Coommunication interculturelle 9 Protéger la face du partenaire et la communication interculturelle 跨文化交际第九讲 救面子与跨文化交际 1. INTRODUCTION Je viens d'analyser, au chapitre 5, le répertoire des réactions possibles de l'acteur, confronté à diverses situations menaçantes, afin de protéger sa propre face. Cela donne peut-être à penser que l'acteur peut réussir seul à résoudre ces difficultés. En réalité, dans une interaction de face à face, chacun se trouve placé dans une étroite relation d'interdépendance. Pour un acteur, les stratégies visant à protéger sa propre face ont pour contrepartie l'attitude intuitive qui conduit le public, ainsi que les co-acteurs, à adopter un comportement protecteur à son égard. Le fait que, dans une interaction, on risque de perdre la face est donc réel aussi bien pour notre acteur que pour ses partenaires. Les stratégies de politesse que Brown et Levinson ont traitées consistent à ne pas faire perdre la face au partenaire. En fait, à mon avis, la protection de la face du partenaire nécessiterait, au delà de ces stratégies, une intervention tactique de l'acteur qui devrait, même sans le moindre acte menaçant de sa part, aider son partenaire soit à sauvegarder le spectacle, soit à sauver sa face perdue, soit encore à se défendre contre toute menace en provenance d'une tierce personne. En effet, dans le jeu interactionnel, l'intérêt mutuel fait que tous les acteurs doivent compter les uns sur les autres et coopérer pour utiliser "des techniques visant à sauvegarder le spectacle, que ce soit en évitant les risques de rupture, ou bien en remédiant aux ruptures qu'on n'a pu éviter, ou bien encore en donnant aux autres la possibilité de le faire" (GOFFMAN, 1973a : 226). 2. NE PAS FAIRE PERDRE LA FACE AU PARTENAIRE Il s'agit donc ici d'un ensemble de stratégies correspondant approximativement à celles de politesse dont parlent Brown et Levinson et consistant, d'une part, à éviter de commettre, à l'égard du partenaire, une "offense virtuelle", définie par Goffman comme "une ou plusieurs interprétations de l'acte qui en exacerbent le caractère offensant ou les implications avilissantes" (1973b : 113) et d'autre part, à en minimiser la menace, lorsqu'on n'a pas su éviter cette offense, soit en l'atténuant, soit en la compensant par un acte satisfaisant la face du partenaire. Toutes ces stratégies concourent à montrer au partenaire que l'on accorde une grande considération à sa face. 2.1. Eviter de commettre une offense virtuelle Les stratégies appliquées pour éviter de commettre une "offense virtuelle" sont en fait de la même nature que celles dont le but est d'éviter de perdre sa propre face, analysées au chapitre précédent, à cette différence près que les dernières sont centrées sur l'acteur luimême, alors que les premières le sont sur le partenaire. Il est possible, en l'occurrence, de distinguer deux cas d'offense virtuelle: l'empiétement sur le "moi privé" du partenaire, c'est-à-dire sur son "territoire personnel", ou bien une atteinte sur son "moi public", lié à son image sociale. La réputation étant la base de l'existence sociale d'un individu (cf. chapitre 2), un acteur prudent devrait savoir traiter l'image publique de son partenaire avec autant de soin qu'il le fait pour la sienne. Il lui faudrait éviter de commettre des actes susceptibles de menacer directement l'image de l'autre, actes tels que la critique, l'insulte, la révélation d'un secret, etc.. Ces actes seront d'autant plus graves qu'ils seront accomplis en public. Nous aurons l'occasion d'examiner plusieurs stratégies concernant le soin qu'il faut 2 apporter à l'image publique du partenaire. Dans cette partie, je voudrais me concentrer sur les précautions à prendre par l'acteur relativement au "territoire personnel" de l'autre. La notion de "territoire personnel" est empruntée à Goffman qui la considère comme fondamentale dans une interaction de face à face: "Une fois placés dans la présence immédiate des autres, les individus se heurtent à des contraintes de territoire personnel. Par définition, nous ne pouvons participer à des situations sociales que si nous amenons nos corps et leurs accoutrements avec nous, et cet équipement est vulnérable vis-à-vis des objets que les autres amènent avec leur corps" (1988 : 195). Souvent, on limite le territoire personnel au domaine spatial (de caractère stable comme une maison, des terrains; situationnel comme une place ou les espaces qui environnent un individu). D'après Goffman, "l'étude de la collectivité sera plus facile... si nous étendons la notion de territorialité à des objets non spatiaux, mais territoriaux par leur fonction" (1973b : 44). On peut penser par exemple aux réserves d'informations et aux domaines privés de la conversation, qui font partie du territoire spirituel d'un acteur. Beaucoup de chercheurs ont fait remarquer que, pour les Chinois, la notion de territoire personnel n'était pas importante: "Une des tendances des Chinois, c'est de se passer de 'l'état privé' -- c'est-à-dire d'un espace personnel, d'un temps disponible pour soi-même, d'une activité individuelle" (SUN, 1983 : 219). En effet, dans une culture où domine l'esprit synthétique et où "dans le moi, il y a du toi et dans le toi, il y a du moi", la morale veut qu'on ne sépare pas clairement le "toi" et le "moi". Or, on aurait tort de croire que les Chinois n'ont pas de revendications par rapport à cette notion de territoire personnel. Seulement, ils font la distinction entre les gens appartenant à leur réseau familial et social et ceux considérés comme "du dehors" et ils adoptent des attitudes différentes à l'égard des uns et à l'égard des autres. C'est ainsi qu'on dit en chinois: "内外有别" ([en M] nei wai you bie: distinguer l'intérieur de l'extérieur). On ne cherche pas à se fondre avec ceux qui se trouvent hors de leur réseau relationnel, mais plutôt à s'en écarter. Cet esprit des Chinois s'illustre parfaitement dans leur style architectural traditionnel: une maison dite "四合院" ([en M] si he yuan) était souvent construite de la façon suivante: quatre hauts murs encerclent la maison et la séparent de l'extérieur; une grande porte donne accès à l'immeuble où toutes les pièces donnent sur une cour intérieure et communiquent entre elles. 3 La notion de territoire personnel, qui devrait être universelle, est sujette, comme on le verra, à des spécificités culturelles. Stratégie 1 Eviter toute offense territoriale Compte tenu de l'importance de son territoire pour un individu, un acteur discret doit savoir contrôler son accès aux divers territoires du moi de son partenaire. A mon avis, un empiétement qui, en apparence, n'affecte que le moi privé du partenaire, menace en fait son moi public, c'est-à-dire sa face, étant donné qu'il implique un nonrespect de l'autre et présuppose qu'on le considère comme une nonpersonne ou comme quelqu'un d'insignifiant. On peut alors distinguer plusieurs types de violation: la position écologique du corps, le corps lui-même (y compris les mains), le regard, les interférences sonores, les adresses verbales, les excréments corporels, etc. (GOFFMAN, 1973b : 57-62). Un moyen de respecter le territoire personnel du partenaire, c'est d'éviter de se comporter en "intrus". Agir en "intrus", c'est envahir ce territoire sans en avoir le droit, ou le contaminer de toute autre façon. Prenons par exemple la prudence qui doit accompagner le regard. Par exemple, un serveur doit éviter de fixer le décolleté d'une cliente bien qu'il puisse convoquer discrètement toute une troupe de serveurs pour l'admirer. Il convient de noter qu'une intrusion est parfois non intentionnelle ou bien qu'elle est la conséquence secondaire d'un autre acte. Les Français enseignant en Chine se plaignaient souvent du fait que leurs collègues et leurs étudiants venaient les voir chez eux sans avoir pris rendez-vous, et souvent à un moment inopportun. En réalité, cette intrusion relevait seulement d'une différence culturelle. En Chine, les visites amicales ne se font pas sur rendez-vous, ce qui leur donnerait un aspect officiel, et une visite-surprise fait toujours plaisir. Il est d'ailleurs adéquat, pour l'hôte, d'exprimer sa joie et sa surprise, par exemple: "Ah, quel bon vent vous amène!". Une fois, la direction de mon université a décidé qu'il fallait prendre rendez-vous pour rencontrer les dirigeants de l'établissement. Peu de temps après, cette décision a dû être annulée, car les doyens des départements et les professeurs avaient protesté contre ce style bureaucratique et nondémocratique. Les informations confidentielles faisant partie du territoire personnel, un acteur circonspect doit non seulement éviter de se montrer trop curieux à propos de ce que disent les autres, mais aussi 4 s'éloigner volontairement d'une conversation à laquelle il n'est pas convié. Un acteur discret, lorsqu'il est invité à pénétrer sur le territoire de son partenaire, doit veiller à respecter ce territoire, sinon sa conduite risquerait d'être interprétée comme une forme d'intrusion. Un Chinois qui rend visite à un ami ou à des parents, soigne sa tenue non seulement pour sauvegarder sa propre face, mais aussi par égard pour la personne visitée (cf. Ex. 12). Pour se défendre contre une ingérence indésirable ou incorrecte, certains lieux publics (restaurants, hôtels, par exemple) ou religieux (églises, par exemple) refusent officiellement l'entrée aux personnes dont la tenue est inconvenante. Dans notre restaurant, les serveurs détestent les clients, qui, par malveillance, ont mis n'importe quoi dans la soucoupe de l'addition au lieu d'y mettre un pourboire. Cette soucoupe où le serveur espère recevoir une récompense de son service est considérée par lui comme faisant partie de son territoire. Les différentes techniques que je viens d'analyser sont plutôt de caractère général, c'est-à-dire qu'elles devraient exister dans toutes les cultures. L'important, d'après moi, c'est de prendre soigneusement en compte les différences culturelles dans ce domaine. Si deux cultures, chinoise et occidentale, possèdent, l'une comme l'autre, la notion de territoire personnel, elles peuvent différer sur les critères de distinction concernant le domaine privé ou le domaine public, et un acte considéré comme appartenant au domaine privé dans une culture peut ne pas l'être dans l'autre. Dans une étude effectuée par questionnaire auprès de lycéens japonais et américains, D.C. Barnlund a présenté aux sujets des diagrammes représentant le corps humain divisé en différentes parties et leur a demandé d'indiquer les parties le plus fréquemment soumises au contact physique. Voici le résultat des réponses (BARNLUND, 1975 : 446): Touché par Amis du Amis du sexe opposé même sexe mère père 5 Figure 4 Contact physique: les Japonais Touché par Amis du Amis du sexe opposé même sexe mère père Figure 5 Contact physique: les Américains Dans les figures 4 et 5 , les personnages représentent les sujets et indiquent respectivement les situations où ils sont touchés par leurs amis du sexe opposé, par leurs amis du même sexe, par leur mère et par leur père. Les parties divisées indiquent le degré de contact. Plus une partie est noircie, plus elle est touchée. Ainsi, les parties en noir sont très touchées, puis celles croisées, puis celles barrées, enfin, celles en blanc. Si les Japonais, tout comme les Américains, se disent plus touchés par leurs amis du sexe opposé que par les autres types de partenaires, une différence semble pourtant sauter aux yeux: les Américains semblent plus enclins à adopter des contacts physiques avec leurs parents et leurs amis, du même sexe ou du sexe opposé, que les Japonais. Si je fais référence à l'étude de Barnlund, c'est parce qu'elle reflète, dans une certaine mesure, la différence existant entre les cultures chinoise et occidentale: le comportement des Chinois semble analogue à celui des Japonais et celui des Occidentaux en général renvoie à celui des Américains. Or, cette étude semble négliger un facteur important à mes yeux: la situation, c'est-à-dire qu'on peut se poser la question de "Où et quand peut-on toucher et permettre d'être touché?". Ce facteur est à l'origine de différences culturelles intéressantes. Toucher les parents et les amis et être touché par eux représente des marques d'intimité. Si, pour les Occidentaux, ces formes d'expression peuvent avoir lieu aussi bien dans un lieu 6 public qu'en privé, certains comportements de ce genre peuvent être, pour les Chinois, tolérés en public, par exemple entre amis du même sexe, alors que d'autres sont totalement exclus, notamment entre amis de sexe opposé. Ainsi, nous sommes souvent choqués par les Français qui s'embrassent en public. Pour nous, l'acte de s'embrasser appartient au domaine de l'intimité et doit se faire dans un lieu privé. Le faire publiquement, c'est s'approprier indûment un espace commun à tous, et c'est donc d'empiéter sur le territoire d'autrui. C'est la raison pour laquelle si un tel acte se produit en Chine, il peut provoquer une protestation déclarée de la part des témoins. Par ailleurs, selon Barlund, les Japonais ont un "moi privé" plus étendu et un "moi public" plus étroit, alors que les Américains vont dans le sens inverse. Ce qui est illustré par la figure 6 (BARNLUND, 1975 : 429, 432): Les Japonais Les Américains Figure 6 Répartition entre le moi privé et le moi public Le noyau central représente une zone presqu'inaccessible pour les autres. De cette différence de répartition entre le "moi privé" et le "moi public", Barnlund tire la conclusion que les Américains s'ouvrent davantage vers les autres que les Japonais. Ce jugement me semble partiel. Si les Chinois paraissent clos sur eux-mêmes et inaccessibles pour les étrangers, ils sont plutôt transparents entre eux, c'est-à-dire qu'ils ont un comportement spécifique avec leurs interlocuteurs selon qu'ils appartiennent ou non à leur groupe, alors que l'attitude des Occidentaux semble plutôt constante dans les deux cas. Ainsi, pour les Chinois, lorsqu'ils ont des relations intimes avec quelqu'un, leur moi s'efface et ils s'autorisent à pénétrer sur son territoire privé: les enfants mariés continuent à vivre chez leurs parents, "quatre générations sous 7 le même toit" ([en M] si shi tong tang 四世同堂) étant considéré comme le bonheur suprême pour une famille; à l'intérieur des quatre murs du foyer, il n'y a de frontières ni pour l'espace personnel ni pour le patrimoine, la communauté ne formant qu'un corps. En revanche, on peut constater aisément que les jeunes français, dès qu'ils atteignent une certaine maturité, ont tendance à se séparer de leurs parents et qu'à l'intérieur d'une famille française, les frontières sont assez précises entre les espaces personnels. Au restaurant, nous sommes souvent étonnés de constater que certains parents français refusent à leurs enfants de goûter le contenu de leur propre assiette. Chez nous, les parents et les enfants ont réciproquement la même liberté d'accès à ce qui leur appartient. De même, il existe une différence d'appréciation, entre les parents français et chinois, à propos du droit de lire le courrier reçu par les jeunes, car les Chinois se soucient avant tout de veiller attentivement aux fréquentations de leur progéniture. Cette distinction que font les Chinois entre les interlocuteurs considérés comme faisant partie des "leurs" et ceux du "hors-groupe", ne manque pas de causer certains malentendus lors des échanges interculturels. Soulignons à ce propos que les critères sont variables pour juger des sujets de conversation acceptables ou non pour des locuteurs de culture différente. Un thème jugé par les uns comme touchant le domaine public peut appartenir au domaine privé pour les autres. Ainsi, comme nous l'avons déjà vu au chapitre 4, il est des sujets, pour les Français, sur lesquels on ne doit pas poser de questions, comme l'âge, le montant du salaire, l'état civil, etc.. Pour les Chinois, au contraire, ces questions sont non seulement convenables mais d'usage courant car elles correspondent à des marques d'intérêt ou d'admiration. Les Chinois pratiquent plutôt des formes de rétention d'informations lorsque leur dignité est en jeu; autrement dit, l'accès à des informations qui les concernent personnellement est associé directement à l'effet --favorable ou non-- qu'elles peuvent produire sur leur image. Ce qui signifie qu'un Français parlera volontiers de la perte de son emploi, alors qu'un Chinois y verra un amoindrissement de sa personne et sera embarrassé pour en parler. Il n'est pas inutile de noter que cette notion de territoire public ou privé varie également selon le pouvoir qu'on détient et la situation du moment. Par exemple, lorsqu'il y a beaucoup de clients au restaurant et que tout le monde est très occupé, certains gestes équivoques auprès des jeunes employées passent plus facilement inaperçus et sont souvent à l'abri de toute réprimande de la part des intéressées. 