Écueils et objectifs partagés - Papyrus : Université de Montréal

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Publication
Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société
/ Volume 29 / Numéro 1 / Avril 2014, pp. 93-101.
Titre
Écueils et objectifs partagés entre juristes et sociologues
Réflexions sur le dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie
Résumé
L’objectif de cet article est de présenter des réflexions analytiques et théoriques sur le
dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie. La présentation de contradictions et
de points de rencontre possibles entre ces deux disciplines peut contribuer à une
anthropologie interdisciplinaire qui s’intéresse à l’« immigration » parfois difficilement
vécue par ceux et celles qui mobilisent plus d’un domaine académique dans leurs
recherches. Cet article s’adresse particulièrement à ces juristes qui entament un dialogue
interdisciplinaire et tout spécifiquement à ceux qui font leurs premiers pas sociologiques.
Auteur
Détenteur d’une maîtrise en sociologie, Bertrand Lavoie fait actuellement des études
doctorales en droit à l’Université de Montréal et à l’Université Paris II Panthéon-Assas. Il
est membre de l’équipe de recherche Projet religion et diversité, au sein de la Chaire de
recherche du Canada en identités juridiques et culturelles nord-américaines et comparées à
l’Université de Montréal et fait partie du groupe de recherche Diversity : mediating
difference in transcultral spaces, affilié au Centre canadien d’études allemandes et
européennes.
Écueils et objectifs partagés entre juristes et sociologues
Réflexions sur le dialogue interdisciplinaire entre le droit et la sociologie1-2
Le rapport interdisciplinaire entre le droit et la sociologie peut présenter certains écueils
importants. D’un côté, des sociologues du droit craignent que la discipline du droit
« instrumentalise » les méthodes empiriques à travers une « colonisation de la sociologie par
le droit »3. D’un autre côté, des juristes soulignent l’ignorance, voire la négation, de
plusieurs sociologues au regard de la spécificité du droit.4 Cependant, l’interdisciplinarité en
droit semble de plus en plus intéresser les recherches et l’enseignement dans les universités
canadiennes et québécoises. En 2011, la réflexion interdisciplinaire en droit était le sujet
principal de deux numéros successifs de la revue juridique de l’Université Laval, Les
Cahiers de droit. À l’Université de Montréal, un séminaire obligatoire de doctorat est
consacré entièrement aux exigences et aux implications découlant de l’interdisciplinarité.
Malgré cette avancée, plusieurs juristes soulignent que les premiers pas dans ce chemin
interdisciplinaire se révèlent ardus et parfois déroutants.
L’objectif de cet article est de présenter, de manière réflexive, des considérations
analytiques et théoriques sur ce dialogue interdisciplinaire en droit, particulièrement dans
son rapport avec la sociologie. La présentation de contradictions et de points de rencontre
possibles entre ces deux disciplines peut contribuer à une anthropologie interdisciplinaire
qui s’intéresse à l’« immigration » parfois difficilement vécue par ceux et celles qui
mobilisent plus d’un domaine académique dans leurs recherches. Étant sociologue de
formation et effectuant maintenant des recherches avancées en droit, cette immigration est à
sens inverse de celle vécue par les juristes s’intéressant à la sociologie. Cet article s’adresse
ainsi particulièrement à ces juristes qui entament un dialogue interdisciplinaire « dans l’autre
sens » de celui que j’emprunte, mais également aux sociologues qui découvrent la spécificité
1
Je tiens à remercier Florian Martin-Bariteau et Hubert Forcier, qui ont bien voulu amicalement relire et
commenter cet article.
2
Cet article a été écrit dans le cadre de travaux financés par le Conseil de recherche en sciences humaines du
Canada.
3
Jacques Commaille, “Esquisse d’analyse des rapports entre droit et sociologie. Les sociologies juridiques,”
Revue Interdisciplinaire D’études Juridiques 8 (1982): 18.
4
Pierre Noreau, “Voyage épistémologique et conceptuel dans l’étude interdisciplinaire du droit,” in Dans Le
Regard de l’autre/On the Eye of the Beholder, by Pierre Noreau (Montréal: Thémis, 2007), 172.
1
de la discipline juridique, ce qui laissera peut-être sur leur faim les experts rompus à
l’interdisciplinarité en droit.
