1 BENEDICTION… DON…DEMANDE Bénir pour toute chose Le monde s'appuie sur la berakah: elle révèle l'identité du monde, et en entrouvre le sens à celui-là seul qui sait la prononcer. C'est pourquoi la tradition juive enjoint de prononcer une bénédiction en présence de toute réalité: A la vue d'un endroit où se sont accomplis des miracles en faveur d'Israël, il faut dire: « Béni Celui qui, en ce lieu, a accompli des miracles en faveur d'Israël ». A la vue d'un lieu d'où a été extirpé le culte étranger, il faut dire: « Béni Celui qui a extirpé de notre terre le culte étranger ». S'agit-il de comètes, de tempêtes, tonnerres, vents et éclairs, il faut dire: « Béni Celui dont la force et la puissance remplissent le monde». S'agit-il de montagnes, collines, fleuves ou déserts, on doit dire: « Béni Celui qui réalise l'œuvre de la Création ». Dit de R. jehudah : A la vue de l'océan, on doit dire: « Béni Celui qui a fait l'océan» - à sa vue ... de temps en temps. A l'occasion des pluies ou de bonnes nouvelles, il faut dire: « Béni Celui qui est bon et bienfaisant»; et, à l'occasion de mauvaises nouvelles, on doit dire: « Béni soit le Juge véridique ». Le constructeur d'une maison neuve ou l'acheteur d'un mobilier nouveau doivent dire: « Béni Celui qui nous a donné la vie, nous l'a maintenue et nous a fait parvenir à ce moment». Un homme doit bénir (le Seigneur) pour un mal exactement comme il Le bénit pour un bien; et, pour un bien, exactement comme il Le bénit pour un mal. Mais, celui qui crie vers le Seigneur pour ce qui est passé ... Eh bien! çà, c'est une prière vaine! Les bénédictions liées aux fruits de la terre jouissent d'une particulière importance. Avant de se nourrir de pain, le juif fait cette prière: « Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers, qui produis le pain de la terre»; avant de boire un verre de vin: « Béni soisTu, Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers, qui as créé le fruit de la vigne» ; à la vue du blé: « Béni sois-Tu, Seigneur, qui as créé les aliments de la terre» ; faisant usage d'un parfum: « Béni sois-Tu, Seigneur, qui as créé les herbes odoriférantes» ; etc. Rien n'existe donc qui ne soit occasion de berakah. Même des réalités négatives, telles l'injustice ou la maladie, loin de renfermer sur soi ou de faire désespérer, sont motifs de bénédiction et de louange. N'allons pas croire que cette disponibilité à la bénédiction soit une caractéristique des personnes ingénues ou simples. Non! Le jour où S.Y. Agnon (18801970) reçut la nouvelle de sa nomination au prix Nobel (1966), à cette occasion il prononça une berakah : «Béni sois-Tu, Seigneur, Toi qui es bon et qui fais le bien». Et lorsqu'il se rendit à Stockholm pour recevoir le Nobel et vit le roi de Suède, il récita cette autre berakah: «Béni sois-Tu, Seigneur, qui fais participer les mortels à Ta gloire». De ces exemples une chose déjà apparaît claire: la berakah est l'expression d'une intelligence transparente, capable de voir toute la réalité sous une nouvelle lumière. C'est la plus grande des activités, car elle a le pouvoir de « faire toutes choses nouvelles» (cf. Ap 21 ,5). Si elle est sans cesse recommandée, ce n'est pas là l'effet d'un goût pour une casuistique infantile, mais de l'intuition de sa valeur révélatrice. Comme dans A5 la parabole évangélique, elle est le vrai «trésor» qui rend tout autre chose superflue ou secondaire. La berakah pour la Torah En plus des fruits de la terre, le juif bénit aussi le Seigneur pour le don de la Torah: «Béni sois-Tu, notre Seigneur, Roi de l'univers, qui nous as donné la Torah de la vérité et qui as planté au milieu de nous la vie éternelle». On bénit Dieu pour la Torah parce que celleci, pas autrement que les fruits de la terre, nourrit et réjouit le cœur de l'homme. Ou plutôt: elle nourrit et réjouit plus que les fruits de la terre. Ceux-ci en effet, à eux seuls, ne suffisent pas à l'homme - cet homme qui « ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu» (Cf. Dt 8,3 et Mt 4,4). La Torah est ce quelque chose « en plus». Non pas un « en plus», qui s'ajoute aux fruits de la terre, mais qui plutôt en entrouve la plénitude de jouissance et de sens. La Torah révèle l'intentionalité des biens de la terre médiations et dons de la bienveillance divine. Si c'est toute la Torah qui, pour Israël, devient occasion de berakah, ce sont surtout ses points d'appui fondamentaux à le devenir: le Pacte, le Temple et la Promesse messianique. Sont particulièrement importantes les berakot liées à cette dernière: elles aident à comprendre la prescription des rabbins, en apparence ambigüe, selon laquelle « on doit bénir le Seigneur pour le mal exactement comme on le bénit pour le bien». Face aux situations pénibles ou tragiques, le juif est appelé à bénir, non parce qu'il jouirait de la souffrance, mais bien parce qu'il garde l'espérance inébranlable ... de l'espérance messianique! Bénir Dieu dans le négatif et face au négatif, cela n'est possible que grâce à l'espérance messianique. Par cet acte de foi, le négatif est racheté et vaincu: vainqueur au niveau historique, il est déclaré perdant au niveau eschatologique. Bénir Dieu « pour le mal», ce n'est pas un geste de soumission à la fatalité du destin, mais un acte de révolte contre l'empire de sa logique. La berakah et le miracle La prière de bénédiction, motivée par les biens de la terre et le don de la Torah, présuppose et exprime le sens de l'admiration et de l'émerveillement. Selon une conception très commune, le « miracle» est tout ce qui en contradiction avec les lois naturelles - prend figure d'extraordinaire, d'être en dehors de l'ordinaire. Le soleil qui se lève n'est pas considéré comme un « miracle» : le phénomène se produit tous les jours, il est estimé normal! Ainsi en est-il pour une fleur qui parfume, un fleuve qui coule ou un champ de blé qui ondule ... Vienton, par contre, à assister à une guérison instantanée - ce qui semble suspendre l'ordre naturel- on crie au miracle! La raison en est, que cela n'advient pas « régulièrement» : c'est « hors» de l'ordinaire. Peu de conceptions - comme celle-ci - mettent à mal et trahissent le message biblique. Pour lui, le miracle n'est pas hors de l'ordinaire, mais dans sa zone la plus intime et secrète. Le miracle n'est pas l'exceptionnel. C'est n'importe quelle réalité - de la plus quotidienne et banale, à la plus rare et inimaginable- saisie dans l'intentionalité ultime, qui l'anime et la soutient. Le 2 monde et les êtres du monde ont un double visage: l'un, immédiat et apparent; l'autre, caché et fondateur. A un premier niveau de perception, le pain est un moyen d'alimentation et le soleil, une source de lumière. Mais, à un autre niveau, ils sont des « signes» de la bienveillance divine, médiateurs de son amour créateur: en plus d'alimenter ou d'illuminer, ils renvoient à un « Tu», généreux et magnanime. Au premier niveau, les choses restent quotidiennes, attendues et ordinaires; au second niveau, elles se revêtent de significations nouvelles: elles deviennent « ex-traordinaires ». Le passage du premier niveau au second s'opère grâce à la berahah : celle-ci dépasse la factualité des choses pour introduire dans leur intériorité, là où elles vivent de l'intentionalité qui leur a donné l'existence. La berakah est le reflet de cette lumière secrète des choses. Là où elle est présente, se crée le miracle; là où elle est absente, s'étend l'opacité.' L'auteur du Livre de l'Exode nous le raconte: un soir, les Israélites -lors de leur pérégrination à travers le désert - virent des cailles monter dans le ciel, puis recouvrir le camp. « Au matin, il y avait une couche de rosée tout autour du camp. Cette couche de rosée évaporée, apparut sur la surface du désert quelque chose de menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol. Lorsque les Israélites virent cela, ils se dirent l'un à l'autre: « Mân hu? », « Qu'est-ce que cela ?» car ils ne savaient pas ce que c'était. Moïse leur dit: « Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a donné à manger» (Ex 16,13-15). En face de chaque chose, comme les Israélites en présence de cette rosée, nous devons savoir poser la question: « Qu'est-ce que cela ? ; et, comme Moïse, savoir répondre: « Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a donné à manger ». Pour qui est capable de berakah, tout est « manne », tout est miracle! Selon Baal Shem: « Le monde déborde de résonances spirituelles et de secrets sublimes et merveilleux, mais il suffit de placer la main devant ses yeux pour que tout demeure caché». Les berakot ont le pouvoir d'éloigner cette « main» : elles permettent de percevoir le monde, qui « déborde de résonances spirituelles », La berakah et la crainte « Bénir» ne signifie pas infuser à une chose des pouvoirs déterminés ou des vertus, qui auparavant lui faisaient défaut: ce qu'il en est venu à signifier dans la tradition chrétienne, où l'on bénit les choses au lieu de bénir Dieu pour les choses. Non! Bénir signifie révéler l'ultime identité des choses, la profondeur de leur intériorité: celle d'être en relation avec le Créateur, signes tangibles de son attention et de sa sollicitude. Cette perception des choses opérée par la berakah - et qui consiste à les relier à l'intentionnalité divine - porte un nom .dans la Bible : la crainte. A.J. Heschel la décrit ainsi: La crainte est l'intuition de la dignité de toutes choses en tant que créatures, une intuition du fait qu'elles sont forcément précieuses à Dieu. Craindre, c'est apercevoir que les choses ne sont pas seulement ce qu'elles sont, mais signifient en quelque manière quelque chose d'absolu. La crainte est une conscience de la transcendance, et de la nécessaire référence en toutes circonstances, à Celui qui est au-delà de tout. C'est une intuition que les attitudes expriment mieux que les mots. En tant que capacité de saisir les choses dans leur lien avec la divinité, la crainte est pareillement intuition de nouvelles significations, cachées au-delà des événements singuliers. La valeur de la crainte est de faire comprendre que la vie se situe dans un cadre très vaste, plus vaste que l'existence éphémère d'un individu, d'une nation, plus vaste qu'une génération ou qu'une ère. La crainte nous permet de percevoir ici-bas les signes du divin, de comprendre à travers le banal et le commun, de sentir à travers la rumeur du mouvant, immobilité de l'éternel. Lorsque nous analysons ou jugeons un objet, nous pensons de notre point de vue particulier. Lorsqu'un psychologue, un économiste et un chimiste s'occupent du même objet, chacun ne voit qu'un seul de ses aspects. L'esprit humain est ainsi fait qu'il ne verra jamais en même temps trois façades d'un immeuble, qui en possède pourtant quatre. Le danger commence au moment où l'esprit, complètement aveuglé par une perspective, en vient à prendre la partie pour le tout. Notre connaissance de la partie en est faussée d'autant. Mais ce que l'analyse ne nous permet pas de comprendre, la crainte nous le révèle ". La berakah naît de la crainte et elle produit la crainte: elle relie, en effet, les choses à l'amour de Dieu, en les plaçant sous son regard de Créateur et de providence. La berakah transforme le profane en sacré, les objets en don, et les choses en paroles d'amour. Grâce à la berakah, l'univers devient un immense sanctuaire: il faut y pénétrer et le traverser avec une vénération contemplative. La Berakah et le don Voulons-nous détailler conceptuellement le sens de cette nouvelle perception, où nous engage la berakah: nous devons distinguer divers niveaux. Voici le premier. «Bénir Dieu pour le pain» : c'est Lui en reconnaître la paternité, plutôt qu'à l'effort et à l'intelligence de l'homme. Le pain n'est pas de l'homme, mais de Dieu. Ce génitif - « de Dieu » n'indique pas la