8 La stratégie permettant de respecter le territoire personnel du partenaire correspond en réalité à une stratégie d'évitement et d'éloignement. Elle va exactement dans le sens contraire des stratégies voulant établir une intimité, qui consistent à pénétrer délibérément sur le territoire d'autrui ou à permettre de pénétrer sur le sien. Goffman fait remarquer à ce propos: "Si deux individus veulent se réunir par quelque lien social que ce soit, il faut bien qu'ils renoncent pour cela à quelques-unes des limites et des barrières qui les séparent ordinairement" (GOFFMAN, 1973b : 69). En effet, le fait de renoncer à ces frontières est le symbole et la substance d'une relation avec quelqu'un, de même que le fait d'y renoncer pour la première fois est la marque principale d'un début de relation. Pourtant, il faut souligner que le respect des barrières est souvent délicat. D'un côté, tout excès commis dans une tentative de rapprochement peut être ressenti comme un empiétement sur le territoire de l'autre en ce qu'il dépasse les limites du renoncement du partenaire. D'un autre côté, un excès de précautions dans les pratiques touchant une amitié déjà établie peut signifier la volonté de rétablir des barrières et de revenir à des relations distantes. 2.2. Minimiser la menace Dans une interaction sociale, il n'est pas toujours possible à l'acteur d'éviter un acte menaçant pour son partenaire, acte qui peut s'imposer soit pour les besoins de la communication, soit par imprudence de sa part. Deux types de stratégies s'offrent à lui lorsqu'un acte menaçant s'est produit, l'un consistant à nier la réalité de cet acte, l'autre à s'en distancier, les deux stratégies visant à éliminer ou réduire la menace. 2.2 a. Nier la réalité d'un acte menaçant Dans certaines situations où l'acteur adopte une conduite menaçante pour la face de son partenaire, il fait appel à un ensemble de stratégies tendant à nier la réalité de cette conduite, afin d'en minimiser les effets. Pour atteindre cet objectif, nous verrons ci-après que l'acteur peut se comporter comme si l'acte menaçant n'avait pas eu lieu, mais il peut également manipuler la définition de la situation pour faire croire à l'autre que son acte n'était nullement menaçant; il peut enfin faire interpréter l'acte menaçant par le partenaire lui-même. 9 Stratégie 2 Faire comme si l'acte menaçant n'avait pas eu lieu Il peut arriver au locuteur de se tromper, n'ayant pas une conscience exacte des implications de son acte. Ayant commis par imprudence un acte menaçant à l'égard de l'autre, il doit essayer de garder son sang-froid tout en poursuivant sa démarche comme si l'acte menaçant n'avait pas eu lieu. Le moyen le plus courant, c'est de modifier le sujet, le contenu ou les termes utilisés qui révèlent une menace vis-à-vis du partenaire. Ex. 85 et Ex. 87 illustrent comment un locuteur peut transformer le thème et le contenu d'un acte de parole. De même, l'exemple suivant démontre l'effet d'un changement provoqué au moyen des termes utilisés. Exemple 118 22 h 30. M. YAO, patron N°2, est au comptoir, à la place d'une caissière absente. Le téléphone sonne. Mme HUANG, chef du comptoir, décroche le combiné. On demande le patron. Il faudra alors envoyer quelqu'un le chercher. A ce moment-là, Mme MAO, nouvelle demoiselle de chariot, passe devant le comptoir. HUANG -- [en M] Xiao mao, qu zhao wang xian sheng, you ta de dian hua. (小毛,去找王先生,有他的电话: Xiao MAO, va chercher Monsieur WANG, il est demandé au téléphone). MAO -- [en M] Shui shi wang xian sheng a? (谁是王先生啊?: Qui est monsieur WANG?) HUANG -- [en M] Jiu shi da lao ban. Ta zai ban gong shi li. ( 就 是 大 老 板 。 他 在 办 公 室 里 : Le grand patron. Il est au bureau). Ayant probablement réalisé que le terme de "grand patron" avait pu blesser YAO qui était tout près, HUANG reprend: HUANG -- [en M] Kuai qu jiao. Jiu shi na ge gao gao da da de lao ban. (快 去 叫 。 就 是那个高高大大的老板 : Va vite l'appeler, le patron qui est grand de taille et plutôt corpulent). En effet, HUANG a pu imaginé très vite que "grand patron" sous-entendait que YAO en était un petit, soit inférieur au premier. Elle a donc essayé d'effacer la trace de cette menace pour la face de 10 YAO, en détournant ultérieurement le mot "grand" de son sens attaché au statut social pour lui attribuer celui de taille physique. On dit que, dans leurs contacts interpersonnels, les Chinois seraient plutôt conciliants. Ils cherchent moins à avoir raison qu'à vivre en paix avec les autres. Pour cela, ils se retiennent souvent d'exprimer leurs points de vue s'ils sont différents de ceux des autres; ils laissent passer les malentendus et oublient volontairement les moments désagréables. L'exemple suivant illustre les différences culturelles à ce sujet: Exemple 119 Une Française me parle un jour de son copain chinois, déjà marié en Chine: Française -- [en F] Il est très gentil mais parfois énigmatique. Par exemple, il arrive de temps en temps qu'on se dispute. Quand il est vraiment en colère, il me lance souvent: "Ma femme est bien mieux que toi". Et il part. Puis, au bout de quelques jours, il revient, toujours souriant comme si rien ne s'était passé. Moi, je ne peux pas supporter ça. Je veux qu'on résolve le problème d'abord avant de poursuivre notre relation. En fait, aux yeux des Chinois, les Français sont parfois trop exigeants, voire impitoyables vis-à-vis de leurs partenaires, et même trop rigides dans leurs raisonnements. Ils sont toujours à la recherche des causes et de la logique. Pour nous, pousser l'adversaire à bout va à l'encontre du principe de bienveillance entre les humains, intégré à notre personnalité. Même si l'on a vraiment raison, on doit tendre la perche au partenaire et se comporter suivant l'adage: "Si j'ai raison, tu n'as pas tout à fait tort", afin qu'il puisse sortir d'une situation embarrassante. Il faut souligner que parler de la stratégie consistant à "faire comme si l'acte menaçant n'avait pas eu lieu" ne veut pas dire pour autant que l'acteur puisse, de cette manière, empêcher l'interlocuteur d'interpréter l'acte comme menaçant. Au contraire, la signification de cette stratégie, c'est qu'elle témoigne de l'attention que l'acteur accorde à la face de son partenaire en présence d'un acte menaçant perçu. Stratégie 3 Redéfinir un acte menaçant 11 Il s'agit là d'une technique réparatrice consistant à changer la signification attribuable à un acte et à rendre acceptable ce qu'on pourrait concevoir comme offensant. Par cette technique, l'acteur, tout en effectuant un acte menaçant, essaie alors de faire croire à un acte innocent. On peut avoir recours pour cela à quelques sous-stratégies: 1) Faire croire qu'il s'agit d'un acte plutôt satisfaisant pour la face du partenaire Tout en donnant un ordre au partenaire ou en lui adressant une critique, qui, explicites, pourraient blesser sa face, l'acteur fait semblant d'accomplir un acte plutôt favorable à son partenaire. En effet, des ordres, des instructions, des reproches seront mieux acceptés s'ils sont donnés sous forme d'invitations courtoises ou de plaisanteries. Ainsi, au lieu d'ordonner à un serveur de débarrasser la table qu'il sert, un maître d'hôtel peut lui dire: "Aide-moi à débarrasser la table" comme s'il s'agissait non pas d'un ordre, mais d'une demande de faveur, acte dont l'avantage revient plutôt au serveur. En voici un autre exemple: Exemple 120: On a publié un jour, dans la presse, un article concernant notre restaurant. Après des éloges, l'auteur conclut l'article dans les termes suivants: "Mais attention, les maîtres d'hôtel sont un peu méchants". Tout le monde savait que cela visait M. LANG Yong, qui traitait souvent la clientèle de façon brusque. Le patron, mis au courant de l'article, a tenu à donner quelques avertissements à LANG: Patron -- [en T] A wehng a, hehng zai hang cehng gang kiak. Le xio hu wa xiohng baihng huak mai keh bak nang qiohng zao nang gai keh rehng. (阿永,现在形势艰难,你帮我想想办法。怎样防止别人抢 走我们的客人 Ah Yong, à l'heure actuelle, la situation est difficile. Réfléchis et essaie de me trouver des moyens pour empêcher les autres de récupérer notre clientèle). Par la suite, LANG nous a rapporté cette réflexion du patron en ajoutant: LANG -- [en M] Ta ma de. Ta wei shen me bu gan ming shuo wo gan ke. (他妈的!他为什么不明说我赶客?Merde, pourquoi n'a-t-il pas dit clairement que je chassais les clients?) 12 Le patron a su transmettre, par un discours ayant toute l'apparence de vouloir favoriser la face de LANG, un message qui l'aurait blessée s'il avait été émis explicitement. 2) Faire croire qu'il s'agit d'un acte effectué dans l'intérêt du partenaire Certains actes (ordre, conseil, suggestion), par nature menaçants pour la face du partenaire, perdent cette caractéristique s'ils se réalisent en faveur de celui-ci. "Entrez", "Asseyez-vous", "Servezvous" en sont autant d'exemples. A partir de cette logique, l'acteur essaie de laisser entendre, par la présente stratégie, que l'acte est seulement effectué dans l'intérêt du partenaire et ne comporte aucune menace. Exemple 121 Lors du dîner du personnel, on apporte à chaque table une grande soupe commune dans laquelle tout le monde plonge sa cuillère. J'ai toujours horreur de cela. Mais refuser de faire comme les autres risque d'inspirer de la méfiance au sujet de leur état de santé et de blesser leur face. Souvent, je me passe de soupe ou je prends un grand bol pour me servir à part en déclarant à la cantonade: "Je suis enrhumé". Par cette déclaration, je veux dire à mes collègues: "Si je ne plonge pas ma cuillère dans la soupe commune, ce n'est pas parce que j'ai peur d'une contagion de votre part, mais parce que je suis moimême malade et que je ne veux pas que vous soyez contaminés. C'est donc pour votre bien". 3) Faire croire qu'il s'agit d'un acte menaçant, mais plutôt pour la face du locuteur Par cette stratégie, l'acteur, tout en accomplissant un acte menaçant, essaie de donner à penser qu'il est le fait d'une infériorité de sa part. Ainsi, pour refuser une demande de service exprimée par un ami, il est préférable de répondre "Je ne peux pas", plutôt que de déclarer "Je ne veux pas". Un Chinois dirait dans cette circonstance: " 我无能为力" ([en M] Wo wu neng wei li: Je suis incapable de faire cela), "我不敢" ([en M] Wo bu gang: Je n'ose pas), comme si le refus provenait non pas de sa décision volontaire, mais de son inadaptation ou de son incompétence. Voici un exemple concret pris au restaurant: Exemple 122 13 22 h 30. Il y a beaucoup de dîneurs et un client français, à peine assis, réclame à Mlle XIAO, serveuse, une sauce spéciale pour ses spécialités à la vapeur. XIAO lui en apporte une aussitôt. Or, le client déclare que ce n'est pas la sauce qu'il voulait. N'arrivant pas à expliquer ce qu'il veut, il fait cette proposition à XIAO: Client -- Bon, tu vas m'apporter trois ou quatre sortes de sauce et je saurai alors ce que je veux. XIAO -- [indignée, mais elle se contient] Non, monsieur, je ne peux pas. Client -- Pourquoi? XIAO -- Parce que je n'en ai pas le droit. En disant qu'elle n'en avait pas le droit, XIAO a attribué la responsabilité de son refus aux règles de la direction, laissant ainsi à penser que son statut inférieur l'empêchait seul de répondre à cette demande. 4) Faire croire qu'il s'agit d'un acte de contenu neutre Pour réaliser cet effet, l'acteur essaie de définir l'acte de telle sorte que toute trace de menace soit effacée. Exemple 123 Au début, M. CAO, porteur de plats, avait des difficultés pour annoncer les plats en français lorsqu'il les apportait aux clients. Il tronquait alors le nom du plat, trop long à prononcer. Par exemple, au lieu de dire: "Boeuf aux champignons noirs et aux pousses de bambou", il disait "Boeuf" tout court. Mais parfois, il ne savait pas où couper la phrase. Ainsi, au lieu de déclarer: "Poisson à la sauce aigre douce", il annonçait: "Poisson à la sauce". J'ai eu envie de lui corriger cette façon de parler: Moi -- [en M/F] Ni zhe yang shuo yi jing ke yi le. Ke ren ye ting dong le. Dan ni ru guo neng gou shuo "Poisson à la sauce aigre douce", na jiu hui geng hao, geng qing chu. (你这样说已经可以了。客人也听懂了。但你如果能够说 "Poisson à la sauce aigre douce",那就会更好,更清楚: Ce que tu dis là est déjà bien. Les clients comprennent. Mais si tu peux dire "Poisson à la sauce aigre douce", ce sera mieux et plus clair). En pratiquant un enseignement pouvant impliquer une certaine subordination de l'enseigné, j'ai essayé de le persuader du contraire, puisque ce qu'il disait était déjà suffisamment compréhensible. 