BEYROUTH En 1872, Selim Boustani écrit un texte fondateur, « Markazouna » ou « notre position », dans lequel il explique que la position de Beyrouth « est probablement la plus forte au monde, ce qui suscite la jalousie des proches et des lointains ». C’est la première fois qu’apparaît le thème de l’unicité de Beyrouth, étant donné que c’est une ville multiculturelle avant tout. Il considère donc cette ville comme le centre de la « Nation orientale ». Aussi pouvons-nous nous interroger sur le statut, la place et la fonction de Beyrouth du début du XIXème siècle jusqu’en 1956. I. Le Carrefour du Moyen-Orient (1796-1861) II. La « Suisse orientale » : naissance d’une métropole, autonome ou sous tutelle ? (1861-1922) III. Le « Paris du Moyen-Orient » : entre renouveau et revendications (1922-1956) *** I. Le Carrefour du Moyen-Orient (1796-1861) Centre culturel d’importance majeure, situé entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, Beyrouth occupe une place stratégique dans les échanges. A. La Naissance d’une place centrale Jusqu’à la moitié du XIXème siècle, Beyrouth est une petite bourgade côtière protégée par des remparts. La pénétration occidentale chrétienne aboutit à l’intégration du « Bilal-al-Châm » (espace syrien entre la mer méditerranée et la Mésopotamie) au système capitaliste. Beyrouth devient le carrefour obligatoire, l’interface unique entre la mer et la montagne. B. L’incarnation de l’esprit levantin Ce « port de l’Orient » est situé entre Istanbul (très cosmopolite) et Alexandrie (la ville fétiche des intellectuels arabes). Ville européenne s’exprimant en arabe, Beyrouth se transforme donc en plaque tournante. Elle est toutefois une ville récente même si elle a été un petit port du temps des Phéniciens ou la célèbre « Berytus » des Romains. Elle est donc réduite à un petit bourg dès le début de l’ère ottomane, suite au déplacement des routes de commerce. C. Un intermédiaire entre Orient et Occident Sa position géographique lui confère un rôle économique de transmission et d’échanges des richesses. Ceci est traduit par l’utilisation de deux métaphores certes contradictoires mais très révélatrices. D’une part, celle d’une « porte », symbole d’ouverture : un Orient féminisé que pénètre l’Occident, par l’exportation de matières premières (soie, grain, huile d’olive) et l’importation de produits industrialisés. Se greffe par ailleurs une autre division à l’intérieur de la « nation orientale » : la côte se consacre au commerce tandis que l’intérieur est voué à la production agricole. D’autre part, celle du « ventre », marque de repli sur soi. L’image du « coffrefort » renforce également cette capacité à récolter les bénéfices de part et d’autre des deux pôles qu’elle cherche à mettre en relation (phénomène de thésaurisation). La domination ottomane ne se traduit que par le versement d’un tribut au sultan : le Liban est autonome. *** II. La « Suisse orientale » : naissance d’une métropole, autonome ou sous tutelle ? (1861-1922) Au milieu du XIXème siècle, les massacres entre druzes et maronites poussent les grandes puissances européennes (ici France et Grande-Bretagne) à intervenir, pour assurer la protection de certains groupes ethno-religieux. Un corps expéditionnaire est envoyé et l’Empire Ottoman doit créer une province autonome du Mont-Liban (1861). Ainsi, en 1864, un gouvernorat maronite est instauré sous la protection de la France. A. L’administration autonome du Mont-Liban (1861-1915) Le Mont-Liban est placé sous l’autorité d’un « mutassaref », désigné par le pouvoir ottoman avec l’accord des puissances européennes. Beyrouth acquiert à cette époque sa vocation de débouché obligatoire pour la montagne, comme celle de port pour le « Barr-al-Cham » (espace de la Syrie intérieure, au-delà des montagnes), ce qui ouvre un nouvel axe de commerce colonial de Damas vers la mer. Beyrouth est donc le relais principal dans l’échange colonial. Par ailleurs, les Capitulations (conventions réglant le statut des étrangers) encouragent les commerçants à s’y installer. Le nombre d’autochtones impliqués dans de nouvelles activités augmente par conséquent (drogmans, traducteurs, courtiers…). Se développe également une bourgeoisie commerciale financière et manufacturière (économie de la soie) face à la faiblesse des corps de travail traditionnel. Les Ottomans, reconnaissant son importance dans le commerce méditerranéen, font de Beyrouth, en 1887, la capitale d’une nouvelle « wilâyah » (province). Plusieurs vagues d’émigration successives vident les montagnes de leurs habitants et Beyrouth acquiert de plus en plus de domination sur les régions périphériques, remplissant entièrement son rôle d’intermédiaire. Beyrouth devient donc le siège des compagnies maritimes. Y transitent également les candidats à