme la Cour le 15. Les Serments indiscrets,
la seule comédie de Marivaux en cinq actes, est sifflée le 8 juin au Théâtre Français, mais L'Ecole des mères (un acte, T-I) réussit fort bien malgré la morte
saison (25 juillet).
1733 : Voltaire attaque Marivaux (son seul concurrent au théâtre) dans Le Temple
du goût. L'Heureux Stratagème (trois actes, T-I) confirme le succès de Marivaux.
1734 : Publication de la seconde partie de La Vie de Marianne, des onze feuilles du
Cabinet du philosophe (janvier-avril) et des quatre premières parties du Paysan
parvenu. La Méprise (un acte, T-I, le 16 août) et Le Petit Maître corrigé (trois actes,
T-F, le 6 novembre) échouent pareillement.
1735 : Cinquième et dernière partie du Paysan parvenu, troisième partie de La Vie
de Marianne. Grand succès de La Mère confidente (trois actes, T-I, le 9 mai).
14
1736 : Marivaux rejette la paternité du Télémaque travesti, publié par un libraire
hollandais. Publication des quatrième, cinquième et sixième livres de La Vie de
Marianne. Le Legs, comédie en un acte (T-F, le 11 juin), reçoit un accueil médiocre.
1737 : Publication de Pharsamon et des septième et huitième parties de La Vie de
Marianne. Les Fausses Confidences, comédie en trois actes (intitulée jusqu'en
1738 La Fausse Confidence, est peu appréciée par le public des Italiens, avant de
s'imposer l'année suivante.
1738 : Le 7 juillet, La joie imprévue, comédie en un acte, accompagne une
reprise, couronnée de succès, des Fausses Confidences (T- I).
1739 : Les Sincères, comédie en un acte (T-I), ne confirment pas le succès de la
première représentation (13 janvier). Mort de Thomassin, l'Arlequin des pièces de
Marivaux.
1740 : Le 19 novembre, grande réussite de L'Epreuve (un acte, T -I).
1741 : La Commère, tirée du Paysan parvenu, destinée aux Italiens (un acte).
1742 : Marivaux est élu (avant Voltaire) à l'Académie française, dont il deviendra
un membre assidu. Il retouche Narcisse, comédie de Jean-Jacques Rousseau.
Mise en vente des livres IX, X et XI de La Vie de Marianne.
1744 : Lecture à l'Académie de ses Réflexions sur le progrès humain. De 1744 à
1755, il fera sept autres lectures publiques d'ordre philosophique et moral. La
Dispute, comédie en un acte (T-F), est retirée dès la première représentation (19
octobre).
1745 : Colombe-Prospère de Marivaux, dotée par le duc d'Orléans, entre au
couvent. Elle y mourra en 1788.
1746 : Le Préjugé vaincu, comédie en un acte, atteint sept représentations au
Français (6 août).
1747 : Publication en Allemagne, à Hanovre, d'une traduction de pièces de
Marivaux.
1748 : A la mort de Mme de Tencin, qui l'affecte, Marivaux fréquente le salon de
Mme Geoffrin.
1754 : Le Mercure publie L'Éducation d'un prince, dialogue politique.
1755 : Le 20 janvier, à la Cour de Gotha, le duc de Weimar tient le rôle d'Iphicrate
dans L'Île des esclaves. Le 24 août, on crée La Femme fidèle, comédie en un
acte, sur un théâtre privé.
1757 : Le Mercure de mars publie Félicie, que Marivaux n'avait pas l'espoir de voir
représenter par les Comédiens-Français. Le Conservateur de novembre fait paraître
Les Acteurs de bonne foi et annonce La Provinciale (publiée par Le Mercure en 1761).
15
1758 : Le 20 janvier, Marivaux, malade, rédige son testament.
1763 : Il meurt le 12 février rue de Richelieu. La vente de ses biens produit 3501 livres
8 sols 6 deniers.
In Le Prince Travesti, l'lle des Esclaves,
Le triomphe de l'amour.
Introduction, notes, bibliographie, chronologie par Jean Goldzinck. GF
Flammarion, 1989.
16
Marivaux, un homme secret et un « honnête homme »
Marivaux n'a pas défrayé la chronique du 18e siècle. Il n'a pas eu l'existence
aventureuse d'un Beaumarchais. Il n'a pas défié les puissants comme Voltaire ou
Diderot. Il n'a jamais été, comme Rousseau, l'historien de sa propre vie. Comment,
dès lors, saisir cet homme secret ?
Son oeuvre, ses romans, son théâtre, ses journaux nous paraissent le meilleur
témoignage sur son existence. Cette oeuvre nous autorise à dire que Marivaux,
comme Montesquieu, Voltaire ou Diderot, participe à l'esprit du « siècle des
Lumières », en incarne les idéaux. En effet, il a placé sa vie et son oeuvre sous le
signe d'un nouvel humanisme qui croit aux mots «progrès» et «bonheur» et qui
compte les atteindre dans la recherche inlassable de la vérité.
Cette vie est celle d'un «honnête homme» du 18ème siècle, c'est-à-dire celle d'un
noble qui vit dans le «monde» (la haute société) et y fait la preuve de son esprit.
Elle traverse trois périodes la fin du «siècle de Louis XIV», la Régence qui lui
succède, enfin le règne de Louis XV.
Né le 4 février 1688 à Paris, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux est le fils
d'une famille de la petite noblesse. Son père a une charge honorable mais assez
modeste il est directeur de la Monnaie en province, un fonctionna ire des Finances,
dirait-on aujourd'hui. Marivaux ne sera jamais un homme riche, même après son
mariage en 1717 avec Colombe Bologne qui lui apporte une dot de 40 000 livres
(ce qui correspondrait a un revenu d'environ 7000 francs d'aujourd'hui par mois).
Trois ans plus tard, en effet, il est ruiné, comme beaucoup de ses contemporains,
par la faillite du banquier Law dont le système financier, fondé sur l'émission de
billets de banque, s'effondre. Dès lors la condition de Marivaux est celle d'un
écrivain aux revenus assez médiocres, soumis au succès ou à l'échec de ses
productions et particulièrement de ses comédies.
Père d'une fille qui entrera en religion en 1745, veuf en 1723, il ne se remarie pas.
Vers la cinquantaine, il vit avec Mlle de Saint-Jean, avec laquelle il terminera ses
jours. Lorsqu'il meurt, à Paris, le 12 février 1763, il laisse un testament d'une
dizaine de lignes et des biens modestes.
Formation et milieu intellectuel
Marivaux a vécu l'existence d'un intellectuel de son temps. Introduit d ans les salons
de la noblesse de Riom et de Limoges où son père exerce sa charge, il y découvre
les visages de la mondanité, le « bel esprit » et la passion du théâtre qui est au
18ème siècle l'un des principaux divertissements aristocratiques. Sa première
oeuvre est d'ailleurs une comédie en vers et en un acte, le Père prudent et
équitable (1706-1711). Dès lors, Marivaux se consacre essentiellement à l'écriture.
Nous le trouvons à Paris en 1710 où il est inscrit à l'école de Droit. Il ne la
fréquente guère et lui préfère la maison de Mme de Lambert. Il a été introduit dans
ce salon littéraire renommé par ses amis écrivains Fontenelle et La Motte. Ces
fréquentations sont importantes dans la formation de Marivaux. D'abord parce que
dans ce salon s'exprime l'esprit des Modernes (les défenseurs des écrivains
modernes contre le parti des Anciens (les partisans de la seule beauté exprimée
par les oeuvres des Grecs et des Romains). Ensuite parce que la tradition satirique
ou parodique du siècle précédent y est à l'honneur. Enfin parce que Marivaux y
développe son esprit critique, son goût de l'observation et de la nouveauté.
17
Il exerce d'ailleurs sa plume dans des genres peu reconnus : il se fait connaître par
des romans parodiques (la Voiture embourbée, 1713, le Télémaque travesti, 17141715), des poèmes burlesques (Homère travesti, 1714-1715), des chroniques
journalistiques (dans le Mercure de 1717 à 1720).
La richesse thématique et stylistique de ses oeuvres postérieures y est déjà
présente: observation de la vie sociale, du poids de ses convenances, analyse des
effets de la vanité, des révélations de l'amour, du pouvoir des mots.
Marivaux fréquente, après la mort de Mme de Lambert, le salon de Mme de Tencin
où règne le même esprit dé conversation brillante et naturelle qu'il saura donner à
ses oeuvres. Cette vie littéraire et mondaine reçoit sa consécration en 1742 lorsque
Marivaux à l'âge de 54 ans est élu à l'Académie française.
La passion du théâtre
Marivaux fait à Paris, dans les années 1720, une autre découverte décisive : celle de la
comédie italienne. Qui dit « comédiens italiens » dit à la fois une troupe théâtrale et un
style d'interprétation particulier. Cette troupe, rivale des Comédiens Français, expulsée
par Louis XIV en 1697, et rappelée par le Régent en 1715, connaît alors un regain de
succès en jouant les pièces de Goldoni puis celles de Marivaux.
Le style de jeu des acteurs italiens est caractérisé par le mouvement, le rythme, la
vivacité. Dans la tradition de la commedia dell'arte (cette comédie de fantaisie,
inventée par les Italiens au 16e siècle, permet à l'acteur de créer son rôle à partir
d'un simple canevas), les improvisations gestuelles y sont pleines de fantaisie et de
spontanéité, les discours sans emphase sont enrichis par la suggestion du mime.
Telles sont les qualités que Marivaux recherche dans ses comédies. Il donnera la
majorité de ses pièces aux Italiens de préférence aux Français parce que chez les
premiers il trouve une plus grande imagination. Il attribuera souvent à ses
personnages le nom même des acteurs de la troupe : Silvia, Mario, etc.
Sa rencontre avec Silvia Baletti, qui sera son interprète favorite, donne lieu à une
anecdote plaisante : Marivaux s'introduisant incognito dans la loge de l'actrice, lui
donne lecture, avec esprit et enthousiasme, du texte de la Surprise de l'amour
qu'elle se prépare à jouer. Silvia se serait alors écrié : «Ah !Monsieur, volts êtes le
diable ou l'auteur !»
C'est elle qui tient, en 1730, le rôle de Silvia dans Le Jeu de l'amour et du hasard.
Les comédies de l'amour
Le premier succès de Marivaux au théâtre date de 1720 lorsque les Italiens jouent
une féerie au rythme enlevé : Arlequin poli par l'amour. Sa production dramatique
s'égrène ensuite régulièrement pendant plus de vingt ans, essentiellem ent dans le
registre d'une comédie qu'il renouvelle profondément. On ne peut citer toutes ses
pièces mais retenons, outre la Surprise de l'amour déjà évoquée (1722), la Double
inconstance (1723), les Fausses confidences (1737).
L'art de Marivaux, dans ces comédies, a fait du thème de l'amour le terrain d'une
triple exploration.
1. Il nous invite d'abord à une découverte du coeur humain à travers les surprises
de l'amour qu'éprouvent ses personnages et il pourrait déclarer comme Silvia,
l'héroïne du Jeu «Je veux un combat entre l'amour et la raison». Naissance de
18
l'amour, retard de la conscience sur le sentiment, inconstance du coeur humain tels
sont les thèmes majeurs de ses comédies.
2. Marivaux nous propose aussi dé démasquer l'amour-propre, cette « puissance »
de la vanité qui règne dans les relations humaines. Marivaux, en moraliste et en
analyste de la vie sociale, nous montre admirablement les contradictions des
conventions du monde et des sentiments profonds. Jeux de l'amour, les pièces de
Marivaux sont aussi des jeux de la vérité. Dans chaque pièce l'intrigue repose sur
une « épreuve » que les personnages s'imposent afin de révéler les véritables
désirs au-delà des incertitudes de la parole.
3. Précisément, la troisième découverte que nous offre ce théâtre est celle du
langage. La dramaturgie marivaudienne en éprouve toutes les possibilité : ce
langage qui cache et qui avoue, ce langage qui est à la fois une arme et un
masque. Langage vivant qui prend les couleurs badines d'une conversation de
salon pour se transformer l'instant d'après en un dialogue âpre voire violent.
Echange à demi-mot plein de suggestions et d'incompréhension ou joute verbale
riche en effets comiques.
Les comédies sociales
Cet aperçu des principales pièces de Marivaux ne doit pas faire oublier un aspect
très important de son théâtre : celui des comédies « philosophiques » dans
lesquelles il prolonge, sous la forme de l'utopie, l'analyse sociale et psychologique
esquissée dans les comédies de l'amour.
L'île des Esclaves (1725), l'île de la Raison (1727) et la Nouvelle Colonie (1729) lui
permettent d'exprimer une philosophie de la société . qui redéfinit les relations entre
dominants et dominés, maîtres et esclaves, seigneurs et paysans, hommes et
femmes. On retrouve, dans ces comédies, une «mécanique» fréquente du théâtre :
l'échange des rôles ; mais cet échange a un caractère inédit lorsque, dans la
Nouvelle Colonie, les femmes, prenant le pouvoir, posent la question de leur
émancipation !
Marivaux journaliste
Ce que Marivaux suggère à travers l'action de ses pièces, il le dit plus
explicitement, à partir des années 1720, dans ses Journaux. Marivaux poursuit, en
effet, pendant quinze ans, une activité de journaliste dans des feuilles périodiques
qu'il crée et publie avec un certain succès : le Spectateur Français (1721-1724),
l'Indigent philosophe (1727) et le Cabinet du philosophe (1734).
Il y manifeste, avant tout, ses qualités d'observateur, toujours à l'affût, cherchant à
déceler chez ses contemporains, « tous ces porteurs de visage », le défaut du
masque, l'endroit où l'âme transparaît: Travail de peintre quand il faut réussir le
portrait changeant de toutes les vanités (ne sommes-nous pas tous « des tableaux
les uns pour les autres » ?). Travail d'interprète qui suppose une distance critique
du monde.
Mais Marivaux, à la différence des moralistes du siècle précédent, n'est pas le
censeur sévère et pessimiste des faiblesses des hommes. Il estime qu'un progrès
humain est possible et que les gens honnêtes, les « belles âmes », peuve nt y
contribuer. Cette idée de progrès, sa réflexion sur la condition des femmes, le rôle
capital de la sensibilité, le rattachent à l'idéal des Lumières, c'est-à-dire à l'esprit
19
novateur du 18ème siècle, cet esprit rationnel, ennemi des autorités et des
anciennes superstitions. De surcroît, ces observations morales et sociologiques se
mêlent à une réflexion esthétique sur l'acte d'écrire, qui est très personnelle et très
moderne. Marivaux y développe selon l'expression de F. Deloffre, une « stylistique
de la suggestion ». Marivaux pense en effet que l'écrivain doit suggérer plutôt que
peindre dans les moindres détails. A vouloir trop « exprimer », les Classiques ont,
selon Marivaux parfois altéré la vérité. Car il est des choses que l'on ne peut
précisément exprimer; on ne peut que les sentir et les faire sentir. C'est donc au
prix d'une critique de la doctrine classique et grâce à une nouvelle esthétique de la
suggestion que Marivaux veut atteindre le « naturel » dans la peinture des êtres et
des choses.
Marivaux romancier
Cette exigence de vérité et de naturel se trouve également exprimée par la
narratrice de la Vie de Marianne. Marivaux a donné vie dans ce roman, rédigé entre
1728 et 1741, à une héroïne complexe qui raconte son passé avec la distance qu e
lui permet l'âge. Marianne mêle ainsi les souvenirs de sa jeunesse et les réflexions
d'une femme mûre. Elle peut méditer sur son arrivée dans le grand Paris, son
innocence de jeune fille sans appuis et sans ressources, sa découverte de la
corruption en la personne d'un gentilhomme séducteur, la naissance de ses
sentiments et la difficulté d'entrer dans le monde. Les réflexions de Marianne sur la
sincérité, la sensibilité amoureuse, les comportements sociaux apportent un
éclairage inestimable au théâtre de Marivaux.
On retrouve ces caractères dans un autre de ses romans, le Paysan parvenu (1735),
qui relate les aventures de Jacob, à qui sa « montée à Paris» et ses succès
amoureux permettent une rapide ascension sociale.
Ces thèmes et l'observation attentive des conditions sociales et de leur langage
inscrivent ces oeuvres dans une voie moderne du récit qu'empruntent au 18e siècle
Prévost, Rousseau et Diderot.
Romancier, journaliste, dramaturge, Marivaux a toujours tenté de s'approcher au
plus près des multiples visages de la réalité de son temps. Il nous offre, selon ses
propres termes, « un voyage au monde vrai ».
Claude Eterstein
20
Marivaux
Son théâtre a connu un destin singulier. Très apprécié de ses contemporains, il jouit
longtemps d’un succès ambigu : considéré comme un auteur mineur, ses pièces
plaisent par leur apparente légèreté et leur raffinement « psychologique ». Il aura fallu
attendre plus de deux siècles pour que l’inquiétude profonde qui sourd de ces textes et
leur pratique d’une mise en question radicale du langage séduisent metteurs en scène
et critiques. Marivaux apparaît alors comme l’un des plus grands auteurs classiques de
notre modernité. (…) Entre Molière et Beaumarchais, Marivaux constitue une sorte de
digression qui prend tout son sens au XXe siècle. Pourtant à défaut de s’inscrire
vraiment dans la continuité classique, son oeuvre constitue l’aboutissement d’une
évolution, parfois esquissée chez Molière, vers le dépérissement (voire le dépassement)
du caractère. Une typologie largement empruntée à la commedia dell’arte (près des
deux-tiers de ses pièces sont créés par la Comédie Italienne) atténue les marques de
l’individuation. Sylvia et Lelio, deux des principaux comédiens de la troupe, donnent
leurs noms à des figures qui passent d’une pièce à l’autre, où ils côtoient de multiples
Arlequins, Lisettes, Trivelins ou Frontins, chevaliers, comtesses et marquises…
Dans les pièces de Marivaux la fonction de regardant est dévolue aux valets. Parce
qu’ils ont un rapport beaucoup plus évident à la parole et que leur corps possède déjà
son propre langage, ils sont toujours en avance sur leurs maîtres. (…) Dans La Double
Inconstance, les maîtres ne se permettent de regarder les valets et d’anticiper leur
conversation que parce qu’ils se mettent eux-mêmes en position de valets et
abandonnent à ces derniers leurs rôles de maîtres. La partition sociale recouvre en fait
une partition dramaturgique. (…) les maîtres se donnent la comédie et la donnent à
leurs valets avant de nous la donner à nous. Projetés comme malgré eux sur la scène
du langage, ils nous donnent à leur tour le chemin à suivre pour parvenir à échapper au
bavardage d’un certain théâtre et apprendre vraiment « ce que l’on appelle parler ».