14 Un autre moyen pour neutraliser un acte dans l'esprit du partenaire, c'est de recourir à la méthode directe tout en mettant en fonctionnement certains aspects de son implication. Généralement, on réalise un acte de langage de façon directe lorsque le danger qu'il représente pour la face de l'interlocuteur est insignifiant. C'est le cas pour un conseil, une offre, une suggestion qui s'effectuent clairement dans l'intérêt du partenaire ou qui ne requièrent pas chez celui-ci de sérieux sacrifices. Cette implication donne la possibilité de jeux pour l'acteur: il peut engager un acte menaçant de façon directe comme s'il s'agissait d'un acte innocent. Au restaurant, par exemple, demander une pièce d'identité à un client qui règle par chèque constitue un acte menaçant pour son image, bien que la demande soit légitime. En effet, le serveur risque toujours, et d'ailleurs à ses dépens, de recevoir un chèque volé ou en bois; mais il risque en même temps de vexer le client qui peut alors renoncer à donner un pourboire; demander une pièce d'identité en expliquant: "C'est la caissière qui l'exige" ou "C'est une simple formalité" ou encore "A partir de 300F, je suis obligé de noter les références au dos du chèque", c'est déjà admettre, par l'explication elle-même, qu'on commet un acte menaçant. Parfois, le serveur préfère dire simplement: "Je peux avoir une pièce d'identité?" sans explication ni excuse comme s'il s'agissait d'une procédure ordinaire et donc d'un acte qu'il est inutile de minimiser. Toutefois, il faut remarquer que l'acteur ne saurait aller trop loin dans cette stratégie. Il est toujours dangereux de présumer une absence de menace, alors que cette menace est réelle, comme si l'acteur se donnait le droit d'agir suivant les usages désinvoltes d'une relation amicale. Stratégie 4 Agir de façon indirecte Il s'agit de tout un ensemble de techniques mises en oeuvre par l'auteur d'un acte menaçant vis-à-vis de son partenaire, mais qui veut donner l'impression que c'est plutôt le partenaire qui est responsable de l'interprétation de cet acte. Un acte communicatif peut être dit indirect lorsqu'il n'est pas possible de ne lui attribuer qu'une seule intention claire. En voulant effectuer un acte menaçant A, l'acteur fait semblant de s'engager dans un acte non menaçant B qui, par divers mécanismes d'inférence, invite le partenaire à penser à l'acte A, alors que l'acteur lui-même se trouve dans une position défendable en s'appuyant sur l'acte B. 15 Selon P. Grice, toute personne, dès lors qu'elle participe à une conversation, est tacitement supposée respecter une sorte de contrat implicite représenté par "le Principe de Coopération": "Apporter votre contribution telle qu'on l'exige au moment où elle intervient, en fonction du but reconnu ou de la direction de l'échange auquel vous prenez part" (P.Grice, cité par GUMPERZ, 1989b : 94). Sous ce principe générateur, Grice distingue quatre "maximes": "1) La quantité: que votre contribution apporte autant d'information qu'il le faudra; 2) La qualité: soyez vrai; 3) La relation: qu'il y ait un rapport avec ce dont on parle; 4) La manière: évitez l'obscurité et l'ambiguïté et adoptez la forme qui convient" (dans GUMPERZ, 1989b : 95). Dès lors, par le simple fait de prendre la parole, un locuteur s'engage à appliquer ces maximes dans la mesure du possible, et amène corrélativement ses interlocuteurs à présumer qu'il les applique, dans la mesure du possible. L'apport original de Grice réside dans la notion d'"Implications conversationnelles" qu'on pourrait définir comme "les hypothèses que l'auditeur est conduit à faire [d'une énonciation] pour la concilier avec la présomption selon laquelle le locuteur respecte dans la mesure du possible les principes conversationnels" (dans RECANATI, 1981 : 144). Ainsi, "bien qu'une maxime soit violée au niveau de ce qui est dit (...), cette maxime (...) est respectée au niveau de ce qui est sousentendu" (P.Grice, cité par RECANATI, 1981 : 150). Ces hypothèses correspondent en fait aux sens, impliqués ou suggérés, d'une énonciation, autrement dit, aux sens dont l'auditeur pense que le locuteur veut effectivement lui communiquer. Les procédés indirects consistent donc en fait à orienter l'interlocuteur vers certaines implications conversationnelles, en commettant intentionnellement une violation des maximes conversationnelles de Grice, violation qui conduit l'interlocuteur à reconstruire, au-delà du sens littéral d'un énoncé, son sens dérivé, c'est-à-dire celui que le locuteur veut exprimer réellement. Il nous est donc possible de classer les procédés indirects en termes de violations des maximes conversationnelles de Grice: 1) Violer la maxime de qualité 16 Pour nier l'existence d'un acte menaçant, il arrive qu'au lieu d'énoncer sincèrement une vérité, l'acteur dise l'opposé de ce qu'il veut exprimer ou qu'il émette de petits mensonges. Un des moyens, c'est d'abord de dire quelque chose qui renvoie à son contraire: Exemple 124 Minuit moins le quart, je vais terminer mon travail lorsque Mlle HUA, serveuse, m'amène encore deux clients. Je ne suis pas content: Moi -- [en F] Merci beaucoup, mademoiselle. HUA -- [en M] Bu guan wo de shi a. Shi ta men zi ji yao zuo zhe li de a. (不关我的事啊。是他们自己要坐这里的啊: Ce n'est pas ma faute. Ils ont voulu se mettre là). L'utilisation que j'ai faite du français et d'un ton ironique, en pareille situation, a fait penser à HUA que, loin de lui adresser un remerciement, il s'agissait bel et bien d'une critique, ce dont témoigne la justification qu'elle a cru devoir avancer. Un autre moyen, c'est de recourir à des prétextes fallacieux et à des "petits mensonges". Au restaurant, il arrive que des employés décident de partir travailler ailleurs. Selon la règle, il faut un préavis de 15 jours. Mais on annonce rarement au patron la véritable raison de son départ. Voici quelques alibis fréquemment utilisés: -- "Ma mère est malade, je ne peux plus travailler"; -- "Je dois suivre des cours de français, je ne peux plus venir"; -- "J'ai des examens à passer"; -- "J'ai déménagé et j'habite maintenant trop loin". La cause réelle de leur départ devrait être exprimée ainsi: "Je gagnerai plus ailleurs" ou "Le patron sera plus gentil", ou encore "Le travail sera moins dur". Mais énoncer ces vérités ferait perdre la face au patron, ce qui lui porterait préjudice au niveau de la concurrence de l'emploi. Le patron lui-même n'est pas dupe, mais il ne désire pas forcément connaître la vérité. Ce qu'il peut faire, c'est jouer sur les prétextes invoqués pour essayer de garder l'employé en question (en augmentant son salaire, en lui accordant un meilleur poste, par exemple). 17 2) Violer la maxime de quantité Dans ce cas, l'acteur émet un énoncé comportant une information qui, au niveau littéral, s'avère insuffisante ou exagérée. Par exemple, il choisit de dire moins qu'il ne serait nécessaire. Ainsi, pour demander à la demoiselle de bar de nettoyer de nouveau des tasses mal lavées, on dira: "Les tasses sont un peu sales". Il peut choisir également d'émettre un énoncé, qui, littéralement, est dépourvu de tout apport d'information, mais qui encourage l'interlocuteur à en construire un sens dérivé informatif. Des effets de redondance entrent alors en jeu. En disant "Une erreur, c'est une erreur" à un client qui a reconnu s'est trompé dans sa commande, nous voulons faire comprendre qu'il lui faut quand même accepter le plat. Un autre moyen de travestir une information, c'est d'utiliser une évidence comme argument convaincant: Exemple 125 Mme XIANG, une serveuse belle et intelligente, avait la réputation d'être en même temps courageuse et large d'esprit. On disait volontiers qu'elle n'était pas comme les autres femmes. Un jour, M. WU lui demande d'échanger avec lui son jour de repos. Avant de donner une réponse définitive, XIANG change trois fois d'idée. WU est mécontent: WU -- [en M] Wo kan ni hai shi ge nu ren. (我看你还是个女人: Je vois que tu restes une femme). XIANG -- [en M] Fei hua. (废话: C'est un non-sens, ce que tu dis là). En fait, l'argument de WU n'était pas tout à fait dépourvu de sens. En émettant une évidence, il voulait lui communiquer: "Tu ressembles à toutes les autres femmes, tu es changeante et indécise". 3) Violer la maxime de pertinence Etre pertinent, c'est dire quelque chose qui correspond au contexte situationnel. Deux types de situations se présentent face à un acte menaçant: une macro-situation ayant trait aux paramètres sociaux (le lieu, le moment, les statuts sociaux des participants) et une microsituation déterminée par la structure inhérente à la conversation (l'alternance des questions/réponses, par exemple). En disant quelque chose qui, en apparence, n'est pas pertinent, le locuteur invite son interlocuteur à concevoir une interprétation qui puisse rendre pertinent son discours. 18 (1) La non-pertinence en macro-situation Une des stratégies utilisées consiste à faire allusion à un certain acte menaçant en en mentionnant les raisons ou les motifs ou en indiquant des pistes d'associations conduisant à l'interprétation désirable de cet acte. Ainsi, au restaurant, le pourboire constitue un aspect du travail particulièrement subtil, dont un garçon a envie ou besoin, mais qu'il lui est, juridiquement et socialement, interdit de demander explicitement. Il déploie alors tous les détours imaginables pour l'obtenir. Au chapitre 2, j'ai déjà mentionné divers procédés auxquels il a recouru. Voici une autre technique suggestive: Exemple 126 22 h 30. Mlle DING, serveuse, prépare l'addition d'une table quand Mlle XIAO, serveuse elle aussi, vient prendre la machine portable. DING lui demande à voix suffisamment forte pour atteindre ses clients: DING -- [en F] Tu as eu beaucoup de pourboires ce soir? XIAO m'a rapporté ce propos avec ce commentaire: XIAO -- [en F] C'est vraiment trop audacieux, ça. Une autre stratégie consiste pour le locuteur à inviter l'interlocuteur à faire le premier pas et à détourner vers lui-même la responsabilité de l'interprétation d'un acte qui serait menaçant si c'était le locuteur qui en était responsable: Exemple 127 Samedi soir. Je travaille à la même rangée que M. LEI. Nous devrons donc partager les pourboires à la fin du service. Les clients de la table 75 sont partis et je voudrais bien savoir combien de pourboire ils ont laissé. Moi -- [en M] Lao lei, gang cai ba shi er hao gei le shi kuai. (老雷,刚才八十二号给了十块: Lao LEI, tout à l'heure, la table 82 a donné 10F). LEI -- [en M] Qi shi wu gei le ba kuai er yi. (七十五给了八块而已: La table 75 a donné 8F seulement). En donnant une information à LEI, je l'ai amené à fournir celle que j'attendais. Une requête directe aurait connoté une méfiance de ma part vis-à-vis de lui. 19 (2) La non-pertinence en micro-situation Dans une conversation, la parole de quelqu'un est généralement suivie d'une réaction. La violation de cette règle peut être ressentie comme un obstacle à la communication, de sorte que l'interlocuteur essaie de produire un message de nature à rééquilibrer la situation. Une des techniques courantes, c'est de remettre la réponse à plus tard pour éviter une réplique immédiate qui serait menaçante. Ainsi, quand on demande une augmentation de salaire, il est rare que le patron la refuse sur le champ. Il dira: "Un peu plus tard, d'accord" ou "On en parlera le mois prochain, ça va?" Un autre moyen, c'est d'ajourner sa réponse en imposant un délai exagéré, ou en marquant quelque hésitation: Exemple 128 Conversation entre M. GUO, chef cuisinier et moi: GUO -- [en T] A dehng, le ma eh gua hu biahng ga wa ke zeh eh po hiam gong xi mo? ( 阿 郑 , 你 明 天 下 午 能 不 能 陪 我 去 一 趟 保 险 公 司 ? : Ah ZHENG, est-ce que tu pourras m'accompagner à la compagnie d'assurances demain après-midi?) MOI -- He...he... GUO -- [en T] Boi zo ni. Bo biahng wo kio bak nang. (不要紧。不行我叫别人: C'est pas grave. Si tu ne peux pas, je demanderai à quelqu'un d'autre). Mon hésitation a pris la place d'un refus explicite qui aurait pu paraître désobligeant pour mon interlocuteur. Enfin, un dernier moyen de répliquer à une demande embarrassante, c'est de parler d'autre chose. Par exemple, pour refuser, le locuteur peut parler soudain de sa propre situation afin de faire comprendre que celle-ci ne lui permettra pas d'accepter. 4) Violer la maxime de manière Au lieu de respecter les critères de précision et de clarté, le locuteur peut noyer sa parole dans l'ambiguïté, laissant à l'interlocuteur le soin de saisir lui-même sa véritable intention. Un des moyens, c'est de jouer sur le vague. Exemple 129 20 De porteur de plats, je suis devenu serveur. Or, au bout d'un mois, j'ai reçu de nouveau un salaire de porteur. Je parle de cela au patron: Moi -- [en T] Lak gue jio gang zi wa zu kio liao. Dang wa gak tek jio hehng gai gang zi dui lao mehng ka geh. Ceh gue ho mo kia no beh. (六月份的工资我已经拿了。但我觉得这样的工资对楼面来 说太低了。七月份能不能加二百啊: J'accepte ce salaire pour le mois de juin, mais je le trouve vraiment trop bas pour un serveur. Pour le mois de juillet, pourriez-vous l'augmenter de 200F?) Patron -- [en T] Mai dahng no beh, hgou beh ceh beh, xim ji zek caihng wa do ko yi keh, na xi le zo lai ho di hueh. (别说二百,五百七百,甚至一千,我都能给,如果你干得 好的话: 200F? Je pourrai te donner 500F, 700F, même 1000F, si tu travailles bien). Au lieu de me donner une réponse précise, le patron m'a fait une promesse tellement vague que je n'ai pas osé espérer la certitude d'un changement. Un autre moyen, c'est de tronquer sa parole en parlant à demimot, et d'inviter l'interlocuteur à compléter par lui-même, le reste du propos pouvant représenter une menace: Exemple 130 23 h 30. M. HUANG, aide-cuisinier de la cuisine cantonnaise, veut demander quelque chose à manger à M. HE Jiang, cuisinier de la cuisine des spécialités à la vapeur: HUANG -- [en M] A Qiang, wo... (阿强,我...... Ah Jiang, je...) HE -- [en M] Na la. (拿啦: Prends-en). Au lieu de formuler la demande clairement et jusqu'au bout. HUANG s'est fait en quelque sorte offrir ce qu'il voulait. La stratégie basée sur un énoncé indirect, comme on vient de le voir, permet à l'acteur d'éviter de commettre un acte menaçant à l'égard de son partenaire tout en le lui faisant comprendre et donc d'échapper à sa responsabilité. Toutefois, bien que déguisé, le message est réellement transmis. L'acteur ne saurait aller trop loin dans cette stratégie sous peine de blesser son partenaire (cf. Ex. 89). 21 Pour qu'une stratégie indirecte réussisse, deux conditions sont nécessaires: une connaissance réciproque suffisante et une volonté de coopération de la part de l'interlocuteur qui peut toujours feindre de ne pas comprendre. On peut constater que ce type de stratégie indirecte a également été utilisée pour servir d'autres objectifs tels que "gagner de la face", "donner de la face", "protéger sa propre face". On voit par là, encore une fois, que la face d'un individu est un élément vulnérable de sa personnalité et exige de subtiles précautions. Cette manière indirecte de s'exprimer peut conduire à penser que les Chinois perdent du temps en tournant ainsi autour du pot. En réalité, entre Chinois, cette manière de procéder n'exige pas plus de temps que la manière directe, étant donné que les deux interlocuteurs ont acquis, depuis toujours, l'habitude de parler et d'interpréter de façon indirecte. Dans la culture chinoise qui insiste sur la paix entre les hommes, la manière indirecte choisie par un acteur social est considérée comme une vertu prépondérante. Ainsi, quand on parle, on doit savoir utiliser des détours; quand on écoute, on doit savoir deviner. Dans un contact interculturel, les procédés indirects chinois et la franchise occidentale aboutissent à certains heurts et causent souvent des malentendus ou même des conflits. Les Occidentaux se plaignent souvent que les Chinois sont mystérieux et ne disent jamais clairement ce qu'ils veulent dire. En Chine, certains professeurs issus des pays occidentaux s'étonnent parfois que leurs collègues chinois accomplissent pour eux, par pure gentillesse, quelque chose qu'euxmêmes avaient seulement mentionné, mais qui n'avait fait l'objet d'aucune demande concrète de leur part. Effectivement, les Chinois ont interprété, à leur manière, une simple allusion, perçue par eux comme une authentique suggestion. De leur côté, les Chinois trouvent que les Occidentaux sont peu sensibles dans leur écoute, puisqu'ils ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre leurs "non-dits" et sont parfois "brutaux", "peu polis", voire "menaçants" dans leurs discours. 