Un dialogue parfois difficile
La compréhension des exigences méthodologiques, théoriques et épistémologiques du
droit par des sociologues peut être source de mésententes disciplinaires, voire engendrer des
points de contradictions importants. Afin de bien commencer ce dialogue interdisciplinaire,
il peut être pertinent de se familiariser avec les enseignements de type introductif de la
discipline investie, le droit dans mon cas.5 À travers les exposés magistraux et les recours
fréquents au Code civil et aux recueils de jurisprudence, le premier élément qui est à relever
réside dans la présence notable d’un formalisme tant méthodologique que théorique.6 Il
s’avère évident que la connaissance enseignée prend racine dans le droit positif et qu’il y a
une certaine retenue, suivant le positivisme juridique, à se référer à « l’extrajuridique ».
Cette approche théorique est d’abord une critique du droit naturel, perçu comme étant
arbitraire, flou et portant à interprétation.7 Ce paradigme dominant du positivisme représente
une manière d’aborder et d’appréhender le droit, où celui-ci devrait être observé de manière
objective, afin d’y établir des lois, comme le font les sciences naturelles.8 Dans cette
optique, le droit est conçu, d’une certaine manière, sous la forme d’un système fermé. La
volonté d’Hans Kelsen de circonscrire le droit comme étant exclusivement celle de l’État est
illustrée dans sa théorie pure du droit, fondée sur la hiérarchie des normes.9 Une norme
inférieure sera jugée valide que si elle respecte les normes supérieures en vigueur. Ce sont
dès lors les normes de l’État qui sont considérées comme étant des faits à étudier. Pour le
juriste, l’évaluation de la validité et de la juridicité de la norme, en fonction de la
Grundnorm (la norme supérieure, comme la Constitution d’un pays), représente une partie
5
Parmi les cours introductifs dans la discipline juridique, un en particulier représente en apparence des
difficultés notables pour un étudiant ayant été formé dans une discipline comme la sociologie, soit le
cours Droit des obligations 1. Je tiens à remercier la professeure Violaine Lemay de l’Université de
Montréal, qui m’a conseillé d’assister à ce cours de droit civil afin d’enrichir ma propédeutique et mon
« immigration » disciplinaire.
6
Les traditionnelles séances inaugurales en droit participent également à ce formalisme professionnel, où
l’auditoire est tenu de respecter un certain code de conduite.
7
John Austin, The Province of Jurisprudence Determined (London: Lowe and Brydone, 1968), 10.
8
Hans Kelsen, “Qu’est-ce que la théorie pure du droit?,” Droit et Société 22 (1992): 2.
9
Ibid., 1.
2
essentielle du travail demandé. Il s’agit d’aborder l’objet d’étude en fonction du droit positif
en évitant de se référer à des éléments externes à ce droit étatique.
Pour un sociologue, la critique du positivisme est acquise depuis un certain temps. Une
des intentions scientifiques marquantes de la sociologie réside dans le dévoilement de ce qui
est latent dans une société, afin de mieux comprendre ce qui apparaît au premier regard
comme étant manifeste. Peter L. Berger exprime en ces termes ce qui anime la curiosité
sociologique :
Celui qui aura fait une ou deux fois cette expérience [de la curiosité sociologique]
s’interrogera, en se promenant le soir à travers la ville, sur ce qui se passe derrière ces volets
clos qui ne laissent filtrer que quelques rayons de lumière. Un repas entre amis où l’on
bavarde joyeusement? Une scène de désespoir dans une atmosphère de maladie ou de mort?
Ou une scène de débauche? Peut-être un culte étrange ou une conspiration dangereuse? Les
façades ne nous apprennent strictement rien – elles témoignent seulement d’une architecture
conforme aux goûts d’un groupe ou d’une classe sociale — qui n’habitent peut-être plus dans
cette rue depuis longtemps. Les mystères sociaux se cachent derrière ces façades.10
Trois valeurs épistémologiques sont présentes dans la recherche sociologique. D’abord, la
réflexivité, soit la capacité à s’auto-observer réfléchir dans l’analyse de son objet d’étude et à
expliciter cette auto-observation11; ensuite, l’esprit critique, soit la prise de distance avec
l’objet d’étude, notamment en se méfiant du sens commun, et finalement, la capacité à
synthétiser, soit donner un sens à des éléments qui semblent à première vue n’en avoir
aucun12. On peut constater que le formalisme en droit présente des valeurs épistémologiques
différentes de celle de la sociologie. Il y a une difficulté, selon ce positivisme juridique, à
reconnaître que le droit est constitué par le social; que pour comprendre le droit, il faudrait
sûrement retourner un peu vers ce « social »13. Cette relation difficile entre le juridique et
l’extrajuridique représente une première difficulté pour un dialogue interdisciplinaire. 1er
constat : L’importance légitime du formalisme en droit peut être rebutante pour certains
sociologues.
