Bernard Bolzano : La question de l’infini Bernard Bolzano est connu de tous les étudiants en mathématique ou en physique, puisque, dès leur première année d’études universitaires, ils apprennent le théorème de Bolzano-Weierstrass, porte d’entrée dans les « mathématiques modernes ». La plupart ignorent que Bolzano est né à Prague le 5 octobre 1781 et décédé dans la même ville le 18 décembre 1848. Entré à l’Université de Prague en 1796 pour étudier les mathématiques, la physique et la philosophie, à l’encontre de la volonté de son père, Bolzano décida de devenir prêtre et entreprit des études de théologie sans renoncer à ses études scientifiques, puisqu’il a présenté sa thèse de mathématiques en 1804. Ordonné prêtre le 7 avril 1805, il soutenu un doctorat en philosophie sitôt après le 17 avril. Il a obtenu un poste d’enseignant à l’Université de Prague en mathématiques et en science des religions. Élu doyen de la faculté de philosophie en 1818, il a été nommé à la Société Royale des Sciences de Bohême en 1819. En étudiant l’œuvre de Bolzano, et son apport décisif à la question mathématique de l’infini1, il paraît clairement que la racine de son œuvre et l’unité de toutes ses parties sont le fruit d’un grand amour pour la vérité et d’une vive conscience de l’unité de l’esprit, comme il écrit au début des Paradoxes de l’infini : « Les paradoxes mathématiques [sur l’infini] méritent toute notre attention, puisque la solution de questions très importantes de plusieurs autres sciences, comme la métaphysique ou la physique, dépend d’une réfutation satisfaisante de leur apparente contradiction » Une vie engagée Le jeune et brillant professeur de l’Université de Prague s’impose par ses travaux mathématiques. Pourtant, la chaire qu’il reçoit est intitulée « science des religions », à l’initiative de l’empereur François-Joseph qui voulait contrer l’influence néfaste des idées « révolutionnaires » venues de France. Une morale politique Si Bolzano a été choisi pour ses compétences multiples, il était sans doute le moins qualifié pour cette tâche, puisque, dans son enseignement et dans sa prédication à Prague, Bernard Bolzano promeut les idées de liberté et d’égalité, au fondement de la vie sociale. Ces idées qui héritent ouvertement des Lumières contredisent l’absolutisme impérial et suscitent l’enthousiasme des étudiants tchèques. Aussi, par décret impérial, il est démis de ses fonctions universitaires en 1819. Son enseignement est cependant connu, parce que des étudiants rassemblent notes et documents pour composer un livre publié en Allemagne en 1834 – quatre volumes sous le titre Lehrbuch der Religionwissenschaft – Manuel de science de la religion2. Bolzano vit son état de prêtre dans un engagement social. Dans un ouvrage intitulé, Pour le meilleur État, la question abordée est d’ordre social : comment lutter contre le mal et diminuer la souffrance humaine. Bolzano constate que bien des maux sont dus à la mauvaise Ne sont accessibles au lecteur français que deux ouvrages : Bernard BOLZANO, Les Paradoxes de l’infini, introduction et traduction par Hourya Sinaceur, « Les sources du savoir », Paris, Seuil, 1993, et De la méthode mathématique & Correspondance Bolzano-Exter, traduction française Carole Magné et Jean Sebestik, Paris, Vrin, 2008. Il ne s’agit ici que des fondements des mathématiques. 2 Une édition complétée sera publiée après sa mort, Dr. Bernhard Bolzano’s Erbauungsreden an die Akademische Jugend, 4 vol., Prague et Vienne, 1849-1852, une traduction partielle est faite en anglais, Selected Writings on Ethics and Politics, Amsterdam-New-York, Rodopi, 2007. 1 organisation de l’État. Il puise dans la tradition chrétienne une motivation pour une éducation qui forme à la « vertu », c’est-à-dire enseignement et rigueur morale. Il propose des solutions pratiques pour le logement des pauvres, pour l’élimination de la misère, pour l’organisation de l’entraide caritative et pour l’accueil des enfants abandonnés3. L’exposé très systématique s’appuie sur les principes de la liberté et de l’égalité. Bolzano récuse la censure. Il aborde la question de la propriété et des impôts. Dans ces textes, Bolzano aborde aussi la question des nationalités - en Bohême la question est bien complexe et vive4. Ainsi son ministère de prêtre fait de