2.2 b. Se distancier Quand un acteur est obligé de s'engager dans un acte menaçant pour la face de son partenaire et qu'il ne lui est pas possible d'en nier 22 la réalité, il peut prendre des mesures pour s'en distancier, afin d'atténuer cette menace. Stratégie 5 Se distancier de son interlocuteur Il s'agit là, encore une fois, d'une stratégie d'évitement semblable à la stratégie 1, à cette différence près que la stratégie 1 consiste à éviter de commettre un acte menaçant, alors que celle-ci tend à éviter le contact entre l'offenseur et l'offensé, au moment de la réalisation d'un acte menaçant. Un des moyens les plus efficaces et très chinois pour résoudre la question, c'est de recourir à un intermédiaire. En effet, le rôle des intermédiaires est considérable dans la vie des Chinois, étant donné qu'un intermédiaire joue alternativement, par rapport aux actants, le rôle de locuteur et d'interlocuteur. L'intermédiaire connaît les secrets des deux parties, et il peut persuader chacune d'elles qu'il ne la trahira pas, qu'il est plus loyal envers l'une qu'envers l'autre et enfin qu'il est en position de donner à chaque partie un point de vue sur l'autre, de façon à les rapprocher. Prenons d'abord un exemple dans le domaine commercial: Exemple 131 Quand j'étais petit, existait encore, dans mon pays natal, un petit district du Guangdong, un métier dit "羊中" ([en M] yang zhong: intermédiaire pour chèvres) ou " 猪 中 " ([en M] zhu zhong: intermédiaire pour cochons). C'étaient des gens qui gagnaient de l'argent en jouant le rôle de négociateur dans les marchandages entre vendeurs et acheteurs. Une fois, mon frère et moi sommes allés au marché pour vendre notre chèvre. Mon frère, le collier de chèvre à la main, se tient à une distance d'à peu près 25 mètres de l'acheteur. Mon frère indique à l'intermédiaire que nous voulons vendre notre chèvre pour 50 yuans. L'autre nous répond, en personne compétente, que l'animal vaut tout au plus 40 yuans. Puis, il va du côté de l'acheteur auprès de qui il doit, toujours en homme compétent, valoriser notre chèvre. Il va et vient ainsi plusieurs fois et nous tombons enfin d'accord sur le prix de 44 yuans. L'affaire terminée, le vendeur et l'acheteur ont dû donner chacun 2 yuans au négociateur pour son intervention. Le rôle d'un intermédiaire est d'autant plus déterminant dans le domaine des relations interpersonnelles que celles-ci sont vulnérables 23 et délicates. Ainsi, quand on aime une jeune fille sans oser le lui déclarer, on fait appel à un intermédiaire; quand deux époux se querellent et qu'aucun d'eux ne peut, sans risquer de perdre la face, faire le premier pas, c'est encore à l'intermédiaire d'intervenir pour tout arranger; au restaurant, on recourt même parfois à un intermédiaire pour discuter avec le patron le montant d'un salaire, pour demander une augmentation ou un changement de poste. Le rôle considérable joué par l'intermédiaire dans la vie sociale chinoise s'explique par les principes propres à cette culture qui, nous le répétons, n'encourage jamais l'affrontement ni l'expression directe de sentiments forts comme la passion ou la colère. Son intervention permet ainsi de concilier les deux points de vue sans nécessité de confrontation directe. De plus, le rôle de l'intermédiaire nous révèle un trait particulier des relations sociales chinoises: une affaire personnelle ou interpersonnelle devient souvent une affaire concernant tout le groupe d'appartenance. Récemment, on a parlé, dans la presse chinoise, d'un couple qui s'était de nouveau réuni, après cinq ans de séparation provoquée par une légère dispute. Leur réconciliation s'est réalisée grâce à l'intervention du directeur de chacun d'eux. En effet, plus élevé est le statut social de l'intermédiaire, plus efficace et plus respecté sera son arbitrage. Stratégie 6 menaçant Rendre impersonnels l'agent et la cible de l'acte Cette stratégie consiste à faire croire que le locuteur n'est pas l'agent, ou n'est pas l'agent unique de l'acte menaçant ou que l'interlocuteur n'en est pas la cible ou la cible unique, afin de désamorcer le contenu offensant de cet acte. On peut observer ici quatre sous-stratégies: 1) Dépersonnaliser le locuteur Les recherches traditionnelles sur le langage prennent pour une évidence que chaque énoncé part d'un sujet parlant et d'un seul qui est à la fois l'auteur de l'activité psycho-physiologique nécessaire à la production de l'énoncé, le producteur de l'énoncé, c'est-à-dire celui à qui l'on peut imputer la responsabilité du matériel linguistique utilisé et le responsable des points de vue exprimés par l'énoncé. S'opposant à cette conception "unicitaire" de la conversation, Ducrot pose la théorie de "polyphonie" consistant à "montrer comment l'énoncé signale dans son énonciation, la superposition de plusieurs 24 voix" (1984 : 183). Selon cette théorie, on doit distinguer chez le sujet qui parle un "locuteur", responsable de l'énoncé, un "sujet parlant", origine de la voix, et un "énonciateur", personne qui exprime des points de vue et des attitudes (ibid. : 204). Si le locuteur est un être du discours, le sujet parlant est un être empirique, externe à la parole, et l'énonciateur un être agissant dans le cadre d'un certain rôle social réalisé par les mots qui s'énoncent. Ces distinctions offrent de nombreuses possibilités de jeu dans les relations interpersonnelles. Je voudrais insister ici sur le jeu qui se déroule à partir de la distinction entre le locuteur et l'énonciateur. Le locuteur peut d'ailleurs s'assimiler à l'énonciateur. Quand je dis à mon collègue: "Ce soir, les clients ne sont pas gentils", je suis responsable à la fois de l'énoncé et du point de vue que j'y exprime. Mais très souvent, le locuteur peut englober sa propre opinion dans celle de la collectivité. (1) Ce point de vue, il peut le faire partager par son allocutaire pour faire croire que "l'énonciateur, ce n'est pas moi, mais c'est toi et moi". En teochiu, il existe un pronom personnel "俺" (nahng) qui veut dire à l'origine "nous". Mais les Teochiu l'utilisent à la fois pour désigner "nous" (inclusif), "toi" et "moi", comme si "toi" et "moi" n'en faisaient qu'un: Exemple 132 Le vénérable M. PU a voulu me conseiller de faire attention, car il constatait que je participais trop aux bavardages. Il me dit: PU -- [en T] Nang gahng zak xi gahng zueh ho mai dahng hue. Hehng xehng ji no zek bo meh huahng hi. (俺工作时间最好别讲话。最近王先生不高兴: Nous ferions mieux de ne pas parler pendant le travail. M. WANG n'est pas content ces jours-ci). Ce "俺" ainsi utilisé semblait vouloir dire: "Mon opinion, c'est aussi la tienne". (2) Ce point de vue, il peut en imputer artificiellement la responsabilité à l'allocutaire: "C'est ton point de vue". A ce sujet, deux procédés sont possibles. Le premier consiste à reproduire la parole de l'allocutaire sans le citer: 25 Exemple 133 Un samedi soir, à 10 h 30, la salle était bondée. Devant le bar, les serveurs attendaient des cafés avec impatience. M. FANG, serveur lui aussi, est arrivé et a pris le café que Mlle XIAO avait demandé. Celle-ci le lui a arraché en criant: XIAO -- [en F] Hé, la vie n'est pas si belle, hein! Une demi-heure plus tard, XIAO a pris l'assiette que FANG avait préparée pour un de ses clients. Il l'a arrêtée en disant: FANG -- [en F] Hé, la vie n'est pas si belle, hein! Dans le dernier énoncé, FANG aurait pu être considéré comme le locuteur, mais il n'a fait que reproduire l'énonciation de XIAO. Cette assimilation de l'énonciateur et de l'allocutaire a été marquée par l'identité des structures sémantiques entre l'énoncé de FANG et celui de XIAO l'ayant précédé. Le deuxième procédé consiste à rappeler exactement ce que l'allocutaire a dit, ce qui offre au locuteur une autre possibilité pour le jeu. Car malgré tout, c'est lui qui détient la parole. Il peut manipuler l'expression incluse dans la voix du partenaire, en la caricaturant, en la chargeant d'emphase, en la déformant même, et dire ensuite que c'est l'autre qui parle, qui en est énonciateur et responsable, et que luimême ne fait que répéter, au risque de recevoir des ripostes telles que "Je n'ai pas dit ça" ou "Ce n'est pas ma parole originale". L'exemple suivant illustre cette possibilité de manipuler la parole émise par l'autre voix: Exemple 134 M. WEN, jeune employé arrivé récemment de Wenzhou (Chine populaire), travaillait à mi-temps comme porteur de plat au restaurant. Au bout d'un mois de travail, il a voulu toucher son salaire. Le patron lui demande, suivant une habitude de sa part: Le patron -- [en M] Gong zi wo shuo guo duo shao? (工资我说过多少?: Je t'ai dit combien, le salaire?) En réalité, le patron ne lui a pas du tout parlé de son salaire. Mais le jeune homme a un réflexe rapide. Estimant qu'il peut toucher 2 500F, il répond: WEN -- [en M] Nin shuo xian liang qian wu. (您说先两千五: Vous m'avez dit de commencer par 2 500F). Patron -- [en M] Hao de. (好的: D'accord), 26 Puis le patron prend un papier sur lequel il écrit: "2 500F" et signe. Le jeune homme est content et il vient nous raconter sa victoire: WEN -- [en M] Wo gen ta shuo liang qian wu, ta ma shang jiu da ying le. (我跟他说两千五,他马上就答应了: Je lui ai dit 2 500F et il l'a accepté sans hésitation). Mais CAO lui dit: CAO -- [en M] Zhe li yi ban shi liang qian ba qi dian. (这里一般是两千八起点: Ici, on commence en général avec 2800F). Le jeune homme ne peut que s'en mordre les doigts. (3) Ce point de vue, le locuteur peut également l'attribuer à une tierce personne ou à une collectivité (un groupe, une compagnie, et même la société globale) dont il se sert comme un bouclier. En Chine, autrefois, quand une jeune fille voulait refuser sa main à un jeune homme, il lui était coutume de dire: "Mes parents ne sont pas d'accord avec ce mariage" ou même "Ma grand-mère s'y oppose". D'ailleurs, il n'est même pas nécessaire que l'énonciateur soit assimilé à un tiers précis. C'est le cas du "on dit" où l'énonciateur n'a pas d'identité spécifique. Le "on dit" offre au locuteur une liberté d'agir encore plus large: il lui permet d'imputer la responsabilité de son point de vue à un énonciateur invisible, alors que, dans le cas de l'assimilation à l'allocutaire ou à un tiers précis, il est soumis à un risque d'enquête. L'usage du "on dit" est d'autant plus fréquent chez les Chinois qu'ils se préoccupent à tout moment du dire des autres (cf. p.62). Une autre version du "on dit", c'est "j'ai entendu dire" ou "il paraît que". Je viens d'analyser les différentes possibilités de jeux que le locuteur peut tirer de la distinction qu'il opère entre les fonctions de locuteur et d'énonciateur. Un point important est à souligner: s'il apparaît que le locuteur seul a accès aux jeux, il n'y est pas tout à fait libre. Une condition fondamentale s'impose: il faut que l'entourage reconnaisse et accepte les mêmes règles. Les malentendus proviennent souvent de la méconnaissance des manoeuvres du locuteur. Revenons au restaurant pour un exemple illustratif: Exemple 135 Un dimanche matin, au cours du déjeuner du personnel, une jeune fille de Wenzhou a découvert un petit cafard dans son bol. Cela 27 a provoqué chez elle des nausées et elle a couru aux toilettes. Les autres personnes de la table s'en sont amusés. ZHUANG, le cuisinier qui avait préparé le repas, m'a demandé ce qui s'était passé. Moi -- [en M] Ta wan zhong you zhi zhang lang. (她碗中有只蟑螂: Elle a trouvé un cafard dans son bol). ZHUANG --[en M] Bu ke neng. (不可能: Ce n'est pas possible). Moi -- [en M, en reprenant sa parole et imitant son intonation] Bu ke neng. Ken ding shi ta zi ji fang jin qu de. (不可能。肯定是她自己放进去的: Ce n'est pas possible. Elle a dû mettre le cafard elle-même dans son bol). A ce moment-là, Mme XIANG, serveuse originaire de Wenzhou elle aussi, est intervenue et m'a attaqué sur un ton sévère: XIANG -- [en M] A zheng, ni zhe yang shuo tai bu genti le. Ta zen me hui ba zhang lang fang zai zi ji wan li ne? (阿郑,你这样说太不 gentil 了。她怎么会把蟑螂放在自己碗 里呢?: Ce n'est pas gentil de dire ça, Ah ZHENG, comment a-t-elle pu mettre un cafard dans son bol?) Moi -- [en M] Zen me, ni ren wei wo de yi si shi zhe yang ma? (怎么,你认为我的意思是这样吗?: Comment? Tu crois que c'est ça que je voulais dire?) Cet épisode a fait l'objet de querelles entre XIANG et moi pendant toute la matinée. J'ai eu du mal à lui faire comprendre qu'il s'agissait d'une plaisanterie, et elle m'a répliqué qu'on ne devait pas se moquer ainsi des autres. Le conflit résidait dans le fait qu'elle me considérait à la fois comme le locuteur de l'énoncé et comme son énonciateur et que dans ce cas, j'avais émis un énoncé dont les conséquences avaient été nuisibles pour la jeune fille, alors que je voulais assimiler l'énonciateur à ZHUANG, c'est-à-dire comme si c'était lui qui avait parlé. Il était donc évident que mon énoncé avait été prononcé à l'encontre de ZHUANG et donc en défense de la jeune fille. Les analyses ci-dessus nous montrent qu'un locuteur peut incorporer en lui plusieurs voix. Ces capacités enchâssées relèvent du fait que le langage offre la possibilité de parler d'événements infiniment éloignés dans l'espace et dans le temps et qu'on peut ne pas parler en son propre nom. La polyphonie de l'énonciation ouvre ainsi 28 un éventail de variantes structurelles dont le locuteur dispose pour mener à bien la gestion de sa relation avec autrui. 