Écueils et objectifs partagés - Papyrus : Université de Montréal

Publication
Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société
/ Volume 29 / Numéro 1 / Avril 2014, pp. 93-101.
Titre
Écueils et objectifs partagés entre juristes et sociologues
Réflexions sur le dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie
Résumé
L’objectif de cet article est de présenter des réflexions analytiques et théoriques sur le
dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie. La présentation de contradictions et
de points de rencontre possibles entre ces deux disciplines peut contribuer à une
anthropologie interdisciplinaire qui s’intéresse à l’« immigration » parfois difficilement
vécue par ceux et celles qui mobilisent plus d’un domaine académique dans leurs
recherches. Cet article s’adresse particulièrement à ces juristes qui entament un dialogue
interdisciplinaire et tout spécifiquement à ceux qui font leurs premiers pas sociologiques.
Auteur
Détenteur d’une maîtrise en sociologie, Bertrand Lavoie fait actuellement des études
doctorales en droit à l’Université de Montréal et à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Il
est membre de l’équipe de recherche Projet religion et diversité, au sein de la Chaire de
recherche du Canada en identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées à
l’Université de Montréal et fait partie du groupe de recherche Diversity : mediating
difference in transcultral spaces, affilié au Centre canadien d’études allemandes et
européennes.
1
Écueils et objectifs partagés entre juristes et sociologues
Réflexions sur le dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie
1
-
2
Le rapport interdisciplinaire entre le droit et la sociologie peut présenter certains écueils
importants. D’un côté, des sociologues du droit craignent que la discipline du droit
« instrumentalise » les méthodes empiriques à travers une « colonisation de la sociologie par
le droit »
3
. D’un autre côté, des juristes soulignent l’ignorance, voire la négation, de
plusieurs sociologues au regard de la spécificité du droit.
4
Cependant, l’interdisciplinarité en
droit semble de plus en plus intéresser les recherches et lenseignement dans les universités
canadiennes et québécoises. En 2011, la réflexion interdisciplinaire en droit était le sujet
principal de deux numéros successifs de la revue juridique de l’Université Laval, Les
Cahiers de droit. À l’Université de Montréal, un séminaire obligatoire de doctorat est
consacré entièrement aux exigences et aux implications découlant de l’interdisciplinarité.
Malgré cette avancée, plusieurs juristes soulignent que les premiers pas dans ce chemin
interdisciplinaire se révèlent ardus et parfois déroutants.
L’objectif de cet article est de présenter, de manière réflexive, des considérations
analytiques et théoriques sur ce dialogue interdisciplinaire en droit, particulièrement dans
son rapport avec la sociologie. La présentation de contradictions et de points de rencontre
possibles entre ces deux disciplines peut contribuer à une anthropologie interdisciplinaire
qui s’intéresse à l’« immigration » parfois difficilement vécue par ceux et celles qui
mobilisent plus d’un domaine académique dans leurs recherches. Étant sociologue de
formation et effectuant maintenant des recherches avancées en droit, cette immigration est à
sens inverse de celle vécue par les juristes s’intéressant à la sociologie. Cet article s’adresse
ainsi particulièrement à ces juristes qui entament un dialogue interdisciplinaire « dans l’autre
sens » de celui que j’emprunte, mais également aux sociologues qui découvrent la spécificité
1
Je tiens à remercier Florian Martin-Bariteau et Hubert Forcier, qui ont bien voulu amicalement relire et
commenter cet article.
2
Cet article a été écrit dans le cadre de travaux financés par le Conseil de recherche en sciences humaines du
Canada.
3
Jacques Commaille, “Esquisse d’analyse des rapports entre droit et sociologie. Les sociologies juridiques,”
Revue Interdisciplinaire D’études Juridiques 8 (1982): 18.
4
Pierre Noreau, “Voyage épistémologique et conceptuel dans l’étude interdisciplinaire du droit,” in Dans Le
Regard de l’autre/On the Eye of the Beholder, by Pierre Noreau (Montréal: Thémis, 2007), 172.