lui un témoin fondateur de la doctrine sociale chrétienne. Le statut des religions Bolzano fait davantage. Il réfléchit sur la nature de la religion et par là il contribue à la construction d’une science des religions. Il entend le terme de religion dans le sens subjectif d’engagement de la conscience. Cet engagement de la personne est à la source de la morale et donc de l’action évoquée plus haut. Bolzano reconnaît l’existence d’une religion naturelle. La reconnaissance de l’existence de Dieu est partagée par les religions et cela repose sur une conclusion de la raison et universellement soucieuse de mener l’humanité dans la voie du bien. La religion naturelle reconnaît l’absolue perfection de Dieu et cela donne un fondement universel. Bolzano reprend la preuve cosmologique traditionnelle selon laquelle l’ordre du monde atteste l’action d’un créateur. Dans ces pages, on voit que le souci de Bolzano est de mettre la pratique religieuse en accord avec la raison et la morale. La quête spirituelle n’est pas réservée à l’ordre de l’intime, car elle fonde une démarche de la raison, comme le montre le traité consacré à l’immortalité de l’âme, publié anonymement en 1827 et repris ensuite en 1838 sous son nom. Esthétique Bolzano est vraiment philosophe dans la mesure où il aborde d’autres thèmes. Les éléments esthétiques sont une partie importante du rapport au réel. Un traité de 1843 Abhandunge zur Aesthetik. Ueber den Begriff des Schönen (Traité d’esthétique : sur le concept de beauté) est consacré à cette question. Il y a dans son traité une discussion avec Hegel, fondateur de la discipline dite esthétique. Il est intéressant de noter que dans ce traité, Bolzano fait droit à la subjectivité. L’esthétique implique la subjectivité humaine, car elle relève des facultés de la connaissance sensible. Pour Bolzano, ceci n’exclut pas que l’on puisse parler d’une beauté objective, en particulier dans la nature, œuvre de Dieu. Ainsi Bolzano tient une voie moyenne entre subjectivité humaine et objectivité de l’œuvre qui doit avoir sa consistance – les éléments d’ordre, de symétrie et de proportion sont essentiels à ses yeux. L’esthétique est une manière de renouer avec un souci de réalisme – qui est au cœur de sa critique spécifiquement philosophique de l’idéalisme allemand. * La Philosophie de Bolzano Les textes publiés reprennent des conférences faites aux étudiants de l’Université de Prague. Ueber die Wohlthätigkein. Dem Wohle der Leidenden Meshchheit gewidmet von einem Mehnschenfreunde, 1847 et Vorschläge zur Behebung des unter einem beträchtlichen Theile der Bewohner Prags dermal um sich greifenden Nothstandes, 1847. 4 Ueber das Verhältnis der beiden Volkstämme in Böhmen, 1847 ; après sa mort : Was ist Vaterland und Vaterlandsliebe ? Eine rede an die akademische Jugend im Jahre 1810 beantwortet, 1850. 3 Dans la retraite imposée par sa mise à l’écart de l’Université, Bolzano, consacre ses forces à l’écriture de l’ouvrage Philosophie des sciences ou Théorie des sciences (en allemand Wissenschaftlehre), une œuvre philosophique majeure5. Elle reste en lien avec les travaux mathématiques qui demeurent la base de son activité6. La logique Bolzano est un des pionniers de la logique moderne7. La notion de logique est alors plus large qu’aujourd’hui ; elle désigne le mode rationnel de penser. La perspective de Bolzano s’inscrit dans une option réaliste, en ce sens que les concepts ne dépendent pas de l’esprit qui pense. 1. Le premier point de sa manière de construire la logique est de poser qu’il existe des vérités en soi (Wahrheit an sich). L’expression désigne des affirmations qui sont vraies indépendamment du fait d’être pensées ou crues. Ainsi dire que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil est une vérité en soi ; c’était vrai même quand on pensait le contraire ; une formule mathématique est vraie quel que soit le mathématicien qui la formule. Il faut distinguer la vérité d’une proposition d’avec la croyance en la vérité d’une proposition. 2. La deuxième étape de la philosophie impliquée dans cette présentation de la vérité des propositions est la question de la réalité. Sur cette question, il faut noter que Bolzano emploie deux termes, wirklich et wirksam. Le premier terme renvoie à une existence réelle; le second terme renvoie à l’action. Ainsi la vérité d’une proposition logique se tient dans l’ordre de la déduction logique – pas dans l’existence physique ou mentale. 