l’émigration et les envois monétaires des émigrés à leurs familles restées sur place. Toutefois, Beyrouth est la capitale du Mont-Liban sans en faire réellement partie, d’où sa position plutôt marginale par rapport au reste de la province ottomane. B. Beyrouth, creuset de l’opinion arabe : le rôle éducatif et culturel de la ville (1875-1900) L’explosion démographique entre 1850 et 1900 (population multipliée par 3) est le corollaire d’une expansion urbaine : Beyrouth gagne son hégémonie par ce biais. Le développement des contacts avec l’Europe ainsi que les apports des missionnaires (jésuites et protestants) favorisent l’apparition d’une riche infrastructure culturelle de journaux, d’imprimeries, d’écoles, universités et collèges. Force est de remarquer le rôle de premier plan que tient Beyrouth dans le mouvement de la Nahda, la renaissance des Lettres et de la Culture arabe. Ainsi la modernisation et le secteur économique obtiennent-ils une place prépondérante dans ces nouveaux moyens de communication. Le tissu associatif permet également ce réveil intellectuel, politique et idéologique de la fin du XIXème siècle. Lieu d’expression du défi identitaire, ces associations sont le moyen pour plusieurs mouvements culturels, sociaux et politiques de véhiculer des idées et de défendre des intérêts. Ce développement de l’action associative est à mettre en relation avec celui du mouvement estudiantin dans les écoles et universités ainsi que dans les centres socioculturels animant des débats sur les réformes et sur le développement. Beyrouth devient alors le lieu de rencontre, d’échanges et de confrontation intellectuelle entre des personnes de tendance et d’appartenances différentes. Beyrouth devient la nouvelle Alexandrie. C. Une ville aux mains des grandes puissances européennes Beyrouth se retrouve en grande partie manipulée par les desseins que les grandes puissances européennes nourrissent pour elle. En 1915, par exemple, les autorités ottomanes conseillées dit-on par des urbanistes allemands décident de mettre en œuvre une politique radicale de modernisation et de rénovation de la vieille ville. Les anciens quartiers sont détruits et lorsque les troupes franco-allemandes débarquent en 1918, après la défaite des Ottomans, le tissu urbain est totalement déstructuré : la ville manque d’identité. Le mandat français lui donne une nouvelle physionomie. Toutefois, une certaine légitimité lui est conférée par l’espace politique mis en place lors de la création du « Grand-Liban ». En mai 1916, les Accords Sykes-Picot entraînent un découpage qui rattache à Beyrouth les régions périphériques du Mont-Liban, de la Bekaa, du Nord et du Sud du pays. La Suisse est prise comme modèle car elle est l’association de différentes confessions religieuses avec les communautés minoritaires de la région. Aussi Beyrouth est-elle la « Suisse de l’Orient », idée remontant à Lamartine et à Gérard de Nerval (le Mont-Liban étant comparé au pays alpin suisse) dans le but de rendre cette ville plus accessible aux lecteurs européens et français. *** III. Le « Paris du Moyen-Orient » : entre renouveau et revendications (1922-1956) En 1922, le démantèlement de l’Empire Ottoman entraîne le retrait d’Istanbul des affaires beyrouthines ainsi que le passage du Liban sous mandat français (déclaration de la Société des Nations). A. Le renouveau apporté par le mandat français Ce renouveau se traduit dans un premier temps par la création d’une nouvelle entité territoriale. En 1924, Clemenceau dessine les nouvelles frontières du Liban, élaborant un espace nouveau. Dans un deuxième temps, Beyrouth accueille les capitaux français et européens investis dans l’économie de la soie ainsi que dans la construction d’infrastructures et de voies de communication. En 1958, par exemple, les travaux de la route entre Beyrouth et Damas sont lancés par une compagnie à capitaux français : il s’agit d’une des affaires les plus lucratives pour les entreprises françaises parmi l’ensemble de leurs investissements dans l’Empire Ottoman. Aussi le mandat français se base-t-il économiquement sur différentes compagnies, comme celle des chemins de fer, celle du tramway et éclairage ou encore celle du gaz. A partir des percées effectuées par les autorités ottomanes, la politique urbaine du mandat met en scène de « grands aménagements » et des « compositions équilibrées », selon le classicisme du Grand Siècle, teinté d’haussmannisme et d’esprit beaux-arts. Se dessine la volonté de donner un tour monumental aux édifices publics. La France doit impressionner à la fois les indigènes mais aussi les autres puissances coloniales rivales. Beyrouth devient donc le support d’une représentation (par son cosmopolitisme architectural), la vitrine du développement à l’occidentale. Ainsi la place de