Qualité de Vie et Vieillissement Philippe Corten Université Libre de Bruxelles L'élévation de l'espérance de vie, la proportion grandissante de personnes très âgées dans la population, l'amélioration constante des techniques de réanimation ont en même temps vu émerger une nouvelle position paradigmatique dans le champ des soins de santé: la Qualité de la Vie. L'accent étant mis sur la vie ajoutée aux années plutôt que sur les années ajoutées à la vie! Encore faut-il savoir ce que recouvre le concept de Qualité de la Vie. Or, il n'y a pas de définition consensuelle de la Qualité de la Vie (WHOQOL groupe, 1995) comme il n'y a pas de consensus sur ce qu'est le Bien-Etre ou la Santé, excepté la définition inscrite dans la constitution de l'OMS: "La Santé est un état de complet Bien Etre physique, psychologique et social" (WHO 1948) D'aucuns même, se demandent si la Qualité de la Vie est un concept. L'engouement pour ce terme, son utilisation dans des acceptions extrêmement variées, soulève la question de savoir si ce n'est pas un slogan servant d'emballage cadeau pour masquer nos illusions quant à pouvoir atteindre les objectifs fixés à Aima Ata en 1975 (WHO 1975): "La Santé pour tous en l'an 2000". Au mieux, serait-ce un maquillage à la mode pour parler de vieux concepts comme la dépression et l’anxiété. Qu'est-ce que la Qualité de la Vie? C'est ce que je vous propose d'explorer au cours de cette conférence, à travers les grandes tendances qui ont traversé le monde scientifique et soignant, ces 30 dernières années. Et, à partir de chaque courant conceptuel, nous nous pencherons sur quelques implications spécifiques liées au vieillissement. A l'origine le terme de Qualité de la Vie est un slogan, un slogan politique, un slogan typiquement Américain, un slogan lancé par Lyndon B. Johnson en 1964 dans son message à la 1 nation intitulé "The great Society". Ce Slogan s'inscrit dans le coeur même de la constitution Américaine de Jefferson qui fait, du bonheur, un droit inaliénable de tout citoyen Américain. Il s'inscrit aussi dans la perspective de ‘L’American Way of Life', lancée par Herbert Hoover, en donnant une perspective morale à la recherche du confort et des biens matériels. Ce terme va avoir un succès immédiat, renforcé, dix plus tard, par le déclaration d'Alma Ata de l'OMS. Trois grands courants conceptuels vont émerger: 1. La Qualité de la Vie vue sur son aspect environnemental. 2. La Qualité de la Vie en relation avec la Santé. 3. La Qualité de la Vie abordant tous les domaines de la vie et vue comme un tout. La Qualité de la Vie environnementale. Les premières études ont concerné les secteurs proches des programmes politiques: pollution, nuisances, crimes, délinquance, revenus, confort, indicateurs sociaux... Elles se basaient, essentiellement, sur des critères objectifs. Ainsi, a-t-on pu établir une cartographie de la meilleure à la pire des villes américaine. Une grande étude fut lancée en 69 par l'US Département of Health and Education et elle aboutissait à deux conclusions qui allaient donner au concept de Qualité de la Vie une nouvelle dimension. a) "On ne mesure pas le bonheur d'un Américain à la longueur de sa piscine". A partir de ce moment, un autre type d'approche de la Qualité de la Vie va donc émerger : la Qualité de la Vie subjective. b) D'autre part, du moins dans les recherches immédiatement postérieures, il va être mis en évidence que si l'on veut étudier la Qualité de la Vie Subjective, il n'y a qu'un seul observateur compétent pour dire que sa vie est de qualité ou pas: c'est le sujet lui-même. Comme le disait Irwin et Kamman dans le titre d'un de leurs articles: "Si vous voulez savoir combien je suis heureux, eh bien, vous n'avez qu'à me le demander" Implications des recherches sur la Qualité de la Vie environnementale et le vieillissement. Malgré les lacunes de ces études, elles nous apprennent cependant une série de détails sur les facteurs environnementaux pouvant avoir un impact sur la Qualité de la Vie des personnes âgées. 