1 BENEDICTION… DON…DEMANDE 1 Bénir pour toute chose Le

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BENEDICTION…
DON…DEMANDE
Bénir pour toute chose
Le monde s'appuie sur la berakah: elle révèle
l'identité du monde, et en entrouvre le sens à celui-là
seul qui sait la prononcer. C'est pourquoi la tradition
juive enjoint de prononcer une bénédiction en présence
de toute réalité:
A la vue d'un endroit où se sont accomplis des
miracles en faveur d'Israël, il faut dire: « Béni Celui qui, en
ce lieu, a accompli des miracles en faveur d'Israël ». A la
vue d'un lieu d'où a été extirpé le culte étranger, il faut dire:
« Béni Celui qui a extirpé de notre terre le culte étranger ».
S'agit-il de comètes, de tempêtes, tonnerres, vents et
éclairs, il faut dire: « Béni Celui dont la force et la
puissance remplissent le monde». S'agit-il de montagnes,
collines, fleuves ou déserts, on doit dire: « Béni Celui qui
réalise l'œuvre de la Création ». Dit de R. jehudah : A la vue
de l'océan, on doit dire: « Béni Celui qui a fait l'océan» - à
sa vue ... de temps en temps. A l'occasion des pluies ou de
bonnes nouvelles, il faut dire: « Béni Celui qui est bon et
bienfaisant»; et, à l'occasion de mauvaises nouvelles, on
doit dire: « Béni soit le Juge véridique ».
Le constructeur d'une maison neuve ou l'acheteur
d'un mobilier nouveau doivent dire: « Béni Celui qui nous a
donné la vie, nous l'a maintenue et nous a fait parvenir à ce
moment». Un homme doit bénir (le Seigneur) pour un mal
exactement comme il Le bénit pour un bien; et, pour un
bien, exactement comme il Le bénit pour un mal. Mais,
celui qui crie vers le Seigneur pour ce qui est passé ... Eh
bien! çà, c'est une prière vaine!
Les bénédictions liées aux fruits de la terre
jouissent d'une particulière importance. Avant de se
nourrir de pain, le juif fait cette prière: « Béni sois-Tu,
Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers, qui produis le pain
de la terre»; avant de boire un verre de vin: « Béni soisTu, Seigneur notre Dieu, Roi de l'univers, qui as créé le
fruit de la vigne» ; à la vue du blé: « Béni sois-Tu,
Seigneur, qui as créé les aliments de la terre» ; faisant
usage d'un parfum: « Béni sois-Tu, Seigneur, qui as créé
les herbes odoriférantes» ; etc.
Rien n'existe donc qui ne soit occasion de
berakah. Même des réalités négatives, telles l'injustice ou
la maladie, loin de renfermer sur soi ou de faire
désespérer, sont motifs de bénédiction et de louange.
N'allons pas croire que cette disponibilité à la
bénédiction soit une caractéristique des personnes
ingénues ou simples. Non! Le jour où S.Y. Agnon (18801970) reçut la nouvelle de sa nomination au prix Nobel
(1966), à cette occasion il prononça une berakah : «Béni
sois-Tu, Seigneur, Toi qui es bon et qui fais le bien». Et
lorsqu'il se rendit à Stockholm pour recevoir le Nobel et
vit le roi de Suède, il récita cette autre berakah: «Béni
sois-Tu, Seigneur, qui fais participer les mortels à Ta
gloire».
De ces exemples une chose déjà apparaît claire:
la berakah est l'expression d'une intelligence
transparente, capable de voir toute la réalité sous une
nouvelle lumière. C'est la plus grande des activités, car
elle a le pouvoir de « faire toutes choses nouvelles» (cf.
Ap 21 ,5). Si elle est sans cesse recommandée, ce n'est
pas là l'effet d'un goût pour une casuistique infantile,
mais de l'intuition de sa valeur révélatrice. Comme dans
A5
la parabole évangélique, elle est le vrai «trésor» qui rend
tout autre chose superflue ou secondaire.