Véritable thérapie linguistique en même temps qu’expérience de l’origine, le théâtre de
Marivaux ne pouvait que stimuler les recherches des metteurs en scène modernes…
Extraits de la notice Marivaux écrite par A. Rykner dans le Dictionnaire encyclopédique
du théâtre dirigé par Michel Corvin, Editions Larousse
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Regards sur le théâtre de Marivaux
A l’égard de M. de Marivaux, je serais très fâché de compter parmi mes ennemis un
homme de son caractère et dont j’estime l’esprit et la probité. Il y a surtout dans ses
ouvrages un caractère de philosophie, d’humanité et d’indépendance dans lequel j’ai
trouvé, avec plaisir, mes propres sentiments. Il est vrai que je lui souhaite quelquefois
un style moins recherché et des sujets plus nobles. Mais je suis bien loin de l’avoir voulu
désigner en parlant des comédies métaphysiques. Je n’entends par ce terme que ces
comédies où l’on introduit des personnages qui ne sont point dans la nature, des
personnages allégoriques propres tout au plus pour le poème épique, mais très
déplacés sur la scène, où tout doit être peint d’après la nature. Ce n’est pas, ce me
semble, le défaut de M. de Marivaux. Je lui reprocherais au contraire de trop détailler les
passions et de manquer quelquefois le chemin du coeur, en prenant des routes un peu
trop détournées. J’aime d’autant plus son esprit que je le prierais de le moins prodiguer.
Il ne faut point qu’un personnage de comédie songe à être spirituel, il faut qu’il soit
plaisant malgré lui et sans croire l’être. C’est la différence qui doit être entre la comédie
et le simple dialogue.
Voltaire
Les pièces de Marivaux, malgré la diversité des caractères et des intrigues, ont entre
elles un grand air de ressemblance. On y trouve toujours le même esprit chatoyant et
trop souvent recherché, la même analyse métaphysique des passions, le même langage
fleuri et rempli de néologismes. Ses plans ne représentent qu’une étendue fort restreinte
;mais, en habile chorégraphe, il sait parcourir le cercle étroit ainsi tracé à pas si petits et
cependant si nettement gradués, qu’à la fin nous croyons avoir fait avec lui autant de
chemin qu’avec un autre.
Lessing
Marivaux et ses phrases pures comme du cristal, et ses jolis drames d’amour qui sont
comme des torrents emprisonnés.
Jules Renard
Ce qui doit nous intéresser dans le théâtre de Marivaux c’est ce qu’il a d’abstrait. C’est
cette convention poussée à l’extrême limite et spiritualisée.
Louis Jouvet
Difficile de maintenir le ton de ce dialogue aisé qui, cependant, est constante émotion.
Le savoir-faire du conducteur est admirable : l’intrigue, les coeurs, le texte réduit à ce
qu’il est, et cela seul, nécessaire.
Jean Vilar
22
Le portrait, le miroir et le masque
La personnalité de Marivaux n'est pas moins difficile à définir que la véritable
valeur de son théâtre. L’œuvre, peu estimée au XVIIIème siècle, souvent louée au
XIXème et au début du XXème pour de mauvaises raisons, n'est apparue que
récemment dans sa vraie grandeur. L'auteur reste discret et secret. Si peu qu'on
connaisse son être intime, on imagine bien qu'il fut sensible et susceptible, trop
complexe pour être souvent compris. Mais la vérité de sa nature, quelle était-elle ?
Des contemporains intelligents et qui l'ont bien connu portent sur lui des jugements
contradictoires. Marmontel le décrit ainsi : « Il convenait que telle chose était vraie
jusqu'à un certain point ou sous un certain rapport ; mais il y avait toujours quelque
restriction, quelque distinction à faire, dont lui seul s'était aperçu. On le plaignait de ne
pouvoir se résoudre à être simple et naturel ».
Simple, naturel et vrai, il l'était pourtant à ses propres yeux, puisque d'Alembert dit de
lui : « Personne ne croyait être plus simple et ne s'en piquait davantage ». Cette vérité
si intérieure que personne ne pouvait la voir, est-ce un leurre ou un défi ? Dans un
univers de la chute, la vérité est certes indissolublement liée au mensonge qui la nie:
Comme presque tous les hommes, Marivaux était vrai et faux, simple et complexe.
Mais avait-il à proclamer d'importantes vérités, ou ne faisait-il que jouer ? Pendant
près de deux siècles, on lui a dénié le sérieux. Voltaire disait de lui qu'il passait sa vie
à peser des riens dans des balances de toiles d'araignée. Et le mot de marivaudage,
tiré de son nom, est un honneur douteux qui, dès l'origine, prend une valeur péjorative.
Pour ceux qui, comme La Harpe, croient fausse la simplicité intérieure de
Marivaux, le marivaudage ne sera qu'un vêtement trompeur « Jamais, proclame-t-il, on
n'a mis autant d'apprêt à vouloir paraître simple ». D'autres, par une démarche de
mimétisme qui supplée le jugement chez les âmes sensibles et concrètes, tentent
d'imiter l'inimitable. Ainsi Faguet, qui marivaude sur le marivaudage « On n'a jamais su
s'il est le plus joli des défauts ou la plus périlleuse des qualités, ou une bonne grâce
qui s'émancipe ou un mauvais goût qui se modère ». On pourrait enfiler longuement
des phrases de ce genre sans rien apprendre sur Marivaux ni sur l'attitude qui a tiré
son nom du sien. Car il n'est pas discutable que cette attitude existe. Il serait
instructif d'en esquisser la structure, et aussi l'histoire, car elle a varié depuis
Marivaux.
Aux valeurs stylistiques qui constituaient au XVIIIème siècle l'essentiel de la
notion de marivaudage se sont ajoutées de plus en plus des valeurs de sentiment.
On y voit aujourd'hui un manège et une escrime, une coquetterie amoureuse
partagée sans conflit réel, une ingéniosité ne cachant pas ce qu'elle prétend
cacher, le tout sur le mode souriant; bref, un langage convenu. Le mot de
marivaudage est très vivant et très aisément compris. Il est assurément employé
par de nombreuses personnes qui n'ont jamais lu Marivaux et ne se soucient ni de
lui ni de son œuvre. C'est dire que le marivaudage a largement vécu d'une vie
autonome et ne peut plus nous instruire sur son origine historique, sauf peut-être
en nous présentant toujours la même ambiguïté celui qui marivaude est à la fois
23
véridique et menteur. Marivaux nous en dit sans doute davantage sur l'énigme
centrale de la vérité lorsqu'il déclare, à travers d'Alembert « J'ai guetté dans le
cœur humain toutes les niches différentes où eut se cacher l'amour lorsqu'il craint
de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de
ces niches ». Par là se trouvent affirmées l’intériorisation de l'action dramatique, la
diversité réelle de ces comédies qu'on a tant dites semblables, l'infinie richesse de
cet inépuisable théâtre d'amour, mais aussi l'ambivalence fondamentale de cet
amour, à la fois présent et absent, sensible et nié, pour celui qui l'éprouve dans sa
vérité. Que la vérité soit le problème central du théâtre de Marivaux et peut -être de
tout théâtre, c'est ce qui n'étonnera pas ceux qui voient en elle l'instrument
essentiel de la communication littéraire. Jouvet l'avait bien compris ; en une
systématisation brillante et un peu forcée, il présentait un éloge du mensonge qui
ne manquait pas de sel. « Le procédé de Marivaux, disait-il, c'est l'utilisation du
mensonge comme procédé de démonstration, pour nous révéler plus clairement les
caractères essentiels de l'amour.» Puis, généralisant avec un sourire : « le lieu
d'élection du mensonge, l'édifice où il est reconnu, patenté, exploité, où ses fidèles
et ses sectateurs peuvent tenir leurs assises avec délices et sécurité, c'est le
théâtre... L'Art du théâtre est une communion dans le mensonge». Il avait encore
sur l’œuvre de Marivaux cette formule qui annonce la critique actuelle : « Théâtre
d'abstraction et de démonstration, il est la plus haute expression de la convention
théâtrale ». Il reste à monnayer, à justifier avec quelque précision ces déclarations
impérieuses. Que démontre ce théâtre ? Quelle est la vérité qu'il fait voir ?
La vérité sort d'abord de la bouche d'Arlequin et de Silvia, les deux
principaux personnages que la nouvelle troupe des Comédiens Italiens fournissait
à Marivaux débutant. Appelés d'Italie après la mort de Louis XIV, et, en raison de
leur succès, amenés à se franciser de plus en plus, ces comédiens apposaient
des principes de jeu nouveaux par rapport aux traditions de la comédie
psychologique à quoi avait fini par se réduire l'œuvre de Molière. Loin d'être des
individus, leurs personnages sont des types permanents, que désigne souvent le
port du masque et qui sont caractérisés une fois pour toutes dans une image
attendue par le public ; en outre, l'habitude de l'improvisation donne à leur diction
et à leur invention même une grande fluidité où naturel et virtuosité s'unissent
sans effort apparent. Bien que dans ses aspects originaux la commedia dell' arte
ait déjà connu une période de décadence en Italie, et encore plus en France, ces
acteurs apportent une vie et une gaieté que la Comédie -Française d'alors ignorait.
Ils ont le vent en poupe lorsque Marivaux se joint à eux en 1720 et leur fait
jouer son premier succès parisien, Arlequin poli par l'amour. Thomassin, l'Arlequin
de la troupe, avait rompu avec le style grotesque de son prédécesseur : au lieu de
parler de la gorge et d'affecter un ton de perroquet, il s'exprimait sur un mode
naturel qui, à la balourdise et bien entendu à l'acrobatie, savait allier la finesse et
même la grâce. Avec plus de retenue et de féminité, Silvia charma les
contemporains par les mêmes qualités : elle jouait le rôle de Silvia avec un naturel
qu'on ne se lassa pas d'admirer. Marivaux, qui la comprit à merveille et fut en
quelque sorte le fournisseur de son style, unissait dans la même affection
perspicace le personnage et l'interprète. Dans ce petit acte si parfait de l'Arlequin
poli, où éclate déjà tout le génie théâtral de Marivaux, ces deux grands comédiens
trouvent des rôles à leur mesure, et c'est sur l'emploi exceptionnel de la vérité que
ces rôles sont fondés. Alors qu'en général, au théâtre, on ment parce qu'on
combat, il vaut la peine de remarquer qu'ici Silvia dit en propres termes : « Je ne
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mens jamais ». C'est d'ailleurs presque vrai. Arlequin ne ment guère plus, non par
vertu, mais par ignorance, il ignore qu'on peut mentir. Quand il s'ennuie, il dit :
«Je m'ennuie», tout comme un personnage de Tchekhov. Cette sincérité
outrageante est conforme aux origines les plus profondes du personnage. Avec son
masque brun et poilu, ses contorsions simiesques, Arlequin est l'image humanisée
d'un animal, confronté malgré lui à la société des hommes. De même que le
taureau, entrant ébloui dans l'arène, ignore et nie les règles et l'existence même de
la corrida et ne finira par comprendre le jeu qu'au point d'en mourir, de même
Arlequin, face à une société humainement organisée, donc menteuse, a ; pour rôle
essentiel de dire la vérité. Cette vérité apparaît nécessairement comme provocante,
dissonante et dénonciatrice dans l'univers de mensonge que peint la comédie.
Mais, à la différence du taureau, Arlequin peut triompher, car la comédie châtie les
mœurs en riant, et permet parfois à l'ennemi mythique des humains qu'est ce clown
d'avoir une fonction didactique. Il est un personnage essentiel des trois premières
pièces que Marivaux fait jouer à la Comédie Italienne. Puis son rôle décroît : à ses
saillies Marivaux préfère une analyse toujours plus acérée de la psychologie
féminine et parcourt les sentiers infinis du réalisme ; d'ailleurs Thomassin, atteint
dans sa vie privée, verra son art décliner un peu plus tard. Mais la fonction
éclairante de la vérité, dans ce théâtre, n'est pas liée à la défroque d'Arlequin sous
bien d'autres déguisements, elle est toujours paradoxale, surprenante, initiatrice.
Dans l'Île de la raison ou les Petits Hommes, elle fait grandir des hommes réduits
par leurs préjugés à l'état de pygmées : elle est un miracle.
Incarnée parfois dans des personnages d'élection, la vérité se cherche
plus encore dans les mots, qui servent indifféremment à mentir ou à dire le vrai.
C'est pourquoi une dialectique du langage, dont il n'est pas impossible
d'esquisser les grandes lignes, a des chances d'atteindre l'essentiel du théâtre
de Marivaux.
A l'origine, le personnage, adhérant au monde dans toute sa richesse concrète,
étonné d'exister parce qu'il jouit pleinement de l'existence, est trop ébloui pour
parler. Aussi bien, sur le plan social, est-il étroitement corseté par les
bienséances, qui interdisent aux femmes et rendent très difficile aux hommes
toute expression de vie sentimentale. Au commencement est donc le silence.
Par là ce théâtre si profondément verbal évite le danger du superficiel en
manifestant la plus grande défiance métaphysique envers tes mots. Mais il ne
peut naturellement pas s'en tenir au silence primitif, paradis perdu pour lui. Il doit
passer de l'indicible à la parole explicatrice, non seulement parce qu'il est
théâtre, mais pour des raisons qui tiennent à la fois à l'histoire et aux exigences
les plus intimes de Marivaux. Dans ce siècle qui fit de la conversation un art
subtil, Marivaux fut un virtuose, apprécié comme tel. D'Alembert loue sa «
brillante et abondante volubilité ». Silvia, née à Toulouse, donc parlant mieux
français que ses camarades élevés en milieu italien, semble avoir eu les mêmes
facilités dans sa diction de comédienne. L'auteur et son interprète, s'accordant sur
le plaisir de parler, atteignaient la justesse et la précision dans le raffinement : c'est
là encore, si l'on veut, du marivaudage.
En outre, prenant au sérieux les mots les scrutant de près, Marivaux était
amené à faire d'eux les relais, les étapes et même les fondements de l'action,
dramatique. « C'est sur le mot qu'on réplique, et non sur la chose», notait déjà
Marmontel. L'action, inexistante sans son expression, ne peut progresser que de
mot en mot. Ainsi se trouve définie la plus extrême rigueur d'une convergence
25
stylistique vêtement d'une pensée comme dans les pièces qui peuvent se résumer,
mais en outre matière même de l'action dramatique. En effet, sans être réduite à
une pauvreté insoutenable, une comédie de Marivaux ne peut se résumer.
La réalité théâtrale du langage ainsi conquise entraîne de nombreuses
conséquences. Le langage est d'abord acteur de socialisation. Si le silence peut
convenir à l'intimité de deux personnes, il faut parler dès qu'une sanction sociale est
envisagée, et parler avec justesse. Dans un monde très conscient de l'infinité des
nuances du langage et terriblement exigeant sur la propriété des termes, faire
admettre une vérité à autrui par des mots qui puissent le toucher sans le choquer
n'est pas chose facile. Celui qui parle n'étant jamais impassible commet
nécessairement des erreurs d'expression; l'interlocuteur les redresse; de là une
incessante reprise de termes, une contestation âpre et parfois aigre qui semble ne
porter que sur le vocabulaire mais qui atteint en fait la réalité sentimentale elle -même
et son acceptation par autrui; tant l'expression juste est l'image même de l'être.
Le langage, en effet, est créateur. «Parler pour ne rien dire» est une
formule qui, pas plus que l'opposition de la parole et de l'action, ne peut avoir
aucun sens dans le théâtre de Marivaux. Non seulement l'action, comme le
savait déjà l'abbé d'Aubignac au siècle précédent, n'existe dans un théâtre
rigoureux que sous les espèces de la parole, mais parler, chez Marivaux,
engendre nécessairement quelque chose dans l'ordre du fait, ne serait-ce que
la conscience collective de la réalité exprimée. Etre, c'est dire. «Ce n'est pas le
tout que d'aimer, affirme Phocion dans le Triomphe de l'amour, il faut avoir la
liberté de se le dire.» Dans ce théâtre de la pudeur, l'amour consiste donc
essentiellement à dire l'amour, et non point à le faire - quelque sens que l'on
donne à cette dernière expression.
Les trois instruments que constitue le plus souvent le langage dans les
luttes dramatiques présentées par les comédies de Marivaux sont le portrait, le
miroir et le masque. D'abord la personnalité de celui qui parle, qu'il le veuille ou
non, s'exprime dans ses paroles et l'interlocuteur perspicace comprend ainsi ce
qui n'est pas dit volontairement. Usant souvent du vieux thème du por trait de la
femme aimée, Marivaux le monnaye en mots qui peignent mieux et plus
cruellement que la peinture. En outre, quand le personnage n'est pas aveuglé
par la colère, l'amour, la jalousie ou quelque autre sentiment violent, il voit son
visage dans les yeux d'autrui et reconnaît la spécificité des expressions qui lui
sont répétées : l'introspection commence au « C'est moi qui ai dit cela », que la
répétition exprime l'accord ou, comme il arrive, l'opposition, Le Jeu de l'amour et
du hasard, plus que d'autres œuvres peut-être, abonde en jeux de miroirs et de
sincérités dues à autrui. Enfin, pour celui qui n'est pas conscient de ses propres
sentiments ou qui veut que les autres n'en prennent pas conscience, le langage
sera un masque et s'adaptera aux innombrables formes dramaturgiques du
déguisement. Leur emploi est banal dans la tradition théâtrale, mais s'insère ici
dans un ordre personnel.
Si le langage est une convention socialement nécessaire et dramatiquement
féconde, il existe, au-delà des mots, une convention plus générale encore et
située à un étage supérieur de liberté dirigée : la règle du jeu. Alors que la
convention du langage est imposée, dans ses moindres détails, par la société,
devant une règle de jeu, l'esprit se sent plus libre. Il a affaire à un postulat qu'il
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peut refuser, créer ou modifier à sa guise. En tant qu'êtres parlants et conscients
de la convention de toute parole, les personnages de Marivaux jouent assez
souvent à ce jeu. C'est encore dans l'inépuisable Arlequin poli par l'amour qu'on
trouve l'exemple le plus démonstratif de la règle du jeu et de son bon usage. Au
début, la naïveté d'Arlequin se marque par ce qu'il ne comprend pas que le
théâtre est fiction : si l'on chante devant lui, il répond aux chanteurs comme s'ils
lui parlaient. Plus tard, instruit par l'amour et par la pression sociale, il va tenter
de jouer avec Silvia une scène de variation de la règle du jeu. Silvia feint de ne
pas aimer Arlequin, mais ce mensonge le rend trop malheureux, et elle y renonce.
