Pratique jadis inavouable, la revente de cadeaux de Noël

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DEVOIR – PREMIERE E.S. 1ère PARTIE
PARTIE I : LES MECANISMES DE MARCHE.
Document 1 :
En cherchant à imposer leur loi à la « loi » du marché, les gouvernements perturbent cette belle
mécanique. Les cas habituellement cités sont ceux du marché immobilier et du marché du travail :
- lorsque l’on impose un plafond aux loyers, l’exemple type étant la loi de 1948, il en résulte un excès
de demande de logements, c’est-à-dire une pénurie dont les premières victimes sont les candidats à la
location ;
- lorsque l’on impose un salaire minimum, l’exemple type étant le SMIC, il en résulte un excès d’offre
de travail*, c’est-à-dire une pénurie d’emplois dont les premières victimes sont les chômeurs.
Toute entrave à la flexibilité des prix empêcherait donc le marché d’atteindre l’équilibre et induirait
par conséquent des rationnements (de la demande en cas de prix plancher, et de l’offre en cas de prix
plafond). On expliquait aussi de cette façon les files d’attentes devant les magasins dans les économies
des pays de l’ancien bloc communiste (selon l’adage : les portefeuilles sont pleins mais les magasins
sont vides). Remarquons que dans les économies de « marché », l’absence de files d’attente
n’implique pas la disparition du rationnement : il ne s’effectue pas principalement par les quantités,
mais par les prix et les revenus (selon l’adage : les magasins sont pleins mais les portefeuilles sont
vides).
*L’offre de travail est le fait des travailleurs ; la demande de travail est le fait des employeurs.
(Source : Pascal Combemale, La loi de l’offre et de la demande, Cahiers Français n° 315, 2006)
Document 2
Mais il semble que cette concurrence devienne l'exception à la règle...
Elle l'est de plus en plus. Et c'est le point capital. Autrefois, lorsque la théorie classique fut
formulée, la plupart des services et des biens échangés et produits répondaient à des besoins de
première nécessité : produits alimentaires et textiles , c o mb u s t i b l es et b oi s d e charpente,
etc., tous articles interchangeables produits par une multitude de petites entreprises. Filatures ou
ateliers de tissage offraient des articles à peu près identiques. Les conditions de la concurrence
idéale étaient alors pratiquement réunies. "La preuve en était que la disparition d'un producteur
n'avait guère d'effet sur le prix du marché. Pourtant, même ce modèle parfait de l'économie
classique ou néoclassique souffrait l'exception, la faille qu'était le monopole. Il pou vait s'agir
d'un monopole offert par la nature, tel que l'exploitation d'une source aux propriétés
purgatives. (...) En matière de prix, oligopole et monopole aboutissent plus ou moins au même
résultat pour une raison fort simple.
J. Galbraith. N. Salinger, Tout savoir ou presque sur l'économie, Éd. du Seuil, 1981.
Document 3
L'insuffisance ou la mauvaise qualité de l'information disponible empêche de prendre les bonnes
décisions. Il en est ainsi notamment en cas d'incertitude sur le futur: les marchés, alors, ne peuvent
plus jouer leur rôle. Pour Keynes, cette incapacité à regarder plus loin que le bout du nez, ou à avoir
des repères sûrs, est d'ailleurs l'une des causes principales du dysfonctionnement des économies
capitalistes. Lorsque l'information n'existe pas, chacun épie l'autre en espérant que cet autre bénéficie
d'une meilleure information. Ainsi naissent les comportements mimétiques qui peuvent déboucher, à la
façon des moutons de Panurge, sur des mouvements suicidaires. (...) De même, je suis dans
l'incapacité de choisir entre les véhicules d'occasion celui qui pourrait être le meilleur. Dans ce cas, j'ai
recours à une procédure de sélection adverse : puisque les qualités extérieures du bien ou du service
1
que je cherche à acheter ne peuvent suffire à me renseigner, je sélectionnerai sur la base des prix, en
écartant le plus bas, car il est vraisemblable qu'ils signifient une moins bonne qualité. Le prix, au lieu
d'être la résultante de la transaction, devient une information sur les mérites ou les vices cachés. Si je
cherche à vendre, je n'ai donc pas intérêt à vendre trop bas, car il ne se trouvera personne pour acheter.
C'est ainsi que lorsqu'un camembert est mis en promotion, il s'en vend en général moins. Il en est de
même pour le whisky : les premiers prix font fuir le client qui craint une mauvaise qualité.
(Source: Dominique Plihon, Alternatives économiques. Mai 1992)
QUESTIONS
Document 1
1) Qu’est ce que la « loi du marché » à laquelle l’auteur fait référence ?