10
Peter L. Berger, Comprendre la sociologie. Son rôle dans la société moderne (Paris: Resma, 1973), 52–53.
Je souligne.
11
Ibid.
12
Marcel Fournier, Profession Sociologue (Montréal: PUM, 2011), 22–23.
13
Liora Israël, “Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue,” Droit et Société 69–70 187 (2008):
387–395.
3
En interrogeant des étudiants en première année de droit sur la finalité de leurs études, il
est commun d’obtenir une réponse s’inscrivant dans la suite professionnelle de la discipline :
avocat ou notaire. Cette finalité professionnelle se retrouve également dans les questions
posées lors d’évaluations exigées dans les cours introductifs en droit. On peut expliquer
cette caractéristique par le fait que la discipline universitaire du droit a répondu, dès ses
débuts, à des buts fonctionnels : former des étudiants destinés à la fonction d’avocat dans
une société moderne et démocratique. Il s’agissait de faire respecter le droit, associé à la loi.
Les premières facultés de droit sont apparues au Canada dans la deuxième moitié du XIX e
siècle dont l’intention était clairement de « former des praticiens du droit »14. La discipline
du droit était intimement liée au champ professionnel de l’exercice du droit : l’un devait
servir l’autre15. La discipline de la sociologie, de son côté, a répondu, dès ses premiers pas
universitaires, à des buts explicatifs : produire des connaissances afin d’expliquer et
comprendre les mutations présentes au sein des sociétés occidentales de la moitié du XIXe
siècle. Les révolutions industrielle et française ont engendré des transformations sociales
majeures, qui ont fait naître un besoin académique, celui d’expliquer ces changements16.
Cette divergence entre les deux disciplines peut être aussi une source d’écueils. 2e constat :
le droit et la sociologie ont développé des finalités distinctes lors de leur
institutionnalisation universitaire qui marquent toujours celles-ci aujourd’hui.
Le dialogue interdisciplinaire est également constitué par ce qui est considéré comme
étant une « bonne » connaissance dans la discipline étudiée. Selon l’épistémologie juridique
dominante, une bonne connaissance résulte d’un examen exhaustif et systématique des
sources formelles du droit (Loi, jurisprudence et doctrine). Le juriste doit se tourner vers le
droit comme il se pense. La valeur épistémologique accordée aux sources formelles est en
phase avec le projet disciplinaire du droit moderne, soit de « servir la volonté de
14
Sylvio Normand, Le droit comme discipline universitaire: Une histoire de la faculté de droit de l’Université
Laval (Québec: Presses universitaires Laval, 2005), 47.
15
Cependant, il est possible d’identifier une autre visée disciplinaire dans une faculté de droit, apparut dans la
deuxième moitié du XXe siècle, soit une visée de recherche. Cohabite ainsi, notamment à la Faculté de
droit de l’Université de Montréal, une visée professionnelle (former des avocats) avec une visée de
recherche, particulièrement incarnée par le Centre de recherche en droit public.
16
Jean-Michel Berthelot, La Construction de la sociologie (Paris: Presses universitaires de France, 1991), 7.
4
gouvernance d’un État de droit regardé comme légitime à l’intérieur d’une nation »17.
D’ailleurs, la plupart des manuels de méthodologie de recherche en droit circonscrivent les
types de sources en droit de la façon suivante : la législation, la doctrine et la
jurisprudence18. Il est possible en ce sens de noter un certain consensus en droit, notamment
sur ces valeurs épistémologiques19. En sociologie, une « bonne connaissance » s’obtient par
le recours à une méthode de recherche qui rend compte de la réalité sociale, pour ensuite
expliquer celle-ci, en se référant à des constructions conceptuelles ou à des théories
sociologiques reconnues. Le sociologue doit tenter d’expliquer la réalité sociale d’abord en
la « respectant »20 et ensuite en lui donnant une signification particulière. Ce respect de la
réalité sociale s’obtient par l’utilisation de méthodes de recherche partagées dans la
discipline sociologique. Le recours à une théorie ou à une grille interprétative particulière se
révèle incontournable pour rendre significatives les données recueillies via notre méthode
utilisée. Ainsi, il y a donc plusieurs possibilités pour expliquer une même réalité sociale, ce
pour quoi les sociologues ont comme premier réflexe épistémologique de se soucier du point
de vue avec lequel on observe, de l’auteur auquel on se réfère, de la théorie que l’on utilise
pour analyser un même fait social21. Les valeurs épistémologiques de la sociologie sont a
priori davantage plurielles que celles en droit. 3e constat : il y a davantage de consensus
théorique et épistémologique en droit que chez les sociologues, qui peuvent percevoir
négativement cette particularité de la discipline du droit.
