3
suivant. Voici donc un dialogue' entre Abraham et ses
hôtes: « Abraham donnait l'hospitalité aux voyageurs. Une
fois qu'ils avaient bien mangé et bien bu, il les priait:
«
Dites une bénédiction! ». Ils lui demandaient alors:
«
Et
comment faire ... ?» Et Abraham de répondre:
«
Dites: Béni
soit Dieu, l'Éternel, car nous avons mangé de Ses biens
!».
Acceptaient-ils de dire la bénédiction, alors ils mangeaient
et buvaient à leur soûl, et puis repartaient. Refusaient-ils de
dire la bénédiction, qu'Abraham leur disait:
«
Payez votre
dû»». Le sens caché de ce midrash saute aux yeux: où il y a
bénédiction, il y a gratuité! Où elle manque, prévaut la
relation commerciale:
«
Payez votre dû».
Une quatrième opération est, enfin, mise en œuvre
par la bénédiction: le passage de l'exploitation à
l'écoute obéissante.
Si les choses sont estimées un don
de Dieu, elles seront évidemment utilisées dans le respect
et la docilité envers leur Donateur: reconnaître Son amour
stimule à en favoriser les intentions. Qu'est-ce à dire
concrètement, sinon que les choses ne seront pas utilisées
au gré des désirs de l'égoïsme individuel ou national: elles
seront employées en faveur du projet de Dieu, de Son
dessein de communion universelle.
Que la révélation de la réalité comme don soit au
centre du message de la Bible, les Écritures chrétiennes en
témoignent pareillement. Elles sont centrées sur
l'expérience de Jésus, mort et ressuscité:
«
(Frères très
chers) la puissance divine nous a donné tout ce qui
concerne la vie et la piété: . elle nous a fait connaître Celui
qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu» (2P 1,3).
Jésus, don suprême de l'amour de Dieu à l'homme, révèle
la réalité comme don et, plus encore, il l'assume en sa
personne et en son mystère.
La
berakah
et le partage
L'herméneutique du don,
à
laquelle nous introduit
la bénédiction, ne s'épuise pas en sa dimension de
psychologie individuelle: elle engage
à
un profond niveau
éthique et elle doit s'incarner en des choix sociaux fort
précis.
Lorsque les Israélites virent «quelque chose de
menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol» (Ex
16,14), ils se dirent l'un
à
l'autre: «Mân hou, Qu'est-ce que
cela?» car ils ne savaient pas ce que c'était. Moïse leur dit:
«Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a donné à manger»
(Ex 16,15). Mais,
à
la suite de cette réponse explicative,
Moïse intima aussitôt une condition impérative: «Voici ce
qu'a ordonné le Seigneur: Recueillez-en chacun selon ce
qu'il peut
manger, un omer par personne (capacité de
mesure d'environ quatre litres). Vous en prendrez chacun
selon le nombre de personnes qu'il a dans sa tente» (Ex
16,16). Bref, ce qui est donné ne peut être accaparé, mais
uniquement reconnu et goûté
à
la mesure des nécessités
personnelles: «Les Israélites firent ainsi et en recueillirent
les uns beaucoup, les autres peu. Quand ils mesurèrent
à
l'omer, celui qui avait beaucoup recueilli n'en avait pas
trop, et celui qui avait peu recueilli en avait assez: chacun
avait recueilli ce qu'il pouvait manger» (Ex 16,17-18).
A ce commandement qui défend de recueillir plus
que n'exige le besoin personnel, fait suite un second
commandement: il interdit d'accaparer plus que pour
le jour présent. «Moïse leur dit: Que personne n'en mette
en réserve jusqu'au lendemain» (Ex 16,19). Non seulement
il ne faut pas en avoir «en plus », mais il ne faut même pas
se préoccuper du «lendemain». Car, tant «le plus» que «le
lendemain», sont tous deux en contradiction avec la
logique du don et ils sont un obstacle
à
la joie de sa
jouissance.