2 A) Par exemple, si l'on analyse le revenu effectivement disponible par ménage (c-à-d lorsqu'on a retiré les taxes, les frais professionnels, et les frais incompressibles de subsistance), on constate que, dans la plupart des pays occidentaux, les personnes âgées se trouvent dans des situations significativement plus enviables que leurs congénères âgés entre 50 et 60 ans. Par contre la dualisation y est plus marquée: d'une part des personnes âgées vraiment dans l'aisance et d'autre part des personnes âgées en situation de précarité. B) D'autres études concernent le lieu de vie: ville/campagne, quartier commercial/quartier verdoyant, vue sur rue/vue sur jardin. On constate, là, une plus grande satisfaction chez les personnes âgées vivant en ville, dans une rue commerciale avec vue sur rue plutôt qu'à la campagne ou avec vue sur jardin. Ce genre de constatation est, évidemment, en rapport avec le seuil critique de stimulation externe et est à prendre en compte dans les programmes de réhabilitation des personnes âgées par exemple. C) Une autre constatation est, qu'à symptomatologie égale et troubles fonctionnels égaux, la Qualité de la Vie des personnes âgées vivant chez elles est significativement meilleure que celle des personnes âgées vivant en Maison de Repos. A peu près toutes expriment le souhait de pouvoir mourir chez elles. Il faut savoir que seuls 5% des personnes âgées vivent en institution. L'immense majorité, donc, vit à domicile. Ceci souligne l'importance à accorder, en priorité aux soins permettant un tel maintien au domicile. D) Enfin, sur le plan sociologique, ROUSSEL d'une part et Ségolène ROYAL d'autre part, ont mis en évidence combien, ces 40 dernières années, alors que les personnes âgées étaient de plus en plus actives et autonomes, combien la distance entre leur habitation et celle de leurs enfants n'a cessé de diminuer (50% à moins de 5km l'une de l'autre), la fréquence des visites n'a cessé d'augmenter, ainsi que le flux des échanges tant sur le plan matériel qu'affectif. Au point que l'on pourrait dire que les personnes âgées n'ont jamais été aussi peu isolées qu'aujourd'hui, tout en ayant perdu tout rôle social, excepté des rôles substitutifs ou de 2d ordre. Ainsi donc, la Qualité de la Vie amène à se poser cette question fondamentale: Vivre, d'accord, mais pour quoi et pour qui? La Qualité de la Vie reliée à la santé Lorsque l'OMS va décréter que la santé n'est pas uniquement l'absence de maladie, les chercheurs dans le champ de la médecine, vont explorer d'autres composantes que la symptomatologie, la morbidité ou la mortalité. 3 A nouveau, la première démarche se fera du côté des variables objectives ou objectivables. Ainsi va naître toute une réflexion autour de l'implication des troubles fonctionnels sur la santé. Qualité de Vie liée à la Santé Mal-Etre - Souffrance - Détresse Evénements de vie Stress Bio-Psycho-Social Coping Invalidité Déficience Handicap Intellectuel Facteurs de risques Médiateurs Mortalité Morbidité Pronostic Habiletés Compétences Fonctions - Somatiques - Psychiques - Sociales Symptômes - Somatiques - Psychiques - Effets secondaires Ce sont surtout les fonctionnalités physiques qui vont être prises en compte à travers la mobilité et les capacités à assumer les activités de la vie quotidienne (exemple: Katz, Barthel), mais la sphère psychique (à travers la capacité relationnelle, par exemple) et la sphère sociale (à travers l'incapacité à travailler ou les rôles sociaux) ont aussi été appréhendées. L'échelle de Qualité de Vie la plus utilisée fut le Sickness Impact Profile, mais il existe des échelles spécifiques à la gériatrie comme le bonhomme Géronte de Leroux, l'échelle de Patron, celle du CICPA à Genève ou la grille de dépendance d'Italo Simeone. Sur le plan psychiatrique, la plus connue est le GAF qui est l'axe 5 du DSMIV, dont le reproche majeur est de mélanger dans un même score deux dimensions: la gravité des symptômes et les troubles fonctionnels. Cette approche a donné lieu à une littérature abondante, concernant les habiletés sociales et les compétences, de même qu'un essai de classification par l'OMS. Cette classification, n'a cependant pas eu le succès escompté vu ses difficultés sémantiques en particulier en psychiatrie. Elle tentait de différencier Déficience, Incapacité et Handicap. 