La berakah pour la Torah
En plus des fruits de la terre, le juif bénit aussi le
Seigneur pour le don de la Torah: «Béni sois-Tu, notre
Seigneur, Roi de l'univers, qui nous as donné la Torah de
la vérité et qui as planté au milieu de nous la vie
éternelle». On bénit Dieu pour la Torah parce que celleci, pas autrement que les fruits de la terre, nourrit et
réjouit le cœur de l'homme. Ou plutôt: elle nourrit et
réjouit plus que les fruits de la terre. Ceux-ci en effet, à
eux seuls, ne suffisent pas à l'homme - cet homme qui «
ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui
sort de la bouche de Dieu» (Cf. Dt 8,3 et Mt 4,4). La
Torah est ce quelque chose « en plus». Non pas un « en
plus», qui s'ajoute aux fruits de la terre, mais qui plutôt
en entrouve la plénitude de jouissance et de sens. La
Torah révèle l'intentionalité des biens de la terre médiations et dons de la bienveillance divine.
Si c'est toute la Torah qui, pour Israël, devient occasion
de berakah, ce sont surtout ses points d'appui
fondamentaux à le devenir: le Pacte, le Temple et la
Promesse
messianique.
Sont
particulièrement
importantes les berakot liées à cette dernière: elles
aident à comprendre la prescription des rabbins, en
apparence ambigüe, selon laquelle « on doit bénir le
Seigneur pour le mal exactement comme on le bénit
pour le bien». Face aux situations pénibles ou tragiques,
le juif est appelé à bénir, non parce qu'il jouirait de la
souffrance, mais bien parce qu'il garde l'espérance
inébranlable ... de l'espérance messianique! Bénir Dieu
dans le négatif et face au négatif, cela n'est possible que
grâce à l'espérance messianique. Par cet acte de foi, le
négatif est racheté et vaincu: vainqueur au niveau
historique, il est déclaré perdant au niveau
eschatologique. Bénir Dieu « pour le mal», ce n'est pas
un geste de soumission à la fatalité du destin, mais un
acte de révolte contre l'empire de sa logique.
La berakah et le miracle
La prière de bénédiction, motivée par les biens
de la terre et le don de la Torah, présuppose et exprime
le sens de l'admiration et de l'émerveillement. Selon une
conception très commune, le « miracle» est tout ce qui en contradiction avec les lois naturelles - prend figure
d'extraordinaire, d'être en dehors de l'ordinaire. Le soleil
qui se lève n'est pas considéré comme un « miracle» : le
phénomène se produit tous les jours, il est estimé
normal! Ainsi en est-il pour une fleur qui parfume, un
fleuve qui coule ou un champ de blé qui ondule ... Vienton, par contre, à assister à une guérison instantanée - ce
qui semble suspendre l'ordre naturel- on crie au miracle!
La raison en est, que cela n'advient pas « régulièrement»
: c'est « hors» de l'ordinaire.
Peu de conceptions - comme celle-ci - mettent à mal et
trahissent le message biblique. Pour lui, le miracle n'est
pas hors de l'ordinaire, mais dans sa zone la plus intime
et secrète. Le miracle n'est pas l'exceptionnel. C'est
n'importe quelle réalité - de la plus quotidienne et
banale, à la plus rare et inimaginable- saisie dans
l'intentionalité ultime, qui l'anime et la soutient. Le
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monde et les êtres du monde ont un double visage: l'un,
immédiat et apparent; l'autre, caché et fondateur. A un
premier niveau de perception, le pain est un moyen
d'alimentation et le soleil, une source de lumière. Mais, à
un autre niveau, ils sont des « signes» de la bienveillance
divine, médiateurs de son amour créateur: en plus
d'alimenter ou d'illuminer, ils renvoient à un « Tu»,
généreux et magnanime. Au premier niveau, les choses
restent quotidiennes, attendues et ordinaires; au second
niveau, elles se revêtent de significations nouvelles: elles
deviennent « ex-traordinaires ». Le passage du premier
niveau au second s'opère grâce à la berahah : celle-ci
dépasse la factualité des choses pour introduire dans
leur intériorité, là où elles vivent de l'intentionalité qui
leur a donné l'existence. La berakah est le reflet de cette
lumière secrète des choses. Là où elle est présente, se
crée le miracle; là où elle est absente, s'étend l'opacité.'
