L’ENLEVEMENT
J’ai toujours rêvé de vivre un événement extraordinaire. J’ai passé ma vie à déménager, à
changer de lieux, de travail, d’amis au point que parfois je ne savais plus trop où
j’habitais. Je me suis souvent demandée d’où me venait ce besoin de changement et de
liberté de mouvement mais je n’ai jamais vraiment trouvé de réponse. Peut-être d’une
enfance trop ancrée dans une campagne solitaire, d’une imagination trop débordante
favorisée par celle encore plus débordante d’un frère aventurier…
J’ai donc fait des rêves extraordinaires souvent alimentés par mes lectures, des films ou
feuilletons télévisés. La réalité quotidienne ne m’a jamais vraiment satisfaite et je me suis
réfugiée à répétition dans les rêves ou les changements de vie…
Je ne peux pourtant pas me plaindre de la vie que j’ai eue. Des parents aimants et
généreux, une scolarité normale, une carrière professionnelle en constante ascension….
Le seul point négatif a toujours été les relations amoureuses. Elles se sont en général mal
terminées ou plutôt elles se sont toutes terminées ce qui en soit veut tout dire !
A une époque je pensais que c’était de ma faute et je m’en suis voulue. Et puis un jour je
me suis rendue compte que la meilleure chose pour moi était d’apprendre à être heureuse
par moi-même et non pas au travers de quelqu’un d’autre. Et ça a plutôt bien marché! Ca
m’a permis de trouver une sérénité qui me manquait et de ne pas avoir peur de me forger
un avenir toute seule.
J’ai donc séjourné dans plusieurs pays d’Europe, avant de me décider à faire un détour
par la Chine. Je voulais apprendre la langue et profiter de ce que mon frère habitait
Canton pour rester deux ou trois ans dans la région. J’avais beaucoup apprécié Hong-
kong lors d’un premier séjour et je pensais m’installer là-bas. Il parlait plutôt cantonais
dans le Sud de la Chine mais je me disais que je réussirais bien à apprendre le mandarin
d’une manière ou d’une autre.
Je n’ai jamais cru au destin. J’ai toujours pensé que notre vie était finalement le résultat
de millions de décisions que nous prenions au fil du temps. Une sorte de libre arbitre
mêlé au hasard nous acheminant plus ou moins vite vers une mort certaine… Et je suis
persuadée que ce qui m’arriva est la conséquence de tous mes changements de route et de
vie. Mais plus important encore, mon expérience passée m’a permis de m’acclimater à la
nouvelle vie que je dus affronter pendant six mois. Pourtant rien dans mon passé ne
m’avait préparée à la violence qui régnait presque en permanence. Si elle n’était pas
toujours visible, elle était latente et encore plus difficile à supporter.
L’histoire que je vais maintenant raconter ressemble à une histoire du passé, à l’époque
où les mers étaient sillonnées de pirates et où l’on se faisait enlever pour une rançon. Les
personnages eux-mêmes ressemblent souvent à ces bandits des mers que R L Stevenson
décrivait dans son « Ile au trésor ». Ces personnages typés, aux bandanas noués sur la
tête, aux sabres agiles et à la peau burinée ont fait partie de mon existence pendant six
mois et trois jours. Ils hantent encore mes rêves et je les revois brandir leurs sabres au-
dessus de ma tête d’un air menaçant. Combien de fois ai-je cru ma dernière heure
arrivée ? Combien de fois ai-je espéré une libération qu’on me disait proche ? Je n’avais
pas d’argent de côté ou très peu et mes parents non plus. Alors je me demandais bien
pendant ces journées de captivité qui paierait pour moi ?