4 - La déficience correspond à toute perte de substance ou altération d'une structure ou d'une fonction. - L'incapacité correspond à toute réduction de la capacité à accomplir une activité ‘normale’. - L'handicap correspond à un désavantage pour exercer pleinement un rôle. A côté des troubles fonctionnels, le monde médical a continué également à élargir le champ des études sur la symptomatologie. Ainsi, à côté de la symptomatologie somatique, il a été souligné, combien il était important de prendre en compte également la symptomatologie psychique et de concevoir des classifications multiaxiales. Ainsi, lorsqu'on veut étudier la Qualité de la Vie liée au Cancer ou à la Chirurgie Cardiaque, de tenir compte, non seulement des symptômes directement liés à la maladie, mais aussi de symptômes comme l'anxiété et la dépression, de même que l'impact de la maladie sur l'entourage. Une attention particulière a été portée sur les facteurs de risques et les médiateurs. En ce qui concerne les personnes âgées, le maintien en activité a montré un impact important tant sur la santé physique que le maintien d'un mental alerte. Enfin sur le plan des essais cliniques, une prise en compte des effets secondaires des traitements et de leurs impacts sur les capacités fonctionnelles, a de plus en plus été systématique. Ce n'est que vers la fin des années 80, début des années 90, que l'on voit réellement apparaître les aspects subjectifs de la santé, en introduisant une dimension très médicale, mais fondamentale: la souffrance. La souffrance est d'abord étroitement liée à la douleur, mais peu à peu elle a englobé la détresse psychologique pour aboutir à ce que la littérature appelle le Bien-Etre Subjectif mais qui, bien souvent se limite au Mal-Etre Subjectif. Le General Health Questionnaire de Goldberg est à ce titre un exemple illustratif. Une littérature abondante va se développer d'une part autour des événements de Vie et d'autre part autour du Stress et des mécanismes de Coping ou d'adaptation. Une étude intéressante, en ce qui concerne les personnes âgées, a notamment été réalisée sur l'effet des antidépresseurs tricycliques. Ces médicaments sont connus pour entraîner des effets secondaires de types cholinergiques comme la sécheresse de bouche. Dans l'absolu, cette symptomatologie ne peut être considérée comme grave sur le pan médical et peut être généralement corrigée. Sur le plan fonctionnel, elle entraîne quelques difficultés: manger sans salive rend les aliments difficiles à avaler, parler la bouche sèche est handicapant. Mais ce ne sont là que troubles fonctionnels mineurs. Par contre, au niveau du désagrément, on constate un impact majeur de cette problématique chez les personnes âgées qui ont un dentier. 5 Une autre dimension, généralement inclue dans le concept de Qualité de vie liée à la Santé, est une dimension temporelle, avec une préoccupation à nouveau très médicale: le pronostic1. "A comprehensive Health Status measure must include not only the current state, it must include the expected transitions to other states of Wellness over the course of time" Kaplan R.M. & Busch J.W. 1982 Cette dimension inclura, théoriquement tant les modifications objectives que les aspirations et les expectations du patient face à la santé2. Deux approches différentes de cette question apparaissent dans la littérature: l'une centrée sur le patient, l'autre sur des préoccupations économiques. Lorsqu'elle est centrée sur le patient, les auteurs insistent sur le fait que les événements doivent être intégrés dans un plan de vie global3 et que l'impression de pouvoir contrôler ce qui arrive est un prédicteur significatif de Qualité de Vie, notamment chez les patients cancéreux4. Beaucoup d'auteurs mentionnent l'importance des théories de K.C. Calman (1984), insistant sur le côté réaliste que doivent avoir les aspirations et expectations pour que la vie soit de qualité. "In other words, Calman claims Life Quality can be maintained and improved by seeing to it that the individual get what he want. However, this does not simply mean that individual's hopes and expectations are registred and then fulfilled: Calman pointsout that the goals set by the agent must be realistic" Häyri M. 1991 Plus l'écart serait grand, moins