L'auteur du Livre de l'Exode nous le raconte: un
soir, les Israélites -lors de leur pérégrination à travers le
désert - virent des cailles monter dans le ciel, puis
recouvrir le camp. « Au matin, il y avait une couche de
rosée tout autour du camp. Cette couche de rosée évaporée,
apparut sur la surface du désert quelque chose de menu, de
granuleux, de fin comme du givre sur le sol. Lorsque les
Israélites virent cela, ils se dirent l'un à l'autre: « Mân hu? »,
« Qu'est-ce que cela ?» car ils ne savaient pas ce que c'était.
Moïse leur dit: « Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a
donné à manger» (Ex 16,13-15).
En face de chaque chose, comme les Israélites en
présence de cette rosée, nous devons savoir poser la
question: « Qu'est-ce que cela ? ; et, comme Moïse, savoir
répondre: « Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a donné
à manger ». Pour qui est capable de berakah, tout est «
manne », tout est miracle! Selon Baal Shem: « Le monde
déborde de résonances spirituelles et de secrets sublimes et
merveilleux, mais il suffit de placer la main devant ses yeux
pour que tout demeure caché».
Les berakot ont le pouvoir d'éloigner cette « main» : elles
permettent de percevoir le monde, qui « déborde de
résonances spirituelles »,
La berakah et la crainte
« Bénir» ne signifie pas infuser à une chose des
pouvoirs déterminés ou des vertus, qui auparavant lui
faisaient défaut: ce qu'il en est venu à signifier dans la
tradition chrétienne, où l'on bénit les choses au lieu de
bénir Dieu pour les choses. Non! Bénir signifie révéler
l'ultime identité des choses, la profondeur de leur
intériorité: celle d'être en relation avec le Créateur, signes
tangibles de son attention et de sa sollicitude. Cette
perception des choses opérée par la berakah - et qui
consiste à les relier à l'intentionnalité divine - porte un nom
.dans la Bible : la crainte. A.J. Heschel la décrit ainsi:
La crainte est l'intuition de la dignité de toutes
choses en tant que créatures, une intuition du fait qu'elles
sont forcément précieuses à Dieu. Craindre, c'est
apercevoir que les choses ne sont pas seulement ce qu'elles
sont, mais signifient en quelque manière quelque chose
d'absolu. La crainte est une conscience de la transcendance,
et de la nécessaire référence en toutes circonstances, à
Celui qui est au-delà de tout. C'est une intuition que les
attitudes expriment mieux que les mots.
En tant que capacité de saisir les choses dans
leur lien avec la divinité, la crainte est pareillement
intuition de nouvelles significations, cachées au-delà des
événements singuliers.
La valeur de la crainte est de faire comprendre que la vie
se situe dans un cadre très vaste, plus vaste que
l'existence éphémère d'un individu, d'une nation, plus
vaste qu'une génération ou qu'une ère. La crainte nous
permet de percevoir ici-bas les signes du divin, de
comprendre à travers le banal et le commun, de sentir à
travers la rumeur du mouvant, immobilité de l'éternel.
Lorsque nous analysons ou jugeons un objet, nous
pensons de notre point de vue particulier. Lorsqu'un
psychologue, un économiste et un chimiste s'occupent
du même objet, chacun ne voit qu'un seul de ses aspects.
L'esprit humain est ainsi fait qu'il ne verra jamais en
même temps trois façades d'un immeuble, qui en
possède pourtant quatre. Le danger commence au
moment où l'esprit, complètement aveuglé par une
perspective, en vient à prendre la partie pour le tout.
Notre connaissance de la partie en est faussée d'autant.
Mais ce que l'analyse ne nous permet pas de
comprendre, la crainte nous le révèle ".
La berakah naît de la crainte et elle produit la
crainte: elle relie, en effet, les choses à l'amour de Dieu,
en les plaçant sous son regard de Créateur et de
providence. La berakah transforme le profane en sacré,
les objets en don, et les choses en paroles d'amour.
Grâce à la berakah, l'univers devient un immense
sanctuaire: il faut y pénétrer et le traverser avec une
vénération contemplative.
La Berakah et le don
Voulons-nous détailler conceptuellement le sens
de cette nouvelle perception, où nous engage la berakah:
nous devons distinguer divers niveaux.
Voici le premier. «Bénir Dieu pour le pain» :
c'est Lui en reconnaître la paternité, plutôt qu'à l'effort
et à l'intelligence de l'homme. Le pain n'est pas de
l'homme, mais de Dieu. Ce génitif - « de Dieu » n'indique pas la possession, mais le sens. Par la
bénédiction, nous nous interdisons le droit de
propriété des choses: nous l'attribuons à Dieu.