possession, mais le sens. Par la bénédiction, nous nous interdisons le droit de propriété des choses: nous l'attribuons à Dieu. Nous renonçons au lien de production/possession avec elles; nous déclarons que leur origine, au niveau de l'intention et de la signification, se situe en dehors de notre propre moi. La bénédiction achemine vers une véritable rupture « épistémologique» : elle enlève à l'homme le pouvoir sur les choses, et elle le confie aux mains de Dieu! Telle est sa première opération: le passage du centre personnel. .. à Dieu. Dieu est le véritable « propriétaire» des choses: le rapport de l'homme à elles ne peut donc être que celui d'un bénéficiaire. Et nous voici au deuxième niveau de restructuration opéré par la berakah: le passage de la possession à l'accueil. Le monde n'est pas de l'homme, il peut toutefois s'en servir. Les choses ne lui appartiennent pas, il peut toutefois en user. La « maison», il ne l'a pas construite, il peut toutefois l'habiter. Mais, se disposer à l'accueil, en renonçant à l'esprit d'autonomie et de possessivité, cela exige la disponibilité envers le don. C'est-à-dire la capacité de saisir les choses selon une logique de gratuité. Tel est le troisième niveau de restructuration opéré par la bénédiction: le passage de l'objet au don. La bénédiction restitue le créé à son état de don. Son absence, au contraire, replonge les choses dans la sombre épaisseur de purs instruments et de marchandises. Ce pouvoir de « transfiguration» de la bénédiction, faute de quoi les réalités sont chosifiées et monétisées, est décrit sous mode ironique - dans le midrash 3 suivant. Voici donc un dialogue' entre Abraham et ses hôtes: « Abraham donnait l'hospitalité aux voyageurs. Une fois qu'ils avaient bien mangé et bien bu, il les priait: « Dites une bénédiction! ». Ils lui demandaient alors: « Et comment faire ... ?» Et Abraham de répondre: « Dites: Béni soit Dieu, l'Éternel, car nous avons mangé de Ses biens !». Acceptaient-ils de dire la bénédiction, alors ils mangeaient et buvaient à leur soûl, et puis repartaient. Refusaient-ils de dire la bénédiction, qu'Abraham leur disait: « Payez votre dû»». Le sens caché de ce midrash saute aux yeux: où il y a bénédiction, il y a gratuité! Où elle manque, prévaut la relation commerciale: « Payez votre dû». Une quatrième opération est, enfin, mise en œuvre par la bénédiction: le passage de l'exploitation à l'écoute obéissante. Si les choses sont estimées un don de Dieu, elles seront évidemment utilisées dans le respect et la docilité envers leur Donateur: reconnaître Son amour stimule à en favoriser les intentions. Qu'est-ce à dire concrètement, sinon que les choses ne seront pas utilisées au gré des désirs de l'égoïsme individuel ou national: elles seront employées en faveur du projet de Dieu, de Son dessein de communion universelle. Que la révélation de la réalité comme don soit au centre du message de la Bible, les Écritures chrétiennes en témoignent pareillement. Elles sont centrées sur l'expérience de Jésus, mort et ressuscité: « (Frères très chers) la puissance divine nous a donné tout ce qui concerne la vie et la piété: . elle nous a fait connaître Celui qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu» (2P 1,3). Jésus, don suprême de l'amour de Dieu à l'homme, révèle la réalité comme don et, plus encore, il l'assume en sa personne et en son mystère. La berakah et le partage L'herméneutique du don, à laquelle nous introduit la bénédiction, ne s'épuise pas en sa dimension de psychologie individuelle: elle engage à un profond niveau éthique et elle doit s'incarner en des choix sociaux fort précis. Lorsque les Israélites virent «quelque chose de menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol» (Ex 16,14), ils se dirent l'un à l'autre: «Mân hou, Qu'est-ce que cela?» car ils ne savaient pas ce que c'était. Moïse leur dit: «Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a donné à manger» (Ex 16,15). Mais, à la suite de cette réponse explicative, Moïse intima aussitôt une condition impérative: «Voici ce qu'a ordonné le Seigneur: Recueillez-en chacun selon ce qu'il peut manger, un omer par personne (capacité de mesure d'environ quatre litres). Vous en prendrez chacun selon le nombre de personnes qu'il a dans sa tente» (Ex 16,16). Bref, ce qui est donné ne peut être accaparé, mais uniquement reconnu et goûté à la mesure des nécessités personnelles: «Les Israélites firent ainsi et en recueillirent les uns beaucoup, les autres peu. Quand ils mesurèrent à l'omer, celui qui avait beaucoup recueilli n'en avait pas trop, et celui qui avait peu recueilli en avait assez: chacun avait recueilli ce qu'il pouvait manger» (Ex 16,17-18). A ce commandement qui défend de recueillir plus que n'exige le besoin personnel, fait suite un second commandement: il interdit d'accaparer plus que pour le jour présent. «Moïse leur dit: Que personne n'en mette en réserve jusqu'au lendemain» (Ex 16,19). Non seulement il ne faut pas en avoir «en plus », mais il ne faut même pas se préoccuper du «lendemain». Car, tant «le plus» que «le lendemain», sont tous deux en contradiction avec la logique du don et ils sont un obstacle à la joie de sa jouissance. Là où les choses sont amassées selon la logique du «plus» ou du «pour le lendemain », elles perdent leur fraîcheur et leur aptitude à réjouir: elles deviennent signes de mort! Tel est l'enseignement du récit biblique. Il nous raconte la désobéissance du peuple aux deux commandements de Moïse et sa piteuse conséquence: «Certains n'écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve jusqu'au lendemain, mais les vers s'y mirent et cela devint infect. Moïse s'irrita contre eux» (Ex 16,20). La logique de la possession est destructrice sous deux aspects: elle défigure le visage des choses, «les vers s'y mirent et cela devint infect» ; elle produit la colère du prophète, « Moïse s'irrita contre eux». Elle détruit la réalité et elle offense Dieu. Elle détruit la réalité, car elle la prive de son intentionalité, qui est d'être pour la joie de tous. Elle offense Dieu, car elle en dénie la bienveillance, qui pourvoit aux besoins de ses créatures. La manne partagée ensemble - symbole de tous les biens de la terre est pain de vie: « C'est le pain que le Seigneur vous a donné à manger». Au contraire, la manne accumulée - symbole de tous les formes d'accaparement indues et injustes - est germe de destruction: «les vers s'y mirent et cela devint infect» ! Voilà une parabole d'une rare efficacité: elle résume, sans conteste, un traité entier de morale sociale. La bénédiction et la joie La prière de bénédiction, qui exprime la perception du réel comme don à accueillir et à partager ensemble, traduit aussi des sentiments de joie et de bien-être. L'aptitude à « bénir Dieu», avant d'être élan de reconnaissance, est témoignage d'un sens de plénitude: la plénitude de la personne qui, en réalisant l'intentionalité divine sur la terre, a découvert la maison de l'être. La berakah est le signe d'un cœur réconcilié, d'un cœur habité et rempli par le sens. La joie, ce don que lui offre la berakah, est double: la joie de se sentir objet de la bienveillance divine, et la joie de percevoir le monde comme une parabole d'unité et d'harmonie. Tout être qui existe - du brin d'herbe à la galaxie - est expression de la volonté créatrice et ordinatrice de Dieu; Lui, qui transforme le chaos en cosmos et qui peut affirmer de tout: «cela est bon» (Gn 1,10 entre autres). Une très belle légende juive raconte que Dieu avait créé toutes les choses « embrassées», à tel point qu'il lui fut difficile de séparer «les eaux d'avec les eaux» (cf. Gn 1,6): La séparation des eaux fut le seul geste de rupture accompli par Dieu au cours de Son activiré créatrice. Partout ailleurs, elle tendait toujours à unir. Ce ne fut pas sans difficulté ! Quand Dieu commanda aux eaux de