UNE FAUSSE SCIENCE: L’ECONOMIE POLITIQUE
Par G.A. Pastor
Pour Auguste Gallo, étudiant.
Editions du Grand Siècle, 1948
PREFACE
Les remarques suivantes ne prétendent apporter rien de neuf. On a oublié ces
vérités de toujours; l'enseignement officiel se noie sous l'ambitieuse
terminologie d'une science tromeuse. Peut-être vaut-il la peine de les
rappeler, surtout aux étudiants. C'est à l'un d'eux que je me suis adressé,
et c'est ce qui explique la forme épistolaire et le style direct qui pourront
paraître désuets. Mais il n'y a rien de nouveau en ces matières, et, si j'en
avais le talent, j'empruntrais le style, le vocabulaire, même les idées de la
Comtesse de Ségur, née Rostopchine. Je voudrais que ces pages ne contiennent
ni un de ces mots que l'on appelle « techniques », ni un chiffre, de ceux que
l'on prétend « scientifiques ».
Si deux guerres nous ont appris que les conceptions stratégiques de nos
militaires ne le cédaient en rien à celles du Général Dourakine, pourquoi «
Les Petites Filles Modèles » ne nous aideraient-elles pas à comprendre
l'économie politique ?
Je désire seulement retrouver, sous le prétentieux encmbrement de la
littérature économique, le ruisseau de sens commun qui, à lui seul, charrie
plus de vérité que n'en contient cette montagne de science inutile. « Il faut
gouverner un empire, a dit Lao Tsé, avec autant de soin que l'on en met à
cuire un petit poisson ».
CHAPITRE I
L'économie politique est comme l'amour ; chaque génération en écrit de façon
différente et pourtant on l'a fait, le fait et le fera toujours de la même
manière.
M. du PAUR.
Autrefois, le Roi donnait à son héritier un précepteur chargé de lui
enseigner l'histoire, vue du côté de ceux qui la font et non de ceux qui la
subissent ou la racontent. Il devait expliquer au futur souverain les causes
réelles des événements, celles que ne révèle pas l'histoire officielle, par
pudeur ou manque d'intelligence, quelquefois aussi par ce machiavélisme des
gouvernants qui ne voient dans l'histoire qu'un moyen de plus de s'assurer
l'obéissance des gouvernés. On s'est moqué des livres « ad usum Delphini»; il
devait y avoir dáutreas instructions moins anodines et qui n’ont pas été
divulgées. J'imagine qu'à Londres, au Vatican, à Moscou, -on aimerait ajouter
à Washington et à Paris, -l'on réunit, aujourd'hui encore, certains jeunes
gens auxquels on explique ce que l'on cache à la masse: l'art ésotérique de
mener les hommes, les ressorts de l'action politique.
Rien de semblable n'existe dans nos démocraties. Tu apprendras, dans cette
école des sciences politiques où tu vas entrer, la politique, l'histoire,
l'économie, comme on l'explique à tout le monde. Puisque, en effet, ce sont
des « sciences », elles ne sauraient comporter d'enseignements ésotériques.
On va essayer de te présenter ces disciplines comme aussi indiscutables que
la géométrie euclidienne. C'est ainsi qu'on les enseigne et toi, en qui je
veux voir un des futurs conducteurs de cette démocratie, tu croiras n'être
que le technicien qui, ayant appris les sciences politiques et les sciences
économiques, saura par conséquent comment il faut gouverner les hommes.
Je n'ai pas l'ambition de te donner ici un cours de politique ou de te
révéler des secrets machiavéliques; je veux simplement faire appel à ton bon
sens pour te permettre de démasquer une des escroqueries intellectuelles les
plus choquantes du monde moderne: l'escroquerie à la science.