Elle essaie alors de dire le mensonge en prévenant qu'il est mensonge : ce jeu
dénoncé en tant que jeu n'est pas non plus jouable pour elle, et elle y renonce
encore. Si elle pense d'avance qu'elle peut récuser les règles de ce jeu (« Ne
sommes-nous pas les maîtres ? »), elle le prive du minimum de stabilité
indispensable à son exercice ; de sorte que les interlocuteurs sont amenés à
tricher sans arrêt et que le jeu meurt, victime de la liberté et de la vérité.
Si cette démonstration est possible, et même nécessaire, c'est que les
actions où figurent les personnages ont une valeur mythique. Comme la comédie
d'Aristophane, comme les « moralités » françaises du XVème siècle, comme
souvent l'œuvre de Molière, de nombreuses comédies de Marivaux donnent à
leurs personnages un sens qui dépasse leur individualité et les placent dans des
situations hautement généralisables où leur conduite peut apparaître tomme
exemplaire.
Dans Arlequin poli par l'amour , il est affirmé, non sans ironie, qu'Arlequin
est l'Amour lui-même. Silvia, avant de connaître Arlequin, est insensible à l'amour.
Leur rencontre a donc une valeur didactique et leur histoire est un mythe de la
primitivité, qui ne peut être conté que dans une atmosphère assez raréfiée pour
éliminer toute impureté extérieure. Marivaux les place dans la situation initiale de
vacance parfaite qui est l'un des postulats préférés de toute la pensée
philosophique du XVIIIème siècle et qui alimentera en particulier la réflexion de
Condillac et celle de Jean-Jacques Rousseau. Un quart de siècle après Arlequin
poli par l'amour, Marivaux présentera dans la Dispute une autre mise en scène des
origines, une autre méditation sur l'instant premier pour savoir si ce sont les
hommes ou les femmes qui ont commencé à être infidèles, un prince a fait éle ver
deux garçons et deux filles au berceau dans un isolement absolu ; une vingtaine
d'années plus tard on les met en présence, et la comédie fait assister à leurs
réactions. C'est aussi comme des mythes, mais intégrés à une psychologie plus
réaliste et mieux située socialement, que doivent être interprétées des comédies
aussi connues que la Double Inconstance, le jeu de l'amour et du hasard, ou les
Fausses Confidences. Dans des œuvres mineures, Marivaux s'abandonne plus
allègrement encore à sa tendance moralisante. Le Chemin de la Fortune ou le Saut
du fossé montre un héros qui, pour parvenir au palais de la Fortune, doit sauter un
large fossé, décoré de mausolées élevés aux vertus qu'ont perdues les ambitieux
qui l'ont précédé; le Scrupule le dissuade de sauter, la Cupidité l'encourage; eston si loin de l'allégorie médiévale ?
Il n'est pas aisé de terminer des pièces construites selon une technique si
particulière. Le problème du dénouement est à la fois élément d'une dramaturgie
originale et moyen de définir la dernière étape de la dialectique du langage. Pour
dénouer, il faut échapper aux mots dont le réseau a enfermé et guidé toute
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l'action, et accéder à une réalité nouvelle. Il faut resserrer les développe ments
infinis du discours, abréger et retrouver, dans une situation fondamentalement
nouvelle, le silence primitif. C'est ce que les âmes simples ne savent point faire.
Dans un aveu chargé de sens, le Frontin de l'Heureux Stratagème proclame : « Je
ne finis point quand j'abrège .» Mais certains êtres d'élite que recèle cette
comédie aristocratique peuvent accéder au dénouement par abréviation. Il suffira
d'un agenouillement dans la Surprise de l'amour, d'une rougeur dans la Seconde
Surprise, d'un silence dans la Mère confidente, d'un simple regard dans le
Préjugé vaincu, pour qu'échappant au déroulement des mots et devenu enfin
transparent pour lui-même, le personnage confesse la vérité. Si le langage ne
peut mener qu'au langage, ce type de dénouement est la seule solution
rigoureuse au problème posé. Les sentiments que les mots expriment en les dissimulant deviennent peu à peu irrépressibles. L'aveu éclate, explosion provoquée
par le langage et qui détruit le langage. Dans l'abréviation, qui est la fois faillite et
apothéose de l'univers verbal, le dénouement est très exactement atteint au
moment précis où il n'est plus nécessaire de parler.
Théâtre d'amour, oui ; théâtre du raffinement, certes ; mais aussi, et avant
tout, théâtre de la rigueur. Sans l'implacable nécessité de chaque réplique, de
chaque mot, l'œuvre de Marivaux s'effondrerait dans la fadeur et la monotonie.
Ceux qui confondent l'effet produit avec les moyens de le produire ont longtemps
imaginé un Marivaux doux et rose, un Marivaux à la Watteau ; aussi n'ont -ils su ni
le jouer ni le comprendre. En réalité, toute complaisance, tout attendrissement,
tout sourire sont fatals au théâtre de Marivaux. Il exige constamment la plus
grande lucidité. C'est en quoi il est de notre temps, à la fois plus vivant qu'il n'a
jamais été et tout proche de quelques idées fondamentales des grands
réformateurs du théâtre au XXème siècle. Comme celui de Pirandello, le théâtre
de Marivaux démontre que la fiction est tout aussi efficace que la réalité : est -ce
dans le Jeu de l'amour et du hasard, est-ce dans Henri IV que derrière le masque et
par lui la vérité se fait jour ? Et l'on pourrait montrer aussi que les deux notions
essentielles du brechtisme, le didactisme et la distanciation, sont déjà
présupposées par bien des aspects des comédies de Marivaux. Ce sont des
metteurs en scène, non des historiens ou des critiques, qui ont mis en relief cette
rigueur et cette modernité de Marivaux et qui par là ont donné à la représentation
de ses pièces une paradoxale puissance que la tradition ne connaissait pas.
Jean-Louis Barrault avec les Fausses Confidentes en 1946, Jean Vilar avec le
Triomphe de l'amour en 1956, Roger Planchon avec la Seconde Surprise de l'amour en
1959, ont, chacun par les moyens de son propre univers théâtral, produit un choc
et une révélation. Le rideau retombé ou le livre refermé, qui cherche la raison de
son plaisir pensera peut-être qu'elle est double : à un contenu humain, chatoyant,
riche , délicat, infiniment tendre et divers, les comédies de Marivaux savent unir un
métier impeccable, serré, magistral, aux joies du cœur celles de l'esprit.
Jacques Scherer
Préface, in Marivaux-Théâtre complet.
Présentation et notes de Bernard Dort,
éditions du Seuil, 1964.
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La plus haute expression de la convention théâtrale
Créée voilà deux cents ans, l’œuvre de Marivaux a subi lentement une dévia tion
qui oblige à l'étudier aujourd'hui en établissant son calcul de dérive, en cherchant
à trouver l'infléchissement de sa trajectoire. Sollicitée, assiégée par les
comédiens et le public, une pièce de théâtre, par un glissement lent et léger, par
des pressions diverses et répétées, s'amoindrit ou s'amplifie, se dénature ou se
déforme au gré des époques et de leurs modes par l'affection ou le dédain, par le
sens que lui donnent ceux qui l'interprètent et aussi ceux qui l'écoutent.
Et c'est dans la mesure où cette évolution respecte et maintient la conception
originelle de l'auteur, en profitant de plasticité de la pièce écrite, que s'établit ce
qu'on appelle la tradition d'un auteur ou d'une oeuvre.
Envisagées dans cette mobilité, considérées du point de vue de ce centre de
gravité qu'est la signification originelle de la pièce, les œuvres de Marivaux sont
certainement les plus altérables et celle qui ont été le plus déformées, car la
nature de leur convention est d'une qualité si rare et si pure qu'il suffit d'un
impondérable pour la déformer et d'une nuance pour la corrompre. Stérilisée et
aseptisée de toute réalité, cette convention est d'autant plus variable et
contaminable - comme tout ce qui vient de l'esprit et du cœur.
Il serait aisé, si j'en avais le loisir, de retracer cette évolution de l'œuvre de
Marivaux, d'en montrer les causes et d'en suivre les déformations tout au long des
deux cents années pendant lesquelles on l'a représentée. Il es t plus utile, je crois,
de tenter d'approfondir la valeur de cette convention dramatique.
On peut classer les jeux de théâtre comme les jeux des enfants, en deux
catégories. Il y a les enfants poétiques et les enfants sans esprit. Il y a les enfants
qui jouent avec des chiffons, des signes invisibles pour les grandes personnes et
dont la découverte est pour nous un émerveillement, et les enfants qui ne peuvent
s'évader qu'en utilisant d'une manière pratique les ustensiles de la vie
quotidienne... Ceux qui se refusent aux signes, aux transpositions, tel cet enfant
que sa grand-mère voulait enchanter en lui faisant écouter à l'oreille son vieux
boîtier et qui lui disait, du ton mystérieux que prennent les vieilles gens avec les
enfants : « Ecoute, le joli tic tac », et l'enfant répondait d'un ton très scientifique : «
Ce n'est pas un tic tac, c'est un chronomètre ».
Il y a des époques où le public ne veut pas entendre les tic tac : ce qui l'intéresse,
c'est l'heure exacte.
Toute l'histoire de l'art dramatique oscille entre deux pôles : le réel et le spirituel,
entre une tendance vers le signe ou le symbole et une tendance inverse vers une
société ou un réalisme qui abolit le symbole, entre le tic tac et la montre. Entre ces
deux pôles, entre ces deux extrêmes, il y a tous les degrés, tous les échelons qui
séparent Emile Zola de Marivaux, qui espacent le naturalisme du théâtre classique.
Il y a une convention dramatique basse qui singe la réalité, et une convention
dramatique noble et spirituelle qui cherche à s'élever au-dessus d'elle. Le théâtre
naturaliste ou réaliste ne tend qu'à une vérité d'imitation, une sordide exactitude qui
copie minutieusement la vie familière. Ce n'est qu'une singerie de la vie
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quotidienne qui ne va pas sans écœurement, car elle est placée sur le même plan
que la vie propre des participants. C'est la formule du théâtre réaliste, ou Théâtre
Libre, ce qu'Oscar Wilde appelait « la décadence du mensonge ».
A l'autre pôle est la convention dramatique noble, celle qui est toujours soucie use
d'introduire le spectateur dans un monde dont la vérité ne soit pas « réelle » et
matérielle, mais spirituelle. Transformant la réalité du monde ordinaire en l'éclairant
d'une lumière inattendue, elle met le spectateur en contact direct avec une vérité
supérieure, dans un monde plus abstrait que le réel, transcendant et spirituel, où
elle le fait vivre et se purifier. C'est là, me semble-t-il, qu'est justement le secret de
Marivaux.
Ce qui doit nous intéresser dans le théâtre de Marivaux, ce n'est pas le théâtre
social ou d'actualité, ce n'est pas la peinture du XVIIIème siècle ; c'est ce qu'il a
d'abstrait. C'est cette convention poussée à son extrême limite et spiritualisée.
C'est ce qu'il nous propose : une explication de ce que nos sentiments, nos idées,
nos instincts, nos passions nous portent à dire et à faire; le comportement le plus
abstrait de notre humanité, à propos du sentiment le plus général de cette
humanité : l'amour.
Si j'ai juxtaposé le mensonge de Marivaux et le mensonge du théâtre, si j'ai voulu
voir dans Marivaux le mensonge, et dans le théâtre l'utilisation du mensonge, je
ne m'abuse pas sur ce qu'il y a de voulu dans ce rapprochement. En substi tuant à
ce mot peu plaisant de mensonge celui plus honnête et plus séduisant d'illusi on
ou de fiction, je dirai que la qualité de l'illusion ou de la fiction que nous propose
Marivaux est, sans aucun doute, la plus précieuse, la plus épurée, la plus subli mée qu'aucun auteur ait jamais proposée.
Il y a dans la convention de Marivaux un degré de perfection et d'abstraction qui
justifie et explique toutes les critiques qu'on lui a faites, toutes les définitions
péjoratives de son œuvre : métaphysicien, abstracteur de quintessence, ou
raffineur, fabricant d'élixir, ou peseur d'œufs de mouches.
Le mensonge, la convention, l'illusion habituels du théâtre sont dépassés,
surpassés par un «surmensonge», une «surconvention», une « surréalité »,
une illusion perfectionnée. Marivaux a rajouté au système optique du théâtre
une autre lentille grossissante par les procédés et par le thème qu'il emploie.
Par l'utilisation du mensonge, par l'atmosphère dans laquelle il a placé ses
personnages, l'hypocrisie qu'il leur inocule, Marivaux a porté à un point
d'excellence jamais atteint jusqu'alors cette convention raffinée au point d'être
dépouillée de tout réalisme, jusqu'à la notion du symbole.
Et l'invraisemblance de ses intrigues, son marivaudage et son écriture, la difficulté
qu'on a de le jouer, ne sont que la conséquence de sa perfection dramatique. Ses
pièces, offrant toutes la même intrigue, ne sont presque plus que des sché mas où
le personnage devient un spectre du sentiment qu'il veut peindre.
C'est un théâtre pur.
L’œil dans ce qu'il a de plus perçant, l'oreille dans ce qu'elle a de plus exercé,
écoute et regarde une cérémonie qui ne peut toucher qu'une intelli gence et une
sensibilité aiguisées.
C'est un théâtre où il ne se passe rien. Il ne cherche qu'à restituer tous les conflits
qui sommeillent en nous. C'est une bataille de symboles que les personnages se
livrent, libérant en nous-mêmes tout ce qui n'est pas abouti, tout ce que nous
avons rêvé, réveillant d'anciennes impressions ou des souvenirs personnels.
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Le théâtre de Marivaux est la réalisation, la mise en avant, la poussée vers
l'extérieur des sentiments internes, des possibilités de l'amour. Le difficile et
l'impossible en sont les éléments normaux. Les paroles, les répliques deviennent,
par la gravitation des sentiments, une sorte de musique qui tra duit les états d'âme
et les sentiments de l'amour. Théâtre d'abstraction et de démonstration, il est la
plus haute expression de la convention théâtrale. Et le malentendu de Marivaux
repose sur un contresens fait de concert entre les comédiens et le public qui
veulent mettre dans ses pièces ce qui n'y est pas : de la sentimentalité et de
l'esprit. Créées pour la première fois par les Comédiens italiens, les pièces de
Marivaux, issues du geste, sont des pantomimes où les gestes ont été rem placés
par des mots, les attitudes par des répliques, les expressions corporelles par un
langage intense qui expose des états de conscience clairs et précis, des conflits
d'ordre humain et passionnel. Le théâtre de Marivaux prend des gestes et les
pousse à bout. C'est un théâtre d'escrimeur. La première feinte en appelle une
seconde et, de riposte en riposte, dans un jeu de fleurets dont l'amour -propre est
le plastron, les personnages mènent tout au long de la pièce un combat que nous
savons sans danger et dont tout le plaisir consiste à apprécier ce qu'il a de virtuel.
Telle est l'idée qu'on peut se faire du théâtre de Marivaux aux premières
représentations de ses œuvres par les Italiens.
Je n'ai jamais vu - telle que je me plais maintenant à l'imaginer - une exécution
de Marivaux qui me donnât cette impression, sauf par Mme Berthe Cerny, à qui
je suis heureux de dire publiquement mon admiration. L'idée que nous nous en
faisons aujourd'hui est bien différente. je la résumerai par cette réponse que me
fit, un jour, l'une de mes élèves du Conservatoire : « Moi, Marivaux, je vois ça
joué par des figurines de Saxe avec de la musique de Mozart. »
De cette conception aux Fêtes galantes de Verlaine mises en flonflons, il n'y a
qu'un pas; de là à interpréter Marivaux comme du théâtre d'amour de Musset, de
Bataille ou de Porto-Riche, il n'y a pas loin.
Et le public veut écouter une histoire où il cherche vainement à s'attendrir et à
flatter sa volupté en s'amourachant de l'actrice à défaut du personnage. Et l'acteur
veut être galant et tendre. « Vous allez. voir comme je m'émeus, comme je suis
sensible », se disent les comédiens, alors qu'il faut, avant tout, montrer comment
le personnage ment.
Avant ou après chaque phrase, on entend des monosyllabes, des exclamations,
des petits rires, des trilles que le comédien égrène autour de son texte, qui
veulent iriser le sens de la phrase, la parer, la rendre sensible. Un temps, un
silence, un geste, une intonation, transforment la réplique en trait d'esprit. Le
souci du comédien est de témoigner le sentiment qu'il éprouve «Je voudrais
marquer à ce moment-là... » dit-il, lorsqu'il s'arrête à une réplique de son rôle.
C'est là l'explication du malentendu de Marivaux. Dans une oeuvre comme celle -là,
de même que dans toutes les grandes oeuvres, le comédien n'a pas à vouloir
marquer quelque chose. A ce moment-là, il agit comme le critique qui met une
intention sous chaque phrase.
« Il faut, disait Marivaux lui-même, que les acteurs ne paraissent jamais sentir la
valeur de ce qu'ils disent et qu'en même temps, les spectateurs le sentent et le
démêlent à travers l'espèce de nuage dont l'auteur a dû envelopper leur discours.
Mais, ajoutait-il, j'ai eu beau le répéter aux comédiens, la fureur de montrer de l'esprit
a été plus forte que mes très humbles remontrances et ils ont mieux aimé commettre
dans leur jeu un contresens perpétuel qui flattait leur amour-propre, que de ne pas
paraître entendre finesse à leur rôle. »
31
Le rôle ici, n'est pas fait pour l'acteur. C'est-à-dire que le comédien n'a pas le droit de
rire des rires ou de pleurer des larmes de son personnage. Il n'a pas le droit de le
parasiter. Il est chargé d'exprimer, pour le public, les sentiments qui atteignent ce
personnage, et non de les éprouver à son compte.
Pour jouer Marivaux, il faut jouer ce qu'on joue. Il y a dans tout ce théâtre une
intellectualité admirable, un crépitement de gestes et des modulations de voix, un
réseau de mouvements et de sons, qui le rendent comparable à une sorte de danse
supérieure, à un jeu mathématique ou géométrique. L'acteur doit se dépersonnaliser,
ne plus être qu'un être mécanisé à qui les joies ou les douleurs n'appartiennent plus
en propre. Le théâtre de Marivaux lui impose une vie supérieure, une espèce
d'inhumanité qui le rend comparable au premier de tous les acteurs, à la marionnette.