la Qualité de Vie serait bonne. "There is indirect and direct evidence to suggest that happiness, in large part, is a consequence of the gap between one's expectations and achievements" Najman J.M. & Levine S. 1981 1 Patrick D.L. & al 1973, Kaplan R.M. & Busch J.W. 1982, Jenkins C.D. & Staton B.A. 1984, Wenger N.K. 1984, Kaplan R.M. 1985a, Kaplan R.M. & Anderson J.P. 1988a & 1990 2 Mason R. & Faulkenberry G.D. 1978, Najman J.M. & Levine S. 1981, Calman K.C. 1984, McCullough C.B. 1984, H‰yri M. 1991, Sartorius N. 1991, Parmenter T.R. 1994, WHOQOLgroup & al 1994, Dedhiya S. & Xiaodong Kong S. 1995, Testa M.A. & Simonson D.C. 1996 3 Cohen C. 1982 4 Lewis F.M. 1982 6 L'autre approche part des théories du Capital Humain, développées dès après la deuxième guerre mondiale5. Cette théorie était très discriminatoire dans la mesure où la santé des riches était mieux évaluée car elle entraînait plus de gains financiers. Cette théorie a évolué vers des analyses coût/bénéfice (calculés en unités monétaires), puis en analyses coût/efficience ou coût/utilité (calculés en années de vie gagnées ou, mieux, en années de vie gagnées en bonne santé). C'est dans cette perspective que le modèle de QALY(Quality Adjusted Life Years) est apparu6, pour aboutir à l'équation suivante: Treatment Value = QALY - Cost if QALY= Number of Years * Quality of Years "The objective of economic appraisal is to ensure that as much benefit as possible is obtained from resource devoted to Health Care. In principle, the benefit is measured in terms of effect on life expectancy adjusted for Quality of Life" Williams A. 1985 Le principe de cette méthode d'approche développée par G.W. Torrance7 et appliqué à la psychiatrie par R.M. Rosser8, est celui du pari: un traitement qui prolonge la vie mais avec des séquelles ou un autre qui maintient les fonctions mais au prix d'une vie abrégée9. L'avantage de ce modèle est de pouvoir intégrer une dimension subjective (le pari) et des indicateurs objectifs comme la mortalité ou la morbidité. Cette approche a, cependant, fait l'objet de beaucoup de critiques sur le plan éthique10 parce que les indices sont calculés sur base d'une enquête sur échantillons de patients -voire même de populations générales- et que rien ne dit que le patient que l'on soigne fera les mêmes choix11! "Human judgement studies are used to determine weights for different states. We have asked random samples of citizen from the community to evaluate relative desirability of a good number of health 5 Dublin L. & Lotka A. 1946, Weisbrod B. 1961, Rice D. & Cooper B. 1967 Weinstein M.C. & Stason W.B. 1977, Weinstein M.C. 1980 7 Torrance G.W. 1976 & 1987 8 Rosser R.M. 1988 9 Parmenter T.R. 1994 10 Carr-Hill R.A. 1989 6 7 conditions" Kaplan R.M. & Anderson J.P. 1990 Néanmoins, cette dimension a permis de développer un modèle permettant d'établir le rôle de la Qualité de Vie en rapport avec le bénéfice attendu d'un traitement, dans le cadre des maladies chroniques12. Bénéfice attendu d'un traitement & rôle de la Qualité de la Vie; Traitement Outcomes Sécurité Risques Efficacité Années en bonne santé Confort Qualité de Vie Bénéfice Bénéfice net compliance Pour résumer donc, les études de la Qualité de la Vie liée à la santé ont développé une approche multiaxiale, tenant compte des symptômes, des troubles fonctionnels et de la souffrance. L'instrument le plus utilisé dans la littérature est le Nottingham Health Profile. Néanmoins, la recherche médicale se montre extrêmement frileuse quant à une réelle prise en compte de la dimension subjective émise par le patient. Gill et Feinstein ont publié une étude édifiante à cet égard dans le JAMA en 1994: 85% des articles ne définissent pas ce qu'ils entendent par Qualité de la Vie 52% n'expliquent pas pourquoi ils ont sélectionné telle ou telle échelle. Aucun, ne fait de distinction entre Qualité de la Vie liée à la santé et Qualité de la Vie comme un tout. 83% ne demandent pas l'avis au patient lui-même 87% ne prévoient pas de rubrique "autre" ou de question ouverte. 