Là où les choses sont amassées selon la logique du
«plus» ou du «pour le lendemain », elles perdent leur
fraîcheur et leur aptitude à réjouir: elles deviennent signes
de mort! Tel est l'enseignement du récit biblique. Il nous
raconte la désobéissance du peuple aux deux
commandements de Moïse et sa piteuse conséquence:
«Certains n'écoutèrent pas
Moïse et en mirent en réserve
jusqu'au lendemain, mais les vers s'y mirent et cela
devint infect. Moïse s'irrita contre eux» (Ex 16,20). La
logique de la possession est destructrice sous deux
aspects: elle défigure le visage des choses, «les vers s'y
mirent et cela devint infect» ; elle produit la colère du
prophète,
«
Moïse s'irrita contre eux». Elle détruit la
réalité et elle offense Dieu. Elle détruit la réalité, car elle
la prive de son intentionalité, qui est d'être pour la joie
de tous. Elle offense Dieu, car elle en dénie la
bienveillance, qui pourvoit aux besoins de ses créatures.
La manne partagée
ensemble -
symbole de tous
les biens de la terre est pain de vie:
«
C'est le pain que le
Seigneur vous a donné à manger». Au contraire, la
manne
accumulée -
symbole de tous les formes
d'accaparement indues et injustes - est germe de
destruction: «les vers s'y mirent et cela devint infect»
!
Voilà une parabole d'une rare efficacité: elle
résume, sans conteste, un traité entier de morale sociale.
La bénédiction et la joie
La prière de bénédiction, qui exprime la
perception du réel comme don à accueillir et à partager
ensemble, traduit aussi des sentiments de joie et de
bien-être. L'aptitude à
«
bénir Dieu», avant d'être élan
de reconnaissance, est témoignage d'un sens de
plénitude: la plénitude de la personne qui, en réalisant
l'intentionalité divine sur la terre, a découvert la maison
de l'être. La
berakah
est le signe d'un cœur réconcilié,
d'un cœur habité et rempli par le sens. La joie, ce don
que lui offre la berakah, est double: la joie de se sentir
objet de la bienveillance divine, et la joie de percevoir le
monde comme une parabole d'unité et d'harmonie.
Tout être qui existe - du brin d'herbe à la galaxie - est
expression de la volonté créatrice et ordinatrice de Dieu;
Lui, qui transforme le
chaos
en
cosmos
et qui peut
affirmer de tout: «cela est bon» (Gn 1,10 entre autres).
Une très belle légende juive raconte que Dieu avait créé
toutes les choses
«
embrassées», à tel point qu'il lui fut
difficile de séparer «les eaux d'avec les eaux» (cf. Gn
1,6):
La séparation des eaux fut le seul geste de rupture
accompli par Dieu au cours de Son activiré créatrice.
Partout ailleurs, elle tendait toujours
à
unir. Ce ne fut pas
sans difficulté ! Quand Dieu commanda aux eaux de se
séparer (Gn 1,6), quelques parties refusèrent d'obéir: elles
se tenaient les unes embrassées aux autres! Dieu se mit
alors en colère; Il songea
à
tout replonger dans le chaos.
Intervint alors l'Ange de la louange, qui se mir
à
L'invoquer:
«
Seigneur du monde,
à
l'avenir, tes créatures Te loueront
à
jamais; elles Te béniront et Te glorifieront sans fin. Parmi
toutes tes créatures, Tu choisiras Abraham comme ta
propriété; à un de tes fils, Tu donneras le nom de Mon -
Premier-né; ses descendants accepteront le joug de ton
Règne sur leurs épaules, et Tu leur feras don de la Torah.
Pour cette raison, je T'en supplie: aie pitié du monde, ne le
détruis pas! Car, si Tu le détruisais, qui accomplirait ta
volonté?» A ces paroles, Dieu s'apaisa. Il donna ordre que
le monde ne fut plus détruit, et Il renferma les eaux
désobéissantes derrière des montagnes. Ainsi le second
jour de la création est unique. Car, en ce jour, s'introduisit