Nous renonçons au lien de production/possession avec
elles; nous déclarons que leur origine, au niveau de
l'intention et de la signification, se situe en dehors de
notre propre moi. La bénédiction achemine vers une
véritable rupture « épistémologique» : elle enlève à
l'homme le pouvoir sur les choses, et elle le confie aux
mains de Dieu! Telle est sa première opération: le passage
du centre personnel. .. à Dieu.
Dieu est le véritable « propriétaire» des choses: le
rapport de l'homme à elles ne peut donc être que celui d'un
bénéficiaire. Et nous voici au deuxième niveau de
restructuration opéré par la berakah: le passage de la
possession à l'accueil. Le monde n'est pas de l'homme,
il peut toutefois s'en servir. Les choses ne lui appartiennent
pas, il peut toutefois en user. La « maison», il ne l'a pas
construite, il peut toutefois l'habiter.
Mais, se disposer à l'accueil, en renonçant à l'esprit
d'autonomie et de possessivité, cela exige la disponibilité
envers le don. C'est-à-dire la capacité de saisir les choses
selon une logique de gratuité. Tel est le troisième niveau de
restructuration opéré par la bénédiction: le passage de
l'objet au don. La bénédiction restitue le créé à son état
de don. Son absence, au contraire, replonge les choses dans
la sombre épaisseur de purs instruments et de
marchandises. Ce pouvoir de « transfiguration» de la
bénédiction, faute de quoi les réalités sont chosifiées et
monétisées, est décrit sous mode ironique - dans le midrash
3
suivant. Voici donc un dialogue' entre Abraham et ses
hôtes: « Abraham donnait l'hospitalité aux voyageurs. Une
fois qu'ils avaient bien mangé et bien bu, il les priait: «
Dites une bénédiction! ». Ils lui demandaient alors: « Et
comment faire ... ?» Et Abraham de répondre: « Dites: Béni
soit Dieu, l'Éternel, car nous avons mangé de Ses biens !».
Acceptaient-ils de dire la bénédiction, alors ils mangeaient
et buvaient à leur soûl, et puis repartaient. Refusaient-ils de
dire la bénédiction, qu'Abraham leur disait: « Payez votre
dû»». Le sens caché de ce midrash saute aux yeux: où il y a
bénédiction, il y a gratuité! Où elle manque, prévaut la
relation commerciale: « Payez votre dû».
Une quatrième opération est, enfin, mise en œuvre
par la bénédiction: le passage de l'exploitation à
l'écoute obéissante. Si les choses sont estimées un don
de Dieu, elles seront évidemment utilisées dans le respect
et la docilité envers leur Donateur: reconnaître Son amour
stimule à en favoriser les intentions. Qu'est-ce à dire
concrètement, sinon que les choses ne seront pas utilisées
au gré des désirs de l'égoïsme individuel ou national: elles
seront employées en faveur du projet de Dieu, de Son
dessein de communion universelle.
Que la révélation de la réalité comme don soit au
centre du message de la Bible, les Écritures chrétiennes en
témoignent pareillement. Elles sont centrées sur
l'expérience de Jésus, mort et ressuscité: « (Frères très
chers) la puissance divine nous a donné tout ce qui
concerne la vie et la piété: . elle nous a fait connaître Celui
qui nous a appelés par sa propre gloire et vertu» (2P 1,3).
Jésus, don suprême de l'amour de Dieu à l'homme, révèle
la réalité comme don et, plus encore, il l'assume en sa
personne et en son mystère.
La berakah et le partage
L'herméneutique du don, à laquelle nous introduit
la bénédiction, ne s'épuise pas en sa dimension de
psychologie individuelle: elle engage à un profond niveau
éthique et elle doit s'incarner en des choix sociaux fort
précis.