Tu auras du mal à m'en croire, mais la carrière que tu as choisie est l'une
des plus dangereuses qui existent. De cette faculté des sciences économiques,
si paisible en apparence, sortent aujourd'hui un plus grand nombre d'hommes
responsables de la misère et de la guerre que n'en produit la lugubre bâtisse
qui s'appelle l 'Ecole de Guerre. Les militaires limitent leurs
préoccupations à l'étude des armes; ils en emportent en général une salutaire
terreur de la guerre. Le diplômé en sciences politiques et économiques, lui,
ne prétend à rien de moins qu'à assumer la direction des affaires humaines;
il aspire aux postes où se décident, l'une après l'autre, ces mesures dont
l'enchainement conduit les Etats au conflit et les peuples à la misère, et il
y aspire, sans la timidité de l'homme de sens commun, mais avec la sécurité
que donne la possession d'une science exacte.
C'est précisément avec le mot «science» que va s'insinuer dans ton esprit,
dès le seuil de cette école, le venin qui menace de stériliser ta pensée et
de faire de toi l'inconscient serviteur de forces cachées que tu risques de
ne savoir jamais percer à jour.
J'ai longtemps cru qu'une erreur de dénomination n'avait pas beaucoup
d'importance, et la classification des sciences m'avait toujours paru une
assez futile préoccupation. Il me semblait que la vraie science savait
d'elle-même se faire reconnaître et se trouvait naturellement classée à sa
place. Je méconnaissais la puissance des mots; je ne comprenais pas que, par
leur truchement, la fausse science pouvait faire plus de mal que la vraie
n'apporte de bienfaits. Les idées mènent le monde, les fausses
malheureusement aussi bien que les vraies, et, plus encore que les idées, les
mots.
Par une compensation inattendue, la généralisation de l'instruction semble
avoir eu comme conséquence un affaissement de l'intelligence des individus,
et le XIX siècle, une des époques heureuses de l'humanité, ne nous en a pas
moins légué, avec le mot « science », le maléfice qui est en train de
détruire notre civilisation. Il n'y a pas aujourd'hui d'argument plus
puissant, plus persuasif que l'affirmation: « C'est scientifiquement prouvé »
-et cette épithète scientifique, on la donne non seulement à des produits
pharmaceutiques, mais on la prête maintenant aux idées des « économistes »,
aux chimériques constructions des « planistes ». Et, au service de cette
fausse science, la vraie science met les plus puissants moyens mécaniques
d'action sur l'esprit humain qui aient jamais existé.
L'abondance des documents écrits, le cinéma, la radio sont comme autant de
leviers qui forcent l'esprit critique et l'intelligence individuelle. L'homme
vit en permanence dans une atmosphère de pròpagande ; l'esprit n'a plus de
loisir, ni de repos ; le slogan engourdit la personnalité et annule le bon
sens. On lit, on va au cinéma, on écoute la radio pour passer le temps, pour
donner un aliment apparent à l'esprit, de même que l'on fume pour tromper la
faim. Lire est devenu une névrose ; combien de gens ont besoin de promener
leurs yeux sur du papier imprimé avant de s'endormir et croient, de bonne
foi, exécuter ainsi une activité intellectuelle ! Par tous ces moyens de la
culture mécanisée, on a décidément rabaissé la qualité de l'esprit.
L'instruction universelle obligatoire devait libérer les peuples ; en fait,
c'est certainement elle qui aide le plus, aujourd'hui, à les précipiter dans
l'esclavage.
Au temps où l'on ne lisait guère, les masses résistaient aux rois guerriers,
refusaient de se battre s'échappaient ou se révoltaient quand elles voyaient
venir les sergents recruteurs. Aujourd'hui, la puissance hypnotique du mot
imprimé permet au « souverain » d'envoyer à la mort des millions d'hommes
avec leur assentiment. Tout en reconnaissant que la force des gouvernants est
aujourd'hui multipliée de telle sorte par les armes modernes que la
résistance des masses est devenue illusoire, j'aimerais cependant constater
que l'instruction généralisée leur permet au moins de se rêndre compte de
leur sort. Illusion ! Ces masses d'hommes ne se croient heureuses que si on
leur enseigne qu'elles le sont, si on le leur certifie par écrit. Si la radio
ne répète pas qu'elles sont malheureuses, elles ne s'en rendent pas compte.