3. La logique étudie les propositions, les phrases construites pour elles-mêmes. Il considère les différentes manières de construire une proposition et leur valeur de vérité. Le cœur de la question est le rapport entre le sujet de la proposition et le prédicat attribué au sujet. Il examine les divers modes des propositions : avec affirmation, avec négation, subjonctives ou disjonctives, propositions particulières. Ces divers statuts des propositions sont classés à différents niveaux ; toutes ont une valeur d’affirmation d’existence (es gibt – il y a). 4. Les propositions ont un contenu (Inhalt) ; ce sont les idées que Bolzano étudie comme telles. Il y a des idées simples qui n’ont pas de parties et des idées complexes qui sont composées de plusieurs parties. Les idées ont un objet. Il y a des idées sans objet ou vides, quand elles sont contradictoires (gegenstandlos) ou imaginaires (un cheval ailé). Une idée peut avoir un contenu (gegenständlich) singulier ou général. À ce propos, Bolzano introduit la considération de l’extension (Umfang). Bolzano étudie les relations entre les idées en les L’œuvre fut méconnue en son temps. Bolzano en était conscient quand il écrivait : « Si les vues exposées dans ce livre sont justes, elles feront la révolution dans plus d’une science : à savoir en métaphysique, en morale et en droit, en esthétique, en mathématique, dans la partie rationnelle de la physique, dans la théorie philosophique du langage et (Dieu nous garde) aussi en théologie », Correspondance Bolzano-Fesl, cité par J. SEBESTIK, Mathématique et théorie de la science chez Bolzano, Thèse, Paris, 1974, citée par Jacques LAZ, op. cit., p. 21. 6 Le travail de Bolzano mathématicien est bien connu. Il fit au début de sa carrière de la géométrie, mais sa remise en cause des éléments euclidiens alors reçus comme incontestables n’est pas suivie d’un travail systématique ; ses collègues Lobatchevski et Bolayi y travailleront avec Riemann. Bolzano a publié des études en analyse par un traité sur les séries convergentes (en 1817 – avant les travaux de Cauchy de 1821). Dans son étude de 1817 se trouve le célèbre théorème dit de Bolzano-Weierstrass. Le nom de Weierstrass est apparu à ce propos ; en effet l’œuvre de l’Allemand a été connue avant celle de Bolzano ; le théorème a été présenté sous son nom, jusqu’à la découverte de l’antériorité de l’énoncé de Bolzano. Bolzano a introduit la notion d’ensemble dans deux ouvrages : Les Paradoxes de l’infini et Sur la grandeur. Ces ouvrages sont à la base des travaux de Dedekind et Cantor qui ont fondé explicitement la théorie des ensembles. 7 Husserl a présenté Bolzano comme « un des plus grand logiciens de tous les temps », Jacques LAZ, op. cit., p. 10. 5 formalisant de manière mathématique ; en étudiant les variations d’une proposition contenant une ou plusieurs idées, il introduit la notion de variable au sens mathématique. 5. La logique est l’étude de l’enchaînement des propositions dans un raisonnement. Il l’exprime en parlant de dérivabilité (Ableitbarkeit) qui a un sens plus général qu’aujourd’hui et qui se traduirait mieux par syllogisme ou déduction. 6. Bolzano ouvre ensuite des perspectives qui ont pris une grande importance dans la logique moderne, où intervient la probabilité. Il quantifie la valeur de vérité d’une proposition. Il entre dans la perspective des débats du temps qui se déroulent dans le cadre de la casuistique : celle-ci confronte l’autorité des auteurs de référence et mesure la valeur de leurs assertions par un classement de leur autorité et donc introduit un critère de jugement de l’opinion, qui est qualifiée de probable. La science donne des certitudes ; la conduite de l’action au contact d’un réel qui échappe donne lieu à une estimation qui doit être traitée comme une probabilité. Il faut aller au plus sûr. 7. La méthode de Bolzano introduit alors à une considération proprement philosophique. La formalisation des propositions logiques présuppose un travail de l’intelligence qui élabore les concepts, les propositions, les jugements et les déductions par raisonnement logique. Une des questions posées par cette manière