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place. Je méconnaissais la puissance des mots; je ne comprenais pas que, par
leur truchement, la fausse science pouvait faire plus de mal que la vraie
n'apporte de bienfaits. Les idées mènent le monde, les fausses
malheureusement aussi bien que les vraies, et, plus encore que les idées, les
mots.
Par une compensation inattendue, la généralisation de l'instruction semble
avoir eu comme conséquence un affaissement de l'intelligence des individus,
et le XIX siècle, une des époques heureuses de l'humanité, ne nous en a pas
moins légué, avec le mot « science », le maléfice qui est en train de
détruire notre civilisation. Il n'y a pas aujourd'hui d'argument plus
puissant, plus persuasif que l'affirmation: « C'est scientifiquement prouvé »
-et cette épithète scientifique, on la donne non seulement à des produits
pharmaceutiques, mais on la prête maintenant aux idées des « économistes »,
aux chimériques constructions des « planistes ». Et, au service de cette
fausse science, la vraie science met les plus puissants moyens mécaniques
d'action sur l'esprit humain qui aient jamais existé.
L'abondance des documents écrits, le cinéma, la radio sont comme autant de
leviers qui forcent l'esprit critique et l'intelligence individuelle. L'homme
vit en permanence dans une atmosphère de pròpagande ; l'esprit n'a plus de
loisir, ni de repos ; le slogan engourdit la personnalité et annule le bon
sens. On lit, on va au cinéma, on écoute la radio pour passer le temps, pour
donner un aliment apparent à l'esprit, de même que l'on fume pour tromper la
faim. Lire est devenu une névrose ; combien de gens ont besoin de promener
leurs yeux sur du papier imprimé avant de s'endormir et croient, de bonne
foi, exécuter ainsi une activité intellectuelle ! Par tous ces moyens de la
culture mécanisée, on a décidément rabaissé la qualité de l'esprit.
L'instruction universelle obligatoire devait libérer les peuples ; en fait,
c'est certainement elle qui aide le plus, aujourd'hui, à les précipiter dans
l'esclavage.
Au temps où l'on ne lisait guère, les masses résistaient aux rois guerriers,
refusaient de se battre s'échappaient ou se révoltaient quand elles voyaient
venir les sergents recruteurs. Aujourd'hui, la puissance hypnotique du mot
imprimé permet au « souverain » d'envoyer à la mort des millions d'hommes
avec leur assentiment. Tout en reconnaissant que la force des gouvernants est
aujourd'hui multipliée de telle sorte par les armes modernes que la
résistance des masses est devenue illusoire, j'aimerais cependant constater
que l'instruction généralisée leur permet au moins de se rêndre compte de
leur sort. Illusion ! Ces masses d'hommes ne se croient heureuses que si on
leur enseigne qu'elles le sont, si on le leur certifie par écrit. Si la radio
ne répète pas qu'elles sont malheureuses, elles ne s'en rendent pas compte.
Qu'un homme ait l'esprit assez brouillé pour ne même plus reconnaître les
maux dont il souffre, pour avoir perdu jusqu'a l'instinct de conservation,
simplement parce que le « souverain » lui parle Honneur, Démocratie, Patrie,
Liberté, cela révèle la profondeur des dommages causés par l'imprimé sur la
capacité critique de l'occidental. Il était réservé à notre époque de voir
les hommes de race blanche perdre à la fois leur bonheur, leur libertè et
leur vie avec satisfaction et enthousiasme, hâtant une évolution qui les
ramène rapidement au sort des esclaves antiques. On t’aura parlé à l’école,
avec épouvante et mépris, des Aztèques qui immolaient tous les ans quelques
milliers de jeunes gens à leurs divinités. Etaient-elles au fond plus
sanguinaires que les abstractions auxquelles, en vingtcinq ans, nous venons
d’offrir la vie de quinze à vingt millons d’Européens ?