2) Dépersonnaliser l'interlocuteur Parallèlement à la stratégie précédente, la présente consiste à faire croire que l'acte menaçant ne vise pas l'interlocuteur ou pas lui seulement. Un des moyens, c'est de mettre en cause une troisième personne: Exemple 136 Mme TANG est porteuse de plats de la cuisine vietnamienne. Le soir, tout en travaillant, elle prend souvent un thé avec une autre porteuse de plats, mais elles oublient parfois de ranger la théière et les tasses. Mme FU, chef cuisinière de la cuisine vietnamienne, fait cette remarque à TANG: PU -- [en M] Tang ji, jiao ni de tong ban yi hou xia ban hou bie wang le ba cha hu shou diao. (唐箕,叫你的同伴以后下班后别忘了把茶壶收掉: TANG Ji, dis à tes copines de ne pas laisser la théière devant le guichet de la cuisine après le travail). TANG -- [en M] Hao de. (ºÃ µÄ: Oui, d'accord). Au lieu d'adresser une critique directe à TANG, FU a voulu l'épargner, comme si elle était exclue des coupables. Un autre moyen d'écarter artificiellement un interlocuteur, c'est de s'adresser à une autre personne devant lui, pour dire ce qu'on désire lui communiquer. Ce moyen est très utilisé par notre patron lorsqu'il veut critiquer les personnes dont la face a quelque poids comme les maîtres d'hôtel ou les chefs cuisiniers. Ainsi, lorsque les maîtres d'hôtel bavardent devant le comptoir avec les serveurs, le patron attaque ces derniers en parlant fort afin de se faire entendre par ceux qui représentent sa véritable cible. De même qu'un supérieur doit soigner la face de ses subordonnés importants à ses yeux, ceux-ci doivent, par respect ou par crainte, soigner celle de leur supérieur: Exemple 137 22 h 30. Tout le monde est très occupé. La demoiselle de bar s'est éloignée de son poste. M. LANG, maître d'hôtel et M. NIU, approvisionneur, se trouvent au bar pour donner un coup de main. 29 J'ai besoin d'une bouteille de Badoit. Pour cela, je devrais m'adresser à LANG qui est tout près du frigo. Mais en faisant cela, je risque de lui faire penser que je veux lui donner un ordre. L'idée me vient de crier à NIU qui se trouve à l'autre bout du bar: MOI -- [en M] A niu, yi ping badoit. (阿牛 Badoit: Ah NIU, une Badoit). LANG entend et va me chercher la bouteille. En parlant à NIU, j'ai fait réagir LANG sans avoir eu à lui imposer ce déplacement. Un autre moyen encore, c'est d'étendre à d'autres l'acte menaçant pour montrer à l'interlocuteur qu'il n'est pas sa seule cible. Exemple 138 M. CAO travaille comme porteur de plats. Au début, il ne parlait pas du tout français. Quand il servait les clients, ils lui posaient assez souvent des questions qu'il ne comprenait pas. Pour s'en débarrasser, il a appris de moi une phrase en français passe-partout: "Vous demandez cela au garçon, s'il vous plaît". Un jour, un client qui cherchait les toilettes lui a demandé: "Où se trouvent les toilettes, s'il vous plaît?" CAO n'a pas compris et lui a répondu: "Vous demandez cela au garçon, s'il vous plaît". Le client est resté un bon moment stupéfait. Plus tard, CAO m'a raconté cette anecdote. Par imprudence, je l'ai transmise à M. LANG qui l'a divulguée ensuite dans tout le restaurant. CAO, furieux, est venu me prier de ne plus en parler. CAO -- [en M] Wo xiang gao su da jia, yi hou wo men zhi jian de shi bu yao gen ta men jiang. ( 我 想 告 诉 大 家 , 以 后 我 们 之 间 的 事 不 要 跟 他 们 讲 : Je voudrais dire à "tout le monde" de ne pas parler à ces personnes de ce qui doit rester entre nous). En disant "tout le monde", CAO voulait désigner les étudiants chinois, dont j'étais, naturellement. 3) Amalgamer les rôles de locuteur et d'interlocuteur Par cette stratégie, l'acteur, au lieu de dire "vous", dit "nous" comme pour s'inclure dans la cible de son acte menaçant. Ainsi, pour me demander d'aller chercher des menus, M. LEI me dit: "Nous devons aller chercher des menus"; de même, pour déconseiller une 30 action à quelqu'un, un Teochiu a l'habitude de dire: "俺勿好啊" ([en T] Nang mai ho ha: nous ferions mieux de ne pas faire ça); de même encore, le patron, pour demander à quelqu'un d'aller acheter une fiche de Loto, peut dire: "俺去给我买 Loto 好不好?" ([en T] Nang ke gai wa boi eh loto ho meh? Pouvons-nous aller acheter le Loto pour moi?). Voici enfin un exemple concret: Exemple 139 Au moment du dîner du personnel. M. DAI plaisante avec Mme ZHU: DAI -- [en M] Zai can guan zuo jiu le, ge ge dou you dian feng le. Wo feng le bai fen zhi wu shi le. Ni feng le bai fen zhi wu shi yi le. Xiao xin a, bu zheng chang de yi jing kai shi chao guo zheng chang de le. (在餐馆做久了,个个都有点疯了。我疯了百分之五十了, 你疯了百分之五十了。小心啊,不正常的已经开始超过正常的了: A force de travailler au restaurant, tout le monde devient plus ou moins fou. Moi, je suis fou à 50%, toi, tu es folle à 51%. Attention, l'anormal commence à l'emporter sur le normal). ZHU -- [en M] Bu, wo bai fen zhi wu shi, ni bai fen zhi wu shi yi. (不。我百分之五十,你百分之五十一。 Non, moi 50%, et toi, 51%). La menace contenue dans cette taquinerie a été atténuée par le fait que le locuteur s'est dit fou lui-même. 4) Occulter à la fois l'agent et la cible de l'acte menaçant L'acteur parle au nom d'un groupe ou de la société comme si, dans son acte, il n'y avait ni agent, ni cible, et qu'il s'agissait d'une règle sociale commune à tous. Pour parvenir à son objectif, il utilise des proverbes, laissant ainsi toute la liberté à l'interlocuteur de décider s'il est concerné ou non. Exemple 140 Notre collègue M. FANG, un serveur de 20 ans, est mort dans un accident de voiture. Je ne suis pas allé à son enterrement, car on m'avait dit que l'année 93 était défavorable pour ceux qui sont nés dans l'année du chien, dont je suis, et qu'ils devaient éviter, durant cette année, de s'approcher de toute scène triste. Mon absence a probablement blessé M.GUO, chef cuisinier, et ami du beau-frère de 31 la victime. GUO avait demandé qu'on aille nombreux aux funérailles pour donner de la face au jeune homme (et, en fait, à la famille de celui-ci). Samedi matin, au retour du cimetière, GUO dit à la cantonade au moment du déjeuner du personnel: GUO -- [en T] Xim bo xia mui lao ya. (心若无邪,何畏神爷: Si l'on a bonne conscience, on ne craint pas les forces surnaturelles). Je sais qu'il me vise, mais je fais semblant de ne pas l'entendre. Dans cet exemple, GUO a cité un proverbe teochiu. Son message implicite était clair: "Si tu crains une force surnaturelle, c'est parce que tu n'as pas bonne conscience", message très blessant s'il avait été exprimé explicitement et adressé directement. L'usage de ce proverbe lui a permis d'une part de renforcer son propos, étant donné qu'un proverbe très populaire a derrière lui la force de toute une culture, et d'autre part d'atténuer sa menace pour ma face, un proverbe ne visant jamais un individu en particulier. Pour occulter en même temps l'auteur d'un acte menaçant et sa cible, on peut s'appuyer également sur des règles connues de tous ou sur un consensus de l'opinion: Exemple 141 Dans notre restaurant, le règlement prévoit que le serveur qui travaille le matin doit, à la fin de son service, préparer les tables pour le soir. M. KONG Nan, serveur du matin, manque toujours à ses devoirs. Mlle XIAO, serveuse du soir, s'en plaint auprès de M. WONG, premier maître d'hôtel. Celui-ci fait venir KONG et lui dit: WONG -- [en T] A nam, meh za gai lao mehng dio meh gai cuang bou pai ho jiahng ho zao, ehng wui meh gua gai lao mehng bo xi gang pai. (阿男,早上的楼面要什么都摆好后才能走,因为晚上的楼 面没时间摆 : Ah Nan, le serveur du matin doit préparer les tables avant de partir, car celui du soir n'a pas le temps de le faire). Ce propos aurait été plus menaçant si WONG avait dit directement a KONG: "Tu dois préparer les tables avant de partir". Stratégie 7 Se distancier de l'acte menaçant Dans ce cas, encore une fois, la séparation des rôles est mise en oeuvre: le locuteur se divise en un "moi-acteur" et en un "moi32 personnage", le premier essayant de se dégager de ce que profère le deuxième pour montrer qu'au fond, il n'est pas en parfait accord avec l'acte menaçant qu'il est lui-même en train d'effectuer, et cela dans le but d'en minimiser la menace. Quelques sous-stratégies sont possibles: 1) Se montrer pessimiste Cette attitude consiste à s'interroger sur les possibilités de succès d'un acte menaçant comme si l'acteur en doutait. Ainsi, avant de demander un service, on pose des questions prévenantes telles que "Tu ne seras peut-être pas libre demain après-midi?" "Tu n'auras peut-être pas le temps de lire cette lettre pour moi?" Ce sont de telles précautions préalables qui permettent à l'interlocuteur de faire obstacle à l'acte du locuteur et au locuteur de faire machine arrière si la situation s'avère pour lui défavorable. Pourtant, cette stratégie a quelques limites. En effet, une question posée sur une évidence risque de faire sourire l'autre ou de le contrarier. Ainsi, s'il est correct de la part d'un client de demander "Vous n'auriez pas du thé à la menthe, par hasard?", la même forme sera ressentie comme discourtoise ou ridicule pour demander un verre ou tout autre objet banal dans un restaurant. Un acteur peut se comporter également comme si son acte avait déjà échoué: Exemple 142 J'avais demandé à CAO d'acheter pour moi des cartes téléphoniques à prix réduit auprès de quelqu'un de sa connaissance travaillant dans l'entreprise qui les fabrique. Or, j'ai pu m'en procurer moi-même dix. CAO ignorant le fait m'apporte les dix cartes que je lui ai commandées: CAO -- [en M] Ni mai le dian hua ka le ma? (你买了电话卡了吗?: Tu as acheté des cartes téléphoniques?) Moi -- [en M] Shi a. (是啊: Oui). CAO -- [en M] Suan le, na wo zi ji yao le ba. (算了,那我自己要了吧: Tant pis, je vais les garder). Avant que je ne décide de prendre ou non ces dix cartes, CAO avait déjà dit: "Tant pis" comme s'il acceptait à l'avance son déboire, bien qu'au fond, il a voulu me les faire accepter. 2) Prendre des précautions oratoires 33 Si parler avec fermeté et détermination permet de gagner de la face, agir ainsi, dans certaines circonstances, a des chances de blesser la face du partenaire, car "la parole," dit Goffman, "suppose que nos pensées et nos soucis sont d'une certaine importance, ou intérêt, ou poids pour autrui, et, en cela, ne peut pas manquer de présumer un peu" (1987 : 130). Par ailleurs, si présumer l'intention de l'interlocuteur pour montrer qu'on le connaît bien et qu'on partage son attitude peut lui donner satisfaction (donner de la face), l'abus de présomptions quant aux états psychologiques d'une autre personne (sa pensée, son désir, son besoin, etc.) pourrait la blesser, étant donné qu'il est plus ou moins insolite, dans les circonstances normales, d'affirmer l'existence chez autrui d'états psychologiques quels qu'ils soient. Pour toutes ces raisons, un acteur prudent doit maintenir une distance rituelle avec ce qu'il dit, que cela le concerne lui-même ou bien concerne l'interlocuteur, tout en essayant d'en diminuer la valeur et d'en minorer la certitude. L'utilisation de certaines formes de modération contribuent à marquer une incertitude. Par exemple, en chinois, les expressions suivantes sont fréquemment employées: "好象" ([en M] hao xiang: Il paraît que), "我觉得" ([en M] Wo jue de: Je trouve que), "我认为" ([en M] Wo ren wei: Je crois que), "我猜 " ([en M] Wo chai: Je devine que), "我想" ([en M] Wo xiang: Je pense que), "我不知道是否" ([en M] Wo bu zhi dao shi hou: Je ne sais pas si). Ces constructions qui relèvent de la subjectivité, réduisent l'impact de l'énonciation et établissent une sorte de distance entre le locuteur et son acte de parole. Un autre moyen, c'est de se poser une question rhétorique qui n'attend pas de réponse, pour éviter une affirmation tranchée. Exemple 143 Au dîner du personnel. Mme YI, demoiselle de chariot, parle de la rencontre qu'elle a eue dans l'après-midi à la Sorbonne avec une ancienne camarade de classe: YI -- [en M] Wo mei ci peng dao ta, ta dou shuo: "Ni you pang le". Zhe you ke neng ma? (我每次碰到她,她都说:“你又胖了”,这有可能吗? Chaque fois que je la vois, elle me dit: "Tu as encore grossi". Est-ce possible?) 34 Cette dernière phrase interrogative et rhétorique équivaut à l'affirmation de la négation de l'énoncé précédent. Son formulation exacte devrait être: "Ce n'est pas possible". Encore un moyen pour se distancier quelque peu de ce que l'on dit, c'est de recourir aux procédés prosodiques et kinésiques telles que les marques d'hésitation dans la voix, les froncements de sourcils, les regards plus ou moins obliques, les gestes ou les mimiques. 3) Parler dans une autre langue Ce procédé consiste à parler avec quelqu'un dans une langue autre que sa propre langue maternelle ou que celle utilisée avec l'autre dans les communications habituelles. Il s'agit souvent d'une langue de caractère formel dont l'emploi peut atténuer la réalité d'un acte menaçant ou son contenu offensant. Au restaurant, j'ai noté de nombreux cas où un locuteur utilisait de préférence une langue formelle (le français, le mandarin, par exemple) pour prononcer un ordre, un refus, une contestation, une critique, une plaisanterie, en un mot, pour produire une séquence parlée qui pourrait s'avérer menaçante si elle était réalisée dans une langue grégaire ou familière, commune aux deux partenaires. Exemple 144 Un jour, j'ai servi quatre clients wenzhou. Lors de l'addition, ils déposent un chèque de 319F et 20F en espèces pour le pourboire. Normalement, lorsque le montant dépasse 300F, je demande la pièce d'identité du client. Mais s'il était agi des clients français, ces 20F de pourboire auraient pu me dissuader d'exiger une pièce d'identité. Or, il s'agit là de Wenzhou en qui j'ai peu de confiance et qui ne donnent habituellement que 2 ou 3F de pourboire. Je décide donc de demander la pièce d'identité: Moi -- [en F] Je peux avoir une pièce d'identité, s'il vous plaît? Puis, en leur rendant la carte d'identité nationale: Moi -- [en M] Xie xie. (谢谢: Merci beaucoup). Par mon choix du français, je voulais leur dire: "Ce que je fais là est une simple formalité dont je ne suis pas responsable". Mon remerciement en mandarin a eu au contraire comme signification de marquer ma sincérité et mon engagement personnel. Une version de l'emploi d'un autre langage, c'est de respecter le même code, mais en utilisant un style particulier ou un vocabulaire 35 spécifique (l'usage de métaphores, d'euphémismes, etc.) permettant d'atténuer le sens de l'énonciation. Exemple 145 Un jour, au dîner du personnel, M. WU, serveur, dit en plaisantant à Mme XIANG, une séduisante serveuse: WU -- [en M] Wo zhen xiang ken ni liang kou. {我真想啃你两口: J'ai envie de te mordre deux fois (J'ai envie de te donner deux bises)}. J'ai demandé plus tard à WU et aux autres collègues (étudiants chinois) pourquoi il avait utilisé le mot "啃" ([en M] ken: mordre), au lieu du mot "吻" ([en M] wen: donner un baiser). La réponse unanime a été que "吻" pouvait être perçu comme étant trop direct, alors que " 啃" semblait moins réel, affaiblissant ainsi le contenu de l'acte. En résumé, afin de minimiser la menace contenue dans un acte de langage, et visant la face du récepteur, un acteur essaie d'en contrôler les effets. Il adopte pour cela un certain nombre de stratégies dont les objectifs sont de redéfinir cet acte dangereux pour l'autre, soit en feignant sa non-existence, soit en recourant à certains procédés indirects de transmission, ou même à s'en distancier résolument. Les processus de communication employés par les Chinois, et analysés ici, expliquent l'impression que donnent les membres de cette communauté d'être extrêmement "prudents", "indécis" et "évasifs" dans leur manière de s'exprimer, ce qui apparaît souvent comme incompréhensible pour les Occidentaux. Il s'agit en fait du produit de tout un système de normes et de représentations qui caractérise la culture chinoise depuis des millénaires et qui s'exerce notamment dans les relations interpersonnelles. Celles-ci, comme je l'ai signalé à plusieurs reprises, dérivent des usages relationnels intrafamiliaux. Les membres d'une même famille sont unis par des liens de sang où dominent essentiellement les sentiments d'affection qui se transmettent de génération en génération. De ce fait, les principes qui régissent les relations sociales se basent plutôt sur les sentiments humains que sur les raisonnements. L'idéal, dans une relation sociale, comme dans une relation familiale, c'est l'existence d'un climat d'harmonie, ainsi que l'expriment les adages suivants: "家和万事兴" ([en M] Jia he wan shi xing: La paix familiale rend florissantes toutes les choses), "和气生财 " ([en M] He qi sheng cai: Bonne entente fait richesse). Pour 36 préserver cette harmonie, il faut bien entendu éviter tout conflit. Or, les êtres humains diffèrent entre eux à partir de tous les éléments qui composent leur personnalité, et les conflits sont souvent inévitables. Alors, le meilleur moyen de parvenir à la bonne entente, c'est de recourir à "la voie du juste milieu" ([en M] zhong yong zhi dao 中庸之 道) consistant à éviter tout jugement définitif ou tranché, c'est-à-dire tout comportement extrême 1. Pour les Chinois, les lois d'un pays sont trop rigides pour résoudre un problème touchant le domaine familial. On dit souvent en Chine: "清官难断家务事" ([en M] Qing guan nan duan jia zhong shi. Le juge le plus clairvoyant ne peut pas juger les affaires familiales). Il en est de même pour tout conflit interpersonnel qui se résout mieux au moyen de négociations tenant compte de l'intérêt des deux parties. Cette volonté de bonne entente et ce choix du juste milieu expliquent les stratégies d'évitement, de prudence et de retrait appliquées par les Chinois, en cas de menace éventuelle contre la face du partenaire ou plus exactement en cas de conflit interpersonnel virtuel. 