Des objectifs communs
Ces trois constats révèlent des écueils possibles dans la rencontre entre le droit et la
sociologie. Il est également envisageable d’identifier des points de rencontre intéressants qui
peuvent constituer une amorce porteuse pour un dialogue interdisciplinaire. Certains
17
Violaine Lemay and Benjamin Prud’Homme, “Former l’apprenti-juriste à une approche du droit réflexive et
critique, mais aussi sereinement positiviste: l’heureux exemple d’une revisite du cours ‘fondements du
droit’ à l’Université de Montréal,” Les Cahiers de Droit 52 (2011): 608.
18
J.-F. V. Drooghenbroeck, F. Balot, and G. Willems, Leçons de méthodologie juridique (Bruxelles: Larcier,
2009), 16 à 19.
19
Cependant, il semble que ce «monisme juridique» soit de plus en plus contesté, donnant force à des
recherches devenues incontournables sur le pluralisme juridique. Jean-Guy Belley, “Le pluralisme
juridique comme orthodoxie de la science du droit,” Revue Canadienne de Droit et Société 26, no. 257
(2011): 257–276.
20
Respecter la réalité sociale veut dire rester fidèle aux faits et aux caractéristiques de cette réalité en évitant de
les transformer pour qu’ils correspondent à la théorie.
21
Fournier, Profession sociologue, 23.
5
concepts, principes ou notions discutés et enseignés en droit sont également présents en
sociologie, mais s’entendent sous des acceptions différentes. Parmi ceux-ci, le concept de
norme en est un qui est également discuté dans les deux disciplines. En droit, suivant le
paradigme épistémologique dominant, la notion de norme est abordée en fonction de sa
validité et non pas selon sa valeur intrinsèque22. Une norme doit être respectée que si elle est
adoptée selon des modalités reconnues par les mécanismes du droit positif valides dans une
société moderne et démocratique. En sociologie, une norme peut est une norme sociale, tout
en n’étant pas nécessairement valide juridiquement, car elle est comprise plus largement « et
inclut en pratique tout ce que font effectivement les individus »23. L’habillement, par
exemple, est circonscrit par un ensemble de normes non valides selon le droit positif, mais
qui exerce tout de même une adhésion de la part des individus et des contraintes sur ceux-ci.
De plus, la notion de sanction, étroitement liée à celle de norme, est différemment enseignée
en droit et en sociologie. Dans les cours de droit positif, les discussions touchant à la notion
de sanction visent à souligner que celle-ci ne peut être exercée que par les autorités
habilitées à le faire. Bref, c’est une sanction légale dont il est question. En sociologie, une
sanction peut être certes légale, mais elle est aussi et surtout discutée comme étant de nature
relationnelle. L’exclusion sociale, un sujet de recherche bien présent en sociologie, est
souvent analysée comme étant reliée à une sanction sociale.
Cette rencontre épistémologique via des notions « partagées » peut s’effectuer par le biais
d’un dialogue interdisciplinaire, qui suppose une articulation entre les deux disciplines.
L’interdisciplinarité s’inscrit dans une approche qui « vise, sur une question donnée, à nouer
un dialogue et un échange de connaissances entre les disciplines »24. Selon Marie-Claire
Ponthoreau, nous serions à même de distinguer deux types d’interdisciplinarité.
L’interdisciplinarité de type soft « consiste à prendre appui sur une autre discipline de
manière à porter un regard différent sur les objets juridiques, sur les impensés de la
discipline (ce qui va de soi) » et l’interdisciplinarité de type hard « vise à investir une autre
discipline »25. Que l’on soit de type hard ou soft, ce dialogue interdisciplinaire suppose
principalement une forme d’humilité épistémologique quant aux préconceptions théoriques
22
Noreau, “Voyage épistémologique et conceptuel dans l’étude interdisciplinaire du droit.”