2) Expliquez la manière dont un marché est censé s’équilibrer
3) Représentez graphiquement les deux cas évoqués dans le texte (pénurie de logements, excès
d’offre de travail)
Document 2
4) Après avoir expliquer les temres de monoipole et d’oligopole, vous expliquerez en quoi les
situaions de monopole et d’oligopole peuvent remettre en cause le bon focntionnement du
marché.
5) Qu’est ce qu’un monopole naturel ? En vous aidant deu docuelmbnt et du cas du marché de
l’électricité, vous montrerez pourquoi une intervention de l’Etat peut être considérée comme
nécessaire.
Document 3
6) Il est donné dans ce texte une explication de la formation de prédictions créatrices ( voire de
bulles spéculatives. Retrouvez cette explication
7) En quoi le principe de « sélection adverse » remet-il en cause le fonctionnement attendu des
mécanismes de marché ?
PARTIE II : LA MARCHANDISATION
Document 4
Plus rien n'est à l'abri de la mondialisation, pas même le commerce d'organes. Et comme dans
beaucoup de domaines, les Chinois sont en position de leaders, pour le meilleur et pour le pire. Le
pire, c'est la vente d'organes prélevés sur des condamnés à mort fraîchement exécutés, pour des
patients en attente de greffe. La Chine s'était clandestinement fait une spécialité de cette pratique
jusqu'à ce que, fin novembre, un responsable du ministère de la santé chinois reconnaisse son
existence. C'est d'ailleurs un commerce assez lucratif, puisque des patients fortunés sont prêts à payer
plusieurs dizaines de milliers de dollars pour le rein ou le foie qui les sauvera. Un spécialiste chinois
de la transplantation a déclaré que ses collègues chinois avaient greffé 8 102 reins, 3 741 foies et 80
coeurs en 2005. Mais, comme Pékin veut réduire le nombre de condamnés à mort, l'offre va se réduire.
Le magazine The Economist a une solution pour les pénuries d'organes : légalisez le commerce des
reins, proclame-t-il récemment dans un éditorial, et non seulement vous supprimerez les listes d'attente
mais en plus vous éviterez un sordide marché noir aux conséquences parfois dramatiques, aussi bien
pour le vendeur que pour l'acheteur
(Source : Sylvie Kauffmann, Le Monde du 5 décembre 2006)
2
Document 5
Prenons le cas du don du sang. Si le sang était un bien comme les autres, il existerait un marché du
sang avec un "prix d'équilibre" déterminé en fonction des besoins des hôpitaux et de l'offre de sang de
la population. Mais une telle pratique est interdite par la loi, suivant un principe intangible: le corps
humain est "sacré" et il ne peut être marchandé. De la même manière, les organes ne peuvent se
vendre car ce serait les réduire à un bien comme les autres. Collectivement, la société ne peut admettre
que tout puisse s'acheter, un peu comme si elle posait des barrières au delà desquelles certains
comportements ne sont plus considérés comme humains au sens fort du terme.
Le cas des mères porteuses pose le même problème de la valeur monétaire de l'être humain. Peut-on
accepter qu'un couple stérile paie une femme pour pouvoir adopter son enfant à la naissance ?
Certaines mères ont mis en avant l'acte d'amour qu'un tel geste supposait : être mère porteuse pouvait
s'interpréter comme un cadeau d'une femme à une autre pour lui donner ce qu'il y a de plus beau, un
enfant. Mais le législateur n'a pas retenu cet argument, estimant qu'aux yeux de la société dans son
ensemble on ne pouvait tolérer un acte qui risquait d'aboutir à la création d'un "marché de l'enfant". A
l'inverse on accepte sans problème l'adoption, c'est-à-dire le don d'un enfant, par une famille à une
autre famille, dans le cadre de l'anonymat.
(Renaud Chartoire, T'as pas 100 francs ? Petit traité sur t'argent, Ed. Frasnel, 1999)
Document 6
À la différence du don d'organes, le don de sang est en partie commercialisé dans de nombreuses sociétés.
Cependant, pour ce nouveau « produit », plusieurs
pays optent pour le don de préférence au marché. Et alors le passage du donneur au receveur est géré par
l'État, en collaboration avec la Croix-Rouge.
Non seulement ce don est fait à des inconnus, mais on peut même croire que souvent, s'ils se
connaissaient, tant le donneur que le receveur refuseraient peut-être de participer au processus, pour des
motifs religieux, ethniques, politiques ou autres. En France, ce caractère anonyme a été poussé encore
plus loin, puisque l'anonymat est légalement obligatoire et constitue l'un des trois principes de base du
système français, les deux autres étant le bénévolat et l'absence de profit. [ ...