l’Etoile est-elle la copie presque conforme de sa sœur parisienne. B. La crise nationaliste : les mouvements nationalistes libanais et arabe Parallèlement à ce renouveau français, se développe un mouvement nationaliste libanais. On le perçoit tout d’abord avec « Les Nouveaux Phéniciens », groupe d’intellectuels chrétiens issus de la bourgeoisie beyrouthine francophone (comme Jacques Tabet), rassemblés autour de la Revue phénicienne. Suite à la crise de la sériculture (soie) pendant la première guerre mondiale puis à son effondrement dans les années 30, la montagne rencontre la possibilité de se recycler au travers d’une ouverture à la villégiature et au tourisme. C’est le projet des Nouveaux Phéniciens : il s’agit de ressusciter la Phénicie en tant qu’identité culturelle et nationale, différenciée de celle des Arabes, avec un modèle économique fondé sur le commerce et les échanges. D’autre part, le Mont-Liban (ayant le statut de région autonome) n’est pas accepté par les nationalistes arabes, qui souhaitent la création d’une Grande Syrie englobant l’ensemble du Croissant fertile. Progressivement, un mouvement nationaliste arabe mobilise des intellectuels de Beyrouth et du Mont-Liban qui aspirent à l'indépendance de la Syrie, sous la direction d'un souverain arabe, tandis que d'autres, parmi lesquels les Maronites sont majoritaires, pensent à un État libanais indépendant, protégé par ses liens privilégiés avec la France. La Syrie devenue indépendante n’admet donc pas d’être privée d’une grande partie de sa façade maritime sur la Méditerranée. La création d’un Etat libanais et l’adoption d’un régime parlementaire à l’occidentale marquent donc davantage encore cette rupture radicale d’avec le passé. En 1926, le Liban est officiellement une République (adoptant sa première constitution). C. Les nouvelles données de l’indépendance du Liban (1943) Le 22 novembre 1943, le Liban accède à l’indépendance. Parallèlement, les nouveaux dirigeants s’empressent de supprimer le français des langues officielles du pays. Néanmoins, après la seconde guerre mondiale, le pays est envahi par les Alliés et les autorités vichystes sont renversées. Même si l’indépendance a été accordée, les Gaullistes tentent de maintenir le pays sous contrôle (idem pour la Syrie). L’économie libanaise, centrée sur Beyrouth, se « mondialise » avant la lettre. En effet, le terme est employé, pour la première fois, par le journaliste Georges Naccache, en 1950, pour faire la démarcation entre l’économie libanaise extravertie et fondée sur le secteur tertiaire, et l’économie syrienne, productive et protectionniste. Un nouveau rôle est confié à Beyrouth : celui de « place publique » ou de « marché », d’où le développement anarchique du secteur bancaire, qui accueille à profusion les pétrodollars des pays d’Arabie et du Golfe ainsi que les capitaux d’Egypte et de Syrie fuyant les nationalisations de régimes de plus en plus dirigistes. Ainsi en 1956 une loi sur le secret bancaire est-elle adoptée au Parlement. Beyrouth est comparée à Monte-Carlo. En outre, le Liban est associé à une « cache au trésor » : en effet, dans le théâtre musical entre 1958 et 1975 (notamment avec les frères Rahbânî), le leitmotiv du rapport de l’Etranger au trésor enfoui qu’il convoite et dont il tente de s’emparer malgré l’opposition des habitants revient très souvent. Par ailleurs, la question de l’émigration est au cœur de la problématique beyrouthine. En effet, les capitaux humains affluent au fur et à mesure que les pays arabes voisins tombent sous la coupe de régimes autoritaires. Les années 1960 accueillent l’intelligentsia arabe à la recherche d’un espace de liberté et de tolérance plus large. La relation conflictuelle entre centre et périphéries est parfois dénoncée par l’image d’une « porte unilatérale » pour désigner Beyrouth. Ainsi le poète Hassan al Abdallâh considère-t-il que la ville tourne le dos à ceux de l’intérieur alors qu’elle s’ouvre aux étrangers. *** Le XIXème et la moitié du XXème siècle voient la naissance d’une grande ville de l’Orient. Toutefois, Beyrouth semble toujours à la recherche d’une identité singulière face à la cristallisation d’un sentiment national, et malgré les évolutions de son rôle. Elle se propose de devenir un centre économique et financier dans un cadre libéral, qui devrait abattre les frontières et unir les peuples de la région du Golfe à l’Atlantique. Dans les années 1950, son modèle de centralité est fortement remis en cause. Cette question est d’ailleurs toujours d’actualité puisqu’on s’interroge sur la nouvelle fonction que peut remplir Beyrouth, après avoir subi deux autres crises (la guerre civile en 1975 et la guerre israélo-libanaise en 2008) depuis l’indépendance. Beyrouth : la brulure des rêves, Jade Tabet (Autrement, 2001)