Qu'un homme ait l'esprit assez brouillé pour ne même plus reconnaître les
maux dont il souffre, pour avoir perdu jusqu'a l'instinct de conservation,
simplement parce que le « souverain » lui parle Honneur, Démocratie, Patrie,
Liberté, cela révèle la profondeur des dommages causés par l'imprimé sur la
capacité critique de l'occidental. Il était réservé à notre époque de voir
les hommes de race blanche perdre à la fois leur bonheur, leur libertè et
leur vie avec satisfaction et enthousiasme, hâtant une évolution qui les
ramène rapidement au sort des esclaves antiques. On t’aura parlé à l’école,
avec épouvante et mépris, des Aztèques qui immolaient tous les ans quelques
milliers de jeunes gens à leurs divinités. Etaient-elles au fond plus
sanguinaires que les abstractions auxquelles, en vingtcinq ans, nous venons
d’offrir la vie de quinze à vingt millons d’Européens ?
Sans aller aussi loin, rappelle-toi qu’encore au début du XIX siècle, les
masses considéraient, avec leur bon sens naturel, toute guerre comme un
malheur. La propagande romantique, qui présente la guerre comme un devoir et
l’auréole de magnifiques légendes, a commencé après les guerrés de Napoléon,
grâce à l’énorme diffusion de l’imprimé, -mais si tu veux savoir ce que les
Francais pensaient des massacres napoléoniens, relis les mémoires de
l’époque, soigneusement cachés aux étudiants par l’histoire officielle. Non
seulement le mot de patriotisme était inconnu avant la Révolution française,
mais la chose n’existait pas et personne n’aurait songé qu’une abstraction
pourrait un jour être plus exigeante que le souverain.
Aujourd’hui, on part pour la guerre joyeux, même les pauvres qui n’ont que la
vie à perdre cependant, et auxquels on est arrivé à persuader qu’il leur
convenait d’en faire don à l’Etat-Moloch.
Le mot magique qui force le consentement, le mot qui, plus que tout autre,
aide à cet asservissement est précisément le mot « science ». Les Chinois,
quand les affaires de l‘Etat allaient mal, en cherchaient, paraît-il, la
cause dans une définition erronée du dictionnaire. L’Empereur, alors, au
début de l’année, corrigeait l’une ou l’autre de ces définitions, afin de
supprimer la mauvaise interprétation, source évidence des malheurs de l’Etat.
Les mots de « science politique », « science économique », qui t’accueillent
dans cette Faculté sont autant de ces définitions erronées auxquelles nous
devons, nous aussi, une bonne partie de nos malheurs. Les succès de la
science, au sens étroit, la seule qui vraiment mérite ce nom : mathématique,
astromonie, physique, ont entouré le mot d’une auréole de respect qui
l’accompagne dans ses autres connotations. La « science économique », a su
béneficier de ce respect ; c’est ce qui lui a permis de sortir du discrédit
poli aú elle se trouvait cantonnée, avant que la propagande et l’affaissement
de l’esprit critique des cinquante dernières années lui aient donné
l’occasion de se classer comme soeur des autres sciences, d’en prendre le nom
et d’exiger pour ses principes la même rigueur, et pour ses « savants » la
même autorité sur les affaires humaines que les savants en ont sur la
physique ou l’astronomie.
Les implications de cette attitude sont curieuses et vont nous mener loin.
Si l’économie politique est une science, elle doit être étudiée en elle-même
et sans l’aide des autres sciences ; cela veut dire, en effet, que les
phénomènes économiques relèvent de leurs propres lois et que l’histoire ou la
politique sont étrangères à ces phènomènes. On doit pouvoir reconstituer le
passé économique et prévoir l’avenir économique sans sortir du plan
économique.