Titrnussl constate une différence importante entre le système de don et les systèmes marchands, fondés sur le
sang payé. C'est la grande conclusion de son ouvrage, à la suite d'une comparaison entre le système de don
anglais et le système commercial américain : quel que soit le critère économique ou administratif utilisé, le
système où l'offre provient d'un donneur plutôt que d'un vendeur est supérieur. Le danger de transmission
de maladies infectieuses est moindre si le sang est donné, selon Titmnçs. Le système est donc plus sûr pour le
receveur. Mais il l'est également pour le donneur à cause des abus qui se produisent lorsque le sang est
payé. Titmuss conclut : « Quel que soit le critère retenu — efficacité économique ou administrative, coût par
unité pour le malade, pureté, qualité, sécurité —, le marché est pris en défaut. » Ainsi, lorsqu'on introduit un
système de rémunération du sang, cela a pour effet de diminuer la quantité globale de sang disponible parce que
nombre d'anciens donneurs, considérant qu'« ils se font avoir », cessent de contribuer, et le nombre de
donneurs qui cessent de donner est plus important que le nombre de vendeurs qui apparaissent. Le «
consommateur » est donc perdant selon tous les critères économiques habituels, y compris la liberté de choix
entre du sang donné et du sang vendu, puisque la quantité de sang donné diminue.
Jacques Godbout, I:esprit du don, op. cit., p. 77-80.
I
QUESTIONS
Document 4
8) A l’aide de vos connaissances et de votre cours, justifiez les idées du journal « The Economist »
Document 6
9) Expliquez la phrase soulignée.
3
Documents 4 à 6
10) A l’aide des documents 4 à 6, expliquez pour quelles raisons techniques, économiques et/ou
morales on peut parfois préférer un système de don à un système de marché.
11) Cela peut-il nous apporte des enseignements sur l’hypothèse de l’homo-oeconomicus (pensez à
bien expliquer ce dernier terme).
PARTIE III : DON ET MARCHE
Document 7
« Les règles qui régissent l’échange de cadeaux au pied du sapin sont d’une très grande rigueur et
chacun les pratique avec un étonnant conformisme. Theodore Caplow est l’auteur d’une première
enquête menée à Middle Town au Etats-Unis entre 1976 et 1980 qui met en évidence ce qu’il appelle
des « règles invisibles », et largement inconscientes. Tout d’abord, il fait le constat que le cadeau de
Noël doit exprimer le degré d’intimité entre donneur et receveur. Ensuite, il s’aperçoit que les
individus qui participent à ces rituels d’échange n’ont aucune liberté d’improvisation et doivent
respecter les règles de bienséance. Par exemple, on ne doit pas faire un cadeau plus important à son
neveu qu’à son propre fils, à sa belle –mère qu’à son épouse. (…) La troisième règle est celle de la
réciprocité. (…) Ces règles ne sont jamais explicitées par les acteurs ; elles ne sont pas rationalisées,
même si nous les observons avec méticulosité. Il n’existe, fait remarquer Caplow, aucun traité , aucune
maxime, aucun manuel de « savoir vivre » qui donne les règles du jeu (…). L’hypothèse de Caplow
c’est que cet échange annuel est une façon de « traiter sa parenté », surtout lorsque les liens sont
distendus ou mis à mal. On peut considérer en effet que l’échange des cadeaux est un langage qui crée
des signes pour d’autres sujets.
(Martyne Perrot : « Noël » - Editions « Le cavalier bleu » - 2002)
Document 8
Pratique jadis inavouable, la revente de cadeaux de Noël est entrée dans les mœurs des internautes
français avec eBay comme principal intermédiaire. Cette année, cette pratique servira également à
lutter contre la crise.
Décomplexés ! A en croire une étude TNS/Sofres menée pour le compte d'eBay, les internautes
français sont tout simplement décomplexés vis-à-vis de la revente de cadeaux de Noël qui n'ont pas
plu ou ont fait doublon. C'est du moins le cas pour 71 % des internautes de l'Hexagone, membres d'un
panel de 800 individus interrogés en ligne à ce sujet. En 2007, ils étaient déjà 66 % à se sentir
parfaitement à l'aise avec cette pratique. (...) Mais le contexte de cette fin d'année 2008 est bien
particulier avec le mot crise, financière puis économique, qui ne quitte pas les titres des journaux. C'est
ainsi que près de la moitié (47 %) des internautes qui envisagent de revendre leurs cadeaux, se
serviront de l'argent récolté pour faire face aux dépenses du quotidien, tandis que pour 20 % ce sera le
moyen de compenser leurs dépenses de Noël. Le contexte économique actuel est même un motif
d'incitation à la revente de cadeaux pour 16 % des internautes. Par rapport aux années précédentes,
c'est une nouveauté, puisque la revente de cadeaux était surtout le moyen de financer l'achat d'un
cadeau véritablement désiré n'ayant pas fait son apparition au pied du sapin. (…) Il parait aussi d'après
le sondage qu'un pourcentage non négligeable d' internautes étaient «contents » de recevoir un cadeau
raté « car ils savent qu'ils vont pouvoir gagner de l'argent en le revendant » !