2.3. Offrir une compensation au partenaire Selon Goffman, on peut parler, dans une "offense virtuelle", d'un "offenseur virtuel", c'est-à-dire d'un individu perçu comme étant l'attaquant le plus probable et d'un "ayant droit virtuel", personne qui a le plus évidemment souffert de l'offense (1973b : 113). Ainsi, à la suite d'une offense, l'offenseur est soumis a l'obligation de fournir une sorte de compensation pour les torts qu'il a causés, et le prix en sera d'autant plus élevé que les torts seront plus graves. Parallèlement, la victime s'attend à un acte réparateur équivalent de la part de l'offenseur. Brown et Levinson parlent à ce propos du "principe de balance" selon lequel un manque de respect pour la face d'autrui constitue une sorte de dette qui doit être l'objet d'une réparation appropriée et proportionnelle au dommage causé, si l'on veut maintenir une qualité de relation qui suppose un respect mutuel pour la face de chacun (1987 : 236). En effet, si on faillit à une réparation, cela peut être perçu par le partenaire comme un affront plus grave encore que l'offense initiale et entraîner une rupture de la relation. 1. Selon Y.T. Lin, dans le nom "中国" ([en M] zhong guo: Pays du milieu), le terme "milieu" se réfère non seulement à la situation géographique de ce pays, mais aussi aux normes qui s'y pratiquent (1990 : 100). 37 Dans cette partie, je vais analyser une autre série de stratégies consistant cette fois, non pas à fermer les yeux sur un acte menaçant ni à s'en distancier, mais à lui fournir une compensation pour neutraliser ses effets. Cette compensation peut s'effectuer sous la forme d'un autre acte satisfaisant la face du partenaire ou d'une excuse orientée vers l'acte fautif du locuteur lui-même, ou encore d'un remerciement orienté vers la faveur offerte par le partenaire. 2.3 a. Compenser un dommage chez le partenaire par une offrande rituelle Il s'agira ici des stratégies par lesquelles l'acteur, à l'occasion d'un acte menaçant de sa part pour la face de son partenaire, se conduit en sorte de lui offrir un acte tendant à lui "donner de la face", telle qu'une offrande rituelle, afin de contrebalancer le dommage qu'a pu ou que peut causer son acte menaçant. Tous les actes visant à "donner de la face", analysés au chapitre 4, peuvent servir à cette fin, ce qui constitue d'ailleurs l'une de leurs fonctions principales, pouvant être distinguées, comme on l'a vu, suivant l'expression d'une déférence et suivant l'expression d'une familiarité. Stratégie 8 Compenser un dommage chez le partenaire par une expression de déférence L'expression de la déférence vise ici deux objectifs: d'une part, elle veut montrer que, malgré son acte menaçant, le locuteur n'a aucune intention réelle de nuire à la face de son interlocuteur dont il reconnaît la supériorité ou la valeur; d'autre part, elle cherche à fragiliser l'interlocuteur pour lui faire mieux admettre cet acte menaçant. Parmi les stratégies que choisira l'acteur, on peut citer "Exprimer de la déférence", "Valoriser la présence de l'interlocuteur", "Considérer l'interlocuteur comme objet d'attention", "Exalter la valeur de l'interlocuteur", "S'amoindrir pour élever l'interlocuteur" (cf. chapitre 4). Exemple 146 19 h 30. Devant le bar. M. CAO, porteur de plats, veut demander quelque chose à Mlle YANG, demoiselle de bar: CAO -- [en M] A ni jin tian zhen piao liang. (啊,你今天真漂亮: Ah, comme tu es belle aujourd'hui). 38 YANG -- [en M] Shi ma? (是吗?: C'est vrai?) CAO -- [en M] Qing gei wo yi bei leng cha. (请给我一杯冷茶: Donne-moi une tasse de thé glacé, s'il te plaît). YANG -- [en M] Wo jiu zhi dao ni you shi qiu wo. Bu ran zui bu hui zhe me tian. (我就知道你有事求我。不然嘴不会这么甜: Je savais que tu avais quelque chose à me demander, sinon tu n'aurais pas été aussi mielleux). CAO a adressé d'abord un compliment à son interlocutrice pour faire passer ensuite sa demande véritable. De même, il arrive qu'avant de manifester un désaccord, on exprime d'abord son approbation; qu'avant de lancer une critique, on émette d'abord une louange. Stratégie 9 Compenser un dommage chez le partenaire par une expression de familiarité L'expression de familiarité qui accompagne un acte menaçant fait également fonction de modérateur rituel, signalant à l'interlocuteur qu'aucune hostilité n'est à craindre, que l'acte menaçant ne saurait nuire aux bonnes relations réciproques et que la personne du partenaire reste toujours digne de considération, sinon d'affection. En effet, un acte menaçant effectué dans un contexte amical, perd beaucoup de ses effets offensants. On peut citer, parmi les stratégies de familiarité: "Exprimer de l'intimité", "Exprimer une attitude sympathique", "Insister sur un terrain commun avec l'interlocuteur", "Changer de point de vue pour se fondre avec l'interlocuteur", "Agir en bon coopérateur" (cf. chapitre 4). Le sourire est probablement le facteur de modérateur rituel le plus significatif pour un acte menaçant. Faire une critique en souriant permet de la présenter comme relevant de la fonction ludique et de la désamorcer en ce qu'elle a de désobligeant: Exemple 147: Normalement, les employés doivent arriver à 18 h 30 pour dîner avant de commencer le travail à 19 h. Un jour, Mme BAI, caissière et Mme CHIU, demoiselle de bar, arrivent à 19 heures moins cinq. 39 Patron -- [en souriant, en M] Ji wei xiao jie ji dian shang ban a? (几位小姐几点上班啊? : Mesdemoiselles, vous commencez à travailler à quelle heure?) BAI -- [en M] Wo men chi wan fan le. (我们吃完饭了: Nous avons déjà mangé). Plus tard, Mme BAI vient me dire que ce reproche était sans importance, car le patron le leur avait adressé sur un ton gentil. On peut constater que, dans les stratégies employées pour réparer l'acte menaçant au moyen d'un autre acte de nature à "donner de la face", ce dernier peut avoir lieu avant ou après le premier, ou simultanément en s'appuyant sur les ressources langagières, telles que le choix de langue, les traits prosodiques, les gestes, etc.. Ces stratégies compensatrices appartiennent directement aux principes régissant un échange social, ce qui entraîne deux sortes de conséquences: d'une part, une offrande n'est jamais gratuite et provoque toujours chez le bénéficiaire certaines présomptions quant aux intentions de l'offrant car elle peut annoncer l'émergence d'un acte menaçant; d'autre part, une compensation devant être proportionnelle au dommage causé, une trop grande face donnée pour une menace mineure pourra causer un déséquilibre. Ainsi, un client du restaurant qui règle l'addition avec un chèque de 150F en ajoutant 20F pour le pourboire s'expose davantage à une demande de pièce d'identité qu'un client déposant un chèque de 300F avec seulement 10F de pourboire, le premier étant considéré comme trop généreux pour qu'on puisse lui faire pleine confiance. Deux traits semblent caractériser ce système de compensation dans la culture chinoise. D'abord, on peut l'associer aux principes mêmes de l'échange social, de même qu'à la logique de "coeur pour coeur" ([en M] yi xin huan xin 以心换心). C'est-à-dire que le système chinois touche davantage l'aspect affectif que l'aspect rationnel de l'interaction. Ainsi, quand on bénéficie d'une compensation symbolique (un compliment, par exemple), on peut oublier que nos droits ont été remis en question; quand un individu de condition supérieure est invité à dîner par des inférieurs, il lui deviendra plus difficile par la suite de maintenir son ascendant sur eux. C'est ce qu'exprime une expression courante: "吃了人家的嘴短,拿了人家 的手软" ([en M] Chi le ren jia de zui duan, na le ren jia de shou ruan: Après avoir accepté une invitation, on devient faible en parole, et 40 après avoir reçu un cadeau de quelqu'un, on devient faible en action); dans le restaurant, quand un serveur perçoit un gros pourboire (20F ou 30F) posé sur le chèque, il peut se sentir très gêné de demander une pièce d'identité. Ce premier trait en engendre un deuxième: la compensation chinoise dépasse de loin sa fonction réparatrice et devient souvent une stratégie de contrôle sur les autres. C'est la raison pour laquelle, les Chinois ont tendance à placer l'acte consistant à "donner de la face" avant l'acte menaçant, afin de retenir à l'avance les dispositions psychologiques de l'interlocuteur. Cette stratégie est nourrie par le Taoïsme dans lequel on trouve ce principe: "Pour prendre, il faut d'abord donner" ([en M] Jiang yu qu zhi, bi xian yu zhi 将欲取之,必先予之). Ainsi, dans la vie quotidienne, on peut donner une petite face pour en obtenir une plus grande; on "fait un petit sacrifice pour s'attirer un grand bénéfice" ([en M] Chi xiao kui zhan da bian yi 吃小亏占大便宜); on envoie un cadeau à l'autre pour provoquer en lui une condition de débiteur, ce qui va lui permettre d'éventuelles manipulations ultérieures. Un cadeau accompagné d'une telle intention est appelé en chinois "糖衣炮弹" ([en M] tang yi pao dan: une balle enrobée de sucre). Si cette stratégie de détour s'avère efficace parmi les Chinois, elle perd souvent de son efficacité lorsqu'elle est appliquée aux Occidentaux. Ainsi, les partenaires commerciaux maintiennent leur intransigeance, dans la négociation, même à la fin d'un repas auquel ils sont invités; un client français dont la veste a reçu quelques gouttes de vin et auprès de qui le serveur s'excuse sincèrement et lui apporte une serviette mouillée pour effacer les taches, peut réclamer quand même le prix du nettoyage. Toutes ces réactions à une bienveillance étonnent beaucoup les Chinois qui voient se confirmer ainsi leur mentalité traditionnelle: "非我族类,其 心必异" ([en M] Fei wo zu lei, qi xin bi yi: Les étrangers n'ont pas le même coeur que nous). 2.3 b. Compenser un dommage chez le partenaire par des excuses Les excuses, tout comme les actes conduisant à "donner de la face" en matière de compensation, tendent à neutraliser un acte menaçant de la part du locuteur. Mais elles consistent cette fois, pour le locuteur, non pas à élever le statut de l'interlocuteur par rapport au sien, mais à se rabaisser en se reconnaissant coupable. Le caractère rituel des excuses réside dans le fait qu'elles visent à satisfaire une attente chez l'interlocuteur désireux qu'on respecte sa face (son 41 prestige social, ses territoires personnels) et à montrer que, malgré l'acte menaçant venu du locuteur, la valeur de sa face reste intacte. Selon Goffman, "s'excuser, c'est se couper en deux parties, une partie coupable d'une offense, et une partie qui se dissocie du délit et affirme sa foi en la règle offensée" (1973b : 116). Stratégie 10 S'excuser En s'excusant, le locuteur affirme à l'interlocuteur qu'il est conscient de ses torts et qu'il est prêt à assumer son erreur, à lui offrir une réparation et à restaurer la qualité de leurs relations. Je vais examiner maintenant les différentes sous-stratégies mises en oeuvre dans les conduites d'excuses. 1) Reconnaître l'empiétement opéré sur le territoire de l'interlocuteur Tout en reconnaissant ce type d'empiétement, l'acteur montre à l'autre qu'il est conscient de la valeur de sa face qu'il ne remet nullement en cause et qu'il est prêt, le cas échéant, à assumer l'application d'une sanction sociale. Exemple 148 M. CAO, porteur de plats, veut me demander de l'accompagner à la préfecture de police. CAO -- [en M] Wo zhi dao zhe hui lang fei ni hen duo shi jian. Dan wo zhi neng kao ni le. Yin wei lao lei de fa yu jiang de bu qing chu. (我知道这会浪费你很多时间。但我只能靠你了,因为老雷 的法语讲得不清楚。: Je sais bien que ça te fera perdre beaucoup de temps, mais je ne peux compter que sur toi, car Lao LEI n'arrive pas à s'exprimer clairement en français). Moi -- [en M] Bu yao jin. (不要紧: C'est pas grave). LEI est le beau-frère de CAO. L'excuse de CAO comportait en fait deux types de compensation: la reconnaissance de son empiétement sur mon territoire avec un bénéfice pour ma face, car, en dénigrant les capacités de LEI, il valorise les miennes. 2) Manifester ses propres regrets quant à l'acte menaçant Dans ce cas, l'acteur essaie d'indiquer à son interlocuteur que son acte menaçant n'est pas délibéré et qu'il le trouve lui-même regrettable. Ainsi, l'auto-accusation peut entrer en jeu: 42 Exemple 149 Presque 19 h, dans la 4 ème rangée où les employés se détendent après leur dîner. M. YAN, maître d'hôtel, veut demander une cigarette à M. CHUI, porteur de plats: YAN -- [en M] Xiong di, you yan ma? Ta ma de, wo wang zai jia li le. (兄弟,有烟吗?他妈的,我忘在家里了: Mon frère, tu as des cigarettes? Merde, j'ai oublié les miennes à la maison). En s'accusant ainsi de négligence, YAN a montré à son interlocuteur qu'il était fâché contre lui-même d'avoir dû effectuer un acte menaçant. 