LETTRE OUVERTE À MGR MARTIN VEILLETTE, PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE DES ÉVÊQUES CATHOLIQUES DU QUÉBEC PAR JEAN RENAUD (Texte intégral) Monseigneur, J’ai longtemps hésité à écrire cette lettre ouverte. Je n’ai rien à y gagner ni probablement rien à y perdre. Et puis, mon goût des polémiques est passé. Si je m’y laisse encore entraîner par devoir ou par naïveté et aussi, sans doute, par exaspération, je suis malheureusement parvenu à cet âge de la lassitude où bêtise, lâcheté, bassesse ne surprennent plus guère. M’y suis-je habitué ? Peut-être les ai-je trop acceptées comme ces vieux amis qui ont mal tourné, mais qui nous sont trop familiers pour que leurs vices nous choquent vraiment. Et puis, je retrouve ces misères si facilement en moi. Je suis guetté autant que vous sans doute par « l’esprit de vieillesse » qu’évoquait Georges Bernanos. La différence est que, n’étant ni évêque ni journaliste, il m’est moins difficile de tourner le dos aux sottises de mon siècle. C’est à Bernanos justement que j’ai pensé en lisant votre lettre du 28 avril 2009 au Député d’État des Chevaliers de Colomb « à propos du cours d’Éthique et de culture religieuse ». Lui aussi, en son temps, en aura vu de ces évêques qui plutôt qu’être hommes de Dieu préférèrent le rôle avantageux d’hommes de l’État ; lui aussi en rencontra des sages selon ce monde prêts à tout sacrifier, et d’abord l’honneur. Vous vous croyez certainement, Monseigneur, un réaliste. Soit. Je ne vous reprocherai nullement, d’ailleurs, votre prudence, ni même votre pusillanimité. Nos habiles croient sages de se courber, de ne jamais irriter l’adversaire – de ne pas même suggérer qu’il puisse y avoir un adversaire. La prodigieuse, la mystérieuse lâcheté de certains clercs est peut-être le signe en creux d’une vocation au martyre secrètement refusée, refus qui a empoisonné la source même de leur vie morale, la paralysant d’une peur constitutive. Voilà peut-être la cause de cette démission fondamentale que tant de religieux expriment par leur voix, par leurs gestes, par leurs regards. Ces hommes d’Église qui essaient surtout de sauver les meubles craignent peut-être qu’en parlant trop haut, on leur enlève le peu qu’ils possèdent encore. Mais leur prudence d’administrateur les mènera plus sûrement à la ruine que s’ils agissaient en apôtres. Quand ils tomberont, ce sera dans l’indifférence : on ne se sacrifie pas pour des administrateurs ! Encore une fois, je ne vous reproche pas ces faiblesses trop humaines. Le véritable scandale est de vous voir à la tête de ceux qui crachent sur nos libertés. L’État s’est attaqué à une liberté fondamentale des familles et l’Assemblée des évêques catholiques du Québec a participé activement à cette sale besogne. On reconnaîtra un jour que ce qui reste du peuple canadien-français, c’est cette poignée de pères et de mères de famille trahis, abandonnés, insultés non seulement par les médias, par l’élite libérale et antichrétienne, mais par ses pasteurs. D’autres que moi vous pardonneront cette trahison active, enthousiaste, empressée. Face à cette abjection hyperactive, je ne serai pas si généreux. Le prêtre est celui qui monte le plus haut et qui descend le plus bas. Corruptio optimi pessima : le pire est la corruption du meilleur. Montalembert se désolait de « l’adoration servile » de la force et du pouvoir qu’il constatait dans le clergé. Mgr Veillette, vous demandez dans un style aux mains jointes qui dissimule mal des manières cauteleuses et autoritaires que les parents catholiques tolèrent passivement une négation arbitraire et despotique de leurs droits. Non content de rester le silencieux complice des puissants de ce monde, vous vous êtes attaqué aux faibles et aux petits qui auraient dû compter sur votre protection. Les gens de votre espèce craignent aujourd’hui de passer pour des « catholiques intégristes », comme disent d’incultes gazetiers ; demain, ils auront honte de passer pour catholiques tout court. Vous rétorquez qu’ils sont peu nombreux à s’opposer au cours ÉCR : « 1645 demandes d’exemption pour l’ensemble du Québec, alors qu’il y a environ 900 000 élèves », ditesvous. Je ne sais ce qu’il faut admirer le plus dans cet argument : la bêtise qu’il annonce – oui, les réalistes sont bêtes à force de perdre de vue l’essentiel ! – ou la bassesse d’âme qu’il dénote. Que nos libertés politiques, surtout parmi les Canadiens