D’autre part, le Mont-Liban (ayant le statut de région autonome) n’est pas accepté par les
nationalistes arabes, qui souhaitent la création d’une Grande Syrie englobant l’ensemble du
Croissant fertile. Progressivement, un mouvement nationaliste arabe mobilise des intellectuels de
Beyrouth et du Mont-Liban qui aspirent à l'indépendance de la Syrie, sous la direction d'un
souverain arabe, tandis que d'autres, parmi lesquels les Maronites sont majoritaires, pensent à un
État libanais indépendant, protégé par ses liens privilégiés avec la France. La Syrie devenue
indépendante n’admet donc pas d’être privée d’une grande partie de sa façade maritime sur la
Méditerranée.
La création d’un Etat libanais et l’adoption d’un régime parlementaire à l’occidentale
marquent donc davantage encore cette rupture radicale d’avec le passé. En 1926, le Liban est
officiellement une République (adoptant sa première constitution).
C. Les nouvelles données de l’indépendance du Liban (1943)
Le 22 novembre 1943, le Liban accède à l’indépendance. Parallèlement, les nouveaux
dirigeants s’empressent de supprimer le français des langues officielles du pays. Néanmoins, après
la seconde guerre mondiale, le pays est envahi par les Alliés et les autorités vichystes sont
renversées. Même si l’indépendance a été accordée, les Gaullistes tentent de maintenir le pays
sous contrôle (idem pour la Syrie).
L’économie libanaise, centrée sur Beyrouth, se « mondialise » avant la lettre. En effet, le
terme est employé, pour la première fois, par le journaliste Georges Naccache, en 1950, pour faire
la démarcation entre l’économie libanaise extravertie et fondée sur le secteur tertiaire, et
l’économie syrienne, productive et protectionniste. Un nouveau rôle est confié à Beyrouth : celui de
« place publique » ou de « marché », d’où le développement anarchique du secteur bancaire, qui
accueille à profusion les pétrodollars des pays d’Arabie et du Golfe ainsi que les capitaux d’Egypte
et de Syrie fuyant les nationalisations de régimes de plus en plus dirigistes. Ainsi en 1956 une loi sur
le secret bancaire est-elle adoptée au Parlement. Beyrouth est comparée à Monte-Carlo. En outre,
le Liban est associé à une « cache au trésor » : en effet, dans le théâtre musical entre 1958 et 1975
(notamment avec les frères Rahbânî), le leitmotiv du rapport de l’Etranger au trésor enfoui qu’il
convoite et dont il tente de s’emparer malgré l’opposition des habitants revient très souvent.
Par ailleurs, la question de l’émigration est au cœur de la problématique beyrouthine. En
effet, les capitaux humains affluent au fur et à mesure que les pays arabes voisins tombent sous la
coupe de régimes autoritaires. Les années 1960 accueillent l’intelligentsia arabe à la recherche d’un
espace de liberté et de tolérance plus large.
La relation conflictuelle entre centre et périphéries est parfois dénoncée par l’image d’une
« porte unilatérale » pour désigner Beyrouth. Ainsi le poète Hassan al Abdallâh considère-t-il que la
ville tourne le dos à ceux de l’intérieur alors qu’elle s’ouvre aux étrangers.
***
Le XIXème et la moitié du XXème siècle voient la naissance d’une grande ville de l’Orient.
Toutefois, Beyrouth semble toujours à la recherche d’une identité singulière face à la cristallisation
d’un sentiment national, et malgré les évolutions de son rôle. Elle se propose de devenir un centre
économique et financier dans un cadre libéral, qui devrait abattre les frontières et unir les peuples
de la région du Golfe à l’Atlantique. Dans les années 1950, son modèle de centralité est fortement
remis en cause. Cette question est d’ailleurs toujours d’actualité puisqu’on s’interroge sur la
nouvelle fonction que peut remplir Beyrouth, après avoir subi deux autres crises (la guerre civile en
1975 et la guerre israélo-libanaise en 2008) depuis l’indépendance.
Beyrouth : la brulure des rêves, Jade Tabet (Autrement, 2001)