11 12 H‰yri M. 1991 Testa M.A & Simonson D.C. 1996 8 92% ne demandent pas si les domaines étudiés sont importants ou non. Mais bien plus que ces critiques, ce qui frappe c'est que dans la plupart de ces études la Qualité de la Vie y est définie négativement: absence de symptôme, absence de troubles fonctionnels, absence de souffrance. Est-ce vraiment cela, la Qualité de la Vie? Ne faut-il pas quelque chose en plus que l'absence de souffrance, comme le plaisir surajouté? Ne faut-il pas quelque chose de plus que l'absence d'handicap, comme la capacité à se dépasser? Ne faut-il pas quelque chose de plus que l'absence de symptôme, comme la vitalité et l'énergie? Par ailleurs, ces recherches se sont peu intéressées à l'impact du support social et familial, de même que sur les valeurs qui animent chaque individu et qui peuvent fonder telle ou telle personne à continuer à se battre pour vivre. Une fois de plus, nous revenons à cette question fondamentale: Vivre, d'accord, mais pour quoi, pour qui? Implications des recherches sur la Qualité de la Vie reliée à la santé et le vieillissement. Quelles que soient les critiques, ces études ont cependant mis en évidence un certain nombre d'observations qui ne manquent pas d'intérêt en ce qui concerne la prise en charge des personnes âgées. A) D'abord des constatations quasi tautologiques: "le vieillissement est caractérisé par une augmentation constante des maladies avec comorbidité et de l'handicap fonctionnel. L'handicap fonctionnel touchant les personnes âgées même lorsqu'elles sont en bonne santé". B) Mais plus fondamental, et touchant à l'éthique des prises en charges: "Quel est le prix de la souffrance ajoutée?". Jusqu'où l'obstination médicale doit- elle aller? Et il ne faut pas lui reprocher de vouloir tout faire pour sauver quelqu'un. Mais à partir de quand cette pugnacité devient de l'acharnement thérapeutique? A cette question, du prix de la souffrance, les recherches sur Qualité de la Vie, excepté celle portant sur la Qualité de la Vie décisionnelle (QUALY's)-arrivent régulièrement à la même réponse: "C'est au sujet, lui-même, en priorité, à en déterminer le prix". D) Sur le plan fonctionnel, ces études ont mis en exergue, une série de difficultés, 9 maintenant bien connues, chez les personnes âgées: comme la nécessité d'augmenter le degré d'attention pour mémoriser, comme les troubles de la mémoire temporaire, liée au fonctionnement du circuit de Papez, du genre "Mais où ai-je mis mes lunettes" ou bien "Où sont mes clés" pour les quelles une série de procédures éducatives sont possibles, comme les difficultés face à l'accélération des technologies nouvelles. E) Moins connues du public sont les difficultés dues à l'accélération subjective de la perception de l'écoulement temporel. En effet, si pour nous les personnes âgées sont ralenties, dans leurs têtes à elles, le temps file. Cette accélération subjective liée au vieillissement commence en fait dès la naissance. Souvenez-vous de votre enfance et ce que représentait un mercredi après-midi de congé. Reportez-vous maintenant à aujourd'hui et à ce que représente un même mercredi après-midi. Lewis Caroll a bien stigmatisé cette constatation dans une lettre répondant à Agnes Hull qui ne voulait pas devenir vielle et laide comme Mrs Hachley. "Ma chère Ag, honnie Votre lettre, où vous me parliez de vos petits chats, m'a fait bien plaisir, mais je vous trouve bien injuste envers Mrs Hachley et bien sévère avec vous-même lorsque vous me dites que vous préféreriez mourir que de devenir vieille et laide comme cette sorcière. Je vous comprends, lorsque vous me dites que vous ne voulez pas devenir aussi laide et je suis d'accord avec vous lorsque vous la comparez à une sorcière. Mais, quant à vieillir... Avez-vous songé, ma chère Ag, au plaisir que représente le fait d'arriver à l'heure du cake tous les quarts d’heure? Lewis Caroll. " F) Ces recherches ont également abouti à la mise en évidence de fonctionnalités qui tiennent contrairement à ce que pense l'opinion publique et un certain nombre de personnes âgées elles-mêmes. Ainsi en est-il de la sexualité. On ne connaît pas de limite physiologique de la sexualité liée au vieillissement. Quel que soit l'âge, on constate qu'un certain nombre de personnes âgées continuent à avoir une sexualité complète et épanouissante. Ainsi, dans la tranche