Mais commençons par le début. Je venais de me faire licencier pour raisons économiques
lorsque je me décidais donc à partir en Asie. Hong-kong serait mon premier point de
chute, le temps que je connaisse un peu le chinois. J’avais peu d’argent devant moi mais
assez pour me payer le voyage et vivre un mois là-bas. Je ne partais pas les mains vides
puisque j’avais déjà trouvé un poste depuis Londres. J’allais travailler dans un des grands
hotels de la ville comme concierge. Mon expérience professionnelle était un peu
différente de cette nouvelle fonction mais je parlais quatre langues, j’en comprenais et
lisais deux de plus et j’étais très débrouillarde. J’avais une large connaissance technique
qui me permettrait de m’en sortir au cas où quoi que ce soit tombe en panne. Et surtout
j’aimais le contact humain et rendre service. Je me sentais donc tout à fait apte à remplir
mes nouvelles fonctions.
Je quittais Londres un jour pluvieux et froid de mars pour m’envoler vers Hong-kong.
J’étais heureuse de ce changement et excitée à l’idée de ce monde si différent dans lequel
j’allais désormais vivre. Je savais par mon frère que tout ne serait pas rose. Les Hong-
kongais ne sont pas faciles à vivre et très exigeants. Mais je n’éprouvais aucune angoisse,
quoi qu’il arrive, je me sentais prête à le surmonter. Je n’ai jamais eu en moi cette
barrière psychologique qui empêche d’avancer par peur de ne pas y arriver. Je me suis
toujours dit qu’avec de la persévérance tout ou presque était à ma portée. Et rien jusque là
ne m’avait fait dévier de cette idée.
Lorsque je débarquais à l’aéroport international Chek lap Kok, le temps était très humide
mais chaud. La pluie ne m’a jamais vraiment dérangée. Je préfère qu’il pleuve et fasse
chaud plutôt qu’un ciel bleu mais un air froid. J’étais donc enchantée de trouver la
chaleur à mon arrivée après cinq mois de froid à Londres. Je n’eus qu’un petit aperçu du
temps quand je sortis de l’avion pour m ‘engouffrer dans les longs couloirs menant à la
douane, puis à l’Airport Express qui allait me menait à Hong-kong en un peu plus de
vingt minutes. Tout était reluisant et neuf dans ce nouvel aéroport n’ayant pas encore
deux ans d’activité. L’ancien aéroport plus petit et plus près de la ville avait été
abandonné et on allait y construire des habitations, avais-je lu dans un guide touristique.
Mon frère devait me réceptionner à l’arrivée de l’express et m’accompagner de l’autre
côté de Kowloon, dans la zone économique spéciale de Shenzhen. Malgré qu’il habitât en
permance à Canton, il avait acheté un appartement à Shenzhen, ce qui m’arrangeait plutôt
car je n’avais pas encore trouvé de logement. Shenzhen se trouvant à une demi-heure
environ en train de Hong-kong, je pouvais donc habiter là les premiers temps.
La ville était loin d’être belle : une grande mégalopole où se côtoyaient immeubles
d’habitations et de bureaux et industries variées. C’était un centre international de
conférence et d’exposition pour l’Asie entière qui attirait en permanence un grand
nombre d’hommes d’affaire. Ca grouillait de partout, le bruit était souvent agressant mais
ce n’était pas spécifique à cette ville. Toutes grandes villes chinoises avaient ces
caractéristiques oppressantes. Je me sentais évidemment dans un autre monde mais moins
que la première fois où j’y avais mis les pieds. Je me disais que dans un an, je
commencerai à comprendre la langue et que l’impression d’aliénation s’estomperait petit
à petit.
En attendant, je devais m’installer, trouver un appartement et partir quinze jours en
vacances avec mon frère avant de commencer à travailler début mai. Nous avions opté
pour une croisière dans la mer de Chine jusqu’à Bangkok pour rester quelques jours en
Thaïlande et repartir en avion à Honk-kong. Nous nous réjouissions à l’idée de cette
aventure. Si j’avais su ce qui nous attendait, j’aurais choisi de prendre l’avion à l’aller
également. Le départ était prévu trois jours plus tard. Je passais ce temps à appeler des
agences immobilières et à parcourir les petites annonces des journaux hong-kongais. Je
finis par me décider pour une agence qui ne faisait pas trop payer de frais, leur donner
mes préférences pour le studio (un appartement était beaucoup trop cher) et leur
demandai de me trouver ça pour dans quinze jours. J’irai à mon retour visiter ce qu’ils
avaient sélectionné.
