M. Jourdain : Oh, battez-vous tant qu’il vous plaira, je n’irai pas gâter ma robe pour vous
séparer.
Scène 4
Maître de philosophie : Venons à notre leçon.
M. Jourdain : Je suis fâché des coups qu’ils vous ont donnés.
Maître de philosophie : Ce n’est rien. Je m’en vais composer contre eux une satire du style
de Juvénal, qui les déchirera de belle façon… Mais que voulez-vous apprendre ?
M. Jourdain : Tout ce que je pourrai.
Maître de philosophie : Très bien. Nam sine doctrina, vita est quasi mortis imago. Vous
entendez le latin, sans doute ?
M. Jourdain : Oui, mais faites comme si je ne le savais pas. Expliquez-moi ce que cela veut
dire.
Maître de philosophie : Cela veut dire que sans la science, la vie est presque une image de la
mort.
M. Jourdain : Ce latin-là a raison.
Maître de philosophie : Voulez-vous que je vous apprenne la logique ? La morale ? Ou la
physique ?
M. Jourdain : Qu’est-ce qu’elle chante, cette physique ?
Maître de philosophie : Elle explique les principes des choses naturelles et les propriétés du
corps, discourt de la nature des éléments, et nous enseigne les causes de tous les météores,
l’arc en ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, les tourbillons…
M. Jourdain : Il y a trop de tintamarre là-dedans. Apprenez-moi l’orthographe.
Maître de philosophie : Soit. Commençons par une exacte connaissance des lettres, qui sont
divisées en voyelles et en consonnes. Il y a cinq voyelles : A…
M. Jourdain : A…
Maître de philosophie : En ouvrant fort la bouche, A,A. La voix E se forme en rapprochant
la mâchoire du bas de celle d’en haut : E. A,E.
M. Jourdain : A,E,A,E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau !
Maître de philosophie : Et la voix I, en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de
l’autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : I.A,E,I.
M. Jourdain : A,E,I. Cela est vrai. Vive la science !Cela est admirable ! AEI ! Que n’ai-je
étudié plus tôt pour savoir tout cela ! Est-ce qu’il y a d’autres choses aussi curieuses que
celles-ci ?
Maître de philosophie : L’R, par exemple, se prononce en portant le bout de la langue
jusqu’au bout du palais : R, ra.
M. Jourdain : R, r, ra, r,r,r,r, ra,ra,ra : cela est vrai ! Ah, l’habile homme que vous êtes ! et
que j’ai perdu de temps : r, r, ra ! Au reste, il faut que je vous fasse une confidence : je suis
amoureux d’une marquise, et je souhaiterais que vous m’aidassiez à lui écrire quelque chose
dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. Ce sera galant…
Maître de philosophie : Sont-ce des vers que vous voulez lui écrire ?
M. Jourdain : Non, non, point de vers.
Maître de philosophie : Vous ne voulez que de la prose ?
M. Jourdain : Non, je ne veux ni prose ni vers.
Maître de philosophie : Il faut bien que cela soit l’un ou l’autre. Il n’y a pour s’exprimer que
la prose ou les vers.
M. Jourdain : Et comme l’on parle, qu’est-ce donc que cela ?
Maître de philosophie : De la prose.
M. Jourdain : Quoi ! Quand je dis : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez
mon bonnet de nuit », c’est de la prose ?