Il suffit de lire le texte de Marivaux dans une claire énonciation, et il donnera de luimême, à l'oreille du spectateur attentif, toute la tendresse et toute la sentimentalité
qu'il peut éveiller dans les âmes sensibles. Celui qui veut chercher un facile plaisir
sentimental et trouver les joies que procure le mélodrame ne doit pas se fourvoyer
chez Marivaux. Dans ce sens-là, aucun de ses personnages n'est propre à exciter la
sympathie ou l'émotion. C'est un divertissement pour l'intelligence dont la suprême
volupté est, comme vous le savez, d'apprendre et de comprendre.
Le spectateur doit avoir cet « esprit de finesse » dont parle Pascal dans son
Discours sur les Passions de l'Amour, « qui des yeux va jusque au cœur et, par le
mouvement du dehors, connaît ce qui se passe au dedans ».
Il y a dans l'Electre de Jean Giraudoux un personnage à qui je pense beaucoup en ce
moment. Vous vous le rappelez peut-être; c'est ce jardinier dont les fiançailles
s'achèvent si tristement et qui, dans sa désolation et son amertume, vient
monologuer la nuit pour dire sa peine et pour expliquer les pensées de l'auteur.
« L'inconvénient, dit le jardinier, est que je dis toujours un peu le contraire de ce
que je veux dire». C'est ce que je crains d'avoir fait moi-même à l'égard de
Marivaux. La façon dont je viens de parler de lui pourrait laisser croire qu'il n'était
qu'un homme de science profonde, une sorte de mathématicien du théâtre, à tout
le moins un prospecteur du cœur humain ou un anatomiste de l'amour. Ce que j'ai
dit de Marivaux pourrait laisser croire qu'il n'y a pas de sensibilité dans son
oeuvre. Ce qui resterait à dire c'est que, ce qu'il exprime le mieux, à mes yeux,
c'est le génie de la sensibilité consciente.
C'est la lucidité de Marivaux qui le fait cruel; mais il y a dans toute son œuvre une
extrême tendresse pour l'humanité.
Je n'ai pas pu parler du mensonge en psychologue, en psychanalyste, en
esthéticien ou en moraliste, car je n'en ai pas les moyens et cela ne me concerne
pas : je ne suis qu'un comédien mais, si j'avais pu dégager le lien interne qui relie
le mensonge, la fiction et la poésie, si j'avais pu vous faire percevoir les vertus
spéciales et décomposantes du mensonge, comme dit le jardinier « vous aurez
compris ce que j'ai compris, à savoir: la vérité». Vous auriez compris que le
mensonge en amour est l'aspect de la vérité de l'amour, que la cruauté et la
coquetterie ne sont que l'envers de la tendresse - et tout cela s'applique aux
pièces de Marivaux. « La haine pure, la colère pure, dit le jardinier, c'est toujours
de la pureté», et j'ajouterai, après Giraudoux : l'hypocrisie pure, le mensonge pur,
c'est toujours de la pureté; c'est cela qu'est la comédie de Marivaux, avec ses
impostures et ses parjures : de la pureté, c'est-à-dire presque de l'innocence :
«c'est une entreprise d’amour, la cruauté - pardon, je veux dire la tragédie», dit
le jardinier... pardon... je veux dire la comédie de Marivaux.
32
Extrait d'une conférence de Louis Jouvet aux Annales,
publiée dans Conférencia du 15 juin 1939 n°XIII
repris in Comédie Française n° 101 (septembre 1981)
33
La Double Inconstance
Comédie en trois actes représentée à Paris le 6 avril 1723.
Le prince s’est épris d’une jeune paysanne Silvia, l’a fait enlever et conduire en son
château. Il voudrait l’épouser, mais elle aime Arlequin. Le prince fait venir Arlequin à sa
cour : il veut le rendre infidèle et, par là, ruiner l’amour que lui porte Silvia. Flaminia, fille
d’un domestique du prince se montre secourable aux deux amoureux captifs, dans
l’intention de gagner leur confiance : la bonne table, les honneurs rendus par les
courtisans et la grâce de Flaminia atténuent la peine d’Arlequin. Silvia apprend que les
dames de la cour se moquent d’elle pour sa beauté rustique : piquée au vif, elle décide
de les confondre. Il y a, à la cour, un officier qu’elle a aperçu naguère et qui lui plairait si
elle n’aimait déjà Arlequin. L’officier se présente et assure Silvia de son amour tendre et
respectueux ; cela l’émeut et la flatte. Arlequin, mis en présence du prince, est fâché de
contrarier un si bon seigneur, tandis que Flaminia, qui ne lui déplaît pas, le gagne de
plus en plus. A son tour, Silvia est désolée de faire souffrir l’officier, qui est en réalité le
prince lui-même. Le dénouement est celui qu’on attend : quand le prince se fera
connaître à Silvia, la comédie se terminera par deux mariages. A l’inverse des autres
comédies où Marivaux nous montre un amour naissant, nous voyons tout d’abord la fin
d’un tendre sentiment et l’apparition d’une nouvelle passion ; la vanité est l’attrait du
nouveau sont cause de ce changement. Une cour galante sert de fond à cette intrigue
qui est présentée avec un art délicat. Marivaux annonce Musset, par son pessimisme
léger en face de l’inconstance des coeurs, même les plus simples.
Laffont-Bompiani, Dictionnaire des oeuvres.
34
Résumé
Acte 1
Silvia et Arlequin , deux jeunes villageois, amoureux l'un de l'autre depuis l'enfance, se
sont fait le serment de s'aimer toujours. Le Prince Lelio, lui aussi amoureux de Silvia, la
fait enlever et souhaite l’épouser. Au nom de l’amour qui l’unit à Arlequin, la jeune fille
refuse presque de manger depuis deux jours. Flaminia, la confidente du prince,
s’engage à « détruire l’amour de Silvia ». Elle fait venir Arlequin au palais et lance
Lisette à l’assaut du jeune homme, espérant que celui-ci succombera à ses charmes.
Flaminia a également demandé au Prince de garder l’anonymat et de ne se faire
connaître des jeunes gens que comme un simple «officier du palais». Mais Arlequin se
montre indifférent au luxe de la vie de château et prend vite ses distances avec Lisette,
qu’il trouve très coquette. Devant cet échec, Flaminia va tout faire pour séduire ellemême Arlequin. Elle s’arrange également pour gagner la confiance des deux amants.
Acte 2
Flattée par Flaminia et courtisée par «l’officier du palais» qu’elle avait déjà rencontré aux
abords du village, Silvia se confie à la confidente du prince, et lui avoue avec candeur
l’attirance qu’elle éprouve pour celui-ci. Flaminia complote pour que Lisette blesse, en
présence du prince toujours déguisé en «officier du palais», l’amour propre de Silvia ; ce
qui incite la jeune fille à exercer son désir de séduction. Flaminia entreprend également
Arlequin, qui lui aussi éprouve beaucoup d’embarras à résister à l’attrait de la confidente
du prince. Peu à peu les deux amants s’éprennent, elle du prince, lui de Flaminia, mais
résistent, par devoir, pour rester fidèle à leur amour originel.
Acte 3
Silvia commence à se dire qu’elle accepterait volontiers de se donner à l'officier, si
Arlequin tombait, lui, amoureux de Flaminia. Les deux jeunes amants prennent
conscience que les liens qui les unissent sont un obstacle au bonheur de chacun.
Lorsque Flaminia affirme à Arlequin qu'elle est exilée et lui déclare son amour, il avoue
lui aussi sa flamme. Le Prince n'a plus qu'à apparaître et avouer sa véritable identité :
Silvia est conquise et Arlequin se sent libéré de ses anciens engagements. « Double
inconstance qui fait le bonheur des quatre protagonistes, au prix de l'abandon d'une
fidélité amoureuse qui constituait un idéal ». Silvia, en se confiant à Flaminia solde avec
une certaine cruauté ses amours d'enfance : «Lorsque je l’ai aimé (Arlequin), c’était un
amour qui m’était venu ; à cette heure je ne l’aime plus, c’est un amour qui s’en est allé ;
Il est venu sans mon avis, il s'en retourne de même, je ne crois pas être blâmable».
http:/www.alalettre.com/marivaux-doubleinconstance.htm
35
Notice
Si la prédilection d'un écrivain pour une de ses oeuvres ne désigne pas
forcément son chef-d'œuvre, elle révèle souvent celle où il est allé le plus loin dans
sa voie propre. Corneille avoue sa tendresse pour Rodogune parce que cette pièce
lui appartient plus qu'aucune autre. La préférence accordée par Marivaux à La
Double Inconstance 1 procède de motifs analogues : aucune de ses pièces si denses
et si dépouillées n'est plus riche ni d'une plus abstraite perfection que celle -ci.
Analyste de l'amour, il le montre ordinairement naissant, parfois en sommeil et
renaissant, parfois déclinant et mourant. Ici, l'étude est complète : l'amour n'est pas
seulement suivi de sa naissance, dans la surprise et le trouble, à l'enchantement
d'un bref épanouissement, puis au déclin dont le menacent la négligence et
l'habitude ; mais ce processus est doublé en contrepoint par la naissance et
l'épanouissement d'un nouvel amour. Plus qu'en aucune autre pièce, la peinture des
sentiments est dynamique, car le phénomène à saisir se modifie sans cesse, et les
paroles prononcées sujettes à interprétation, dans la mesure où la réalité
psychologique devance l'idée que s'en font les personnages. La construction drama tique, pour sa part, combine avec une surprenante maîtrise la progression
implacable de l'action avec l'imprévu d'un dénouement présenté d'abord comme
doublement impossible. Mais l'intérêt de La Double Inconstance, aux yeux de la
critique moderne, est encore moins dans cette perfection technique que dans
l'attitude énigmatique de l'auteur. Quel jugement porte-t-il en fin de compte, sur ses
personnages, sur l'inconstance et sur l'amour lui-même ?
II existe une interprétation optimiste de La Double Inconstance. Comme le
remarque Gabriel Marcel, « il n'est aucune des grandes pièces de Marivaux qui ne
progresse vers une clarté intérieure, vers une transparence de soi-même à soi-même
et de soi-même à l'autre2 ». La formule de Silvia dans Le Jeu de l'amour et du
hasard, « je vois clair clans mon cœur », ne s'applique pas seulement aux jeunes
gens surpris par un premier amour, mais aussi à ceux qui accèdent à un amour
véritable après que les mirages d'un faux amour se sont dissipés (voir Le
Dénouement imprévu, L'Heureux Stratagème, Les Sincères). Pourquoi ne
conviendrait-elle pas à Silvia dont l'inconstance apparente n'est que la marque d'un
tâtonnement, qu'un acte de fidélité à la nature profonde, en même temps qu'un refus
de l'hypocrisie ? « Bien loin que l'infidélité soit un crime, dit la comtesse de
L'Heureux Stratagème 3, c'est que je soutiens qu'il ne faut pas hésiter d'en faire une,
quand on en est tentée, à moins que de vouloir tromper les gens. » Dégoûté des
coquettes, le prince s'éprend de Silvia parce que son amour est « le seul qui soit
véritablement de l'amour » : de là vient qu'il prend tant de soin à se faire aimer pour
lui-même. Quant à Silvia, elle avait besoin de rencontrer le prince pour s'épanouir
pleinement, comme l'Angélique du Dénouement imprévu attendait sans le savoir un
Éraste. Avec la même indulgence que Marivaux, dont il se souvient, Musset dans La
Nuit vénitienne excusera Laurette de trahir Razetta en faveur d'un prince aussi
séduisant que celui de Silvia. En un mot, si la fidélité a son prix, le bonheur trouvé
1
Cf. Lesbros de La Versane, L'Esprit de Marivaux, Éloge historique de l'auteur.
Théâtre choisi de Marivaux. Édition des Loisirs, 1947, Préface.
3 Acte 1, sc. iv.
2
36
dans l'harmonie générale n'a-t-il pas le sien aussi ? L'amour est mort, il est vrai, mais
pour renaître plus jeune et plus fort en un nouvel amour.
À cette interprétation romantique de La Double Inconstance, notre époque en
a substitué une autre tout opposée. Sous l'influence des idées des Goncourt sur
l'amour au XVIIIème siècle, elle ne voit plus dans la comédie de Marivaux une
«
pièce rose », mais une « pièce noire ». Marcel Arland en fait l'« histoire d'une
exaction » : « Un prince enlève et séduit la fiancée d'un de ses manants. Il faut toute
l'adresse de Marivaux, qui entend faire une comédie, non pas un drame, pour que la
pièce ne prenne pas une amertume intolérable4. » C'est aussi le point de vue de
Jean Anouilh. Tirant le parti que l'on sait de La Double Inconstance dans sa pièce
intitulée La Répétition ou l’Amour puni, il la fait définir à son porte-parole comme
une « pièce terrible », l'«histoire élégante et gracieuse d'un crime 5 ».
En fait, on doit observer que La Double Inconstance, à laquelle on n'a pu
jusqu'ici trouver de source, se rattache du moins significativement chez Marivaux à
un thème de rapt. On lit dans La Voiture embourbée, l'un de ses romans de
jeunesse dont l'analyse psychanalytique vaudrait d'être faite, l'histoire d'un prince
ou « sophi » de Perse qui, ayant rencontré une jeune fille à la chasse et s'étant
épris d'elle, l'enlève à son fiancé pour en faire sa sultane favorite. Comme dans La
Double Inconstance, la belle Bastille, héroïne de l'aventure, dont les propos
marquent un esprit « sinon cultivé, du moins disposé à recevoir les impressions les
plus fines et les plus polies 6 », ne tarde pas plus que Silvia à répondre à la
tendresse du prince « par les sentiments les plus vifs 7» : elle vit bientôt heureuse
avec lui sans plus songer à celui auquel elle avait d'abord été fiancée.
Cette interprétation pessimiste de La Double Inconstance a l'intérêt de mettre
en lumière la signification sociologique de la pièce. « Il était réservé au XVIIIè
siècle, disent les Goncourt, de mettre dans l'amour le blasphème, la déloyauté, les
plaisirs et les satisfactions sacrilèges d'une comédie. Il fallait que l'amour devînt
une tactique, la passion un art, l'attendrissement un piège, le désir lui-même un
masque8. » Le crime dont parlait Anouilh consiste moins, de la part du prince et de
ses gens, à enlever Silvia à Arlequin qu'à détruire l'amour d'Arlequin et de Silvia.
Pour la première fois, l'amour n'est plus considéré comme un effet de cette «
sympathie » mystérieuse à laquelle la dernière génération du XVIIè siècle avait cru,
mais comme l'aboutissement immanquable d'un plan stratégique conçu et exécuté
de sang-froid. Un homme qui ne croit plus à l'innocence détourne à son profit
l'innocence. Pis encore, les manœuvres dont dépend l'amour ne sont pas entre les
mains des seuls bénéficiaires, mais les membres d'une société désœuvrée les
exécutent par un pur jeu pervers. Ainsi Marivaux aurait fait une critique discrète,
mais sévère, de la corruption à la mode sous la Régence. Dans cette perspective,
d'autres aspects de la pièce s'éclaireraient. Les attaques contre les grands, contre
leur oisiveté et leur culte du point d'Honneur, toute la satire sociale qui dans le
troisième acte notamment avait été jugée hors-d’œuvre par les contemporains 9,
s'expliqueraient comme un complément naturel de la satire morale. En un mot
4
Marivaux, N.R.F., s. d. (1950), p. 144.
Pièces brillantes, la Table Ronde, s. d., p. 375.
6
Oeuvres de jeunesse, p. 360.
7 Ibid., p. 361.
8
La Femme au XVIIIe siècle, p. 185.
9 Voir le compte rendu du Mercure cité ci-après.
5
37
Marivaux pourrait dire, avant Laclos : «J'ai vu les mœurs du siècle et j'ai écrit ce
livre. »
Quoique ces deux interprétations opposées ne trahissent pas absolument la
pensée de Marivaux, il est certain qu'elles la forcent, et qu'aucune en tout cas
ne correspond à ses intentions conscientes. Comment croire, par exemple, que
Marivaux ait pu condamner « la débauche éhontée du duc d'Orléans et de ses
courtisans 10 » dans une pièce qu'il dédie, lui qui ne fait que peu de dédicaces 11,
à la marquise de Prie ! Sur le plan moral même, son attitude est plutôt celle d'un
spectateur que celle d'un juge : Marivaux a toujours été trop sincère pour
condamner chez les autres des faiblesses dont il ne se sentait pas exempt. Si
pourtant une leçon s'ajoute à la constatation des faits, elle est du domaine de la
morale pratique. L'amour n'est pas pour Marivaux une source intarissable de joie
et de beaux sentiments c'est à ses yeux, comme l'énergie pour Balzac, un fonds
limité que l'on peut à volonté dissiper ou ménager. Que ce soit l'amour qu'on
éprouve ou celui qu'on inspire, on le perd par la négligence ou par la satiété,
mais il existe aussi des moyens pour le « filer », selon une métaphore pleine de
sens. De ces techniques, dont il est souvent question dans Le Spectateur
français ou dans Le Cabinet du philosophe12, La Double Inconstance présente
comme un manuel en action. Mais des techniques ne sont en elles -mêmes ni
bonnes ni mauvaises. Comme Dorante dans Les Fausses Confidences, le prince
est excusé, autant parce qu'il est sincère, que parce qu'il réussit. Quant à Silvia
et à Arlequin, leur inconstance est de la pure nature. C'est Marivaux lui -même
qui le remarque dans des réflexions philosophiques sur l'amour : « Si l'amour se
menait bien, on n'aurait qu'un amant, ou qu'une maîtresse en dix ans ; il est de
l'intérêt de la nature qu'on en ait vingt, et davantage13. » La Double Inconstance
n'est pas une moralité, et ne prétend pas révéler les leçons d'une sagesse. C'est un
examen curieux et comme impartial de la condition de l'amour, lorsque, tiré désormais
du monde clos où il se trouvait préservé dans Arlequin poli par l'amour ou La Surprise
de l'amour, il se trouve enfin confronté avec les réalités de la société moderne.
L'histoire de La Double Inconstance ressemble à celle des deux premières
pièces de Marivaux. Quoique représentée pour la première fois dans une saison «
peu avantageuse pour les spectacles », et le même jour qu'Inés de Castro au ThéâtreFrançais, le 6 avril 1723, elle reçut du public un accueil favorable et eut quinze représentations à la ville. Elle fut reprise dès le 13 novembre de la même année 14 et on la
joua devant la cour en plusieurs occasions en 1724, 1725 15, etc. Les acteurs
principaux nous sont déjà connus. Tous, sauf Lélio, qui fut le prince, jouèrent sous leur
10
Le mot est tiré de l'édition de M. Pierre-Bernard Marquet (Classiques Larousse). On notera
que pour M. Marquet, le Prince de La Double Inconstance est « l'antithèse » du prince de
Bourbon. Sans vouloir aller trop loin dans cette voie, nous trouve rions plutôt dans la pièce une
allusion flatteuse aux amours de la marquise de Prie avec le duc de Bourbon.