Cette conception vient renforcer la distinction méthodologique entre l’étude
de l’économie et celle de l’histoire, qui, depuis les méthodes de
l’enseignement du XVII siècle domine l’université des pays latins ; question
de méthode, contre laquelle réagissent, je le sais, quelques bons esprits,
mais attitude décisive pour la formation de l’homme moyen, qui n’aura pas le
loisir de penser une seconde fois à ses études et gardera ainsi, du passé,
une image absurde. J’ai moi,même appris l’histoire de la Révolution française
sans qu’aucune allusion y ait été faite à la vie chère, et celle de Napoléon
sans qu’une parole ait ètè prononcée sur les difficultés d’argent du grand
empereur.
Réciproquement, tes professeurs d’économie politique commenteront l’arrivée
de l’or d’Amérique au XVI siècle et ses conséquences, mais ne te diront rien
de la politique des rois espagnols. Ils te parleront du développement du
machinisme, mais on ne te dira pas un mot de la politique anglaise ni de la
fomation des empires coloniaux.
L’économie politique n’a besoin de l’histoire que pour y chercher des faits
économiques, c’est-à-dire débarrassés de leurs relations politiques. De là
tant de malheureux qui passent leurs belles années à compiler des listes de
prix, les mercuriales, les cours de l’or, etc... pour rassembler ces fameux
« faits économiques », matériel de la science nouvelle. C’est que le
développement des grands Etats modernes, en améliorant les statisques, paraît
pouvoir donner à l’économie politique scientifique la base rigoureuse, le
matériel chiffré qui seul lui manquerait, dit-on, pour arriver à sa maturité.
De ces faits économiques doivent sortir, un jour, les lois économiques, et
les « savants » 1ui consacrent leur vie à ces efforts stériles rêvent
cependant de pouvoir produire une fois quelque chose qui ressemble un peu
plus à une loi physique que la tautologie simplette, « découverte », au début
de la « science économique » :la « loi de l’offre et de la demande ».
Les « scientistes » croient en effet trouver une justification à leur
doctrine en étudiant dans le passè le jeu harmonieux des lois économiques.
Ils ne remarquent pas sans satisfaction la régularité des mouvements de prix
dont ils tracent la courbe, et où ils voient une preuve de l’autonomie du
monde économique à l’égard des phénoménes politiques. Ils ne voient pas que
ce qui leur permet d’organiser ainsi les évènements passés, c’est précisément
qu’ils sont définitivement abolis et qu’on peut les manier comme on le veut.
Croyant faire de la science, ils ne font que de l’histoire, et de la
mauvaise.
Je sais que la manie scientiste s’est exercée aussi sur l’histoire. Que
d’historiens d’aujourd’hui se prétendent des savants !Mais suivons les
diverses conséquences de l’application du mot « science » aux recherches
économiques. Si les phénomènes économiques ont en eux-mêmes leurs lois
propres et les règles de leur évolution, cela veut dire que, comme dans les
sciences, le temps y perd sa valeur concrète de durée et tend à y être
considéré comme une dimension de l’espace. A notre sensation immédiate que
l’économie se déroule dans le milieu ou nous vivons et où les évènements
dépendent de notre action se substitute un modèle statique, dans lequel les
phénomènes obéissent à des lois fixes et se sucèdent indépendamment de la
volonté des êtres humains.
L’élément de changement, de dynamisme, que l’on est bien obligé d’y
introduire revêt alors tous les caractères du mouvement dans la mécanique
classique. C’est le passage d’un « état » à un autre « état », et le temps y
est concu comme un quatrième terme de référence. Le but de la science
économique devient, comme en mécanique, de découvrir l’équation de ce
changement : les lois économiques permettent ainsi de prévoir l’évolution du
système.
Il y a là une singulière contradiction : si les lois économiques sont des
lois au même titre que les lois physiques, on ne voit pas pourquoi il serait
nécessaire de rappeler les hommes à leur observation. On n’imagine pas un
savant rappelant une pierre qui tombe à la’observation des lois de la
gravitation. On esquivera cette difficulté dans la Falculté des Sciences
Economiques en te disant qu’il s’agit là de lois statistiques, les lois
économiques s’appliquant au résultat moyen de l’action de tous les membres du
1 / 28 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !