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VII-1. La livre sterling et le dollar avant 1914
Le Royaume-Uni commença dès 1821 à adopter l’étalon-or, mettant fin au
bimétallisme
1
. Cependant, l’étalon-or ne fut suffisamment « internationalisé » qu’à partir des
années 1870
2
. Alors que les économistes nomment traditionnellement la période entre 1870 et
1914 « l’âge d’or » pour la mise en place de l’étalon-or international, certains d’entre eux,
dont Cohen (1977), préfèrent plutôt parler de « l’âge d’or » de l’étalon de change-sterling
(sterling-exchange standard). En effet, à cette époque, même si l’internationalisation de
l’étalon-or est réalisée de façon volontaire par les pays qui l’adoptent, elle reflète, en fait, la
prédominance britannique à la fois politique, économique, et monétaire, dans le monde. Ce
système monétaire est représenté par une pyramide composée de pays « périphériques » situés
en bas, de pays « noyaux » industrialisés se présentant au milieu, et enfin de l’Empire
britannique au sommet des « monnaies nationales ». Il s’avère donc que la livre sterling
servait déjà de facto de monnaie internationale.
Certes, à cette époque, c’était encore l’or, et non pas la livre sterling, qui était détenu par
les autorités monétaires à titre de réserve. De plus, ces autorités se préoccupaient de la valeur
de leur propre monnaie vis-à-vis de l’or, et non pas vis-à-vis de la livre sterling. Mais la
stabilité de la livre sterling dans un tel système joua implicitement un rôle déterminant dans la
stabilité des autres monnaies, d’autant qu’elle fut la monnaie prédominante dans les
transactions internationales tout au long de la seconde moitié du dix-neuvième siècle :
l’Empire britannique était alors, grâce à son puissant centre financier à Londres, le premier
exportateur à la fois de biens manufacturés et de capitaux dans le monde. Ces éléments
accélérèrent le processus d’internationalisation de la livre sterling, et formèrent donc, derrière
la façade de l’étalon-or international, l’étalon de change-sterling.
Quant au dollar, il ne se situait qu’au milieu de cette hiérarchie monétaire avec d’autres
devises comme le franc et le mark. Le dollar était encore loin de pouvoir rivaliser avec la
monnaie britannique pendant cette période.
VII-2. L’affrontement sterling-dollar pendant l’entre-deux-guerres
1
Une loi concernant l’adoption de l’étalon d’or fut, en fait, ratifiée en 1816. Mais elle ne fut appliquée qu’en
1821 à cause de la guerre entre l’Empire britannique et la France.
2
Entre autres, la Suisse adopta l’étalon-or en 1868, l’Allemagne en 1871, le Suède en 1873, les Pays-Bas en
1875, la France en 1878, le Portugal en 1891, la Russie en 1897 et les Etats-Unis en 1900.
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La puissance économique et monétaire de l’Empire britannique s’effondra après la
Grande Guerre. Cette guerre eut également pour effet de commencer à désintégrer l’étalon-or
à l’échelle internationale. Des pays européens, notamment l’Allemagne, face à la crise
économique et inflationniste, cessèrent de maintenir la parité de change de leurs monnaies
vis-à-vis de l’or dans les années 1920. Quant à l’Empire britannique, même épuisé par la
Grande Guerre, il essaya de conserver sa prédominance politico-économique. La Banque
d’Angleterre, qui avait pourtant laissé flotter la livre sterling dès le début des années 1920,
fixa de nouveau en avril 1925, après avoir maîtrisé l’inflation, la parité de change sterling-or à
son niveau de 1913. Cette action était sans doute symbolique au regard du statut de la livre
sterling en tant que monnaie internationale face au dollar. Le billet vert étant la seule monnaie
dont la parité de change vis-à-vis de l’or n’avait jamais été modifiée au cours des années de
l’après-guerre, il constituait une menace directe pour la monnaie britannique. Le retour à la
parité de change sterling-or de 1913 atténua l’ampleur de cette menace.