11 Seule autre exception, la dédicace de la seconde Surprise de l'amour à la duchesse du Maine,
si on néglige deux oeuvres de jeunesse, Le Père prudent et équitable et L’Iliade travestie.
12 Voir Le Spectateur français, seizième feuille, et Le Cabinet du philosophe, seconde feuille.
13 Le Cabinet du philosophe, seconde feuille, Journaux et Oeuvres diverses, p. 344.
14 Mercure de novembre 1723, p. 963. Pendant toute la saison d'hiver, La Double Inconstance resta une
valeur sûre. Voyez par exemple cette note du Mercure de janvier 1724 (pp. 120-121) : « Le 19 de ce
mois, les comédiens italiens donnèrent une pièce nouvelle [...] intitulée Le Mariage d'Arlequin avec Silvia,
ou Thétis et Pélée déguisé (sic). Cette pièce ne fut point goûtée du public, qui trouva cependant à se
dédommager à La Double Inconstance qu'on représenta d'abord ; c'est une des meilleures comédies de
M. de Marivaux. » Voir le tableau des représentations à la Comédie-Italienne, p. 2148.
15 Le 3 octobre 1724 à Fontainebleau, le 1 1, octobre 1725 au même lieu. Voir le Mercure.
38
nom de théâtre. Mario Baletti, mari de Silvia, représenta sans doute le seigneur, et
Violette, femme d'Arlequin, Lisette. Selon un contemporain, seule Silvia donna
pleinement satisfaction aux spectateurs : « Mlle Silvia fit applaudir l'auteur, malgré le
mauvais jeu des autres acteurs », écrivit en effet Maltot 16, qui, il est vrai, n'était pas
très favorable à la troupe de Lélio.
Une particularité intéressante réside dans les remaniements que Marivaux
apporta dans la conduite de sa pièce. Le rédacteur du Mercure avait critiqué le fait que
le prince eût découvert sa qualité à Silvia dès le second acte, ce qui diminuait l'intérêt
du troisième acte et obligeait l'auteur à y introduire des « scènes postiches 17». A un
moment que nous ignorons, en tout cas avant l'impression de la comédie, Marivaux
tint compte de l'observation en retardant jusqu'à la scène IX de l'acte III l'aveu du
prince. Cette modification est sans doute heureuse, mais il faut remarquer que la
scène v de l'acte III a moins naturellement sa place dans la seconde version que
dans la première, où le prince était alors sûr du consentement de Silvia.
La pièce ainsi remaniée parut l'année suivante, en septembre 1724, et le
Mercure marqua l'événement par un article. « Cette pièce n'a guère moins réussi que
La Surprise de l'amour du même auteur. Le public en attend un extrait dans notre
Mercure ; nous nous y sommes engagés, nous allons remplir notre promesse. »
Suivait une analyse, scène par scène, des deux premiers actes. « Nous sommes
toujours plus longs que nous ne voudrions dans les extraits des pièces, surtout de
celles qui ont réussi », constatait alors le rédacteur, qui n'en donnait pas moins un
résumé assez détaillé du troisième acte 18.
Ce fut désormais la version imprimée qui s'offrit aux jugements de la critique,
mais ceux-ci furent rares. Souvent, on se contente de mentionner La Double
Inconstance à côté de La Surprise de l'amour comme un classique du Théâtre-Italien
ou comme un chef-d'œuvre auquel on sacrifiait les autres oeuvres de Marivaux. À
l'occasion de la publication du Nouveau Théâtre-Italien (1729-1730), chez Briasson,
La Barre de Beaumarchais lui consacra pourtant quelques lignes où l'éloge n'est pas
gâté par les pointes empoisonnées des Desfontaines et des Granet : « La Double
Inconstance doit avoir part aussi 19 à mes louanges. Vous serez charmé de la
tendresse innocente que Silvia et Arlequin ont l'un pour l'autre, de la vivacité avec
laquelle ils l'expriment, de la fidélité qu'ils se gardent sans être touchés des
avantages qu'on leur offre, de l'art avec lequel Flaminia débauche peu à peu le coeur
d'Arlequin, et de la manière ingénieuse dont M. de Marivaux dispose par degrés la
jeune Silvia à changer en faveur du prince qu'elle prend pour un simple of ficier. II
faut avoir bien étudié la nature pour la peindre aussi bien 20. ».
Le marquis d'Argenson, qui a le tort d'appliquer à une comédie de ce genre
des critères de vraisemblance qui s'y appliquent mal, met au moins La Double
Inconstance au premier rang des pièces qu'il a vu représenter chez les Italiens: «
La Double Inconstance, par Marivaux, je crois. (...) C'est une des plus jolies pièces
de Marivaux et même de celles qu'on joue en français sur ce théâtre. Il y a du naïf,
16
E. de Barthélemy, Les Correspondants de la marquise de Balleroy, tome 11, p. 532. La lettre de
Maltot rend aussi compte de la représentation d'Inès de Castro.
17 Voir le compte rendu de représentation donné intégralement p. 304
18 Mercure de septembre 1724, pp. 1991-2005
19 À côté de La Surprise de l'amour.
20 Lettres sérieuses et badines, 1730, tome III, seconde partie, p. 262.
39
des sentiments, et beaucoup d'esprit ; le rôle de Silvia est fait pour elle, celui
d'Arlequin est farci de traits propres à notre petit Arlequin. Au reste, il n'y faut pas
regarder de près pour la régularité, pour les mœurs, et pour le vraisemblable ; par
exemple le caractère de Flaminia est bas et choquant pour une femme de qualité
qu'on suppose ici épouser un jeune paysan21. »
Restée longtemps au répertoire courant du Théâtre-Italien, comme les pièces
précédentes, La Double Inconstance disparut de l'affiche quand celui-ci fusionna
avec la troupe des Boulevards pour former l'Opéra-Comique. Elle ne fut reprise au
Théâtre-Français qu'en 1934, et encore n'y fut-elle jouée que vingt-cinq fois jusqu'en
1945. À partir de 1950, les reprises furent plus heureuses, et en 2000 le nombre total
des représentations s'élevait à 276. Marcel Bluwal fit un téléfilm de La Double
Inconstance (1968). Une mise en scène de Jacques Rosner (1976) au Théâtre des
Bouffes du Nord commençait par un extrait de Sade et se terminait par le meurtre de
Lisette et de Trivelin. En 1980 Jean-Luc Boutté proposa L’Éducation d'un Prince
comme prélude à La Double Inconstance, soulignant ainsi le sens social et politique
de la pièce. Par ailleurs en 1988-1989 une mise en scène de Bernard Murat, au
Théâtre de l'Atelier, avec Emmanuelle Béart et Daniel Auteuil assura à la pièce un
très large public. L'usage qu'a fait jean Anouilh de La Double Inconstance dans La
Répétition ou l'Amour puni, témoigne aussi de son actualité 22.
21
Manuscrits de l'Arsenal, n° 3454, f` 245-246. La notice continue par un résumé de la pièce, et
s'achève par ces mots : « Les derniers mots du Prince promettent un divertissement qu'on ne voit
pas. »
22 Pour une synthèse des interprétations et une étude dramaturgique détaillée, voir F. Rubellin,
Marivaux dramaturge. « La Double Inconstance », « Le jeu de l'amour et du hasard », Paris,
Champion, 1996
40
Le texte
L'édition originale de La Double Inconstance ne parut qu'en septembre 1724, ainsi
que nous l'apprend le Mercure de ce mois, qui, à cette occasion, en donna un long
extrait23. Exceptionnellement, l'ouvrage se présente sous la forme d'un in-octavo,
dont voici la description:
La Double Inconstance, comédie en trois Actes représentée pour la première fois par
les Comédiens Italiens du Roi le Mardi 6. Avril 1723 à PARIS, chez François
Flaihaut, Quai des Augustins, au coin de la rue Pavée. M. DCC. XXIV. Avec
Approbation & Privilège du Roi- Un volume de VI (titre, dédicace, Acteurs) + 133
(texte) + III (approbation et privilège) pages.
Approbation : «J'ai lu par l'ordre de Monseigneur le Garde des Sceaux la double
inconstance, Comédie, et j'ai cru que le public en verrait l'impression avec le même
plaisir qu'il en a vu les représentations. Fait à Paris ce premier Mai 1724. Danchet»
Privilège du 30 juin 1724 à François Flaihaut, pour six ans, pour la Double
Inconstance, comédie.
Compte rendu de représentation (Mercure d'avril 1723)
« Le 6 de ce mois, les comédiens-italiens ont aussi fait l'ouverture de leur théâtre par
une comédie nouvelle24, qui a pour titre La Double Inconstance. Cette pièce n'a pas
paru indigne de La Surprise de l'amour, comédie du même auteur, qui a si bien
concouru avec Le Serdeau des Théâtres 25 à attirer de nombreuses assemblées avant
la clôture. On a trouvé beaucoup d'esprit dans cette dernière, de même que dans la
première26 ; ce qu'on appelle métaphysique du cœur y règne un peu trop, et peut-être
n'est-il pas à la portée de tout le monde ; mais les connaisseurs y ont trouvé de quoi
nourrir l'esprit; nous n'en dirons ici que ce que nous pouvons avoir retenu dans une
représentation.
Extrait de Marivaux, Théâtre Complet,
édition établie par Frédéric Deloffre et
Françoise Rubellin, La Pochotèque, Le Livre
de Poche/Classiques Garnier, Paris, 1996 et
2000, p. 296 –304.
23
L'extrait occupe les pages 1991 à 2005.
Comme les comédiens français, qui avaient donné le même jour une pièce destinée à connaître un
grand succès, Inés de Castro, (le La Motte.
25 Pièce de Fuzelier, jouée à partir du 17 février 1723.
26 C'est-à-dire la Surprise, et non pas, comme on l'a dit après une lecture trop rapide du texte, Le
Serdeau des Théâtres.
24
41
Une architecture mobile de mensonges
« La Cour est le lieu du mensonge : La Double Inconstance pourrait être étudiée
comme une construction superbement sophistiquée, une architecture mobile de
mensonges »20. Nous suivons tout à fait H.Coulet et M.Gilot quand ils soulignent la
difficulté de savoir si les menteurs de la pièce sont « en service commandé », ou s’ils
« se livrent à des initiatives personnelles ». En revanche, quand ils affirment : « Ce qui
est inquiétant, c’est qu’on ne sait jamais s’ils mentent ou s'ils ne mentent pas »21, il nous
semble qu’une analyse attentive de la nature de ces mensonges, et de leur
enchaînement, permet quelques conclusions solides.
On repère d’abord de petits mensonges, des fictions servant à régler les entrées et
les sorties des personnages ; lorsque Lisette arrive, et dit à Trivellin : "je vous
cherche partout, Monsieur Trivellin, le Prince vous demande", elle ment afin que
Trivelin la laisse seule avec Arlequin, sans quoi elle ne pourra commencer sa
tentative de séduction. La même Lisette, présentée à Silvia comme une dame de la
cour, est censée avoir demandé la compagnie de l’officier pour saluer Silvia, ce qui
fait dire à ce dernier : "je n’aurais osé paraître sans Madame, qui a souhaité que je
l’accompagnasse, et qui a obtenu du Prince l’honneur de vous faire la révérence";
Flaminia, pour pouvoir laisser Arlequin aux prises avec le seigneur, prétend être
appelée : « car le Prince m’a demandé, et je vais voir ce qu’il me veut ».
Plus nombreuses et de plus grandes portée sont les « fausses confidences ». La
prédiction qu’invoque Trivellin pour convaincre Arlequin : "Il ne peut résoudre à
quitter Silvia, je vous dirai même qu’on lui a prédit l’aventure qui la lui a fait
connaître, et qu’elle doit être sa femme ; il faut que cela arrive, cela est écrit làhaut" est de toute évidence une invention ; la réponse d’Arlequin montre qu’il n’en
est qu’à moitié dupe : « Là-haut on n’écrit pas de telles impertinences ».
L’horoscope feint est un véritable topos dont Marivaux se resservira l’année
suivante dans Le Prince travesti, lorsque Lisette tentera de convaincre Arlequin de
trahir son maître 22 ; on retrouvera le procédé dans Le Jeu de l’amour et du hasard :
« on m’a prédit que je n’épouserais jamais qu’un homme de condition, et j’ai juré
depuis de n’en écouter jamais d’autres », dit Silvia ; la réponse de Dorante « je n’ai
point foi en l’astrologie », peut se comprendre au deuxième degré comme une
réplique ironique destinée au spectateur.
Plus spectaculaire est la fausse confidence de Flaminia à Arlequin : "vous me faites
tristement ressouvenir d’un amant que j’avais, et qui est mort ; il avait de l’aire
d’Arlequin, et je ne l’oublierai jamais". Rien ne permet à première vue de déceler le
mensonge, si ce n’est la résolution affichée de Flaminia de séparer Arlequin de
Silvia : tandis que la première moitié de la phrase pourrait être acceptée, la
seconde met trop l’accent sur Arlequin pour être exempte d’arrière-pensées. Une
deuxième mention de cet amant confirmera le spectateur dans ses soupçons : "[…]
Depuis que j’ai perdu mon amant, je n’ai eu de repos qu’en votre compagnie, je
20
H. Coulet et M.Gilot, Marivaux. Un humanisme expérimental, Larousse, 1972, p.145.
Ibid.,loc.cit.
22 II, 1, p.359-360
21
42
respire avec vous ; vous lui ressemblez tant, que je crois quelquefois lui parler ; je
n’ai vu dans le monde que vous et lui de si aimables". […]
Au second acte, le seigneur glisse à Arlequin une nouvelle confidence, au sujet de
Flaminia :
Elle est la fille d’un de ses officiers ; et je me suis imaginé de lui faire
sa fortune en la mariant à un petit-cousin que j’ai à la campagne, que
le gouverne, et qui est riche. Dites-le au Prince, mon dessein me
conciliera ses bonnes grâces.
La réaction immédiate d’Arlequin est comique : « vous n’imaginez rien qui vaille à votre
petit-cousin ». En reprenant le verbe « imaginer », il donne à son insu, la clé de l’affaire :
c’est pure imagination, destinée à provoquer sa jalousie. Que la confiden ce soit fausse
ressort de l’état civil prêté à Flaminia : elle est fille d’un domestique et le statut de son père,
promu officier, n’est pas moins fictif que celui du Prince, déchu en officier. La spirale des
fausses confidences est telle, et le rôle de Flaminia si important, que l’on a pu oublier son
rang de fille de domestique. Ainsi le marquis d’Argenson, pour qui « Le caractère de
Flaminia est bas et choquant pour une femme de qualité, qu’on suppose ici épouser un
jeune paysan »25. S’il a vu la pièce, le marquis a pu être abusé par la prestance de l’actrice
Flaminia ; mais toute incertitude est exclue : dans une scène où seuls les manipulateurs
sont présents, Flaminia rappelle à sa sœur: « tu n’es, non plus que moi, que la fille d’un
domestique du Prince, et tu deviendras grande dame ». Plus tard, une didascalie confirme la
fausse élévation sociale: « Lisette, sous le nom de dame de cour »26.
Cette atmosphère de mensonges calculés repose sur la complicité des personnages
manipulateurs, qui s'exprime dans des sourires de connivence: Flaminia partant, elle est
remplacée par le seigneur, la didascalie montrant que ces mouvements obéissent à une
chorégraphie occulte, les personnages jouant comme dans une pièce: " En sortant, elle
sourit à celui qui entre". Preuve de leur complicité, et de leur duplicité, tout comme les mines
de Flaminia et Lisette : "Flaminia et elle se font des mines", ce sourire annonce que le
nouveau dialogue avec Arlequin sera encore le fruit des inventions de Flaminia, ou moins
vraisemblablement d'une tactique élaborée par les deux personnages 27.On a pu douter que
ce Seigneur en soit un28 ; Marivaux a pourtant besoin d'un représentant de la cour (seul
25
Notices sur les Oeuvres de théâtre, op.cit., p.670. Cette interprétation a été suivie notamment par H.
Coulet et M.Gilot (Pl.,t.1,p.871) et par C.Martin (La Double Inconstance, Flammarion, GarnierFlammarion, 1996, p.10).
26 La question que pose Arlequin au Prince, quand il est près de lui céder Silvia : "Flaminia sera-t-elle sa
maîtresse?", c'est-à- dire libre de disposer d'elle-même, pourrait être une distraction de Marivaux qui
aurait oublié qu'on la fait passer aux yeux d'Arlequin pour une dame de qualité.
27 Certains prennent pour argent comptant les deux scènes du seigneur, comme en témoignent ces
suppositions erronées du metteur en scène M.Dubois: "De toute évidence, ce vieux courtisan cherche à
"sauver sa peau", mais peut-être est-il lui-même victime d'une autre intrigue dans ce palais (...)", dans La
Double Inconstance, Hatier, éd.cit.,p.100.
28 Pour J. Vassevière, c'est un faux seigneur "qui n'est en réalité qu'un domestique" (La Double
Inconstance, Nathan, coll. Balises, 1990, p.17). Il en voit la preuve dans le fait qu'Arlequin l'a vu jouer de
43
représentant de la classe intermédiaire entre le Prince et ses domestiques) pour dresser un
tableau des mœurs et des états d'âmes des courtisans. Par ailleurs son langage même nous
semble indiquer son appartenance à la classe noble 29 .
Flaminia a arrangé cette scène pour développer l'amour-propre d'Arlequin, et pour
susciter sa jalousie. Il est clair que ce "seigneur" qui dit: "j'ai eu le malheur de parler
cavalièrement de vous devant le prince. (...) mes amis là-dessus ont tâché de le
fléchir pour moi.(...) nous ne pouvons reparaître tous qu'à condition que vous
demandiez notre grâce" (II, 7) parle sur commande ; la symétrie avec la même
scène organisée pour Sylvia suffirait à le prouver. Lisette dit en effet à Silvia :
" L'emportement que j'ai eu contre vous a mis toute ma famille dans l'embarras : le
Prince m'oblige à venir vous faire une réparation, et je vous prie de la recevoir sans
me railler". le comble du comique de ce mensonge, pour le spectateur averti, c'est
que sa "famille", c'est Flaminia...