d'âge des plus de 80 ans qui ont encore la chance de vivre en couple, constate-t-on que près de 20% d'entre eux ont encore une activité sexuelle régulière. La Qualité de la Vie comme un tout 10 Si la Qualité de la Vie environnementale a pris racine dans les sciences connexes au politique et la Qualité de la Vie reliée à la santé dans le monde médical, la Qualité de la Vie comme un tout a émergé dans le champ de la psycho-sociologie. Les premières études, fin des années 60, sont parties de l'approche du bonheur exprimé (Cantril, Bradburn) supposant une balance entre les affects positifs (plaisir, joie, dynamisme...) et les affects négatifs (anxiété, craintes, tristesse...) et ont rapidement abouti à la constatation qu'il était surtout lié aux affects positifs. Dans un certain nombre de situations, même, une certaine dose de stress et de risque pouvant être vécue positivement. Headey (1983), plus tard, a mis en évidence que Well-Being et Ill-Being sont deux variables indépendantes. Certaines maladies, comme le cancer, peuvent évoluer longtemps sans que l'individu ne les perçoive et inversement, on peut se sentir mal, alors qu'on est en bonne santé. Par ailleurs, ces recherches insistent sur le fait que la santé n'est qu'un domaine de la vie et que, même, on a l'impression que chacun cherche à maintenir un Quantum Constant de Qualité de la Vie. Quand quelque chose va mal, spontanément, l'individu réorganiserait l'impact des domaines sur sa Qualité de la Vie. Ainsi, paradoxalement, l'on voit fréquemment une personne atteinte d'une maladie gravement invalidante relativiser l'importance de la santé. D'où toute l'importance, pour ces auteurs, d'envisager chacun des domaines de vie pertinents pour un individu. Ces auteurs soulignent aussi combien une même situation peut avoir une coloration différente si un support social existe (c-à-d des personnes signifiantes pour le sujet, ayant à son égard une attitude positive, valorisante, aimante) et si il y a possibilité de partager ses émotions. Les figures emblématiques de ce mouvement sont Campbell d'une part et Andrews de l'autre; l'un étant plus un concepteur, l'autre un méthodologiste. Pour ces auteurs, la Qualité de la Vie se caractérise par un regard cognitif, un jugement sur son vécu de bien-être: "est-ce que cela fait assez?" et donc l'indicateur princeps est la satisfaction exprimée face aux divers domaines de vie. Le terme satisfaction étant à prendre dans son acception étymologique "faire assez" c-à-d ni trop ni trop peu et doit être différencié du sentiment de complétude comme l'est le bonheur. Cette satisfaction est en relation avec les besoins individuels qui motivent quelqu'un à s'actualiser suivant la théorie d' Abraham Maslow. 11 Qualité de Vie Subjective Importance Valeurs Histoire de vie Quantum de Qualité de vie Affect + Besoins Affect - Bien-Etre Autres Aspirations Expectations Satis faction Pour rappel Maslow, dès 1943, avait mis en évidence qu'il existait une hiérarchie dans les besoins à satisfaire pour qu'un individu puisse s'actualiser: d'abord les besoins physiologiques doivent être suffisamment satisfaits, ensuite faut-il assez de stimulations et de protections, puis émerge le désir d'appartenir à un groupe, d'aimer et d'être aimé, enfin le sujet revendique qu'on l'estime pour enfin arriver à ce qu'il peut être lui-même. Cette satisfaction se fonde également sur les aspirations et les expectations autour d'un double référentiel: soi et les autres. On peut, en effet, imaginer la déception du champion olympique qui n'est que quatrième. Ou votre frustration, si ce soir, lors de la réception, les serveurs proposent boissons et petits fours systématiquement aux autres mais pas à vous! Mais à notre avis ce modèle est un modèle encore trop psychologisant. La qualité de la vie y est décrite à travers des hiérarchies de valeurs, un fonctionnement cognitif et des affects, mais il n'y a pas que des affects dans la vie qui peuvent procurer du plaisir. Et actuellement nous aurions plutôt tendance à proposer le modèle suivant, basé sur cet aphorisme très simple et évident: la vie est de qualité quand 12 la vie fait sens! Il faut entendre par sens tous les sens du mot sens: • les