de faire est celle de l’origine des idées. La question de l’intuition est alors posée. Une autre question relève de l’ontologie ; dans une proposition bien formée, il y a un sujet et un prédicat. Est-ce que cela correspond à une structure ontologique : celle qui lie une substance (un terme métaphysique donc) et un accident ? La question est explicitement métaphysique. Métaphysique de l’esprit La démarche de Bolzano ne reste pas au seul plan de la philosophie de la connaissance. Elle entre dans la question de la vie et tout particulièrement de la spécificité humaine. Pour cela il a écrit un ouvrage, Athanasia, dont le sous-titre est Fondement de l’immortalité de l’âme ; il y établit un lien entre les différents savoirs8. L’importance de ce traité est indiquée par le fait qu’il a connu deux éditions. La démarche se veut strictement philosophique. La question n’est pas tranchée par un argument d’autorité, mais construite par une déduction rigoureuse à partir de l’expérience humaine. Ce n’est pas l’expérience naïve, mais une expérience réfléchie dans la tradition philosophique articulée au spectacle du monde. Bolzano expose la richesse des êtres naturels ; il montre qu’ils se classent selon une échelle hiérarchique. Il reprend donc le thème de la grande échelle des êtres9. Ainsi l’être humain est-il au sommet des vivants avec qui il partage la perfection de vivre. Sa perfection est due à la richesse et à la capacité d’une connaissance ouverte sur l’infini : rien ne rassasie le désir de l’être humain et cela atteste qu’il y a en lui une dimension qui l’arrache à la finitude des êtres matériels et des animaux. Cette aptitude mène à reconnaître que le principe de sa vie, son âme, n’est pas matérielle (ce n’est pas un organe parmi d’autres), mais qu’elle participe de l’esprit. Cette ouverture sur l’infini est un signe que l’âme humaine transcende la durée qui marque les vivants qui lui sont inférieurs ; cela conduit Athanasia oder Gründe für die Unsterblichkeit der Seele (Athanasia ou fondement de l’immortalité de l’âme). Réédition : Bernhard BOLZANO, Athanasia, 1827-1838, Frankfurt am Main, Minerva, 1970. 9 Cf. Arthur LOVEJOY, The Great Chain of Beings, Havard University Press, 1936. Le thème est important chez Leibniz : « Tous les êtres ne forment qu’une seule chaîne, dans laquelle les différentes classes, comme autant d’anneaux, se tiennent si étroitement les unes les autres qu’il est impossible aux sens et à l’imagination de fixer précisément les points où quelqu’une commence et finit ; toutes les espèces qui bordent ou qui occupent, pour ainsi dire, les régions d’inflexion et de rebroussement, devant être équivoques et douées de caractères pouvant se rapporter aux espèces voisines. » 8 à parler d’immortalité. Cette immortalité n’est pas liée à la multiplicité, mais à la simplicité et à l’unité. Cette reconnaissance est confortée par les exigences morales ; celles-ci découlent de l’exigence de justice et de bonheur qui mène à considérer une vie après la mort où sera pleinement réalisé le bonheur. Cette conclusion est présentée non comme le fruit d’une preuve, mais comme l’opinion la plus probable eu égard à la tradition de sagesse qui habite l’humanité et qui fait l’objet de la deuxième partie. * Les paradoxes de l’infini La théologie chrétienne hérite du patrimoine biblique où la transcendance de Dieu est fortement accentuée. Les grands docteurs chrétiens du Moyen Âge et les Maîtres spirituels, dans la vive conscience que la notion d’infini dit la perfection de Dieu et sa transcendance, ont réfléchi sur la valeur du langage et ils ont développé une analyse linguistique qui a un fondement logique, la doctrine de l’analogie. Par elle un terme négatif devient une qualité. Ainsi le terme d’infini (le pas fini) était une imperfection pour les anciens Grecs et il est devenu une perfection. L’aspect négatif ne signifie plus une imperfection, mais une suprême perfection. Ceci est devenu un point fondamental de la théologie chrétienne. Ainsi Descartes voulant établir la certitude de l’affirmation de Dieu pose en principe que dire Dieu, c’est dire l’infini. Pourtant la notion d’infini était obscure en mathématique et pourtant nécessaire en particulier dans l’étude du mouvement et de la continuité. L’infini mathématique Le premier