3) Demander pardon "Pardon" est une exclamation riche de significations. Dire pardon, c'est se reconnaître coupable, c'est également exprimer sa volonté de rétablir l'équilibre de la relation. Exemple 150 16 heures. Après le travail, M. ZHUANG Quan, cuisinier, est en train de lire des journaux à la table 1, les pieds posés sur une chaise. Le patron arrive. Patron -- [en T] A chuang, ka mai mahng yi den. (阿全,脚不要放在椅子上: Ah Quan, ne mets pas tes pieds sur la chaise). ZHUANG retire aussitôt ses pieds. Patron -- [en souriant, en T] Dui m zu. (对不起: Pardon). ZHUANG -- [en T] Boi zo ni. (没什么: De rien). Ayant réalisé que sa critique était un peu trop brutale, le patron a dû s'excuser auprès de son subordonné. Les trois sous-stratégies que je viens d'analyser peuvent d'ailleurs être utilisées isolément ou en combinaison. Il convient de souligner, à propos des excuses, que, de même qu'à l'occasion de représentations sociales, elles revêtent un caractère théâtral: on peut jouer, exprimer un remords sans le ressentir vraiment, exagérer la gravité d'une offense envers l'interlocuteur, etc.. Cela est le 43 cas lorsque le locuteur, en se heurtant contre quelqu'un, lui dit promptement "pardon" et reçoit de l'autre une réponse comme "de rien" alors qu'il attend peut-être de lui un autre "pardon". Dans ce cas, le locuteur peut se sentir blessé, car il dit "pardon" par politesse alors qu'au fond de sa conscience, il ne se sent pas coupable. 2.3 c. Compenser la générosité du partenaire avec des remerciements Les remerciements constituent un autre moyen de compensation et diffèrent des excuses. Ils sont centrés sur la relation sociale unissant l'offrant et le bénéficiaire, alors que les excuses concernent la relation sociale unissant l'offenseur à l'offensé. Les remerciements ont deux fonctions fondamentales dans la vie sociale, ainsi que les explique André-Larochebouvy: "Dans l'ensemble des interactions verbales, la fonction première des remerciements est d'accuser réception et de manifester la reconnaissance requise lors d'un service rendu, d'une faveur obtenue, etc.. Leur fonction secondaire mais fréquente est d'accuser réception des dispositions aimables de l'interlocuteur et de l'assurer qu'elles sont reconnues et appréciées" (1984 : 167). Stratégie 11 Remercier Le caractère rituel des remerciements peut résider également dans le fait qu'ils font part au donnateur de la reconnaissance du récipiendaire sur la façon dont il remplit son rôle social et lui démontrent que ce dernier possède au moins un des traits de caractère d'une personne honorable: la conscience des faveurs qu'il reçoit. On peut distinguer également, comme pour les excuses, trois sous-stratégies: 1) Reconnaître la valeur de l'acte généreux de l'interlocuteur Par là, le locuteur essaie de montrer à l'interlocuteur que son acte tombe à propos, qu'il est important et utile pour lui et que ce geste est apprécié à sa juste valeur: Exemple 151 23 h 30. Le cuisinier a préparé un riz cantonnais en plus. M. CAO, porteur de plats, me le propose: CAO -- [en M] You chao fan, ni yao ma? (有炒饭,你要吗?: Il y a du riz cantonnais, tu en veux?) 44 Moi -- [en M] Yao. Wo du zi zheng e ne. (要。我肚子正饿呢: Oui, j'ai justement très faim). L'offre de CAO a donc été appréciable pour moi. Chez les Chinois, si l'on refuse une action bienveillante, on risque de blesser la face de l'auteur de cette action. Parfois, on accepte l'offrande à contre-coeur, mais on fait semblant d'être satisfait. Ainsi, certains chefs cuisiniers sont méchants envers les garçons mais gentils avec les jeunes filles, surtout si elles sont belles. Ils leur proposent souvent quelque chose à manger à la fin du travail. Mme TANG, porteuse de plats, s'est plainte un jour d'un chef cuisinier: "Des fois, je n'ai pas faim. Mais comme il a déjà préparé ce plat pour moi, je suis obligée de le prendre et de le manger, sinon, je blesserais sa face". 2) Admettre une dette Ce procédé consiste, pour le locuteur, à confirmer à l'interlocuteur qu'il se reconnaît comme débiteur envers lui et qu'il est prêt à s'acquitter de cette dette: Exemple 152 Mlle XIAO, serveuse, me demande de m'occuper de ses clients, car elle suit des cours de conduite automobile et ne pourra pas arriver avant 20 h: XIAO -- [en M] Ni lao bang wo de mang, zhen bu hao yi si. Deng wo you le jia shi zheng zhi hou, ni xu yao shi, wo bang hui ni de mang. (你老帮我的忙,真不好意思。等我有了驾驶证之后,你需 要时,我帮回你的忙: Tu m'aides toujours, je suis vraiment confuse. Quand j'aurai mon permis, je t'aiderai à mon tour quand tu en auras besoin). XIAO reconnaît ainsi la valeur de mon aide en me promettant un service en retour. 3) Exprimer sa reconnaissance Une formulation explicite de remerciements a pour but de montrer à l'offrant que le bénéficiaire reconnaît sa générosité et qu'il y est sensible. C'est la raison pour laquelle l'absence de remerciements est souvent perçue comme un affront. Exemple 153 45 Dans notre restaurant, chaque serveur a son secteur de service. Un jour, les clients de M. KONG veulent commander alors que celuici est très occupé par une autre table. Mlle CHEN prend la commande pour lui: CHEN -- [en F] Voilà les fiches. KONG -- [en F] Tu en es sûre? CHEN -- [en F] Tu ne dis même pas merci et tu me demandes ça. Si CHEN était mécontente de KONG, c'est parce que celui-ci s'était comporté en "ingrat": au lieu de remercier celle qui l'avait aidé, il a seulement manifesté ses doutes quant à l'efficacité de l'aide fournie, mettant directement en cause la compétence de l'autre. Les trois sous-stratégies de remerciements peuvent être utilisées seules ou en combinaison. Tout comme pour les excuses, l'acteur peut théâtraliser ses remerciements. Il peut exagérer la valeur de l'offrande, s'épancher en manifestations de reconnaissance pour de menus services comme s'il s'agissait de riches cadeaux. Les expressions employées pour les remerciements diffèrent souvent d'une culture à une autre. A l'issue d'une petite enquête que j'ai menée à ce sujet au restaurant, on s'aperçoit que les clients français disent souvent "merci" à chaque geste de service effectué par le serveur, alors que les clients chinois ne disent "merci" que lorsqu'ils demandent une faveur particulière. Pour les Chinois, des supérieurs sont moins tenus de dire "merci" à leurs inférieurs qu'à l'inverse. De ce fait, on peut dire que le "merci" français, utilisé de façon non sélective et presque automatiquement, est moins significatif que le "merci" chinois utilisé en respectant la hiérarchie reflétant les relations interpersonnelles. Une deuxième différence. Pour les Chinois, un "merci" qui manifeste la considération due à une relation de distance sera considéré comme un affront pour un bénéficiaire étroitement lié à l'exécutant. Ainsi, il est inconvenant de dire "merci" à ses proches (parents, frères et soeurs, époux ou épouse), ce qui est illustré par le dicton "是亲不用谢" ([en M] Shi qin bu yong xie: Les proches ne se remercient pas). C'est pourquoi, parmi les réponses qui succèdent à des remerciements, on trouve des expressions telles que "自己人,别 客气" ([en M] Zi ji ren, bie ke qi: Entre les siens, point tant de façons), "你这样就见外了" ([en M] Ni zhe yang jiu jian wei le: Si tu fais comme ça, tu me considères comme quelqu'un du dehors). Les 46 Chinois sont souvent étonnés que les Français disent "merci" aussi bien à leurs parents qu'à leurs enfants. Une troisième différence. A un compliment, les Français ont l'habitude de répondre par un "merci", alors que les Chinois adoptent plutôt une attitude de rejet. Il y a d'abord le rejet du contenu du compliment. Par exemple: "哪里哪里" ([en M] Na li na li: Pas du tout, pas du tout). "不敢当" ([en M] Bu gan dang: Je n'ose accepter). Puis, il y a le dénigrement du comportement de l'interlocuteur. Par exemple: "别胡说" ([en M] Bie hu shuo: Ne dis pas n'importe quoi), "算了吧" ([en M] Suan le ba: Arrête), "你有什么意图" ([en M] Ni you shen me yi tu? : Où veux-tu en venir comme ça?). A cause de cette dernière différence, un comportement jugé sympathique ou aimable chez les uns peut provoquer un effet désagréable chez d'autres. Cela dépend des règles appartenant à chaque culture. Un Français qui accepte promptement un compliment peut apparaître "peu modeste" aux yeux d'un Chinois, alors que ce dernier qui refuse un compliment peut paraître à un Français quelque peu hypocrite. Les stratégies 8 à 11 ont ce trait commun qu'elles consistent toutes à fournir une compensation à l'interlocuteur. En fait, elles varient beaucoup dans leurs applications et dans leurs caractéristiques. D'abord, les actes accomplis pour "donner de la face" constituent une sorte de haussement du statut de l'interlocuteur, alors que les excuses et les remerciements correspondent plutôt à un fléchissement de celui du locuteur, "coupable" ou "débiteur". Puis, les actes visant à "donner de la face" à l'autre s'ajoutent à l'acte menaçant du locuteur et leur absence sera perçue simplement comme un manque de modération, alors que les réactions d'excuses et de remerciements seront intégrées aux autres actes, leur absence étant considérée comme un manque de civilité, voire comme un affront au second degré, dérivant non pas de l'acte menaçant initial, mais du trouble provoqué par l'absence d'une activité réparatrice. Enfin, les remerciements réagissent à un acte généreux de l'interlocuteur, à la différence des actes voulant "donner de la face" et des excuses qui sont liés à un acte menaçant du locuteur vis-à-vis de l'interlocuteur. Ces trois types de stratégies compensatoires, bien que différentes, représentent une sorte de menace contre la face du locuteur lui-même, les actes qui "donnent de la face" impliquant l'élévation de l'interlocuteur et par conséquent le rabaissement du locuteur, les excuses et les remerciements étant par nature des actes humiliants 47 pour le locuteur. Cela explique pourquoi, pour réaliser ces actes, le locuteur ressent parfois la nécessité de s'en distancier par exemple en adoptant une langue formelle ou le ton de la plaisanterie. Cela explique également pourquoi un acteur se sent parfois obligé d'épargner à son partenaire les sentiments d'obligation envers lui. Je reviendrai ultérieurement sur ce dernier point. 3. AIDER L'INTERLOCUTEUR A PROTEGER SA FACE Je viens d'analyser, dans la partie précédente, certaines stratégies où l'acteur essaie de se préoccuper de la face de l'interlocuteur. Pour cela, il va éviter de l'offenser, ou bien il va minimiser toute menace venant de lui-même ou compenser ce dommage par un acte satisfaisant pour la face de son partenaire. Il existe également d'autres techniques de protection où l'acteur ne se comporte pas en offenseur virtuel, mais en aide, comme quelqu'un qui se soucie des sentiments de son prochain et prend les initiatives adéquates pour sauvegarder l'image que son partenaire s'efforce de projeter au cours de sa représentation. L'entraide des participants constitue en fait un des caractères fondamentaux de l'interaction sociale. Ainsi que le fait remarquer Goffman: "Alors qu'on admet volontiers qu'aucune impression ne subsisterait si l'on n'employait pas des procédés défensifs, on accepte moins facilement l'idée que peu d'impressions pourraient subsister si elles n'étaient pas reçues avec tact" (1973a : 22). Les stratégies visant à aider l'interlocuteur à protéger sa face ressemblent à celles que le locuteur utilise pour protéger la sienne propre: il fait pour autrui ce qu'il voudrait qu'on fasse pour lui-même. 3.1. Aider l'interlocuteur à sauvegarder le spectacle De même que l'acteur cherche à enterrer sa propre perte de face, il doit aider son partenaire à enterrer la sienne. Le tact consiste à faire semblant d'oublier ou de ne rien remarquer, à redéfinir l'événement de sorte qu'il ne soit plus perçu comme une perte de face ou à la faire disparaître des yeux du public. Stratégie 12 l'interlocuteur 48 Fermer les yeux sur la perte de face de Dans la vie sociale, il arrive que, dans certaines circonstances, nous fassions en sorte de passer inaperçus. Le tact veut, dans ce cas, que les autres évitent de révéler notre présence. Ainsi, au restaurant, quand un serveur est en retard et qu'il entre par la porte de derrière, on prend soin de ne pas le saluer, surtout lorsque le patron est présent; si quelqu'un est en train de manger dans un coin, on évite de l'appeler ou de passer près de lui; de même, il est inconvenant de saluer quelqu'un dans les toilettes; quand un collègue fait un faux pas ou une étourderie, il vaut mieux feindre de n'avoir rien remarqué, en s'efforçant de réprimer ou de dissimuler tous signes de perception de l'incident qui pourraient mettre ce collègue dans l'embarras: Exemple 154 22 h 30. M. LEI, maître d'hôtel, bavarde avec des clients chinois à la table 78. Tout à coup, un des clients, qui lisait le menu, demande à LEI ce qu'il y a dans la soupe C1: Client -- [en C] C yak yab bing yao di meh yeh a? (C1 里面都有些什么呢?: Qu'est-ce qu'il y a dans la soupe C1?) LEI -- [en C] Li go mang tai na hou nang gong. (这个问题嘛,很难说: Quant à ce problème, c'est difficile à dire). Client -- [en C] Oh oh. (哦哦: Oh, oh). Le client ainsi que les autres participants ont compris que LEI était distrait et avait mal interprété la question. Mais personne n'a révélé sa méprise. Le client a hoché la tête et les autres ont laissé LEI poursuivre son discours avec un sourire aimable. Seul M. CAO, derrière LEI, m'a envoyé discrètement une grimace complice. Stratégie 13 Redéfinir l'événement Là, l'acteur reconnaît, avec l'interlocuteur, qu'un événement malencontreux a eu lieu, impossible à ignorer, mais il essaie de le transformer en un acte peu menaçant ou neutre ou même en un acte plutôt favorable pour la face de l'interlocuteur: Exemple 155 Avant le travail, Mlle CHEN, serveuse, a l'habitude de se maquiller en haut de la 4 ème rangée. Un jour, en montant les 49 marches, elle fait un faux pas, manque de tomber et se retrouve presque par terre. M. CAO, porteur de plats qui est à côté, plaisante: CAO -- [en M] You jin zi da jia fen a. (有金子大家分啊: Si tu trouves de l'or, il faudra le partager avec moi). La plaisanterie de CAO a transformé la culbute de CHEN en l'acte volontaire de quelqu'un qui se courbe pour ramasser quelque chose et qui maîtrise bien ses mouvements. Stratégie 14 Barrer la vue au public Pour appliquer cette stratégie, il ne s'agit pas de fermer les yeux sur la perte de face de l'interlocuteur, mais d'aider celui-ci à dissimuler ce déficit au public: Exemple 156 21 h 15, Mlle BI, demoiselle de chariot, passe dans ma rangée pour présenter aux clients des spécialités à la vapeur: BI -- [en F] Ca, ce sont des raviolis de crevettes, ça, ce sont des camarades au curry... Moi -- [en F] Oui, des calmars au curry, C'est spécial et c'est bon. BI rougit en s'apercevant de son lapsus. Je la console tout bas: Moi -- [en M] Bu yao jin, mei ren ting jian. (不要紧,没人听见: C'est pas grave. Personne n'a entendu). Au lieu de dire "calmars au curry", BI a prononcé "camarades au curry". Mon intervention rapide voulait couvrir ce lapsus en faisant semblant de répéter une phrase correcte. 3.2. Tirer l'interlocuteur de son auto-rabaissement Comme l'on l'a déjà vu au chapitre 4 et dans la partie 2.3 du présent chapitre, un acteur, pour donner de la face aux autres ou leur fournir une compensation, est parfois obligé d'effectuer des actes qui, par nature, menacent sa propre face. Par exemple, des termes d'adresse respectueux ou des compliments envers les autres, des auto-critiques, etc.. A certains actes du partenaire, un acteur sensible devra donc opposer des actes anti-menaces ayant une fonction positive d'entraide. Stratégie 15 S'opposer à l'auto-rabaissement de l'interlocuteur 50 Si l'acte dans lequel un acteur s'oppose au partenaire est en général considéré comme déplaisant, il ne l'est pas si cette opposition vise l'acte auto-dépréciatif de l'autre, étant donné que celui-ci, en se comportant ainsi, attend non pas un agrément, mais une opposition. C'est ce jeu même qui rend possible la stratégie choisie pour attirer une évaluation favorable sur soi-même en opérant un autorabaissement (cf. chapitre 3). On peut noter trois procédés utilisés contre l'auto-rabaissement de l'interlocuteur. 