Nous embarquâmes tôt le matin du quatrième jour. Le China sea devait appareiller à 8h
du matin et nous primes possession de notre chambre double à 7h30. Le navire était juste
un peu plus gros que les ferries que j’avais pris pour aller en Corse ou dans les îles
grecques. Il ne devait pas y avoir plus de vingt cabines. Sur le pont avant, se trouvait une
piscine que je doutais d’utiliser vu la pluie incessante. Mais mon frère m’avait dit que le
temps allait certainement évoluer vers le beau. J’avais peu de foi en sa science
météorologique, mais comme on dit « l’espoir fait vivre » ! Il y avait un grand restaurant
assez luxueux et un genre de self-service dans la partie arrière. Notre cabine se trouvait
vers l’arrière en-dessous du restaurant. Tout y était en double : les lits en 80, les tables de
chevets, les lampes, les armoires, les interrupteurs. Seule la salle-de-bain était unique.
L’ensemble était propre et décoré avec goût dans les tons de bleu pale et blanc. La salle
de bain était un petit lagon à elle seule. Pour le prix que nous avions payé -qui n’était pas
exorbitant- j’étais étonnée de trouver un tel intérieur. Je me disais qu’il devait y avoir un
hic quelque part. Nous n’avions pas compté avec les imprévus venant de l’extérieur…
Nous entendimes le « vouuuum vouuum » assourdissant du bateau annonçant le départ et
nous montames sur le pont pour regarder Honk-hong s’éloigner. La brume de pluie ne
permettait pas de voir grand chose mais c’était tout de même un moment spécial.
« J’ai l’impression bizarre de me retrouver dans un de ces vieux films avec Clark Gable.
Avec le brouillard on ne voit pas grand chose, à part quelques édifices et une ou deux
jonques » me rappelais-je avoir dit à mon frère.
« Ouais sauf qu’à l’époque, il y avait des pirates dans les jonques que tu vois » répondit-il
avec un sourire.
Cette petite phrase banale résonna souvent dans ma tête par la suite comme un
avertissement que j’aurais dû prendre en compte. Mais on dit tant de choses, on fait tant
de choses qui ne portent pas à conséquence, du moins pas visiblement. Je ne pouvais
imaginer que mon frère venait de planter le décor d’un avenir incertain et dangereux.
Au cours des deux jours suivants, la pluie ne cessa de tomber. Nous eûmes même un gros
orage qui fit tanguer le navire avec force. Mon frère resta dans la cabine une bonne partie
de la tempête en proie à un méchant mal de mer. Pour ma part, après un léger semblant de
nausée, je pus rapidement recommencer à arpenter les couloirs et à rejoindre la salle de
télévision. Les images n’étaient pas très claires en raison de la pluie mais regarder les
films récents en anglais me faisaient passer le temps. Et puis j’avais emmené de bons
bouquins… Il est vrai que mon frère et moi ne pouvions nous passer de lire. Nous
dévorions tous les deux au rythme d’un livre minimum par semaine depuis notre enfance.
Cela était-il la conséquence de notre besoin d’aventure ou notre besoin d’aventure était-il
la conséquence de notre avidité de lecture ?
Le troisième jour se leva sur un ciel radieux. Le temps était chaud et les maillots de bain
apparurent dans tous les coins du bateau. Jusqu’à présent, en raison de la tempête, peu de
gens étaient sortis de leur cabine et je n’avais pas pu me rendre compte du nombre de
passagers. Nous devions êtres une quarantaine sans compter les dix-neuf hommes et
femmes d’équipage. Nous n’étions donc pas énormément mais comme les
rassemblements se faisaient à la piscine, au bar ou au restaurant, j’avais l’impression que
nous étions une foule. Mon frère émergeait lui aussi de la cabine, les traits un peu
fatigués mais avec la faim au ventre. Nous allâmes prendre notre petit-déjeuner dans la
salle de restaurant et après une promenade sur le pont pour essayer d’apercevoir en vain
les côtes des Phillippines, nous nous dirigeâmes vers la piscine.