(27/12/2009 - http://www.aquadesign.be/actu/article-16345.php )
4
QUESTIONS
Document 7
12) Expliquez la phrase soulignée. Montrez en quoi elle évoque des règles nécessaires pour le bon
fonctionnement des échanges.
13) Dans quelle mesure l’hypothèse de l’homo-oeconomicus permet-elle d’expliquer ces échanges
de cadeaux de Noël ?
14) Synthèse : Le célèbre ethnologue Marcel Mauss écrivait en 1923: « L'homo oeconomicus n'est
pas derrière nous, il est devant nous; comme l'homme de la morale et du devoir; comme l'homme de la
science et de la raison. L'homme a été très longtemps autre chose ; et il n'y a pas bien longtemps qu'il
est une machine, compliquée d'une machine à calculer ». Discutez cette idée à l’aide des documents 7
et 8.
PARTIE IV : DESENCASTREMENT DU MARCHE
Vous ne pouvez traiter cette dernière question que si vous avez déjà traité
toutes les questions précédentes.
QUESTION : A l’aide des documents 9 à et de vos connaissances, vous montrerez que le
marché n’est pas une donnée naturelle à l’homme et par quels moyens il s’est peu à peu
désencastré depuis l’abolition de la loi de Speenhamland de 1834.
Document 9
Polanyi s'inscrit en faux contre la vision de l'économie véhiculée par les économistes classiques en
général et Adam Smith en particulier. L'économie de marché est une invention récente qui ne doit rien
à l'inclination présumée des hommes à l'échange. Il situe très exactement à l'année 1834 l'acte de
naissance de cette économie. Cette année Ià est abolie la fameuse loi de Speenhamland qui assurait
jusqu'ici, dans chaque paroisse, un revenu minimal au pauvre. Pour Polanyi, son abolition ouvre la
voie à la constitution d'un marché du travail. Elle parachève la constitution d'un marché autorégulateur
qui permet de tout acheter: des biens et des marchandises, mais aussi la terre, la monnaie et la force de
travail moyennant respectivement des prix, une rente, des intérêts, un salaire.
Par «transformation», Polanyi désigne ce processus de marchandisation à l'échelle de la planète par
lequel les échanges marchands finissent par supplanter les autres formes de transferts. Résultat: alors
que dans les sociétés traditionnelles, l'économie était « encastrée » (embeded) dans les relations
sociales, dans les sociétés modernes, l'économique devient autonome.
(Source : Sylvain Allemand, La dynamique du capitalisme, Sciences humaines, hors série n°30,
septembre 2000)
Document 10
L'État est le gardien des horloges, le pourvoyeur de la lenteur nécessaire, inaccessible aux marchés
parce que contraire à la rapidité qui fait leur force. C'est ce sens de la lenteur qui permet
d'empêcher que ne se déchire le tissu social au cours des mutations qui l'écartèlent; c'est lui aussi qui
amène la collectivité publique, au Japon, en Allemagne ou en France, à créer des moyens sur
mesure pour le financement des PME OU la conversion de certaines activités. Ce sens du temps
est aussi une arme redoutable. Il permet de faire de l'investissement un véritable mode de
concurrence en allongeant les délais de rentabilité jusqu'à les rendre insupportables aux concurrents
prisonniers des horizons temporels des marchés.
De la hiérarchie à la symbiose — La redécouverte des biens collectifs
Par de telles actions, l'État modifie radicalement les conditions de la concurrence. Ce n'est
pas en se retirant mais en se renouvelant qu'il se rend efficace. Singulier retournement! C'est
en élargissant la notion de biens collectifs à la demande des entreprises qu'il sert celles-ci. Au
coeur de la compétitivité retrouvée de l'Europe et du Japon, on trouve une vision nouvelle des
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biens collectifs. Désormais le temps et la technologie en font partie. Telle est bien l'essence du
contresens du libéralisme radical : c'est d'avoir cru à la divergence du marché et de l'État
quand c'est leur convergence qu'il fallait créer.