se séparer (Gn 1,6), quelques parties refusèrent d'obéir: elles se tenaient les unes embrassées aux autres! Dieu se mit alors en colère; Il songea à tout replonger dans le chaos. Intervint alors l'Ange de la louange, qui se mir à L'invoquer: « Seigneur du monde, à l'avenir, tes créatures Te loueront à jamais; elles Te béniront et Te glorifieront sans fin. Parmi toutes tes créatures, Tu choisiras Abraham comme ta propriété; à un de tes fils, Tu donneras le nom de Mon Premier-né; ses descendants accepteront le joug de ton Règne sur leurs épaules, et Tu leur feras don de la Torah. Pour cette raison, je T'en supplie: aie pitié du monde, ne le détruis pas! Car, si Tu le détruisais, qui accomplirait ta volonté?» A ces paroles, Dieu s'apaisa. Il donna ordre que le monde ne fut plus détruit, et Il renferma les eaux désobéissantes derrière des montagnes. Ainsi le second jour de la création est unique. Car, en ce jour, s'introduisit 4 une séparation là où il y avait eu seulement unité. C'est pourquoi Dieu ne put dire de ce jour, comme Il le dit des autres, que «cela est bon ». Une division peut être nécessaire, jamais elle n'est bonne. La joie naît de l'embrassement cosmique et universel, de la conscience « d'être embrassé par les choses»: tel est le don de la berakah. Le rapport entre berakah et demande Outre la berakah, la liturgie juive - et pareillement la liturgie chrétienne - se structure autour d'un deuxième pôle: l'invocation ou la demande. Dans sa prière, le juif loue Dieu pour ses merveilles et pour ses dons; il Le supplie aussi pour ses nécessités et à cause de ses infidélités. Louer et invoquer, admirer et demander, rendre grâce et supplier: tels sont les deux pôles de la prière juive, individuelle ou communautaire. Ces deux même pôles structurent le Livre des Psaumes: nombre de psaumes sont des hymnes de louange, d'autres, des prières d'invocation, d'autres enfin, des prières à la fois de louange et d'invocation. Ces deux pôles sont, cependant, de valeur et d'importance inégales. La prière de louange est, en effet, logiquement antérieure; elle est plus importante que la prière de demande. La prière de bénédiction est la forme parfaite et accomplie de la prière. Dieu et l'homme, elle les définit en leur réalité ultime et ontologique: Dieu, comme Celui qui crée et donne le bien; l'homme, comme celui qui le reçoit et le reconnaît ; mais l'homme, en son expérience quotidienne et historique, entremêle expérience du bien et expérience de son contraire: les ténèbres, l'injustice, l'oppression, le péché, la mort, etc. C'est sur ce terrain-là - où mûrit la conscience de la rupture entre le projet de Dieu et sa réalisation, entre la création édénique et la désobéissance adamique que naît la prière d'invocation, sans aucune opposition avec la berakah, puisqu'elle suppose cette dernière, sa destination et sa fin. Au jour du Messie, enseignent les rabbins, « toutes les formes de prière cesseront, sauf la prière d'action de grâce». La prière de demande fait partie du temps non racheté. Elle répond à deux exigences. La première est de fortifier le croyant en butte à l'écart entre le projet de Dieu et ses démentis historiques. Depuis toujours, la Bible a promis paix et bien-être aux hommes justes, dociles et obéissants à la volonté de Dieu. Et pourtant, depuis toujours, les hommes justes ne cessent pas d'être tenus en échec au long de l'histoire. Le Livre de Job l'atteste, cette parabole de tous les hommes justes sur qui s'abattent la haine et l'injustice. Ces justes - dont les six millions de juifs, brûlés dans les fours crématoires nazis - ne sont pas, hélas, les derniers! La prière de demande soutient le « pauvre» en son calvaire. Elle le maintient dans sa confiance en Dieu, et l'empêche de succomber en face des démentis. Elle lui donne la certitude du triomphe final de la bonté divine, et ne le laisse pas désespérer en proie aux échecs. Seconde exigence. Cette force, don