Bien installés dans un transat, un cocktail de fruit posé sur un mini-plateau rabattable de
l’accoudoir, mon frère et moi sirotions et lisions lorsque notre voisin de transat se
manifesta.
« Je n’ai pu m‘empêcher d’observer que vous êtes français » nous dit-il dans un français
correct mais avec un accent étrange en désignant nos livres respectifs. « J’ai vécu au
Québec quand j’étais étudiant et j’ai appris le français là-bas. Vous venez d’où
exactement ? »
« De Canton et de Londres » fut ma réponse un peu impatiente. Je n’ai jamais été très
sociable quand je suis plongée dans un bon livre. Et le dernier livre de Jean-Christophe
Grangé me passionnait autant que son précédent.
Je n’avais même pas levé la tête pour voir à qui j’avais à faire et je sentis le regard
insistant de mon frère. Je levais les yeux et vis l’expression de reproche dans son regard.
Je m’efforçais donc de regarder mon voisin de gauche et d’être un peu plus sociable. Un
chinois de toute évidence et pas des plus séduisant. Il avait des petites lunettes rondes
cerclées de métal et un enbompoint peu commun chez un asiatique. La vision de ces
chairs aux milles bosses et replis me firent aussitôt détourner le regard. Ce n’était pas très
charitable mais je ne pus m’en empêcher. Je réagis toujours comme ça : quand je vois une
personne obèse, un sentiment de dégout m’envahit. C’est physique et ça me rebute
totalement. J’ai pourtant maintes fois essayé de surmonter ce rejet mais je n’y suis jamais
arrivée. Je suis loin d’être parfaite physiquement mais j’ai toujours fait attention à mon
poids comme si mon apparence physique reflétait plus ou moins ma santé mentale.
Mon frère prit la parole voyant que je repartais dans ma lecture.
« J’habite depuis trois ans en Chine et ma soeur vient s’y installer. Nous venons du Sud-
Ouest de la France où mes parents habitent toujours. »
« Et que faites-vous en Chine ? » demanda le gros homme.
« Je fais de l’import-export de produits cosmétiques»
« Et vous ? » dit-il en me regardant.
Décidément il insistait et je me trouvais dans l’obligation de répondre sous peine d’être
odieusement impolie.
« Je suis concierge . Vous savez, ces gens qui balaient et nettoient votre palier et qui
viennent vous demander l’étreine à chaque fin d’année. »
Voyant les yeux du chinois se plisser pour ne devenir qu’un mince fente, mon frère
s’empressa de rajouter :
« Ma soeur plaisante. Elle va effectivement être concierge mais d’un grand hotel de Hong
Kong, ce qui implique bien sur des taches bien différentes de celles d’un concierge
ordinaire. »
Le Chinois se renfonça dans son fauteuil en maugréant quelque chose que même mon
frère, parlant le chinois couramment ne comprit pas. Apparemment je l’avais vexé mais
passé les dix secondes de remort, je me remis à la lecture de mon bouquin avec
soulagement.
J’étais toujours absorbée par ma lecture lorsqu’il se leva pour s’engouffrer dans les
coursives. Je levais à peine les yeux pour m’assurer qu’il avait bien disparu de mon
champ de vision.
« Tu aurais franchement pu te montrer un peu plus aimable » me reprocha mon frère
aussitôt.
« Je suis désolée mais il m’a tout de suite déplu. Il y avait quelque chose de malsain chez
lui. J’avais l’impression de voir un gros pacha libidineux. Berk ! »
« Ce n’est pas sa faute s’il est gros »
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