Ibid.
24
Marie-Claire Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s) (Paris: Economica, 2010), 226.
25
Ibid., 227.
23
6
de l’Autre disciplinaire. 4e constat : la reconnaissance de significations différentes
accordées aux mêmes termes peut constituer un premier pas pertinent dans le dialogue
interdisciplinaire entre le droit et la sociologie.
L’institutionnalisation universitaire du droit s’est surtout construite en lien avec les
fondements de la société moderne. La primauté du droit s’est avérée incontournable pour le
maintien d’une société libre et démocratique dans le développement moderne des pays
occidentaux. Suivant plusieurs enseignements juridiques, il est souvent question de conflits,
où le droit intervient pour régler les contentieux. Cette intervention du droit repose sur une
prémisse, celle de la légitimité accordée au droit. Pour un juriste, la légitimité de l’État de
droit permet d’éviter l’arbitraire. Ce postulat « idéologique » est aussi présent chez certains
sociologues. La question de la légitimité a été discutée dès les débuts de la sociologie. Émile
Durkheim s’est préoccupé de la légitimité que les individus pouvaient accorder aux normes
sociales communes. Il s’inquiétait d’ailleurs de la perte de celles-ci, conduisant à une
situation de potentielle anomie26. Un autre fondateur de la sociologie, Max Weber, a été l’un
de ceux qui se sont le plus préoccupés de la question de la légitimité du droit et de l’État.
Selon lui, le pouvoir public tire sa source principalement de la légitimité que les individus
lui accordent27. Selon sa formule célèbre, l’État détient seul le monopole de la violence
légitime. Cette préoccupation pour la légitimité marque encore aujourd’hui plusieurs
sociologues, notamment les sociologues du droit28. Il est possible d’y voir là un point
commun entre juristes et sociologues du droit, soit la nécessité de travailler à adapter le droit
à la réalité sociale, afin d’éviter une perte de confiance envers l’État de droit; que le droit
perde de sa légitimité. En contexte contemporain, les problématiques d’égalité reliées aux
différences culturelles et religieuses peuvent miner la légitimité du droit, comme le rapporte
une jeune juriste québécoise et féministe de confession musulmane qui a choisi de porter le
26
Émile Durkheim, Le suicide : Étude de sociologie (Paris: Quadrige, 1981).
Cependant, il faut mentionner que Weber, bien qu’il ait avancé la nécessité de maintenir la confiance envers
la légitimité du droit, ne concevait pas celle-ci comme étant une exigence politique ou morale, mais
bien comme une condition relative aux impératifs économiques qui accompagnaient le développement
du capitalisme. Malgré cela, on peut tout de même affirmer que la question de la légitimité du droit s’est
posée dans la pensée des fondateurs de la sociologie, parmi lesquels figure Weber.
28
Michel Coutu and Guy Rocher, La légitimité de l’État et du droit. Autour de Max Weber (Québec: Presses de
l’Université Laval, 2005).
27
7
foulard29. Elle mentionne qu’aux yeux du droit, elle est formellement reconnue comme
membre à part entière de la société, étant donné qu’elle est née au Québec, mais que dans la
réalité sociale, elle n’est pas traitée de la même façon. Ce décalage entre le formel et le réel
et la volonté d’y remédier semble être un point de convergence solide entre juristes et
sociologues. 5e constat : La volonté de réduire la distance entre le droit des textes et le droit
vivant afin de préserver la légitimité de l’État de droit peut représenter un objectif commun
partagé par les juristes et les sociologues.
Au sein de l’apprentissage juridique, il est souvent question de règlement de conflits,
pour lesquels le juriste est familiarisé avec la prise de décision. Celui-ci doit assurément être
neutre en valeur, ne pas laisser ses convictions morales ou politiques transparaître. Il doit
cependant pouvoir justifier le fait de trancher. Cette approche normative est constitutive du
droit, ce qui est moins le cas en sociologie. Pour beaucoup de sociologues, la démarche
méthodologique consiste à expliquer objectivement la réalité sociale le plus scientifiquement
possible. Le recours à diverses théories pour expliquer cette réalité n’est certes pas
complètement neutre, mais la volonté est toujours celle d’expliquer. Or, ce ne sont pas tous
les sociologues qui partagent entièrement cette conception de la démarche sociologique.