Fausse confidence encore, et beau lazzi, que la pâmoison de Trivelin : "Il y a deux
ans, seigneur Arlequin, il y a deux ans que je soupire en secret pour elle" 30. Ce
nouveau mensonge, probablement commandé par Flamninia 31, sera la deuxième
épreuve de jalousie imposée à Arlequin.
Un autre motif de fausse confidence consiste à faire penser à Arlequin que Flaminia
peut être victime du Prince ; on observera dans les répliques de Flaminia une
gradation d'intensité tragique, dont Marivaux indique parfois la facticité, certaines
didascalies contenant un "comme" qui souligne le triomphe du paraître:
FLAMINIA. comme en secret. Mon cher Arlequin (...) j'ai peur qu'on ne
s'aperçoive de l'amitié que j'ai pour vous
TRIVELIN.- A ce que je vois, Flaminia, vous vous souciez beaucoup des
intérêts du Prince!
FLAMINIA.comme épouvantée.- Arlequin, cet homme-là me fera des affaires
à cause de vous.
(...)
FLAMINIA.- Arlequin, je vous parle peut-être pour la dernière fois, et il n'y a
plus de plaisir pour moi dans le monde.
la trompette à la chasse. Il ne nous paraît pas exclu que les nobles aient pu sonner du cor à la chasse à
courre.
29 Quelques formulations sont assez recherchées : "Ne vous incommodé-je point" ; "des qualités que je
voudrais que vous eussiez tous".
30 "Quant à Trivelin, il n'est pas seulement présent pour "tirer les ficelles" ; on voit bien qu'il a été
amoureux de Flaminia", pense quand même Michel Dubois...( La Double Inconstance, Hatier,
éd.cit.,p.100.)
31 Lorsqu'elle renseigne le Prince, au début de l'acte III, sur "ce penchant qui est incognito chez lui, et que
je lui ferai sentir par un autre stratagème", il s'agit peut-être de ce prétendu amour.
44
A ce stade, la tonalité tragique est sans doute dissipée par l'expression familière
qu'emploie Arlequin en commentant : "Pour la première fois! J'ai donc bien du
guignon" ; plus tard, Flaminia radicalise la menace qui pèse sur leur amitié:
Trivelin nous a trahis ; le Prince a su l'intelligence qui est entre nous ; il vient de
m'ordonner de sortir d'ici, et m'a défendu de vous voir jamais (...) ensuite j'irai où je
pourrais pour éviter sa colère.
Flaminia manœuvre habilement: en présentant Trivelin comme un obstacle et le
Prince comme l'ennemi, en jouant la victime punie à cause de son amitié
désintéressée pour Arlequin, elle se substitue à Silvia dans l'esprit d'Arlequin.
Arlequin n'est pas le seul destinataire de ses fictions. Son stratagème consistant à
pousser à bout l'amour-propre de Silvia, Flaminia invente des commérages et
exécute un véritable numéro d'improvisation, donnant à entendre plusieurs voix,
mimant sans doute les attitudes (le jeu de scène doit impérativement être imaginé) :
(...) elles se moquent de vous, raillent le Prince, lui demandent comment se
porte sa beauté rustique. Y a-t-il de visage plus commun disaient l'autre jour
ces jalouses, entre elles ; de taille plus gauche? Là-dessus, l'une vous
prenait par les yeux, l'autre par la bouche ; il n'y avait pas jusqu'aux hommes
qui ne vous trouvaient pas trop jolie ; j'étais dans une colère...
On peut inférer en toute logique que ces médisances sont aussi imaginaires que
celles dont viendra s'accuser le seigneur. Lisette apparaîtra à nouveau, cette fois
non pas pour séduire Arlequin mais pour provoquer la jalousie de Silvia :
J'avais cru m'apercevoir que le Prince avait quelque inclination pour moi, et je
ne croyais pas en être indigne : mais je vois bien que ce n'est pas toujours
aux agréments qu'on se rend.
S'échafaude ainsi en arrière-plan une comédie virtuelle complexe: Lisette aimerait
Arlequin, mais le Prince aurait de l'inclination pour elle ; Flaminia, regrettant toujours
son amant mort, serait sur le point d'être mariée à un petit cousin du seigneur,
tandis que Trivelin se désespérerait en secret, et finalement seul Arlequin la tirerait
de sa mélancolie, au grand dam de Lisette, qui pourrait se consoler avec le Prince...
Le mensonge est monnaie courante : Flaminia, Trivelin, Lisette, le Seigneur y
recourent, mais aussi ce premier faux-monnayeur en date qu'est le Prince, ce faux
officier qui prétend que le Prince et lui ont été abusés par Lisette ("cette femme -là
nous a trompés, le Prince et moi ; vous m'en voyez au désespoir"), et qui feint d'en
vouloir à Faminia 32. Comme l'écrivent H.Coulet et M.Gilot, "Il y a sur la scène
comme une délégation permanente, une théorie d'êtres mensongers, émanations
ornementales du monde de la cour qu'ils interprètent chacun selon soi-même"33.Le
Prince délègue justement ce droit de contrefaire des sentiments et des situations,
mais il est bien leur origine juridique et leur garant.
32
"Ah ne me parle point de Flaminia : tu n'étais pas capable de me donner tant de chagrin sans elle" (III,
5).
33 H. Coulet et M.Gilot, Marivaux. Un humanisme expérimental, op.cit.,p.145.
45
Cette exubérance de mensonges n'a pas pour but uniquement de monter que les
serviteurs du Prince sont prêts à tout pour son bon plaisir, et que la Cour est le
règne de l'artifice ainsi que du faux 34. Elle révèle aussi que l'on peut manipuler les
sentiments. La démonstration de Michael Moriarty est probante : en récrivant les
relations de Silvia avec le Prince et avec Arlequin, Flaminia parvient à modifier la
représentation imaginaire que Silvia se fait d'elle-même35 ; subrepticement, elle
amène Arlequin à voir en elle une nouvelle Silvia, menacée elle aussi dans sa
liberté, et à se substituer lui-même à l'amant mort. En plongeant les personnages
dans des scénarios illusoires, elle transforme leur subjectivité.
Chapitre extrait de Marivaux dramaturge,
de F. Rubellin, ed. Champion, coll. Unichamp, 1996. (p.169-176).
34
Pour A. Ubersfeld, "Mais que fait d'autre Flaminia que d'exhiber la vérité de la cour, la vérité des
rapports de force de ce monde(...) la fiction que fabrique Flaminia a la lumineuse transparence de
l'évidence. On ne trompe pas les petits amoureux villageois : on ne leur montre que la vérité". (op.cit.,
p.73-74).
35 M. Moriarty, "Identity ans its vicissitudes in la Double Inconstance", French Studies, vol. XLIII, n°3 , July
1989, p.279-291. D'opposant qu'il était, le Prince devient un adjuvant qui valorise l'identité morale et
sexuelle de Silvia ; Arlequin devient l'opposant, puisque l'amour que lui porte Silvia empêche la
démonstration de sa valeur sexuelle, et exclut son désir pour l'officier.
46
Le Personnage d'Arlequin
Origines
Les origines d'Arlequin ne font pas l'unanimité des spécialistes15. On l'a fait descendre
des spectacles bouffons de mimes antiques, comme le pensait Luigi Riccoboni et deux
siècles plus tard Pierre-Louis Duchartre, qui voyait dans les Atellanes la source de la
Commedia dell'arte16.
Arlequin pourrait avoir des ancêtres médiévaux diaboliques, si l'on en croit une autre
tradition qui le rattache à la maisnie Hellequin, et qui présente l'étymologie du nom la
plus plausible.17 De cette maisnie diabolique, Arlequin aurait gardé la noirceur de son
masque, une petite verrue sur celui-ci lue comme une corne de diable atrophiée, et les
poils du masque, qui lui confèrent une apparence bestiale, ainsi que son habileté à
changer de forme et à tromper sur sa nature, son obscénité.
A l'incertitude des origines s'oppose la nette définition des caractéristiques
sociologiques du personnage. Arlequin est issu du zanni, type théâtral inspiré au XVIè
siècles de pauvres hères originaires de Bergame, d'extraction populaire, qui venaient
travailler à Venise, comme hommes à tout faire et le plus souvent comme portefaix18;
lorsque Arlequin se fait traiter de "faquin" par Lisette dans Le Jeu de l'amour et du
hasard (p. 839), on peut se rappeler que fachino signifie étymologiquement un portefaix,
avant de désigner un homme de rien. Le zanni est habituellement rattaché au nom
Giovanni, par l'intermédiaire de sa forme contractée Gianni, avec les mêmes
connotations que Jean (voir la parade de Beaumarchais, Jean Bête à la foire): naïveté,
insouciance, paresse. Son origine servile réapparaît dans l'emploi de serviteur que lui
donnent souvent les dramaturges19: pour Lucette Desvignes, il est le porte-parole du
peuple20. Second zanni, naïf et balourd, Arlequin est opposé au premier zanni
(Brighella, Mezzetin, ou Trivelin) débrouillard, intriguant, cynique. Chez Marivaux, on
perçoit un rappel de cette opposition des zanni dans La Fausse Suivante où Trivelin
l'emporte sur Arlequin; la confrontation des deux personnages est bien plus atypique
dans La Double Inconstance.
15Voir
par exemple Léon Chancerel "Arlequin", Jeux, tréteaux et personnages, n°12, 15 août 1931, p. 339368; Allardyce Nicoll, The world of Harlequin, Cambridge University Press, 1963, réed.1988. L'excellent
livre de Delia Gambelli contient une bibliographie exhaustive (Arlecchino a Parigi. Dall'inferno alla corte
del re sole, Roma, Bulzoni, 1993,p. 35-70).
16 L. Riccoboni, Histoire du théâtre italien depuis la décadence de la comédie latine, paris, A.Cailleau,
1730 (1ere éd. Paris, Delormel, 1728), t.1, p.5-6; P.-L. Duchartre, La commedia dell'arte et ses enfants,
paris, Librairie théâtrale, (1978) (1ere éd. Editions d'art et d'industrie, 1955), p. 31-32. On trouvait en effet
déjà dans la comédie latine des personnages-types: le vantard, le vieillard avare, le niais. Le visage noirci
de certains mimes, l'absence de cothurne du planipes ont fait songer à Arlequin.
17 L'origine de l'étrange nom d'Arlequin a été l'objet de nombreuses tentatives d'élucidation, parfois très
farfelues. Pour une synthèse de ces spéculations, voir Delia Gambelli, op.cit., p. 83-125.
18 Voir F. Decroisette, "Le zanni ou la métaphore de l'opprimé dans la Commedia dell'arte" dans Figures
théâtrales du peuple, Paris, Editions du CNRS, 1972, p. 77 et s.
19 Dans le théâtre de Marivaux, Arlequin poli par l'amour et La Double Inconstance sont les seules
exceptions.
20 L. Desvignes, "Prénom Arlequin, nom de famille peuple", dans Arlequin et ses masques, éd. M. Baridon
et N.Jonard, Dijon, EUD, 1992, p.17-27.
47
Ses origines géographiques et sociales font d'Arlequin un immigré qui doit s'intégrer;
ainsi s'explique, à travers l'évolution du personnage, un trait récurrent qui le mène à la
critique sociale, comme dans La Double Inconstance: son incompréhension du monde
et des usages. Sa misère originelle se reflète dans son souci constant de se procurer de
l'argent, et dans sa gloutonnerie, rappel hyperbolique de sa faim. Son costume
traditionnel porte également la trace de cette histoire: il n'est au début qu'un vêtement
déchiré, maintes fois rapiécé, accompagné d'un chapeau avachi et d'une batte, que
certains ont vue comme un souvenir du bâton dont il se servait pour pousser les vaches.
Arlequin en France
Différents Arlequin se succédèrent dans les troupes italiennes de Paris, depuis la fin du
XVIè siècle; le plus célèbre fut Dominique Biancolelli (de 1661 à 1688), qui obtint un
succès prodigieux. Capable de prouesses acrobatiques et chorégraphiques, il donna
surtout plus d'esprit, d'humour et de volubilité au personnage d'Arlequin, au point que
les différences entre premier et second zanni s'estompèrent. Charles Mazouer écrit à
propos de Dominique: "au reste, la primauté de l'acteur virtuose deviendra telle
qu'Arlequin risque encore de perdre son caractère marqué et traditionnel, en prenant
toutes sortes de rôles qui le mettent en vedette, et en devenant un support de la satire
sociale"21. Comme celui de Scaramouche, son nom sur l'affiche suffisait à remplir les
salles.
C'est à cette époque que le costume se transforma: de rapiécé qu'il était, il fut stylisé et
devint une mosaïque de losanges (ou triangles) principalement rouges, jaunes et verts.
Sa batte n'était plus qu'un grossier bâton, mais ressemblait davantage à une épée de
bois (Trivelin dira à
Arlequin dans La Double Inconstance; "vous jouez
merveilleusement de votre épée de bois", p.287).
A la mort de Dominique, le 3 août 1688, c'est Evariste Gherardi qui lui succéda
dans le rôle d'Arlequin, après un court intermède pendant lequel Angelo Costantini
tint le rôle.
Après l'expulsion des Comédiens-Italiens en 1697, le théâtre de la Foire utilisa à son
profit la grande popularité d'Arlequin : plus de cinquante pièces, entre 1700 et 1721,
inclurent le nom d'Arlequin dans leur titre22. Arlequin jouait en vedette dans tous les
types de spectacles, pièces par écriteaux, pièces par monologues, pièces par
vaudevilles... Il était même représenté dans les pièces pour marionnettes. Les parodies,
exploitant la dérision et l'irrespect propres au personnage, lui donnaient un rôle
important.
Thomassin
Lors du retour des Italiens, en mai 1716, les spectateurs découvrirent un nouvel
Arlequin, le vénitien Tomaso Vicentini, dit Thomassin. le pari était difficile, tant les
Arlequins de l'Ancien Théâtre-Italien, en particulier Dominique Biancolelli et Evariste
Gherardi, semblaient irremplaçables. Thomassin réussit pourtant à conquérir d'emblée
21Ch.
Mazouer, Le Personnage du naïf dans le théâtre comique du Moyen Age à Marivaux, Klincksieck,
1979,p.280.
22 Pour n'en citer que quelques-unes: Arlequin écolier ignorant et Scaramouche pédant scrupuleux,
Arlequin empereur de la lune, Arlequin Protée, Arlequin gentilhomme par hasard ou jouet de la fortune,
Arlequin toujours Arlequin, Arlequin Athys, La Foire galante
48
son public; il n'avait pas la voix de perroquet que s'était donnée Dominique, et qui
plaisait tant, il ne parlait ni du nez ni de la gorge, mais une astuce lui permit de se faire
accueillir dès le premier soir23.
Sa forte présence dans les titres, la première année de l'ouverture du Théâtre-Italien,
témoigne de ce succès. En 1716, 37 pièces sur 62 affichèrent le rôle d'Arlequin dans
leur titre ; en 1717, il ne figura que dans 5 titres sur 41, le public préférant l'Arlequin du
théâtre de la Foire qui parlait français24.
Thomassin est né en 1682 à Vicence. Devenu très tôt acteur (il aurait joué également la
tragédie avant de venir en France, et notamment des rôles de princesses), il
apparaissait comme un Arlequin spectaculaire, capable de faire un saut périlleux avec
un verre d'eau sans le renverser ; dans Les Quatre Arlequins, il fit "en dehors" le "tour
des premières, secondes et troisièmes loges", et le public "qui s'intéressait à sa vie,
l'obligea à retrancher ce jeu de théâtre qui lui paraissait trop périlleux" 25. Plusieurs
témoignages du temps insistent sur "ses grâces". Selon Boidin, "On peut assurer qu'il
joue de source, c'est-à-dire que le bouffon ingénieux, le plaisant vif et piquant,
paraissent être en lui tout à fait naturels ; il a des grâces naïves qui sont inimitables ;
enfin c'est un pantomime parfait qui excelle surtout dans tout ce qui s'appelle
balourdise"26 ; d'Argenson le juge "très joli sous le masque pétri de grâces et charmant
par ses manières et sa naïveté"27. C'est en raison de cette popularité d'Arlequin que
Marivaux lui donna le rôle-titre dans sa deuxième pièce pour les Italiens, Arlequin poli
par l'amour.
Thomassin acquit progressivement la maîtrise du français, mais plus tard, semble t'il,
que les autres acteurs. En 1718, dans Le Naufrage au Port-à-l'Anglais d'Autreau, la
deuxième scène du prologue se terminait sur les recommandations de Trafiquet,
"courtier du Parnasse" : "surtout mettez bien votre Arlequin dans son jeu ; en voilà
assez jusques à ce qu'il sache parler français"28.
Thomassin n'était pas grand : c'est pour cette raison qu'Arlequin se voit appeler "le petit
homme" à quatre reprises dans La Double Inconstance29. Basané, les cheveux noirs, il
portait un masque noir, ce qui fait souvent traiter Arlequin de brunet, voire même de
nègre30.
23
Dans une scène nocturne, Thomassin fit de très nombreux lazzi, fut largement applaudi, et ne
commença qu'alors à parler (Voir X. de Courville, op.cit.,t.II, p.43)
24 Statistiques établies par S.Jaudon, Métamophoses d'Arlequin (de son apparition à Paris jusqu'à la mort
de Thomassin), Mémoire de maîtrise, Université Lyon III, 1994, p.98.
25 Gueullette, op.cit., p.30.
26 Boidin, cité par X. de Courville, op.cit.,t.II,p.44.
27 D'Argenson, Notices sur les Oeuvres de théâtre, éd. H.Lagrave, Studies on Voltaire and the Eighteen
Century, 1966,t.II, p.656.
28 Ed cit.,p. 344.
29 Par Sylvia: "Ce cher petit homme, comme il m'encourage!" (p.275), par Lisette : "Voilà un vilain petit
homme, je lui fais des compliments, et il me querelle" (p.268), et deux fois par Flaminia: "le petit homme
en question ne les approuveraient point" (p.261) ; "si ce petit homme venait à m'aimer, j'en profiterais de
bon cœur" (p.283).
30 "Beau brunet, l'amour vous appelle" (Arlequin poli par l'amour, p.90) ; "Je vois de loin une espèce de
petit nègre qui accourt" ; "un petit nègre est venu de votre part" (La Méprise, TC II, p.129 etp.137)
49
Marivaux et Arlequin
Marivaux a utilisé Arlequin dans quinze de ses pièces, c'est-à-dire près de la moitié31.