1) S'opposer à l'opinion exprimée dans l'auto-rabaissement L'acteur répond en niant l'opinion auto-dépréciative de son partenaire soit en lui fournissant une opinion différente ou contraire, soit en la substituant par un compliment: Exemple 157 19 h 30. Près du bar. M. REN, serveur, fait des compliments à Mlle LI Jing, demoiselle de bar devant les autres serveurs: REN -- [en M] Ni men fa xian mei you, a jing yue lai yue piao liang le? (你们发现没有?阿静越来越漂亮了: Est-ce que vous avez remarqué que Ah Jing devenait de plus en plus belle?) LI -- [en M] Bie xun wo kai xin le. Wo shi pi bao gu tou, tai shou le. (别寻我开心了。我是皮包骨头,太瘦了: Ne te moque pas de moi. Je sais que je suis trop maigre. Je n'ai que la peau et les os). REN -- [en M] Ni bu dong. Nü hai zi yao shou. Shou cai miao tiao. (你不懂。女孩子要瘦,瘦才苗条: Tu ne comprends pas. Une jeune fille doit être maigre. C'est la minceur qui donne la ligne). REN a interprété la maigreur, objet d'auto-rabaissement de LI en un avantage pour elle. 2) Renverser la cause de l'auto-rabaissement Dans cette situation, l'acteur essaie de montrer à l'interlocuteur que son auto-rabaissement n'est pas fondé: Exemple 158 Conversation entre M. WU, serveur et M. DAI, porteur de plats: WU -- [en M] Wo zuo tian dian cuo le yi ge cai.. (我昨天点错了一个菜: Hier, j'ai fait une erreur de commande). 51 DAI -- [en M] Cuo yi ge suan shen me? Ta men yi tian yao cuo san si ge. ( 错 一 个 算 什 么 ? 他 们 一 天 要 错 三 四 个 : Que signifie une erreur? Eux, ils font trois ou quatre erreurs par jour). En mettant WU en comparaison avec les autres serveurs, DAI lui a montré qu'il avait peu de choses à se reprocher, mais qu'il pouvait plutôt être fier de lui-même, puisqu'il faisait moins d'erreurs que ses collègues. 3) Critiquer le comportement même d'auto-rabaissement Ici, l'acteur ne s'attaque ni au contenu, ni à la cause de l'autorabaissement de son partenaire, mais il conteste directement son comportement, afin d'en détruire les effets. Exemple 159 Dialogue entre M. CAO, porteur de plats, et M. WU, serveur. CAO -- [en M] Wo zhong wen shu fa lian de bu duo. (我中文书法练得不多: Je n'ai pas fait suffisamment d'exercices en calligraphie chinoise). WU -- [en M] Bie jia qian xu le. Shui bu zhi dao wo men zhong jian ni de zhong wen zi xie de zui piao liang. (别假谦虚了。谁不知道我们中间你的中文字写得最漂亮?: Ne fais pas le modeste. Tout le monde sait que, parmi nous, c'est toi qui as la plus belle écriture chinoise). WU a considéré le comportement de CAO comme une manifestation de fausse modestie, et a donc jugé son autorabaissement comme non fondé. En fait, on peut qualifier de frauduleux certains autorabaissements de l'interlocuteur, puisque leur objectif n'est pas l'autodépréciation, mais l'espoir d'une réaction contraire lui permettant de s'élever davantage. A ces auto-rabaissements qui provoquent une opposition, la réaction coopérative de notre acteur, conscient de la règle du jeu, consiste à satisfaire les attentes du partenaire en y opposant une opinion contraire, en en détruisant sa raison d'être ou en infirmant la valeur de cet acte. Il convient de souligner que les actes de langage, comme ceux évoqués dans les exemples précédents, ne sont pas les seuls à provoquer une opposition. Certains actes sociaux dont le bénéfice 52 revient au partenaire, s'accomplissent parfois dans l'espoir d'être refusés. Ainsi, dans mon pays natal, à l'occasion de certaines fêtes, la tradition veut qu'on s'offre des cadeaux sous forme de plats préparés (poulet, poisson, porc, gâteaux de riz, etc.) posés dans un panier spécial. La politesse du bénéficiaire se révèle dans le fait de ne pas tout accepter et de retourner sans délai un autre cadeau dans le même panier. Cela permet à l'offrant de préparer délibérément un panier surabondant afin de se le voir retourner aussi rempli ou même davantage. Cette tradition se perpétue encore et le même état d'esprit se reflète dans d'autres comportements typiques des Chinois: lancer une invitation formelle que l'autre refusera forcément ou proposer un service avec la certitude qu'il ne soit pas accepté. C'est cela même qui explique qu'une invitation doit être renouvelée pour être acquise et qu'une insistance est toujours nécessaire (cf. chapitre 4). 3.3. Réduire le sentiment d'obligation morale de la part de l'interlocuteur Si l'on commet une offense vis-à-vis d'une autre personne, ou si l'on reçoit d'elle une offrande, on ressent aussitôt un sentiment d'obligation morale, d'où la raison d'être des excuses et des remerciements qui sont, par nature, menaçants pour la face de leur auteur. Un acteur qui se soucie quelque peu de ce sentiment du devoir chez l'autre essaiera de réduire les effets de son offrande ou ceux de l'offense commise par l'autre, en déclarant ouvertement qu'il n'attache aucune importance aussi bien à ce qu'il a offert qu'à ce qu'il a souffert. L'issue prévisible de ce procédé aidera l'interlocuteur à rétablir son équilibre psychologique. Deux stratégies sont à examiner dans ce domaine. Stratégie 16 l'offrande Réduire la gravité de l'offense et la valeur de Par cette stratégie, l'acteur essaie de convaincre son interlocuteur que l'offense commise par lui n'est pas significative et que l'offrande qu'il lui a fournie ou va lui fournir est de peu d'importance. Ainsi, au cas où le partenaire demande un service, on peut répondre: "C'est très facile pour moi". Avec un hôte qui a cassé un verre, on va plaisanter: "Si un objet ancien ne s'en va pas, le neuf ne viendra pas". De même, pour inviter un ami à dîner, on prendra soin de lui dire: "Viens prendre un repas simple à la maison"; en donnant un cadeau à un ami, on 53 expliquera: "Je ne l'ai pas acheté. J'en ai beaucoup chez moi"; ayant préparé un repas copieux, on dira aux convives: "Il n'y a pas beaucoup de choses à manger, ne faites pas de façons" ou "Ma femme ne sait pas faire la cuisine" ou encore "Veuillez excuser ma maladresse dans l'art de cuisiner", ce qui pourrait surprendre les Français et les amener à considérer les Chinois comme des hypocrites, étant donné que, dans les mêmes circonstances, ils vont plutôt dans le sens inverse et diront: "C'est ma spécialité", "Je prépare cela seulement pour vous", "J'ai mis des heures à préparer cela", ce qui a tendance à illustrer le fait qu'on éprouve une certaine considération pour les convives. Stratégie 17 l'offrande Transformer la nature de l'offense et celle de Par cette stratégie, l'acteur cherche à renverser l'ordre des choses en faisant comme si l'acte de l'interlocuteur n'était pas offensif mais généreux, ou bien que, de sa part, il ne s'agit pas d'une offrande, mais d'une offense. Supposons que l'interlocuteur demande un service à notre acteur, celui-ci lui dira: "C'est me donner de la face que de me demander ça". De même, pour convier l'autre à déguster un plat, on lui dira: "Aide-moi à le finir". Un autre moyen pour atténuer le sens de l'offrande, c'est de faire comme si l'interlocuteur n'en était pas personnellement le bénéficiaire: Exemple 160 23 h 30. Un client que j'ai servi n'a pas touché du tout à un plat complet de "Spécialités du chef" qui coûte 78F. Je décide de l'offrir à M.CAO, porteur de plats: Moi -- [en M] Lao cao, yao bu yao ba zhe ge cai dai hui jia gei ni nü er? (老曹,要不要把这个菜带回家给你女儿? : Lao CAO, veux-tu emporter ce plat à la maison pour ta fille?) CAO -- [en M] Yao, xie xie. (要,谢谢: Oui, merci). CAO et moi, nous savions pertinemment que c'était lui le bénéficiaire direct de mon offrande. Mais en disant qu'elle était adressée à sa fille, d'ailleurs absente, j'ai réussi à réduire le sentiment de dette que CAO pouvait ressentir à mon endroit. En effet, destiner l'offrande à une tierce personne, surtout à un enfant, est un moyen que les Chinois utilisent souvent pour en 54 minimiser la valeur. Par exemple, pour célébrer la naissance d'un bébé, on offre de l'argent (500F ou 1 000F) aux parents en disant: "C'est un petit cadeau pour le bébé". En résumé, les excuses et les remerciements constituent des réactions de notre part vis-à-vis du partenaire, les excuses faisant suite à une offense que nous avons commise envers lui, et les remerciements succédant à une offrande que nous en avons reçue. Les stratégies tendant à réduire le sentiment d'obligation vis-à-vis de l'autre sont orientées vers les mêmes réactions, mais de la part de notre partenaire. Ces stratégies consistent à épargner ce dernier de l'obligation d'excuses pour une offense commise contre l'acteur ou de l'obligation d'un remerciement pour une offrande reçue de celui-ci, c'est-à-dire à réduire son sentiment de culpabilité dans le premier cas, et sa condition de débiteur dans le deuxième. On voit, à travers les stratégies analysées ci-dessus, que les Chinois n'hésitent pas à renoncer à leur droit à réparation pour une offense subie et à réduire la valeur de leur offrande à l'égard du partenaire. Soucieux des sentiments éprouvés par les autres, un Chinois cherche non seulement à se comporter de façon généreuse ou inoffensive, mais aussi à préparer son partenaire à une issue satisfaisante pour lui. En effet, la tolérance et la générosité envers son prochain sont considérées comme des vertus qu'un homme doit posséder. On retrouve ces principes dans les dictons suivants: "得饶人处且饶人" ([en M] De rao ren chu qie rao ren: Pardonnez les autres autant que vous pouvez), "宽大为怀" ([en M] kuan da wei huai: Traitez les autres avec indulgence). Ainsi, un acteur qui se préoccupe des sentiments de son partenaire doit non seulement éviter de l'offenser, mais également essayer de le comprendre pour l'aider dans ses difficultés. Son intervention spontanée peut être considérée elle-même comme un signe amical pouvant être classé parmi les actes tendant à "donner de la face" analysés au chapitre 4, à cette différence près que, dans ce dernier cas, il s'agit d'une action initiale, alors que dans le cas présent, il s'agit d'une réaction de notre acteur soit à une perte de contrôle du partenaire sur sa propre représentation, soit à un auto-rabaissement de celui-ci, soit encore à une offense qu'il commet envers notre acteur ou à une offrande qu'il en reçoit. Ces stratégies consistent toutes à aider le partenaire à sauver sa face de la même façon que notre acteur désire le faire pour la sienne propre. 55 4. CONCLUSION L'effet combiné entre son propre besoin de face chez l'acteur et la conscience de ce même besoin chez son partenaire conduit les interactants à compter l'un sur l'autre pour la protection mutuelle de leur face et à coopérer dans le but d'établir un consensus temporaire pour que le déroulement de l'interaction soit aussi serein que possible. Les stratégies visant à protéger la face du partenaire correspondent à celles que l'acteur entreprend pour protéger la sienne et appartiennent aux "échanges réparatifs" (terme de Goffman) consistant soit à éviter une rupture, soit à y remédier si l'on ne sait pas ou si l'on n'a pas su l'éviter. Certaines stratégies que l'acteur utilise pour la protection de sa propre face sont réutilisées pour protéger celle de la face de l'autre. Ce sont là des stratégies d'"évitement", de "redéfinition", de "distanciation", de "compensation", etc.. On peut toutefois relever deux différences fondamentales entre ces deux types d'actes protecteurs. D'abord, et cela paraît évident, l'acteur se trouve, dans le premier cas, le bénéficiaire de ses actes alors que dans le deuxième cas, il en fait bénéficier son partenaire. Puis, si dans le premier cas, l'acteur cherche surtout à soigner son image, à sauver la face perdue et à se défendre contre toute menace en provenance du partenaire, dans le deuxième cas, son champ d'action est plus large: il doit protéger son partenaire non seulement contre toute offense virtuelle dont lui-même serait responsable, mais aussi contre une menace provenant du partenaire (que ce soit une perte de contrôle ou un auto-rabaissement). Si le fait de se protéger réciproquement la face est un trait commun à toute interaction humaine et constitue une règle fondamentale de tout jeu social, il apparaît que chaque culture présente ses spécificités, tant sur la question de savoir "contre quoi on protège la face de l'autre" que sur "comment la protéger". Plusieurs usages, caractéristiques des Chinois, semblent se dégager des stratégies analysées dans ce chapitre. D'abord, préoccupés de l'image publique mutuelle, les Chinois cherchent avant tout à se protéger contre toutes sortes de menaces mettant en péril leur réputation morale et leur prestige social. Ils placent la notion de paix, individuelle et collective, avant leurs droits personnels et peuvent sacrifier ces droits à la sauvegarde de leur image, de sorte que les conflits se résolvent par la bonne entente et aboutissent à la bonne entente. Par ailleurs, les Chinois, soucieux qu'ils sont de cette harmonie, préfèrent, dans leurs contacts interpersonnels, la réserve à la démonstration, la prudence à 56 l'impulsion, l'implicite à l'explicite, la souplesse à la rigidité. Ces modes de communication, qui répondent à la culture orientale, s'opposent fréquemment à celles en usage dans la culture occidentale, ce qui conduit certains chercheurs à avancer l'hypothèse que les peuples orientaux seraient limités dans leur développement psychique. Ainsi, parlant de la culture japonaise, Barnlund émet les hypothèses suivantes: "The Japanese, because they explore inner reactions less often and at more superficial levels, may be less known to themselves" (BARNLUND, 1975 : 431)."There is raison to believe that restrictions on expression may limit psychic developpment" (ibid. : 453). A cette opinion, je voudrais émettre trois objections. D'abord, s'il est vrai que les Chinois, comme les Japonais, cachent souvent leurs sentiments intimes, ils ne les cachent pas à tout le monde: ils peuvent les exposer clairement et même davantage que les Occidentaux, auprès de ceux qu'ils considèrent comme "des leurs". Puis, d'après moi, la révélation spontanée de ses sentiments n'implique pas nécessairement la bonne connaissance de soi-même. La culture chinoise insiste sur une "introspection" qui permet également de connaître le monde et soimême, et cela peut-être de façon plus subtile et à un niveau plus profond. Enfin, pour les Chinois, l'attitude de réserve ne saurait être considérée comme une limite psychique. Elle signifie plutôt une bonne maîtrise de soi et de la situation, de même qu'elle constitue un moyen réfléchi et délibéré pour l'accomplissement de l'harmonie sociale, tâche primordiale pour tout acteur social. 57