2
de la discipline juridique, ce qui laissera peut-être sur leur faim les experts rompus à
l’interdisciplinarité en droit.
Un dialogue parfois difficile
La compréhension des exigences méthodologiques, théoriques et épistémologiques du
droit par des sociologues peut être source de mésententes disciplinaires, voire engendrer des
points de contradictions importants. Afin de bien commencer ce dialogue interdisciplinaire,
il peut être pertinent de se familiariser avec les enseignements de type introductif de la
discipline investie, le droit dans mon cas.
5
À travers les exposés magistraux et les recours
fréquents au Code civil et aux recueils de jurisprudence, le premier élément qui est à relever
réside dans la présence notable d’un formalisme tant méthodologique que théorique.
6
Il
s’avère évident que la connaissance enseignée prend racine dans le droit positif et qu’il y a
une certaine retenue, suivant le positivisme juridique, à se référer à « l’extrajuridique ».
Cette approche théorique est d’abord une critique du droit naturel, perçu comme étant
arbitraire, flou et portant à interprétation.
7
Ce paradigme dominant du positivisme représente
une manière d’aborder et d’appréhender le droit, celui-ci devrait être observé de manière
objective, afin d’y établir des lois, comme le font les sciences naturelles.
8
Dans cette
optique, le droit est conçu, d’une certaine manière, sous la forme dun système fermé. La
volonté d’Hans Kelsen de circonscrire le droit comme étant exclusivement celle de l’État est
illustrée dans sa théorie pure du droit, fondée sur la hiérarchie des normes.
9
Une norme
inférieure sera jugée valide que si elle respecte les normes supérieures en vigueur. Ce sont
dès lors les normes de l’État qui sont considérées comme étant des faits à étudier. Pour le
juriste, l’évaluation de la validité et de la juridicité de la norme, en fonction de la
Grundnorm (la norme supérieure, comme la Constitution d’un pays), représente une partie
5
Parmi les cours introductifs dans la discipline juridique, un en particulier représente en apparence des
difficultés notables pour un étudiant ayant été formé dans une discipline comme la sociologie, soit le
cours Droit des obligations 1. Je tiens à remercier la professeure Violaine Lemay de l’Université de
Montréal, qui m’a conseillé d’assister à ce cours de droit civil afin d’enrichir ma propédeutique et mon
« immigration » disciplinaire.
6
Les traditionnelles séances inaugurales en droit participent également à ce formalisme professionnel,
l’auditoire est tenu de respecter un certain code de conduite.
7
John Austin, The Province of Jurisprudence Determined (London: Lowe and Brydone, 1968), 10.
8
Hans Kelsen, “Qu’est-ce que la théorie pure du droit?,” Droit et Société 22 (1992): 2.
9
Ibid., 1.
3
essentielle du travail demandé. Il s’agit d’aborder l’objet d’étude en fonction du droit positif
en évitant de se référer à des éléments externes à ce droit étatique.
Pour un sociologue, la critique du positivisme est acquise depuis un certain temps. Une
des intentions scientifiques marquantes de la sociologie réside dans le dévoilement de ce qui
est latent dans une société, afin de mieux comprendre ce qui apparaît au premier regard
comme étant manifeste. Peter L. Berger exprime en ces termes ce qui anime la curiosité
sociologique :
Celui qui aura fait une ou deux fois cette expérience [de la curiosité sociologique]
s’interrogera, en se promenant le soir à travers la ville, sur ce qui se passe derrière ces volets
clos qui ne laissent filtrer que quelques rayons de lumière. Un repas entre amis où l’on
bavarde joyeusement? Une scène de désespoir dans une atmosphère de maladie ou de mort?
Ou une scène de débauche? Peut-être un culte étrange ou une conspiration dangereuse? Les
façades ne nous apprennent strictement rien elles témoignent seulement d’une architecture
conforme aux goûts d’un groupe ou d’une classe sociale qui n’habitent peut-être plus dans
cette rue depuis longtemps. Les mystères sociaux se cachent derrière ces façades.