Pour certains, la sociologie peut aussi emprunter une démarche normative qui vise à
critiquer la réalité sociale afin de proposer des changements sociaux, au nom de certains
principes, comme celui de l’égalité. Dans le contexte contemporain, où l’on assiste à
l’effritement des références universelles modernes, la sociologie peut se donner une
vocation normative qui serait celle de rapprocher ces idéaux de liberté et d’égalité avec la
réalité sociale de plus en plus hétérogène30. En droit, des courants théoriques, certes
minoritaires, mais tout de même influents, se sont intéressés à un regard plus critique sur le
droit31. Il semble que plusieurs recherches juridiques actuelles pointent vers cette nécessité
d’aborder celui-ci de manière plus large, en ayant notamment recours à des théories
29
Violaine Lemay et al., “L’interdisciplinarité comme instrument d’efficacité en matière de protection des
minorités par le droit: jeunesse chômeuse et femme musulmane face au péril du sens commun,” in La
mobilisation du droit et le pluralisme communautaire, by Eugénie Brouillet and Louis-Philippe
Lampron (Québec: Presses de l’Université Laval, à paraître), 1–9.
30
Michel Freitag, “Les sciences sociales contemporaines et le problème de la normativité,” Sociologie et
Sociétés XIX, no. 2 (1987): 15–35.
31
On peut penser aux Critical legal studies et aux courants féministes en droit, notamment.
8
normatives32. Selon Luc B. Tremblay, « une théorie normative en droit est une
représentation idéale du droit, censée incarner ou se conformer à certains standards du
juste, du bien ou du juste et du bien »33. Les théories positivistes maintiennent une
séparation entre le droit et la morale, rejetant ainsi les prémisses d’une théorie normative
« forte ». Or, pour Tremblay, « cette forme de séparation entre le droit et la morale, le
droit et l’éthique ou le droit et le pragmatique, est intenable »34. Il s’agirait dans les
recherches actuelles en droit d’une « rupture épistémologique », car la remise en question du
positivisme serait si avancée qu’elle conduirait à la disparition de son monopole, laissant
place à deux grands courants, celui du pragmatisme et celui de l’herméneutique35. Dès lors,
juristes et sociologues seraient en mesure de partager certaines approches théoriques, par
exemple en suivant des objectifs égalitaires et démocratiques dans la société contemporaine
hétérogène. La lutte contre les pratiques discriminatoires reliées aux différences culturelles
et religieuses peut représenter une problématique contemporaine qui nécessiterait une
approche interdisciplinaire concertée par les représentants des deux disciplines36. 6e constat :
Une approche normative peut être partagée par des juristes et des sociologues en vue de
l’atteinte d’objectifs communs.
Pour un regard modéré et inclusif en sociologie du droit
Ces six constats relevés représentent certains des défis que peuvent rencontrer les juristes
qui entament des recherches de nature interdisciplinaire. En sociologie du droit, il est
beaucoup question du regard interne ou externe et de la nécessité de se positionner face à
cette dichotomie. Or, il semble que cette séparation interne/externe soit de plus en plus
32
Belley, “Le pluralisme juridique comme orthodoxie de la science du droit.”
Luc B. Tremblay, “Le normatif et le descriptif en théorie du droit,” Revue de Droit de l’Université de
Sherbrooke 33 (2003 2002): 74.
34
Ibid., 89.
35
Luc B. Tremblay, “Le positivisme juridique versus l’herméneutique juridique,” Revue Juridique Thémis 46
249 (2012): 253.
36
Lemay et al., “L’interdisciplinarité comme instrument d’efficacité en matière de protection des minorités par
le droit: jeunesse chômeuse et femme musulmane face au péril du sens commun.”
33
9
remise en question37. Il conviendrait ainsi d’adopter un regard modéré (qui ne nie pas la
spécificité du droit) et inclusif (qui est ouvert à la contextualisation de celui-ci)38.
Cette posture théorique amène à critiquer d’abord la fiction juridique de la norme, soit le
regard interne strict. En vertu de cette position théorique, le droit « prend toujours la forme
d’une prophétie autoréalisatrice »39. Ce regard interne strict est une fiction en ce sens qu’il
ne permet pas de rendre compte de la réalité de la norme, soit le décalage parfois manifeste
entre le droit des textes et le droit vivant40. Des questions restent également sans réponse :
d’où le droit tire-t-il son effectivité? Comme demande Pierre Noreau : « qu’est-ce qui rend
le droit possible? »41 Une critique de la fiction sociale de la norme s’impose également, soit
le regard externe strict. Ce point de vue aborde le droit à la manière d’un simple reflet des
rapports sociaux, niant la spécificité du champ juridique. Ce « sociologisme » est présent au
sein des sciences sociales, s’inscrivant parfois dans ce que Jean-François GaudreaultDesbiens nomme l’« antijuridisme rampant » des sociologues42. Il s’agit ainsi d’une
sociologie du droit « sans le droit ».