Lorsque les Israélites virent «quelque chose de
menu, de granuleux, de fin comme du givre sur le sol» (Ex
16,14), ils se dirent l'un à l'autre: «Mân hou, Qu'est-ce que
cela?» car ils ne savaient pas ce que c'était. Moïse leur dit:
«Cela, c'est le pain que le Seigneur vous a donné à manger»
(Ex 16,15). Mais, à la suite de cette réponse explicative,
Moïse intima aussitôt une condition impérative: «Voici ce
qu'a ordonné le Seigneur: Recueillez-en chacun selon ce
qu'il peut manger, un omer par personne (capacité de
mesure d'environ quatre litres). Vous en prendrez chacun
selon le nombre de personnes qu'il a dans sa tente» (Ex
16,16). Bref, ce qui est donné ne peut être accaparé, mais
uniquement reconnu et goûté à la mesure des nécessités
personnelles: «Les Israélites firent ainsi et en recueillirent
les uns beaucoup, les autres peu. Quand ils mesurèrent à
l'omer, celui qui avait beaucoup recueilli n'en avait pas
trop, et celui qui avait peu recueilli en avait assez: chacun
avait recueilli ce qu'il pouvait manger» (Ex 16,17-18).
A ce commandement qui défend de recueillir plus
que n'exige le besoin personnel, fait suite un second
commandement: il interdit d'accaparer plus que pour
le jour présent. «Moïse leur dit: Que personne n'en mette
en réserve jusqu'au lendemain» (Ex 16,19). Non seulement
il ne faut pas en avoir «en plus », mais il ne faut même pas
se préoccuper du «lendemain». Car, tant «le plus» que «le
lendemain», sont tous deux en contradiction avec la
logique du don et ils sont un obstacle à la joie de sa
jouissance.
Là où les choses sont amassées selon la logique du
«plus» ou du «pour le lendemain », elles perdent leur
fraîcheur et leur aptitude à réjouir: elles deviennent signes
de mort! Tel est l'enseignement du récit biblique. Il nous
raconte la désobéissance du peuple aux deux
commandements de Moïse et sa piteuse conséquence:
«Certains n'écoutèrent pas Moïse et en mirent en réserve
jusqu'au lendemain, mais les vers s'y mirent et cela
devint infect. Moïse s'irrita contre eux» (Ex 16,20). La
logique de la possession est destructrice sous deux
aspects: elle défigure le visage des choses, «les vers s'y
mirent et cela devint infect» ; elle produit la colère du
prophète, « Moïse s'irrita contre eux». Elle détruit la
réalité et elle offense Dieu. Elle détruit la réalité, car elle
la prive de son intentionalité, qui est d'être pour la joie
de tous. Elle offense Dieu, car elle en dénie la
bienveillance, qui pourvoit aux besoins de ses créatures.
La manne partagée ensemble - symbole de tous
les biens de la terre est pain de vie: « C'est le pain que le
Seigneur vous a donné à manger». Au contraire, la
manne accumulée - symbole de tous les formes
d'accaparement indues et injustes - est germe de
destruction: «les vers s'y mirent et cela devint infect» !
Voilà une parabole d'une rare efficacité: elle
résume, sans conteste, un traité entier de morale sociale.
La bénédiction et la joie
La prière de bénédiction, qui exprime la
perception du réel comme don à accueillir et à partager
ensemble, traduit aussi des sentiments de joie et de
bien-être. L'aptitude à « bénir Dieu», avant d'être élan
de reconnaissance, est témoignage d'un sens de
plénitude: la plénitude de la personne qui, en réalisant
l'intentionalité divine sur la terre, a découvert la maison
de l'être. La berakah est le signe d'un cœur réconcilié,
d'un cœur habité et rempli par le sens. La joie, ce don
que lui offre la berakah, est double: la joie de se sentir
objet de la bienveillance divine, et la joie de percevoir le
monde comme une parabole d'unité et d'harmonie.
Tout être qui existe - du brin d'herbe à la galaxie - est
expression de la volonté créatrice et ordinatrice de Dieu;
Lui, qui transforme le chaos en cosmos et qui peut
affirmer de tout: «cela est bon» (Gn 1,10 entre autres).
Une très belle légende juive raconte que Dieu avait créé
toutes les choses « embrassées», à tel point qu'il lui fut
difficile de séparer «les eaux d'avec les eaux» (cf. Gn
1,6):
La séparation des eaux fut le seul geste de rupture
accompli par Dieu au cours de Son activiré créatrice.