(J. Delmas : « Le maitre des horloges » -Odile Jacob – 1991
Document 11
On choisit ses amis, mais non ses parents. Les réseaux d'amitié sont donc plus libres de ce point de vue.
Contrairement à ce qui se passe en famille, l'« exit » y est possible, souvent même facile. Il est vrai que
l'on peut également cesser toute relation avec un membre de la famille. Mais on ne peut pas lui dire : «Tu
n'es plus mon frère. » En revanche, on peut dire à quelqu'un : « Tu n'es plus mon ami. » Cette
expérience de liberté face aux liens d'amitié, les enfants la vivent d'ailleurs très tôt.
Ce qui circule entre amis relève de toute évidence du système de don. Dans l'univers des copains, voisins, rencontres de bistrot, etc., une grande importance est accordée à la réciprocité attachée aux choses qui
circulent. Il n'empêche que ce qui circule est imbriqué dans le lien. Les choses sont souvent au service du
lien, même dans des cas de réciprocité similaires à l'équivalence marchande.
Ainsi, à propos du phénomène courant des « tournées » dans les bistrots, une sociologue, Florence
Weber, affirme que « cette spirale est à la limite de l'absurde : à la fin chacun a payé, en principe, ce
qu'il a consommé, puisqu'il y a autant de tournées que de personnes présentes ». Mais elle ajoute
aussitôt : « C'est que la relation instaurée est plus importante que ce qui en a été l'occasion. »
(J. Godbout – Alain Caillé, L'esprit du don - 1992)
Document 12
L'ancienne psychologie distingue nettement deux marchés, d'une part, le marché endogène, où les relations monétaires sont imbibées de confiance, infléchies par les solidarités parentales, les amabilités de
voisinage, d'autre part, le marché exogène, où il s'agit de se défendre dans un âpre rapport de force, par
l'inévitable • combat qu'est le marchandage, contre les gros — usiniers, maquignons, grossistes, vendeurs.
L'esprit de lucre est absent dans le premier cas, où la relation qui s'inscrit dans le circuit de confiance personnelle ne peut être l'exploitation d'autrui, mais aussi dans le second, où il s'agit beaucoup plus de défendre
que de gagner son bénéfice.
Chercher le bénéfice maximum apparaît comme une immoralité dans une conception où la valeur est sécrétée par l'objet, et non par le jeu de l'offre et de la demande. De vieux paysans ménéziens ne
comprennent pas encore que les prix se modifient sans que se modifie l'objet : « J'vois pas pourquoi,
mais quand il y a beaucoup de carottes, les prix sont plus bas. Ça c'est drôle alors, et c'est pour toutes
les choses pareil. Quand y'en a beaucoup, ben c'est pas le même prix, pourtant c'est les mêmes
choses. » (Duloch, 53 ans, cultivateur, Menez-Ru).
Dans l'ancienne psychologie, c'est gagner sa vie, non gagner de l'argent qui importe. Le lucre participe de
la même démesure que la dépense. Aujourd'hui encore, il subsiste quelques commerçants dépourvus
d'esprit lucratif, comme l'hôtelier qui dédaigne les clients qui le dérangent ou lui déplaisent, oublie de
réclamer son dü... Aujourd'hui encore, dans le cadre endogène, on
tient à envelopper la relation d'argent dans une relation humaine d'où l'on bannit ostensiblement
toute apparence lucrative par une manifestation de confiance. — « Ce n'est pas pressé »..
— « Un de ces jours ». — « On s'arrangera » : on retarde la fixation du prix, comme le paiement, par
un apparent désintéressement, une feinte insouciance, un crédit temporel qui veut exprimer
essentiellement le crédit moral. On n'ose pas affronter tout nûment, froidement, le pur rapport
économique. (...) L'ancienne psychologie a commencé à être refoulée par l'afflux du signe monétaire,
l'introduction et l'élargissement des prix nationaux imposés, et l'irruption du tourisme.
Le prix national brise partiellement la dualité entre marché endogène de confiance et marché
exogène de combat : ce n'est ni un prix d'ami ni un prix d'ennemi. Il impose un troisième marché,
anonyme, universel. Certes, des circuits endogènes résistent autant que possible : ainsi le litre de
lait est payé 55 centimes à Menez-Ru, mais déjà 64 centimes au bourg. Toutefois, le troisième
marché gagne du terrain avec les progrès de l'économie extérieure.
(Edgar Morin « La métamorphose de Plozevet — Fayard — 1967)
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