Deux sont en très grande partie perdues: L'amour et la Vérité, représentée en mars
1720 au Théâtre-Italien, dont ne subsistent que le prologue et le divertissement, dans
lequel Arlequin chantait un couplet, et La Nouvelle Colonie ou la ligue des femmes,
représentée en juin 1720 au Théâtre-Italien, dont il ne reste que le divertissement et un
compte rendu du Mercure indiquant qu'Arlequin y jouait le "gendre prétendu de
M.Sorbin"32.
Arlequin semble avoir exercé sur Marivaux une sorte de fascination, due autant peutêtre à l'acteur Thomassin qu'au personnage. Avant de voir pour la première fois
Thomassin en 1716, Marivaux avait déjà campé dans ses romans de jeunesse des
personnages qui ressemblaient par certains côtés à Arlequin: Cliton dans Pharsamon,
Brideron dans Le Télémaque travesti ; le nom même d'Arlequin est plusieurs fois
mentionné33. Marivaux n'avait certes que onze ans quand les Comédiens-Italiens furent
chassés de Paris ; mais il put découvrir Arlequin dans des troupes itinérantes, lorsqu'il
vivait à Riom, et surtout au théâtre de la Foire, qu’il fréquenta lorsqu’il vint s’établir à
Paris.
Pour les treize pièces intégralement conservées qui comportent le personnage
d’Arlequin,85il serait équivoque de parler de « l’Arlequin de Marivaux », tant la différence
est irréductible entre l’Arlequin balourd qui découvre l’amour dans Arlequin poli par
l’amour, l’Arlequin dénonciateur d’injustices sociales dans La Double Inconstance,
l’Arlequin risquant la vie de Lélio dans Le Prince travesti, l’Arlequin imitant son maître
dans Le Jeu de l’amour et du hasard, et son dernier emploi chez Marivaux, l’Arlequin
importun, nigaud et éclipsé par Dubois dans Les Fausses Confidences.
Pourtant Marivaux se plaît à reprendre pour ses Arlequins un certain nombre de
caractéristiques du rôle traditionnel, et tel est le cas, à des degrés différents, dans La
Double Inconstance et dans Le Jeu de l’amour et du hasard.
Un tableau célèbre, attribué à Claude Gillot, dans lequel Lélio présente Arlequin, montre
que Thomassin portait le traditionnel habit à losanges86. Si aucune allusion à l’habit
d’Arlequin n’est explicitement faite dans La Double Inconstance, il faut souligner la
dimension comique particulière qu’il devait donner à certaines scènes. Lorsque Arlequin
s’étonne : « je rêve à quoi servent ces grands drôles bariolés qui nous accompagnent
partout » (p. 271), son étonnement ne pouvait que susciter le rire du public, qui voyait
prononcer ces paroles par… un petit drôle également bariolé. De plus, les critiques
marivaudiens ne mentionnent jamais le costume de Trivelin. Or, un témoin fiable,
Gueullette, en fait état :
Thomassin ne laissait pas de témoigner peu de satisfaction de voir sur le théâtre un
acteur qui lui ressemblait trop par l’habillement. (L’habit de Trivelin était composé
31
Voir Paule Koch, "Arlequin sur l'échiquier de Marivaux", dans Marivaux e il teatro italiano, éd. M.
Matucci, Pise, Pacini, 1992, p.221-236.
32 TC I, p.770.
33 Voir F. Rubellin, "Silhouettes d'Arlequin dans les romans de jeunesse de Marivaux", dans Marivaux e il
teatro italiano, éd. M.Matucci, Pisa, Pacini, 1992, p.237-247.
85 Arlequin poli par l’amour, La Surprise de l’amour, la Double Inconstance, le Prince travesti, la Fausse
Suivante, l’Île des esclaves, l’Héritier de village, le Triomphe de Plutus, le Jeu de l’amour et du hasard, Le
Triomphe de l’amour, l’Heureux Stratagème, La Méprise, Les Fausses Confidences.
86 Tableau conservé au Musée Carnavalet ; reproduit dans P. Koch, art. cit., p 234. Voir aussi une gravure
de Lancret, TC I, planche VI.
50
d’étoffes de quatre couleurs, comme celui d’Arlequin. Il était par bandes et non par
pièces, mais le masque était le même)87.
Trivelin portait donc un masque très proche de celui d’Arlequin, et un habit qui le
transformait également en… drôle bariolé.
Les metteurs en scène modernes, même lorsqu’ils accordent le masque et l’habit
traditionnel à Arlequin, négligent de le faire pour Trivelin ; on conçoit que le spectateur
du XVIIIe siècle ait trouvé autrement drôle la concurrence entre les deux personnages
dans les scènes de La Double Inconstance où Arlequin rosse Trivelin (I, 9 et III, 2) : le
comique de situation était puissamment renforcé par un comique visuel, dû à
l’affrontement de deux hommes en habit multicolore, avec un masque noir ; de cette
similitude dans l’habillement se dégageait vraisemblablement une impression non
seulement de parenté, mais de dédoublement.
Le port de l’habit à losanges par Arlequin possède une importance d’un autre ordre
dans Le Jeu de l’amour et du hasard. La lettre du père de Dorante indique, en effet, que
Dorante et Arlequin échangent leurs habits : « il m’a prié de lui permettre de n’arriver
d’abord chez vous que sous la figure de son valet, qui de son côté fera le personnage
de son maître « (p. 804). Une didascalie en tête de la scène 6 précise « DORANTE, en
valet » (p. 806). Mais faut-il pour autant imaginer que Dorante porte le costume bariolé
d’Arlequin ? Non, et c’est bien là, nous l’avons vu, une des caractéristiques majeures de
l’illusion théâtrale à la Comédie-Italienne. D’une part, le masque et l’habit d’Arlequin
étaient constitutifs du personnage, comme une seconde peau, et ne désignaient pas
« un valet » mais « Arlequin ». Pour cette raison Dorante ne peut pas s’appeler Arlequin,
mais Bourguignon, surnom habituel de domestique88, tout comme Arlequin ne peut pas
s’appeler Bourguignon89.
D’autre part, le public du Théâtre-Italien pouvait bien apercevoir un morceau de l’habit
d’Arlequin dépasser du costume de maître que portait Arlequin quand il se faisait passer
pour Dorante. Au Théâtre de la Foire, lorsqu’Arlequin se travestissait, notamment dans
les parodies, il conservait son masque et son habit : le prouvent les gravures placées en
frontispice dans l’édition du Théâtre de la Foire par Lesage et d’Orneval. Ainsi, la
gravure de la Parodie de l’opéra de Télémaque montrent nettement des manches à
losanges sortant du costume d’une femme que jouait Arlequin, vraisemblablement
Calypso ou Eucharis90. Ce comique lié à un effet visuel n’est plus perceptible
aujourd’hui dans les mises en scène du Jeu de l’amour et du hasard ; subsiste, en
revanche, le comique résultant de la dissonance entre l’habit de qualité emprunté par
Arlequin et son langage.
Gueullette, op. cit., p. 31. Voir aussi l’anecdote sur la jalousie de Thomassin, supra, note 65.
On voit dans La Fausse Suivante une énumération de différents noms de valets, qui en principe
désignaient leur provenance géographique : au Chevalier qui lui demande son nom, Trivelin répond : «
comme vous voudrez, Monsieur ; Bourguignon, Champagne, Poitevin, Picard, tout cela m’est indifférent »
(p. 417).
89 C’est à tort que P. Pavis écrit « c’est comme valet français répondant au nom de Bourguignon – autre
déguisement dans le déguisement – qu’Arlequin apparaît » (Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard,
préface de J. Lasalle, commentaires et notes de P. Pavis, Librairie Générale Française, Le Livre de
Poche, 1985, p. 107) ; il n’est jamais appelé ainsi ; voir aussi : « lui dirai-je que je m’appelle Arlequin » (p.
839).
90 Lesage et d’Orneval, Le Théâtre de la Foire ou l’opéra comique, Paris, Gandouin, 1737, tome 1, p. 351.
87
88
51
Il est certain qu’à partir du moment où au nom d’Arlequin fut substitué le nom de
Pasquin, l’acteur qui jouait le personnage ne porta plus ni l’habit bariolé ni masque :
David Trott a montré que cette substitution, due à une francisation du rôle, était
survenue bien plus tôt qu’on ne le croyait, avant la reprise de la pièce à la ComédieFrançaise sous le titre Les jeux de l’amour et du hasard (1796), et même avant la date
de 1779 attestée par les témoignages de d’Origny et du Mercure : Arlequin devint
Pasquin dès 1756, comme en témoignent les Notices sur les Œuvres du Théâtre du
Marquis d’Argenson91.
Va de pair avec l’habit à losanges le masque noir qui couvre la moitié supérieure de son
visage, et dont les minuscules ouvertures pour les yeux contraignent l’acteur à une
gestualité fort exagérée, notamment lorsqu’il s’approche d’un autre personnage et fait
mine de l’inspecter de près : une indication scénique laisse deviner un des lazzi
qu’Arlequin devait exécuter dans la Double Inconstance : « Arlequin regarde Trivelin et
tout l’appartement avec étonnement » (p. 262) : au moins de grands mouvements de
tête, au plus de grands déplacements pour s’approcher de Trivelin et le regarder pardessous en faisant des contorsions.
Aux différentes preuves apportées par D. Trott pour confirmer le jeu masqué d’Arlequin
dans les pièces de Marivaux, on peut ajouter un témoignage de Collé dans son journal,
à la date du 21 juin 1751 :
Thomassin, son prédécesseur, était au moins aussi bête que Carlin, et même, si l’on
veut, l’était davantage ; mais il réparait ce défaut par le feu continuel dans l’action et
des grâces inimitables. Ce comédien avait même une partie singulière dans un
arlequin, je veux dire pathétique ; il touchait jusqu’aux larmes dans certaines pièces,
telles que La Double Inconstance, Timon, L’Île des Esclaves, et autres ; ce qui m’a
toujours paru un prodige sous le masque d’arlequin92.
Au masque et à l’habit d’Arlequin s’ajoutent des accessoires. C’est d’abord son
chapeau. Il ne fait pas de doute que Thomassin le portait dans les pièces de Marivaux
et, s’il peut être support à des lazzi93, il sert aussi à la critique sociale dans La Double
Inconstance où Arlequin, se couvre devant le seigneur, après lui avoir dit : « vous n’avez
seulement qu’à me dire si je dois aussi mettre mon chapeau » (p. 287).
La batte d’Arlequin est mentionnée plusieurs fois dans La Double Inconstance, désignée
tantôt comme bâton (p. 272), tantôt comme latte (p. 272 et 301). Lorsque Trivelin vient
de lui expliquer qu’être suivi par des valets est une marque d’honneur, Arlequin
demande où sont donc les suivants de son interlocuteur, s’il est un homme honorable (I,
9). Arlequin se méprend sur la réponse de Trivelin, et deux didascalies indiquent alors la
scène de bastonnade : « Arlequin, en le frappant » et celle qui clôt la scène : « Arlequin
court aussi après les autres valets qu’il chasse, et Trivelin se réfugie dans une
coulisse ».
Trivelin subira une nouvelle correction, « des remerciements à coups de bâton » (p.
302), quand il dira à Arlequin qu’il soupire en secret pour Flaminia depuis deux ans. Ces
D. Trott, « Du jeu masqué aux Jeux de l’amour et du hasard : l’évolution du spectacle à l’italienne en
France au 18ème siècle », dans Man and Nature, Actes de la Société canadienne d’étude du XVIIIe siècle,
vol. V, 1986, p. 177-190.
92 Journal et Mémoires de Charles Collé, publiés par H. Bonhomme, 1868, t. I, p. 328. Nous remercions
vivement Philip Robinson de nous avoir communiqué ce témoignage précieux.
93 Dans Le Prince travesti une réplique laisse bien imaginer un de ces lazzi : « et de pied je me suis trouvé
vers elle, mon chapeau sur mes deux mains » (p. 384).
91
52
deux scènes de bastonnade sont placées dans les actes I et III ; si Marivaux n’en
montre pas dans l’acte II, du moins Arlequin en envisage-t-il une, lorsque Flaminia lui
fait croire que Trivelin va lui causer du tort : « S’il t’arrive de faire le rapporteur et qu’à
cause de toi on fasse seulement la moue à cette honnête fille-là, c’est deux oreilles que
auras de moins : je te les garantis dans ma poche » (p. 285).
Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, les coups de bâton ne sont évoqués qu’une fois,
pour rappeler la véritable position sociale de cet Arlequin déguisé en maître. A Dorante
qui lui dit : « tu mériterais cent coups de bâtons », Arlequin répond : "(…) Voulez-vous
que j’aille chercher le bâton ?" (p. 831). Ce qui, confirmant que Thomassin ne portait
pas sa batte, constitue un clin d’œil amusé au spectateur habitué à la batte d’Arlequin.
Si la batte d’Arlequin est autant présente dans La Double Inconstance, et invisible dans
le Jeu de l’amour et du hasard, c’est d’abord parce que les scènes de bastonnade sont
un moyen de gros comique, renforcé, pour le public du Théâtre-Italien, par le fait que ce
soient les deux anciens zanni, souvent rivaux par la convention, qui se disputent ;
cependant le naïf et le corrompu ont remplacé le niais et le fourbe. Ces scènes ont plus
de rapport avec l’intrigue qu’on ne le croit, dans un contexte de violence masquée sur
lequel nous reviendrons.
Outre le costume d’Arlequin, le public du Théâtre-Italien s’attendait à voir le personnage
effectuer un grand nombre de lazzi. Son corps devait compenser la fixité d’expression
du masque par sa mobilité, son élasticité, son apparence protéiforme. Or, si la présence
de lazzi est indiquée par plusieurs didascalies de Marivaux, leur nature n’est pas
toujours précisée. Ainsi, dans Arlequin poli par l’amour, la pièce où Marivaux a produit le
plus de didascalies pour indiquer les gestes d’Arlequin, certaines indications
encouragent l’acteur à s’amuser, à exploiter sa propre fantaisie, soit en esquissant
l’impression qu’il convient de donner : « Arlequin entre, la tête dans l’estomac, ou de la
façon niaise dont il voudra » (p. 90), soit en donnant des consignes encore plus
vagues : « Arlequin égaie cette scène de tout ce que son génie peut lui fournir de propre
au sujet » (p. 90). Ces didascalies, qui montrent à quel point Marivaux faisait confiance
à l’acteur Thomassin, ne doivent pas faire oublier que Marivaux donnait à imprimer sa
pièce après la représentation : les indications scéniques sont parfois autant la notation
d’un lazzi vu, qu’un conseil à l’acteur. De plus, si dans Arlequin poli par l’amour, Arlequin
a droit à autant de didascalies, c’est aussi que Thomassin, rappelons-le, parle à peine le
français en 1720, ce qui ne pouvait qu’encourager son recours au mime. La francisation
progressive des pièces de Marivaux jouées au Théâtre-Italien ira de pair, jusqu’à un
certain point, avec la francisation de Thomassin.
Dans La Double Inconstance, plusieurs lazzi sont à deviner derrière les indications
scéniques. Dans cette réplique d’Arlequin :
SILVIA : (…) C’est une pitié que mon embarras, tout me chagrine.
ARLEQUIN pleure. – Hi ! hi ! hi ! (p. 275)
Les « hi ! hi ! » qui ne sauraient être lus platement, permettaient à l’acteur un lazzi
caractéristique des Arlequins94 : « Cela vise à une sorte de mugissement qui, répété de
temps en temps au milieu des sanglots, fait toujours rire, puisqu’on dirait qu’il a le cœur
bien serré, et tout d’un coup on l’entend hurler de toutes ses forces »95. On peut alors
Marivaux utilise explicitement ce lazzi dans trois autres pièces : dans Arlequin poli par l’amour (p. 91 et
p. 105), dans La Fausse Suivante (p. 440 et p. 450), et dans L’Heureux Stratagème, (t II, p. 60 et p. 88).
95 G. Attinger, L’Esprit de la Commedia dell’Arte, Neuchâtel, La Baconnière, 1950, p. 380.
94
53
concevoir l’effroi de Dorante, ou l’amusement du public, quand Arlequin, réprimandé par
son maître pour ne pas assez bien donner le change, lui promet : puisque le sérieux
n’est pas suffisant, je donnerai du mélancolique, je pleurerai, s’il le faut » (p. 812).
Dans La Double Inconstance, lorsqu’on lit « Arlequin saute d’aise « (p. 276), il faut
imaginer un véritable saut, dont l’acrobate Thomassin était passé maître96. Plus
explicitement, dans Le Prince travesti, la didascalie « Il saute » est suivi d’un
commentaire par Arlequin de la nature du geste : « vous méritez bien une cabriole » (p.
352).
La joie et le rire d’Arlequin sont souvent indiqués dans les didascalies : « Arlequin, tout
éclatant de rire, entre avec Trivelin » (p. 283). « Arlequin rit de tout son cœur » (p. 289).
En général, ces émotions donnent lieu à une expression corporelle hyperbolique : ainsi
lors des retrouvailles avec Silvia, l’indication « tout étouffé de joie » qui précède les
paroles d’Arlequin est à interpréter littéralement : il s’agissait d’une manifestation
spectaculaire de cette émotion, ce que confirme une autre indication qui survient dans la
réplique : Il prend respiration (p. 273). Certains énoncés qui peuvent, imprimés, paraître
anodins, comme « je me meurs de joie », prenaient sur scène une autre saveur, lorsque
Arlequin se mettait à mimer cette mort béate. La réaction de Silvia : « Là, là, mon fils,
doucement », tire sa signification au moins autant du lazzi que des paroles prononcées
par Arlequin.
Certains lazzi ne sont pas désignés par des indications scéniques, mais ce qu’on peut
considérer comme des didascalies indirectes, enchâssées dans le discours des
personnages, et principalement comme on s’y attendrait, dans celui d’Arlequin : « de
quel côté faut-il tourner ? Est-ce à droite, à gauche, ou tout devant moi ? » (p. 263).
Fonctionnant comme un miroir grotesque, le lazzi – en tant que forme de gestualité
ludique et codifiée – dénature et parodie le sens premier d’autres gestes codifiés, mais
relevant d’une étiquette plus distinguée, comme dans cette imitation de la révérence du
seigneur : « Le seigneur approche, et fait des révérences, qu’Arlequin lui rend » ; ou
encore quand « voyant le Seigneur qui se couvre », Arlequin se couvre à son tour (p.
287).
Dans de tels cas, le jeu paraît mettre en relief le caractère arbitraire de ce code de
politesse, sans pour autant le contester franchement et révéler avec humour le degré
d’incompréhension mutuelle de personnages provenant de milieux différents.