Partout ailleurs, elle tendait toujours à unir. Ce ne fut pas
sans difficulté ! Quand Dieu commanda aux eaux de se
séparer (Gn 1,6), quelques parties refusèrent d'obéir: elles
se tenaient les unes embrassées aux autres! Dieu se mit
alors en colère; Il songea à tout replonger dans le chaos.
Intervint alors l'Ange de la louange, qui se mir à L'invoquer:
« Seigneur du monde, à l'avenir, tes créatures Te loueront à
jamais; elles Te béniront et Te glorifieront sans fin. Parmi
toutes tes créatures, Tu choisiras Abraham comme ta
propriété; à un de tes fils, Tu donneras le nom de Mon Premier-né; ses descendants accepteront le joug de ton
Règne sur leurs épaules, et Tu leur feras don de la Torah.
Pour cette raison, je T'en supplie: aie pitié du monde, ne le
détruis pas! Car, si Tu le détruisais, qui accomplirait ta
volonté?» A ces paroles, Dieu s'apaisa. Il donna ordre que
le monde ne fut plus détruit, et Il renferma les eaux
désobéissantes derrière des montagnes. Ainsi le second
jour de la création est unique. Car, en ce jour, s'introduisit
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une séparation là où il y avait eu seulement unité. C'est
pourquoi Dieu ne put dire de ce jour, comme Il le dit des
autres, que «cela est bon ». Une division peut être
nécessaire, jamais elle n'est bonne.
La joie naît de l'embrassement cosmique et
universel, de la conscience « d'être embrassé par les
choses»: tel est le don de la berakah.
Le rapport entre berakah et demande
Outre la berakah, la liturgie juive - et pareillement
la liturgie chrétienne - se structure autour d'un deuxième
pôle: l'invocation ou la demande. Dans sa prière, le juif loue
Dieu pour ses merveilles et pour ses dons; il Le supplie
aussi pour ses nécessités et à cause de ses infidélités. Louer
et invoquer, admirer et demander, rendre grâce et supplier:
tels sont les deux pôles de la prière juive, individuelle ou
communautaire. Ces deux même pôles structurent le Livre
des Psaumes: nombre de psaumes sont des hymnes de
louange, d'autres, des prières d'invocation, d'autres enfin,
des prières à la fois de louange et d'invocation. Ces deux
pôles sont, cependant, de valeur et d'importance inégales.
La prière de louange est, en effet, logiquement antérieure;
elle est plus importante que la prière de demande.
La prière de bénédiction est la forme parfaite et
accomplie de la prière. Dieu et l'homme, elle les définit en
leur réalité ultime et ontologique: Dieu, comme Celui qui
crée et donne le bien; l'homme, comme celui qui le reçoit et
le reconnaît ; mais l'homme, en son expérience quotidienne
et historique, entremêle expérience du bien et expérience
de son contraire: les ténèbres, l'injustice, l'oppression, le
péché, la mort, etc. C'est sur ce terrain-là - où mûrit la
conscience de la rupture entre le projet de Dieu et sa
réalisation, entre la création édénique et la désobéissance
adamique que naît la prière d'invocation, sans aucune
opposition avec la berakah, puisqu'elle suppose cette
dernière, sa destination et sa fin.
Au jour du Messie, enseignent les rabbins, «
toutes les formes de prière cesseront, sauf la prière
d'action de grâce». La prière de demande fait partie du
temps non racheté. Elle répond à deux exigences. La
première est de fortifier le croyant en butte à l'écart entre
le projet de Dieu et ses démentis historiques. Depuis
toujours, la Bible a promis paix et bien-être aux hommes
justes, dociles et obéissants à la volonté de Dieu. Et
pourtant, depuis toujours, les hommes justes ne cessent
pas d'être tenus en échec au long de l'histoire. Le Livre
de Job l'atteste, cette parabole de tous les hommes justes
sur qui s'abattent la haine et l'injustice. Ces justes - dont
les six millions de juifs, brûlés dans les fours crématoires
nazis - ne sont pas, hélas, les derniers! La prière de
demande soutient le « pauvre» en son calvaire. Elle le
maintient dans sa confiance en Dieu, et l'empêche de
succomber en face des démentis. Elle lui donne la
certitude du triomphe final de la bonté divine, et ne le
laisse pas désespérer en proie aux échecs.