L’interdisciplinarité implique l’idée d’un dialogue entre deux disciplines. Or, ce point de
vue externe strict a largement contribué à maintenir les incompatibilités épistémologiques
entre les points de vue interne et externe : « les recherches sur le droit qui adoptent le point
37
Israël, “Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue.”
Cette posture se rapproche un peu de celle d’Ost et Van de Kerchove, qui défendent la pertinence d’un
regard externe modéré, qui se décline en trois étapes : l’étude du phénomène juridique, l’interprétation
de celui-ci dans son contexte global et la réinterprétation de cette interaction. Dans François Ost and
Michel Van De Kerchove, “De la scène su balcon: d’où vient la science du droit,” in Normes Juridiques
et Régulation Sociale, by J. Chazel and Jacques Commaille (Paris: Droit et société, 1991), 72 et 74–75
note 1. Cependant, comme le souligne Pierre Noreau, en faisant du phénomène étudié le centre du
monde, ce regard n’a peut-être plus rien de « modéré », dans Noreau, “Voyage épistémologique et
conceptuel dans l’étude interdisciplinaire du droit,” 184. Toutefois, l’idée chez Ost d’une interaction
entre le juridique et son contexte nous apparaît porteuse.
39
Pierre Noreau, “L’épistémologie de la pensée juridique: de Llétrangeté...à la recherche de soi,” Les Cahiers
de Droit 53, no. 3–4 (September 2011): 692.
40
Emmanuelle Berheim, “De l’existence d’une norme de l’anormal. Portée et valeur de la recherche empirique
au regard du droit vivant: une contribution à la sociologie du droit,” Les Cahiers de Droit 52 (2011):
461–496.
41
Pierre Noreau, “Et le droit, à quoi sert-il? Études des usages étatiques et des fonctions contemporaines du
droit,” in Le Droit de tout faire: exploration des fonctions contemporaines du droit, by Pierre Noreau
(Montréal: Thémis, 2008), 205.
42
Jean-François Gaudreault-Desbiens, “Libres propos sur l’essai juridique et l’élargissement souhaitable de la
catégorie ‘doctrine’ en droit,” in Le Texte Mis à Nu, by Karim Benyekhlef (Montréal: Thémis, 2009),
108.
38
10
de vue des sciences sociales – recherches réalisées la plupart du temps par des observateurs
issus des sciences sociales – ne prennent pas le droit suffisamment au sérieux »43. Cette
critique rejoint celle faite par Ost et Van de Kerchove, qui défendent l’idée qu’une
interdisciplinarité implique nécessairement une conciliation entre les aspects internes et
externes de l’étude du droit : il faut développer « un discours externe explicatif susceptible
de rendre compte du point de vue interne des sujets de droit »44. Afin d’enrichir ce
développement, il peut être pertinent pour des sociologues de s’intéresser plus sérieusement
à la spécificité du droit comme discipline, à la rigueur de la pensée juridique et aux
exigences élevées en matière d’exhaustivité présente au sein des études en droit. Sur le plan
pratique, une « immigration disciplinaire » dans le domaine académique de l’Autre peut être
salutaire, à la manière d’une immersion épistémologique et théorique. Sur le plan théorique,
il semble de plus en plus nécessaire de trouver un « juste milieu » dans cette aporie entre
postures internaliste et externaliste45. Or, ce juste milieu paraît encore aujourd’hui difficile à
trouver, notamment en raison de la force de certaines théories du droit, qui postulent une
séparation stricte entre le droit et la contextualisation de celui-ci.
43
Margarida Garcia, “De nouveaux horizons épistémologiques pour la recherche empirique en droit: décentrer
le sujet, interviewer le système et ‘désubstantialiser’ les catégories juridiques,” Les Cahiers de Droit 52,
no. 3–4 (September 2011): 451.
44
Ost and Van De Kerchove, “De la scène au balcon: d’où vient la science du droit,” 68.
45
Israël, “Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue,” 382.
11
Bibliographie
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