Dans Le Jeu de l’amour et du hasard, le lazzi joue apparemment un rôle plus limité ; on
peut par exemple signaler une sorte de symétrie burlesque entre deux scènes de l’Acte
II : d’abord, Arlequin « se met à genoux » devant Lisette (II, 5, p. 819) ; ensuite, Dorante
« se jette à genoux » devant Silvia (II, 9, p. 824). Bien que « se jette » soit plus forte que
« se met », la vivacité gestuelle devait être le fait d’Arlequin, et non de Dorante. On
remarque aussi le lazzi du baisemain, utilisé deux fois (II, 3 et III,6) 97. Cependant,
d’autres lazzi sont à décrypter derrière des formulations d’Arlequin : sa question à
Dorante : « si je lui dis mon état de valet (…) ne laisserez vous pas jouer les violons ? »
(p. 832) était forcément accompagnée d’un geste ; son exclamation quand il dévoile son
identité à Lisette « la jolie culbute que je fais là ! » désigne un saut qui l’accompagnait ;
l’expression est d’autant plus importante qu’en redevenant nominalement Arlequin, le
Voir dans Arlequin poli par l’amour : « Arlequin alors fait des sauts de joie ; il rit, il danse, il siffle (…) »
(p. 108).
97 Autreau l’avait utilisé dans Les Amants ignorants de manière très sensuelle (sc. VIH, Briasson,
1741,p.257)
96
54
faux Dorante le redevient aussi gestuellement. Il peut désormais faire en toute liberté
ses sauts et culbutes traditionnels, dont il garde le meilleur pour la fin : celui qui
accompagne son « Allons, saute, marquis » ! » (p. 845)
Un compte rendu du Mercure (janvier 1730) indique à propos de Thomassin : « toutes
ses paroles et toutes ses actions sont si peu dignes du personnage ». Se fondant sur
cet emploi du mot action - la définition de lazzi du dictionnaire de l’Académie est
justement « action, mouvement jeu muet du théâtre dans la représentation des
comédies » - M. Descotes propose cette déduction :
Il faut donc imaginer que Thomassin ne se contentait pas de rester dans les limites
du texte écrit et que, fidèle à la tradition italienne, il corsait sa partie par l’adjonction
de peux de scène propres à accentuer le caractère déplacé des propos du faux
Dorante98.
On sait d’ailleurs par l’édition de Duviquet (1825) qu’un jeu de scène était devenu
habituel dès le XVIIIème siècle : à la scène 4 de l’acte II, lorsque Dorante dit à voix basse
à Arlequin : « Viens donc, impertinent » il lui donnait un coup de pied99. Ce lazzi avait
probablement pris naissance à partir de la réplique suivante d’Arlequin « ce sont des
injures, et non pas des mots, cela ». Une réplique d’Arlequin, ajoutée au texte pendant
ce coup de pied : « je n’aime pas qu’on me manque », a perduré sur la scène au moins
jusqu’au milieu du XXème siècle100.
Ces lazzi plus ou moins libres sont évidemment d’autant plus difficiles à évaluer que,
comme on l’a vu, on ne saurait établir en toute certitude le rapport des didascalies aux
premières représentations des pièces ; La définition du lazzi de Luigi Riccoboni indique
précisément un degré, non pas nécessairement d’improvisation, mais d’autonomie des
lazzi face à l’intrigue :
Nous appelons lazzi ce que l’Arlequin ou les autres acteurs masqués font au
milieu d’une scène qu’ils interrompent par des épouvantes ou par des
badineries étrangères au sujet de la matière que l’on traite et à laquelle on est
pourtant obligé de revenir 101.
98
M. Descotes, Les Grands Rôles du théâtre de Marivaux, PUF, 1972, p.124.
« Il y a ici un jeu de scène entre Dorante et Arlequin qui égaie beaucoup la situation, Dorante profite
d’un moment où Lisette se détourne pour témoigner à Arlequin son mécontentement et ce témoignage
devient très expressif par un coup de pied dans le derrière dont il a soin de l’accompagner. Arlequin se
frotte avec beaucoup de grimaces la partie endolorie. Lisette se retourne ; Arlequin reprend une attitude
imposante et semble menacer son maître d’un nouvel acte de violence. Dorante à l’air confus et humilié.
Sur une nouvelle distraction de la soubrette, les personnages reprennent le rôle qui leur appartient. Ce
lazzi bien exécuté se prolonge au gré de l’intelligence des acteurs et des éclats de rire du public. Le
célèbre Carlin était admirable dans cette scène » (Marivaux, Œuvres complètes, éd. P. Duviquet, HautCœur et Gayet jeune, 1825, t.IV, p. 225-226).
100 M. Descotes, op.cit., p.125-126.
101 Cité par P.Pavis, Marivaux à l'épreuve de la scène, op.cit., p.42
99
55
Si aucune des didascalies imprimées de La Double Inconstance ne semble
accréditer cette idée "d'épouvantes" ou de "badineries étrangères au sujet", on do it
expliquer la très forte diminution des lazzi notés et imprimés du Jeu de l'Amour et du
hasard par rapport aux comédies précédentes, et notamment La Double
Inconstance. Il serait facile de dire que Le Jeu de l'Amour et du hasard est une
comédie plus francisée ; mais deux autres raisons doivent être invoquées, qui
n'annulent pas la dimension italienne de la pièce : au fur et à mesure de sa
collaboration avec les acteurs italiens, Marivaux apprend à les connaître, et se
dispense de plus en plus de noter les jeux de scène, car il sait que les acteurs les
feront spontanément ; d'autre part, il reporte vraisemblablement beaucoup du
comique du lazzi gestuel sur ce que Claudio Vinti appelle le lazzi verbal. 102
Le personnage d'Arlequin traditionnel était également défini par un certain nombre
de traits de caractère, que Marivaux reprend. Il s'agit d'abord de son goût pour les
plaisirs du corps: la bonne chère, la boisson, le sommeil, l'amour. En cela; arlequin
est encore un peu animal, proche de la nature : "je bois à meirveille, je mange de
même, je dors comme une marmotte, voilà ma santé" dit Arlequin à Lélio dans La
surprise de l'amour (p.190).
Marivaux n'a pas utilisé le penchant d'Arlequin au sommeil dans La Double
Inconstance et dans Le Jeu de l’amour et du hasard ; il en avait tiré un bon parti
dans Arlequin poli par l'amour, puisqu'Arlequin avait été enlevé alors qu'il dormait , et
puisqu'il s'endormait sur scène pendant le divertissement offert par la fée (p.91).
En revanche, l'attrait pour la bonne chère et la boisson constitue une donnée
essentielle du personnage dans La Double Inconstance, au point que Marivaux lui
donne une fonction no seulement comique mais aussi dramatique. c'est par ce
penchant-là que Trivelin va tenter Arlequin:
Trivelin – La bonne chère vous tenterait-elle? Une cave remplie de vin exquis vous
plairait-elle? Seriez-vous bien aise d'avoir un cuisinier qui vous apprêtât délicatement
à manger, et en abondance? Imaginez-vous ce qu'il y a de meilleur, de plus friand en
viande et en poisson : vous l'aurez, et pour toute votre vie. (Arlequin est quelque
temps à répondre) Vous ne répondez rien?
102
l'expression peut sembler paradoxale, puisque "lazzi" désigne d'abord le mouvement gestuel. Voir
Claudio Vinti, "I lazzi nel teatro di Marivaux", dans Marivaux e il teatro italiano,éd. m.Matucci, Pisa, Pacini,
1990, p.213-214.
56
Arlequin – Ce que vous dites là serait plus de mon goût que tout le reste ; car je suis
gourmand, je l'avoue : mais j'ai encore plus d'amour que de gourmandise (p.266).
Sa gourmandise transparaît dans le registre métaphorique. A Trivelin qui lui explique :
"Il ne s'agira seulement que de quitter une fille pour en prendre une autre", il rétorque :
"Non, non, je m'en tiens au bœuf et au vin de mon cru", qui peut-être entendu
littéralement et métaphoriquement ; Trivelin réitérant une offre concrète "que vous
auriez mangé de bons morceaux", arlequin repasse au domaine de la comparaison : "le
cœur de Silvia est un morceau encore plus friand que tout cela" (p.266). C'est un
leitmotiv, presque une obsession dans ses comportements : "Quand j'ai donné mon
amitié à quelqu'un, jamais je ne l'oublie, surtout à table" (p.284), dans ses
raisonnements:
Trivelin
–
(…)Cependant tout le monde est charmé d’avoir
appartements, nombre de domestiques…
de
grands
Arlequin – Il ne me faut qu’une chambre, je n’aime point à nourrir des fainéants (…)
(p.265)
Dans ses comparaisons, le registre alimentaire revient assez souvent : « C’est comme
du miel, ces paroles-là » (p. 276) ; « Comment être exilé, ce n’est donc point vous faire
d’autre mal que de vous envoyer manger votre bien chez vous ? » (p. 289) Arlequin
enchaîne d’ailleurs avec le sens concret : « Et vous vivrez là paix et aise, vous ferez vos
quatre repas comme à l’ordinaire ? »
L’amour de la boisson est indissociable de sa gourmandise : Arlequin invite Flaminia à
boire à sa santé (p. 277). Loin de condamner ce penchant, Marivaux en fait même un
signe de sociabilité103. Il s’étonne, dans son récit à Flaminia, du comportement des
courtisans : « sans que le maître de la maison s’embarrasse de tous ces visages-là, et
qui viennent chez lui sans lui donner le bonjour, qui vont le voir manger, sans qu’il leur
dise : « voulez-vous boire un coup ? » (p. 284). Dans La Double inconstance, Marivaux
ne le montre pas ivre, bien qu’il lui fasse dire : « J’ai tant bu à la santé de Silvia et de
vous, que si vous êtes malades, ce ne sera pas ma faute » (p. 284). En revanche, dans
L’Ile des esclaves, Arlequin est d’emblée caractérisé comme un ivrogne ; il entre en
scène « avec une bouteille de vin qu’il a à sa ceinture » (p. 517), et se montre bientôt
ivre. L’attirance d’Arlequin pour la boisson s’oppose curieusement au motif de la
rencontre entre le Prince et Silvia : « J’avais soif, elle alla me chercher à boire » (p.
259).
Or ces allusions si nombreuses à la bonne chère et à la boisson disparaissent presque
totalement dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Il n’en subsiste que quelques traces :
l’une dans l’échange qui clôt le premier acte, lorsque M. Orgon propose à Arlequin de
se « rafraîchir »104. D’autres sont métaphoriques : « cela me réjouit comme du vin
103
Sur la « convivialité des gueux», voir les remarques très convaincantes de Sylvie Dervaux, « Figures
du riche et du pauvre dans L’Indigent philosophe de Marivaux (1727), dans Etre riche au siècle de
Voltaire, ed. J. Berchtold et M. Porret, Genève, Droz, 1996, p. 337.342
104 Ce qui ne devait pas suffire pourtant aux habitués de la bouteille d’Arlequin puisque des répliques
furent ajoutées par les comédiens que nous connaissons par F. Sarcey :
Arlequin (…) Il boira du meilleur ; il en a l’habitude : ce n’est pas comme…
M. Orgon – Ce n’est pas comme … ?
Arlequin – Ce n’est pas comme ceux qui n’en ont pas l’habitude
M. Orgon – Ah ! bien, bien !
(voir M. Descotes. Op. cit., p 125)
57
délicieux, quel dommage de n’en avoir que roquille » (p. 816) ; « son amour me fera
passer à la table en dépit du sort qui ne m’a mais qu’au buffet » (p. 832)
L’Arlequin traditionnel était souvent marqué par son penchant pour l’argent et pour les
femmes. Le souci de l’argent imprègne le langage d’Arlequin dans La Double
inconstance, de manière comique « que je suis fâché de n’être pas riche, je vous
donnerais tous mes revenus pour gages » (p. 262), ou plus ambiguë, un véritable
réseau lexical du commerce, de l’échange se déployant dans toute la pièce ; on verra
qu’il conditionne le jugement moral que l’on peut porter sur le Prince.
Quant à l’amour des femmes, Arlequin se montre intéressé aussi bien par Lisette que
par Silvia au début du Jeu de l’amour et du hasard. Cependant loin de la grossiéreté
que l’on pouvait trouver dans l’Ancien Théâtre-Italien, le penchant d’Arlequin pour
l’amour se manifeste par des scènes centrées sur les mains, par d’autres lazzi non
imprimés, par des jeux métaphoriques dans Le Jeu de l’amour et du hasard, et par la
réplique finale de La Double inconstance : « A présent, je me moque du tour que notre
amitié nous a joué ; patience, tantôt nous lui en jouerons d’un autre » (p. 315)105.
On a vu qu’à l’origine Arlequin est celui des deux zanni qui représente le niais. Si
Dominique avait fortement transformé cette caractéristique, Marivaux l’avait pourtant
reprise dans Arlequin poli par l’amour. « Il s’éveille et vous salue du regard le plus
imbécile que jamais nigaud ait porté » (p. 88). Bien que Flaminia dise à Lisette « Il s’agit
d’un homme simple, d’un villageois sans expérience » (p. 260), l’Arlequin de La Double
inconstance n’est nullement niais. Ce qu’on pourrait appeler sa naïveté n’est que
l’étonnement devant un domaine socio-culturel qu’il ne connaît pas. Cet étonnement
devient une arme de satire sociale d’autant plus forte que Marivaux insiste sur sa bonté
et sur sa franchise106. La simplicité fondamentale d’Arlequin se traduit par des formule
qui disent son refus de la duplicité de la cour « : « quand je respecte les gens, moi, et ,
que je les crains, je ne les aime pas de si bon courage ; je ne saurais faire tant de
choses à la fois « (p. 304) ; « Tout ce que vous m’avez dit n’est donc qu’un coq à
l’âne(…) Comment donc faire pour tuer le monde et le laisser vivre ? (p. 305).
Cependant, cette simplicité sera durement mise à l’épreuve.
La balourdise qui caractérise l’Arlequin du Jeu de l’amour et du hasard est bien
différente de la naïveté de l’Arlequin de la Double inconstance, Arlequin ne peut passer
pour Dorante ; son langage et son comportement le trahissent. Si la disconvenance
entre le ton adopté et la situation en font essentiellement un personnage comique, nous
verrons comment il a donné lieu aux jugements les plus opposés, du « balourd en voie
d’affinement » à qui il manque « le génie de l’intrigue »107, au personnage menaçant
pour l’ordre social, « anomalie sémantique dans ce jeu d'échec »108.
Au Théâtre-Italien, les comédiens se terminaient souvent sur une plaisanterie grivoise d’Arlequin. Voir
La Surprise de l’amour : « Colombine, pour nous, allons nous marier sans cérémonie » (p. 235), et Les
Fausses Confidences : « Pardi, nous nous soucions bien de ton tableau à présent, l’original nous en
fournira bien d’autres copies » (t. II, p. 417)
106 « Il a le cœur si bon ! » (p. 257), « j’ai pourtant bon cœur aussi » (p. 304), « Je suis le meilleur enfant
du monde, je ne fais de mal personne » (p. 309), « je suis tendre à la peine d’autrui » (p. 310), « moi, j’ai
coutume de dire vrai » (III, 5, p. 309)
107 M. Descotes, op. cit., P.94
108 P. Pavis. Le Jeu de l’amour et du hasard, éd. Cit. p. 107
105
58
Chapitre extrait de Marivaux dramaturge,
de F. Rubellin, ed. Champion, coll.Unichamp, 1996. (p.169-176).
59
Bibliographie
Oeuvres de Marivaux:


MARIVAUX, Théâtre complet, Paris, ed. Gallimard (bibliothèque de la Pléiade), 19931994, 2 vol. Edition établie par Henri COULET et Michel GILOT.
MARIVAUX, Théâtre complet, Paris, ed. Bordas (Classiques Garnier), 1989, 2 vol.
Edition établie par Frédéric DELOFFRE et Françoise RUBELLIN.
Sur Marivaux:
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GILOT Michel, L'esthétique française du XVIIIe, Colin, coll. Cursus, 1994.
COULET Henri et GILOT Michel, Marivaux, un humanisme expérimental, Larousse, coll.
thèmes et textes, 1973.
DEGUY Michel, La machine matrimoniale ou Marivaux, Gallimard, 1981.
DELOFFRE Frédéric, Une préciosité nouvelle; Marivaux et le marivaudage, Parsi, éd.
Belles Lettres, 1955 (réédition Slatkine, 1993).
GOLZINK Jean, De chair et d'ombre, Orléans, Paradigme, 1995.
RUBELLIN Françoise, Marivaux dramaturge, Champion, 1996.
SANAKER John Kristian, Le discours mal apprivoisé. Essai sur le dialogue de
Marivaux,Oslo, Solum Forlag, Didier Erudition, 1987.
Revue Marivaux.
L'Ecole des Lettres, n°4, décembre 1996.
Revue Europe, novembre 1996.
Sur La Double Inconstance:
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DORT Bernard, "Marivaux et La Double Inconstance" in Les Temps Modernes,
novembre 1950, P. 1129-1132.
ROUSSET Jean, "Un dramaturge dans la comédie: la Flaminia de La Double
Inconstance" in Rivista di letterature moderne e comparate, vol XLI, fasc. 2, 1988, p.121130.
Sur la relation Maître/ Valet:
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MORAUD Yves, La conquête de la liberté de Scapin à Figaro, PUF, 1994.
HOWLETT Sylvie, Maîtres et valets dans la comédie du XVIIIème siècle, Ellipses,
coll.bac blanc, 1999.
RIVARA Annie (dir), Masques italiens et comédie moderne, Paradigme, 1996.
DIDIER Béatrice (dir), Le Maître et le valet, figures et ruses du pouvoir, Sedes, 1998.
RALLO Elisabeth (dir), Le valet passé maître: Arlequin et Figaro; Ellipses, 1998.
Sur le théâtre au XVIIIème siècle:
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ATTINGER Gustave, L'Esprit de la Commedia dell'arte dans le théâtre français, Paris,
éd. Librairie théâtrale, 1950.
JOMARON Jacqueline de (dir), Le théâtre en France, préf. A. Mnouchkine, Colin, 1988.
LARTHOMAS Pierre/ Bernard, Le théâtre en France au XVIII ème, Que sais-je?, 1980.
ROUGEMONT M.de, La vie théâtrale au XVIIIème siècle, Champion, 1988.
CANOVA Marie-Claude, La comédie, Hachette, coll.Contours littéraires, 1993.
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