sens en tant que lieu de plaisir où interviennent les affects et les besoins bien sûr, mais aussi la sensorialité (écouter, voir, goûter) et la motricité (marcher, danser, se relaxer) • les sens en tant que signifiant où interviennent les valeurs, les importances, mais aussi la spiritualité • et enfin le sens en tant direction reliant le passé avec son histoire et sa personnalité au futur avec ses aspirations et expectations. La vie est de qualité quand la vie fait sens Direction Passé: Personalité Histoire Futur: Aspirations Expectations Besoins Affects Les sens comme lieu de Sensorialité Motricité plaisir Valeurs Spiritualité Importance Cognitions Signifiant Nous avons, par ailleurs, mis en évidence combien, en particulier dans la culture européenne, la Qualité de la Vie est liée à ce que Paul Sivadon appelait les interdépendances. Dans une logique systémique, l'individu est un système ouvert en échange dynamique avec les autres, et cet échange doit être homéostasique. La Qualité de la Vie reposerait ainsi sur un équilibre entre assistance reçue des autres et investissements à faire pour aller vers les autres. Si cet équilibre est rompu, dans un sens ou dans l'autre, la souffrance apparaît. Dans les études sur le vieillissement, c'est notamment ce dont se plaignent le plus les personnes âgées: 13 soit on les isole, soit on les assiste, mais en tout cas on ne leur permet pas de jouer un rôle en retour. L'un des intérêts de cette approche est de pouvoir mettre en évidence une série de stratégies développées tant par des personnes présentant des troubles mentaux que des individus sains. Nous avons ainsi pu mettre quatre grandes stratégies en évidence: 1) celle des interdépendances 2) celle du dépassement de soi 3) celle des valeurs collectives 4) celle des attentes réalistes. Nous avons déjà parlé de la stratégie des interdépendances. Elle a sa contre-stratégie qui, en fait, est une stratégie d'échec: c'est la stratégie de l'ermite. Déçu par les difficultés inhérentes aux interdépendances, un individu peut être tenté par le mirage de l'autarcie et de l'isolement. Bien sûr, ce faisant, il évite les désagréments dus aux relations humaines. Mais peu à peu, il fonctionne comme un système fermé dont l'issue est, nous le savons tous, l'appauvrissement et in fine une certaine mort psychique. La deuxième stratégie est celle du dépassement de soi. C'est celle qui est la plus utilisée, du moins dans nos échantillons, par les Nord Américains en bonne santé. Pour ces individus, le sel de la vie c'est de pouvoir, en permanence, relever de nouveaux défis. Elle nécessite effort, abnégation, persévérance. Mais ce prix là donne toute sa saveur à la victoire. La contre stratégie est celle que nous avons appelé la Stratégie de l'Handicapé: sous prétexte de l'handicap on essaie même pas. Il s'agit, en fait, d'une stratégie d'effondrement. En effet, lorsqu'on ne tente que de réaliser que ce dont on est sûr, on diminue ses compétences et on finit par échouer. Devant l'échec on réajuste ses prétention, on rediminue ses compétences et l'on échoue à nouveau. Ainsi, la spirale de l'effondrement est enclenchée. La troisième stratégie est celle des valeurs collectives. La Qualité de la Vie provenant, dans ce cas, d'une impression d'adéquation de sa vie par rapport à ces valeurs. C'est la stratégie la plus communément utilisée par les personnes âgées. En effet bien souvent, d'une part on ne leur permet pas de développer des stratégies d'interdépendances équilibrées, et d'autre part, vieillir, c'est aussi pouvoir faire le deuil de ses performances passées. Certes, cette stratégie s'accompagne d'une plus grande normativité et d'une plus grande rigidité, mais également, d'une plus grande indépendance face à la désirabilité sociale. La contre stratégie est celle de la marginalisation. Rejetant les valeurs collectivement partagées, on augmente le nombre de regards défavorables en diminuant le champ du support social. On diminue également le nombre de personnes avec qui on partage les mêmes valeurs. Or pour partager des émotions, il faut bien que nous partagions avec l'autre 14 des choses en commun... notamment, des valeurs. La quatrième stratégie est celle des