traitement de l’infinitésimal a été opéré par Leibniz qui considéra que les termes écrits dans les équations sont des artifices de calcul puisque le résultat doit être exprimé en termes finis. Le passage par l’infinitésimal (les dx du calcul différentiel) sont, selon ses termes, des « fictions »10. On peut donc faire référence à l’infini, mais il n’y a pas d’infini mathématique réel, au sens d’une quantité définissable par ce terme, donc pas de nombre et encore moins de réalité physique. Cette vision des choses change avec Bolzano grâce à dans une étude intitulée Les Paradoxes de l’infini. Le but de l’ouvrage est de montrer qu’il existe un infini actuel et que le concept rigoureux d’infini mathématique est au fondement des autres domaines du savoir, physique et philosophie. Bolzano commence par considérer les concepts mathématiques familiers (celui de nombre entier ou de fraction) ; il constate qu’il n’est pas nécessaire d’énumérer tous les éléments pour concevoir la totalité. Il suffit de caractériser une propriété. Bolzano examine les divers sens du mot infini chez les mathématiciens pour dire que l’infini doit être une propriété intrinsèque. Pour préciser ce que cela signifie, Bolzano introduit la distinction entre penser une totalité comme telle ou penser chacun des éléments qui la constituent. La notion d’infini se rapporte à la totalité comme telle ; c’est ce qui fonde son objectivité. 10 La pensée de Leibniz est exprimée dans la Lettre à Des Bosses du 1er septembre 1706 : « Le calcul infinitésimal est utile, quand il s’agit d’appliquer les mathématiques à la physique, cependant ce n’est point là que je prétends rendre compte de la nature des choses ». La divisibilité des opérations mathématiques du calcul ne portent pas sur le réel ; l’infini relève de la pensée : « Les infinis ne sont pas des touts et les infiniment petits ne sont pas des grandeurs ». Il dit également : « On ne conçoit l’infini que par une pure fiction de l’esprit ». (Philosophische Schrifften, II, p. 315). Ce qui est infini c’est donc le processus, mais pas la réalité. Aussi « il n’y a pas de nombre infini, ni de ligne ou autre quantité infinie, si on les prend pour de véritables touts » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, chap. XVII). Pour montrer l’existence de l’infini en mathématiques, Bolzano affronte le paradoxe dit de la réflexibilité. Le paradoxe est le suivant : Si on considère un ensemble fini, toute partie de l’ensemble est moindre que la totalité de l’ensemble. Ainsi dans l’ensemble des entiers de 1 à 100, les chiffres pairs sont moins nombreux que tous ceux de l’ensemble. Mais ce n’est pas le cas quand il y a de l’infini. Par exemple, comparons la grandeur d’un segment de droite compris entre 0 et 1, avec celui qui est compris entre 0 et 2. Le premier segment est contenu dans le premier ; mais on passe de l’un à l’autre en multipliant par 2 tous les chiffres du premier et inversement par division par 2. Il y a donc à la fois égalité et non-égalité. Tel est le paradoxe ! Si l’on considère un ensemble de grandeur infinie, une partie de l’ensemble peut être aussi grande que l’ensemble ; ce qui contredit le principe selon lequel le tout est plus grand que la partie. Bolzano considère que cette propriété, qui servait jusqu’alors à récuser la notion d’infini actuel, doit être considérée comme la propriété qui définit l’infini. L’argumentation de Bolzano repose sur la distinction entre la grandeur et le nombre. Il en déduit que l’infini n’est pas prisonnier de son étymologie négative : ce n’est pas l’indéterminable. Il est fort éclairant de voir que ce travail mathématique n’est pas séparé d’un souci plus large de fondement du savoir. En effet, Bolzano entre dans des questions philosophiques, épistémologiques et métaphysiques, en particulier en analysant les notions d’espace et de temps. Après ces considérations cosmologiques, Bolzano entre dans le monde de la physique. Il commence par établir que les concepts de la physique ne sont pas empiriques (Les Paradoxes de l’infini § 50, p. 154). En continuité avec la réflexion sur la physique, la réflexion porte ensuite le statut de la réalité. Là, il ne s’agit pas de déduire abstraitement, mais de faire droit à la notion de cause qui se rapporte à une action inscrite dans le