10
Trois valeurs épistémologiques sont présentes dans la recherche sociologique. D’abord, la
réflexivité, soit la capacité à s’auto-observer réfléchir dans l’analyse de son objet d’étude et à
expliciter cette auto-observation
11
; ensuite, lesprit critique, soit la prise de distance avec
l’objet d’étude, notamment en se méfiant du sens commun, et finalement, la capacité à
synthétiser, soit donner un sens à des éléments qui semblent à première vue n’en avoir
aucun
12
. On peut constater que le formalisme en droit présente des valeurs épistémologiques
différentes de celle de la sociologie. Il y a une difficulté, selon ce positivisme juridique, à
reconnaître que le droit est constitué par le social; que pour comprendre le droit, il faudrait
sûrement retourner un peu vers ce « social »
13
. Cette relation difficile entre le juridique et
l’extrajuridique représente une première difficulté pour un dialogue interdisciplinaire. 1er
constat : L’importance légitime du formalisme en droit peut être rebutante pour certains
sociologues.
10
Peter L. Berger, Comprendre la sociologie. Son rôle dans la société moderne (Paris: Resma, 1973), 5253.
Je souligne.
11
Ibid.
12
Marcel Fournier, Profession Sociologue (Montréal: PUM, 2011), 2223.
13
Liora Israël, “Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue,” Droit et Société 6970 187 (2008):
387395.
4
En interrogeant des étudiants en première année de droit sur la finalité de leurs études, il
est commun d’obtenir une réponse s’inscrivant dans la suite professionnelle de la discipline :
avocat ou notaire. Cette finalité professionnelle se retrouve également dans les questions
posées lors d’évaluations exigées dans les cours introductifs en droit. On peut expliquer
cette caractéristique par le fait que la discipline universitaire du droit a répondu, dès ses
débuts, à des buts fonctionnels : former des étudiants destinés à la fonction d’avocat dans
une société moderne et démocratique. Il s’agissait de faire respecter le droit, associé à la loi.
Les premières facultés de droit sont apparues au Canada dans la deuxième moitié du XIXe
siècle dont l’intention était clairement de « former des praticiens du droit »
14
. La discipline
du droit était intimement liée au champ professionnel de l’exercice du droit : l’un devait
servir l’autre
15
. La discipline de la sociologie, de son côté, a répondu, dès ses premiers pas
universitaires, à des buts explicatifs : produire des connaissances afin d’expliquer et
comprendre les mutations présentes au sein des sociétés occidentales de la moitié du XIXe
siècle. Les révolutions industrielle et française ont engendré des transformations sociales
majeures, qui ont fait naître un besoin académique, celui d’expliquer ces changements
16
.
Cette divergence entre les deux disciplines peut être aussi une source d’écueils. 2e constat :
le droit et la sociologie ont développé des finalités distinctes lors de leur
institutionnalisation universitaire qui marquent toujours celles-ci aujourd’hui.
Le dialogue interdisciplinaire est également constitué par ce qui est considéré comme
étant une « bonne » connaissance dans la discipline étudiée. Selon l’épistémologie juridique
dominante, une bonne connaissance résulte d’un examen exhaustif et systématique des
sources formelles du droit (Loi, jurisprudence et doctrine). Le juriste doit se tourner vers le
droit comme il se pense. La valeur épistémologique accordée aux sources formelles est en
phase avec le projet disciplinaire du droit moderne, soit de « servir la volonté de
14
Sylvio Normand, Le droit comme discipline universitaire: Une histoire de la faculté de droit de l’Université
Laval (Québec: Presses universitaires Laval, 2005), 47.
15
Cependant, il est possible d’identifier une autre visée disciplinaire dans une faculté de droit, apparut dans la
deuxième moitié du XXe siècle, soit une visée de recherche. Cohabite ainsi, notamment à la Faculté de
droit de l’Université de Montréal, une visée professionnelle (former des avocats) avec une visée de
recherche, particulièrement incarnée par le Centre de recherche en droit public.
16
Jean-Michel Berthelot, La Construction de la sociologie (Paris: Presses universitaires de France, 1991), 7.
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