attentes réalistes. Plus l'écart entre la situation actuelle et celle qu'on expecte est grand, plus on risque d'être déçu. Pour réduire cet écart, les plus jeunes ont tendance à améliorer leurs compétences, alors que les plus âgés ont tendance à réduire leurs espérances. La stratégie d'échec est de placer ses expectations en dessous de sa situation actuelle. "Au moins, ainsi, on est sûr de ne pas être déçu". Il s'agit, ici, tout comme dans la stratégie de l'handicapé, d'une stratégie d'effondrement. Implications des recherches sur la Qualité de la Vie comme un tout et le vieillissement. Les études concernant la Qualité de la Vie comme un tout, appliquées au vieillissement ont mis un certain nombre de faits en évidence A) "Plus on vieillit, moins on se dit heureux, mais plus on vieillit, plus on se dit satisfait de la vie qu'on a actuellement". L'évolution suivant l'âge est cependant différente en fonction du fait qu'on soit un homme ou une femme. Les hommes jeunes se disent significativement moins satisfaits de leur vie que l'ensemble de la population et surtout que les jeunes filles de leur âge. A partir de 40 ans cependant, le niveau de satisfaction tend à être significativement meilleur pour se stabiliser dans la cinquantaine et rester stable jusqu'à des âges très avancés. Les femmes jeunes expriment beaucoup de satisfaction quant à leur vie actuelle, pour décroître progressivement et être au plus bas aux alentours de la cinquantaine. Après quoi, la Qualité de la Vie réaugmente, pour être comparable à celle des hommes vers les 65 ans. B) D'une manière générale, chez les personnes âgées, ce qui est la source du plus de dissatisfaction c'est la santé et du plus de satisfaction c'est leur chez eux. C) Des différences significatives peuvent apparaître entre les personnes âgées fréquentant un Centre de Jour Thérapeutique (CDJ) et celles qui ne le font pas. Celles fréquentant le CDJ expriment plus de satisfaction pour tout ce qui est de la sphère des activités et des libertés retrouvées. Elles se plaignent cependant des autres (en particulier des autres qui fréquentent le CDJ) et des facteurs limitants de l'argent pour faire tout ce qu'elles auraient maintenant envie de faire! 15 Qualité de vie. Qualité de mourir. Avant de conclure cette conférence, je voudrais pointer une dimension, dont -malheureusement- je n'ai trouvé quasi aucune trace dans les études portant sur la Qualité de la Vie et les personnes âgées: je veux parler du rapport qu'elles entretiennent avec leur mort prochaine. Chez quasi aucun de mes patients, même les plus croyants, la mort n'est évoquée comme une baignade dans les mers du sud. Bien au contraire, elle s'apparente plus à l'image du saut à l'élastique. Néanmoins, certains plus que d'autres, se préparent à une mort paisible. Et, à mon sens, la stratégie des valeurs fait partie de cette démarche. Mais elle n'est possible que si ces personnes rencontrent des thérapeutes et ont dans leurs familles des personnes à qui pouvoir parler de la mort, sans en avoir peur. Ce sont ceux- là qui expriment le plus de Qualité de la Vie. Et pour conclure, je voudrais vous lire un bout de lettre que m'a envoyée, après une séance où j’avais craint d’être trop brutal, une de mes patientes, très croyante, que j'ai suivie pendant plusieurs années. Cette séance a eu lieu quelques années avant sa mort et, où qu'elle soit maintenant, je la remercie pour la confiance qu'elle m'a faite et pour ces longues années où elle m'a appris ce que voulait dire; vieillir. Voici son texte: " Je serai seule pour mourir. Peut-être, y aura-t-il une main à tenir pour parcourir cet étroit passage qui appartient encore au monde des vivants. Mais au delà: je serai seule pour mourir. Je serai seule pour mourir, même si, plus loin, je crois qu'il y la Lumière. 16 Et j'ai besoin de ne pas être toute seule dans ce chemin là! Parce que, comme tout le monde, j'ai peur, moi aussi, de me retrouver face à ma vie. Je serai seule pour mourir. Je serai seule pour mourir Et en attendant, j'ai besoin d'ailes qui me protègent et me portent vers les autres vers la Lumière. Je serai seule pour mourir et me rendre, seule, au pays, où je ne serai plus jamais seule. » 17