temps. L’action est le signe de la réalité. L’action n’est pas déterminée à l’avance : aussi Bolzano écarte l’idée de Leibniz sur l’harmonie préétablie (§ 52). Cette interaction permet à Bolzano de s’affronter à la difficulté suivante : la liaison entre les substances spirituelles et matérielles (§ 56) et de parler à ce propos d’interaction, pensée en terme de force. « Ma conception permet encore d’éviter le grand paradoxe de la liaison entre substances spirituelles et substances matérielles. On n’a vu que mystère, et pour les humains, insondable, dans la manière dont l’esprit pourrait agir sur la matière et réciproquement » (§ 56, p. 171). L’interaction suppose un contact qui est une mise en commun de la partie limite ou frontière. L’univers n’est pas vide. Il y a une continuité. Bolzano l’inscrit dans une vision hiérarchique de l’univers (§ 65). Dans cette vision d’interaction, Bolzano tient compte de l’action de Dieu. Cette action est la force créatrice. L’expression est faite dès le début de son exposé (§ 25). « Quand on est parvenu par une suite de conclusions tirées de vérités purement conceptuelles ou de toute autre manière, à la conviction essentielle qu’il est un Dieu, un Être qui n’a en aucun autre sa raison d’être, qui est pour cela précisément un tout parfait, i.e. réunit en lui toutes les perfections et toutes les forces qui peuvent simultanément coexister, et chacune au plus haut degré qu’elle puisse avoir dans sa coexistence avec les autres, on présuppose alors l’existence d’un être infini à plus d’un égard : dans son savoir, son vouloir, son action externe (sa puissance), un être qui sait infiniment (toutes les vérités), qui veut infiniment (la somme de tout le bien en soi possible), qui réalise toutes ses volontés grâce à sa force externe. Ce dernier attribut a pour conséquence l’existence en dehors de Lui d’êtres, à savoir les êtres créés, appelés par opposition à Lui êtres finis. On peut démontrer, cependant, qu’il y a de l’infini en eux à maint égard. » (§ 25, p. 94-95). Ainsi la solution des paradoxes de l’infini permet l’affirmation de l’existence de Dieu, dont la nature est qualifiée d’infinie, et en même temps la solution permet de jeter un regard sur le monde créé et y reconnaître que l’on peut parler à son propos de finitude ontologique (par différence avec Dieu), mais aussi d’infini (grâce aux outils donnés par les mathématiques et appliqués aux sciences de la nature). * * * Bolzano est un des fondateurs de la modernité tant en logique qu’en mathématiques. Il est peu reconnu pour son œuvre philosophique. Considérer l’ensemble montre que c’est précisément la compétence en plusieurs domaines qui fonde la richesse de la pensée et explique sa créativité. C’est parce qu’il était philosophe et théologien qu’il a pu surmonter les apories liées à l’infini et plus largement les visions antagonistes de la réalité. Bolzano donne aussi l’exemple d’une science qui ne peut se fonder que sur un acte de la pensée. La science donne des moyens d’action ; mais elle ne se tient comme science que par un acte de penser. Les concepts scientifiques ne sont pas réduits à leur mode opératoire. Plus encore, la grandeur de la science est d’être une quête de la vérité en soi. Ainsi Bolzano montre par sa vie et par son œuvre que le chemin de la vérité est le moteur de toute pensée. Il ne se contente pas de la vérité abstraite ; il fait de l’exigence de vérité une exigence morale. Il est donc important que cet homme ait été fidèle à son engagement dans le ministère presbytéral. Il est important qu’il ait résisté à la pression des autorités conservatrices et oppressives. Il s’inscrit là encore dans la perspective d’un catholicisme rénové tant au plan social qu’au plan des relations entre l’Église et l’État. Bolzano n’a pas laissé d’écrits mystiques ou purement spirituels, mais son souci de dire la grandeur de l’être humain par son âme immortelle l’inscrit dans la grande tradition théologique et philosophique de l’Église dont il fut serviteur. Son œuvre témoigne d’une grande sérénité ; quand on sait qu’il fut tuberculeux, on admire que d’un corps si fragile ait pu surgir une œuvre de cette ampleur. Jean-Michel Maldamé, op Professeur de théologie Membre de l'Académie pontificale des sciences ____________________________________________