de la prière de demande, a toujours pour fin la louange. Si le pauvre invoque l'aide de Dieu, c'est afin de pouvoir mieux « Le louer et Lui rendre grâce». « Reviens, Seigneur, délivre mon âme; sauve-moi, en raison de Ton amour. Car, dans la mort, nul souvenir de Toi: dans le shéol, qui Te louerait?» (Ps 6,5s. ; cf. aussi Ps 30,l0; 88,12s.; 115,7; Is 38,18). L'intention dernière de toute demande - tant la guérison individuelle que la libération de Jérusalem - . n'est-elle pas de pouvoir mener à bonne fin la vocation de l'homme: louer et rendre grâce? La formule de la berakah Lorsqu'il étudie les diverses formules de bénédiction, Maïmonide les range en trois classes, dont chacune présente une structure particulière: les bénédictions motivées par des objets, des « biens» concrets; les bénédictions inspirées par la joie de l'observance de la Torah; et, enfin, les bénédictions sans motivation spéciale, sinon la demande ou l'action de grâce : 1) Bénédictions motivées par des « biens» concrets: ce sont les bénédictions les plus simples. Elles s'ouvrent par la formule: «Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers ... ». Elles s'achèvent par la mention de la chose ou de l'occasion qui les ont motivées. A titre d'exemple la bénédiction avant le repas: « ... Toi qui tires le pain de la terre» ; ou, avant de boire une coupe de vin: « ... Toi qui nous réjouis avec le fruit de la vigne» ; etc. 2) Bénédictions inspirées par la joie de la Torah: ce sont les bénédictions qui se récitent avant d'accomplir un commandement. Elles s'ouvrent par une formule de ce genre: «Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, Toi qui nous as sanctifiés par Tes commandements el qui nous as prescrit de ... ». Suit le commandement précis qu'on va accomplir. Par exemple, pour l'allumage des bougies, le jour du sabbat: « ... d'allumer les lumières du sabbat». 3) Bénédictions sans motivation spéciale, sinon la demande ou l'action de grâce: ce sont les bénédictions les plus communes de la liturgie, publique et privée. Elles diffèrent des précédentes par leur forme et par leur contenu. Par leur forme: elles s'ouvrent et se ferment par la même expression: «Béni sois-Tu, Seigneur. .. ». Par leur contenu: il s'agit d'affirmations variées - qui, dans la structure, se placent entre les deux bénédictions d'ouverture et de conclusion. Une dernière observation sur le genre littéraire de la bénédiction. En règle générale, elle utilise deux formes verbales: l'une s'adresse directement à Dieu, «Béni soisTu, Seigneur ... »; l'autre L'invoque à la troisième personne, «Lui qui nous a sanctifiés par Ses commandements ... », Pourquoi cette dernière formulation, linguistiquement si criante? L'explication des rabbins est suggestive. La partie personnelle de la prière «Béni sois-Tu, Seigneur. .. » - traduit, disent-ils, le rapport direct et dialogal avec Dieu, la conscience de la proximité de Son amour paternel. Aussi proche soit-Il, cependant, Dieu demeure toujours totalement Autre, irréductible à la logique humaine et à ses instances. La seconde partie de la prière, en forme impersonnelle «Lui qui nous a sanctifiés ... » - traduit cette seconde conscience, qui ne renie pas la première mais la suppose et l'intègre. La berakah exprime à la fois la proximité et l'éloignement de Dieu, Son immanence et Sa transcendance. Grâce à elle, le croyant proclame que Dieu est tout ensemble présent et absent: présent, bien qu'absent; absent, bien que présent. Un Dieu, qui ne serait que «présence», deviendrait l’«idole» de l'homme: au lieu de Le servir, il s'En servirait. Un Dieu, qui ne serait qu'« absence», deviendrait étranger à l'homme: au lieu de L'invoquer, il L'ignorerait. En Le proclamant tout à la fois personnel (« Tu ») et impersonnel (« Lui »), la berakah dessine cet espace où l'homme découvre le Mystère, dans l'accueil et dans l'adoration. La prière d’Israël Carmine di Sante Desclée Bellarmin p. 45-55