français, soient défendues par peu, cela est dans l’ordre. Demandez-vous un instant ce qu’il faut de courage, sinon d’héroïsme, chez les parents pour s’opposer à la volonté de l’État, au risque de pénaliser leurs enfants ! Les libertés de tous ont toujours été sous la protection de quelques-uns. C’est une aristocratie morale qui s’est levée et que vous avez tenté de décourager. Les majorités sont ordinairement silencieuses, soumises au plus fort, indifférentes au vrai, au juste, au bien. Mais la grande majorité des parents n’en est pas moins hostile à l’obligation du cours d’éthique et de culture religieuse. Et il n’est pas honnête, il est même vil de votre part de le dissimuler. Quelle est la cause profonde de ce collaborationnisme de l’Église québécoise ? Un religieux de votre diocèse, le père Claude Lacaille, pmé, de Trois-Rivières, dans un article odieux intitulé « La barque de Pierre aux mains de pirates vêtus de pourpre » que tout évêque digne de ce nom aurait blâmé avec vigueur, l’avoue aussi inconsciemment que candidement : « Il faut redonner aux évêques, uniques successeurs des apôtres, leur rôle de dirigeants des églises locales et assumer collégialement la gouvernance de l’Église universelle avec le pape. » Le thème de la « collégialité » est simplement ici le cache-museau de ce qui constitue le mal profond de l’Église du Québec : le gallicanisme. Cette demi-hérésie, cette hérésie pour les tièdes, née en France au XVe siècle, a été freinée plus que détruite par le premier concile du Vatican, qui proclama, on s’en souvient, le dogme de l’infaillibilité pontificale. Elle a vite repris de la vigueur dès le début du XXe siècle, grâce à ce modernisme condamné par Pie X. Il serait superficiel d’y voir une simple volonté d’indépendance envers la papauté. Contrepartie catholique du protestantisme libéral, le gallicanisme, comme le modernisme, est aussi et surtout une maladie de curé : cet individualisme ecclésiastique, soumis d’avance à l’idéologie dominante et au subjectivisme ambiant, accrédite une religion à la carte, infiniment complaisante envers les exigences hystériques d’un moi insatiable et autodéifié. Péguy, en 1909, a discerné la responsabilité cléricale derrière cette civilisation inchrétienne : « (...) tout le dépérissement du tronc, le dessèchement de la cité spirituelle (...) ne vient aucunement des laïcs. Il vient uniquement des clercs. » Il y a plus grave que l’apostasie avouée : il y a l’apostasie secrète, inconsciente. Trop de prêtres et de théologiens ont renié le christianisme sans le savoir. Ce ne sont plus des chrétiens ; ce sont des modernes. Qui croit à la présence réelle chez nos gallicans locaux ? Et qui sait qu’il n’y croit plus ? Le subjectivisme est pire qu’une hérésie en ce qu’il constitue la perte radicale du sens même de la vérité. Une telle démission de l’intelligence s’adapte très bien à la tendance cléricale au louvoiement. Et aussi au prurit de l’action. La pastorale, lorsque pénétrée de subjectivisme, s’apparente de plus en plus à de la simple propagande. L’attention maniaque aux médias est d’autant plus naturelle chez celui qui ne croit pas à une vérité objective que l’intrigue, la manœuvre procédurière, l’habileté à influencer les esprits deviennent pour lui les seules véritables vertus. Par malheur, un peuple d’apostats ne peut que perdre, avec le sens de la vérité, celui de la liberté. Le jeune Victor Hugo, en 1834, a aperçu la cause de cette dégradation : Nous portons dans nos cœurs le cadavre pourri De la religion qui vivait dans nos pères*. Ce pourrissement progressif – et même progressiste – nourrit de ses miasmes la haine du catholicisme. Car nos élites savent très bien que le catholicisme est leur ennemi intime, que c’est lui ou elles. Le « gallican », en son ressentiment contre Rome, contre sa vertu d’attrait et de congrégation, contre sa puissance d’unification et de composition, est le complice idéal de ces astucieuses cliques, d’autant plus qu’installé dans la place, il joue à l’hyperchrétien. Monseigneur, par vos basses flatteries envers l’État québécois, vous ressemblez davantage à un fonctionnaire attentif à conserver ses privilèges qu’à un évêque. Mgr Ponce Pilate ! C’est le surnom le plus charitable que l’on puisse vous donner. Saint-Jean, Île d’Orléans, 22 mai 2009 Charles Péguy, Véronique, in Œuvres en Prose 1909-1914, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 366. *