Seconde exigence. Cette force, don de la prière de
demande, a toujours pour fin la louange. Si le pauvre
invoque l'aide de Dieu, c'est afin de pouvoir mieux « Le
louer et Lui rendre grâce». « Reviens, Seigneur, délivre
mon âme; sauve-moi, en raison de Ton amour. Car, dans
la mort, nul souvenir de Toi: dans le shéol, qui Te
louerait?» (Ps 6,5s. ; cf. aussi Ps 30,l0; 88,12s.; 115,7; Is
38,18). L'intention dernière de toute demande - tant la
guérison individuelle que la libération de Jérusalem - .
n'est-elle pas de pouvoir mener à bonne fin la vocation
de l'homme: louer et rendre grâce?
La formule de la berakah
Lorsqu'il étudie les diverses formules de
bénédiction, Maïmonide les range en trois classes, dont
chacune présente une structure particulière: les
bénédictions motivées par des objets, des « biens»
concrets; les bénédictions inspirées par la joie de
l'observance de la Torah; et, enfin, les bénédictions sans
motivation spéciale, sinon la demande ou l'action de
grâce :
1) Bénédictions motivées par des « biens» concrets: ce sont
les bénédictions les plus simples. Elles s'ouvrent par la
formule: «Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, Roi de
l'univers ... ». Elles s'achèvent par la mention de la chose
ou de l'occasion qui les ont motivées. A titre d'exemple la
bénédiction avant le repas: « ... Toi qui tires le pain de la
terre» ; ou, avant de boire une coupe de vin: « ... Toi qui
nous réjouis avec le fruit de la vigne» ; etc.
2) Bénédictions inspirées par la joie de la Torah: ce sont les
bénédictions qui se récitent avant d'accomplir un
commandement. Elles s'ouvrent par une formule de ce
genre: «Béni sois-Tu, Seigneur notre Dieu, Toi qui nous as
sanctifiés par Tes commandements el qui nous as prescrit
de ... ». Suit le commandement précis qu'on va
accomplir. Par exemple, pour l'allumage des bougies, le
jour du sabbat: « ... d'allumer les lumières du sabbat».
3) Bénédictions sans motivation spéciale, sinon la demande
ou l'action de grâce: ce sont les bénédictions les plus
communes de la liturgie, publique et privée. Elles
diffèrent des précédentes par leur forme et par leur
contenu. Par leur forme: elles s'ouvrent et se ferment
par la même expression: «Béni sois-Tu, Seigneur. .. ».
Par leur contenu: il s'agit d'affirmations variées - qui,
dans la structure, se placent entre les deux bénédictions
d'ouverture et de conclusion.
Une dernière observation sur le genre littéraire de la
bénédiction. En règle générale, elle utilise deux formes
verbales: l'une s'adresse directement à Dieu, «Béni soisTu, Seigneur ... »; l'autre L'invoque à la troisième
personne, «Lui qui nous a sanctifiés par Ses
commandements ... », Pourquoi cette dernière
formulation, linguistiquement si criante? L'explication
des rabbins est suggestive. La partie personnelle de la
prière «Béni sois-Tu, Seigneur. .. » - traduit, disent-ils, le
rapport direct et dialogal avec Dieu, la conscience de la
proximité de Son amour paternel. Aussi proche soit-Il,
cependant, Dieu demeure toujours totalement Autre,
irréductible à la logique humaine et à ses instances. La
seconde partie de la prière, en forme impersonnelle «Lui qui nous a sanctifiés ... » - traduit cette seconde
conscience, qui ne renie pas la première mais la suppose
et l'intègre.
La berakah exprime à la fois la proximité et
l'éloignement de Dieu, Son immanence et Sa
transcendance. Grâce à elle, le croyant proclame que
Dieu est tout ensemble présent et absent: présent, bien
qu'absent; absent, bien que présent. Un Dieu, qui ne
serait que «présence», deviendrait l’«idole» de
l'homme: au lieu de Le servir, il s'En servirait. Un Dieu,
qui ne serait qu'« absence», deviendrait étranger à
l'homme: au lieu de L'invoquer, il L'ignorerait. En Le
proclamant tout à la fois personnel (« Tu ») et
impersonnel (« Lui »), la berakah dessine cet espace où
l'homme découvre le Mystère, dans l'accueil et dans
l'adoration.
La prière d’Israël Carmine di Sante Desclée Bellarmin p. 45-55
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