La stabilisation de la livre sterling en 1925 marqua la fin d’une période de « non-
système » entre 1914 et 1925. C’était dorénavant un nouveau régime
1
, l’étalon de change-or
(gold exchange standard), qui remplaçait celui de l’étalon-or international en place depuis un
demi-siècle. La livre sterling et le dollar partageaient désormais le rôle central dans
l’économie monétaire internationale : ils servaient de devise clé convertible en or. Cependant,
ce régime ne dura que quelques années. Outre-Atlantique, les Etats-Unis souffrirent de la
Grande Crise de 1929, en particulier dans le domaine financier. Du côté britannique, au fur et
à mesure qu’apparurent, au sein de l’Empire, des problèmes liés à la reconstruction d’après-
guerre, fut davantage mise en doute la crédibilité internationale de la livre sterling, d’autant
que la crise de 1929 aggrava encore la faiblesse économique et monétaire de l’Empire dans
cette conjoncture internationale défavorable.
C’est ainsi qu’en été 1931 eut lieu la première crise de la livre sterling de l’après-guerre
sous la forme d’une forte dévaluation de la livre sterling par rapport à l’or. Puis, le 21
septembre de la même année, la Banque d’Angleterre annonçait la fin de la convertibilité de
la livre sterling en or. La crise financière de 1929 sur le nouveau continent d’une part, et les
répercussions internationales de cette crise en Europe d’autre part, entraînaient le même
1
Ce régime monétaire international était, en fait, le fruit de la conférence tenue à Gênes en 1922.
Contrairement à l’étalon-or qui était en principe issu d’un consensus tacite entre pays, ce nouveau régime est
créé par une coopération politique officielle.
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scénario aux Etats-Unis deux ans plus tard : en 1933, le gouvernement américain mit fin à la
convertibilité du dollar en or, et l’exportation de ce dernier était également interdite. En 1934,
la parité de change dollar-or, fixée et maintenue depuis la mise en place de l’étalon-or en 1900
aux Etats-Unis, fut abandonnée : le dollar fut dévalué pour atteindre la valeur de $35/once.
Outre ces mutations, l’effondrement de l’étalon de change-or se caractérisa aussi par
l’émergence de « blocs monétaires » au sein de l’économie internationale. Au début des
années 30, la France réunit cinq pays européens
1
pour former un « bloc or » afin de maintenir
le fonctionnement de l’étalon de change-or entre eux. Mais, en raison d’une conjoncture
internationale défavorable, ce bloc s’effondra en 1936. Par la suite, la France créa une « zone
franc » avec ses colonies d’outre-mer. En ce qui concerne l’Empire britannique, il créa tout
d’abord un « bloc sterling » en septembre 1931 après la forte dévaluation de la livre sterling.
Ce bloc fut plus tard rebaptisé « zone sterling » en 1939, et se renforça en s’élargissant et en
s’insérant dans un cadre juridique. Quant aux Etats-Unis, ils formèrent un « bloc dollar » en
1934 à la suite de la dévaluation du dollar, qu’ils rebaptisèrent « zone dollar » en 1939.
L’objectif était de renforcer la puissance du dollar face à la montée de la « zone sterling » et
de la « zone franc ». Contrairement à ces deux dernières, la zone dollar était plutôt une
organisation officieuse et peu rigoureuse.
Nous pouvons donc constater qu’au cours de la période de l’entre-deux-guerres, la livre
sterling et le dollar se sont confrontés dans l’arène monétaire internationale. Malgré
l’affaiblissement de la puissance impériale de lEmpire britannique depuis la fin de la
première Guerre Mondiale, la monnaie britannique tente pourtant de sauvegarder ses
prérogatives de monnaie internationale, grignotées par le dollar.
VII-3. L’apogée et le déclin du dollar après la fin de la deuxième Guerre Mondiale
La deuxième Guerre Mondiale balaya l’Europe tandis que les Etats-Unis devenaient le
plus grand pays créditeur du monde. L’Empire britannique s’effondra avec la vague de
décolonisation qui suivit la guerre. La livre sterling recula également dans l’arène monétaire
internationale vis-à-vis du dollar. Afin de trouver le nouvel ordre monétaire international, le
Royaume-Uni et les Etats-Unis commencèrent, dès la fin de la Guerre, à envisager une
réforme profonde et complète du système monétaire international. C’est ainsi que le
1
Les Pays-Bas, l’Italie, la Belgique, la Suisse et la Pologne.
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Royaume-Uni proposa en 1943 son « Plan Keynes », alors que les Etats-Unis suggérèrent le
« Plan White », comme avant-projet pour la création d’une nouvelle institution monétaire.
La proposition britannique avait pour but d’améliorer sa position de pays débiteur et
d’empêcher la prédominance monétaire du dollar dans le monde. Elle préconisait un système
de liquidité internationale qui visait à minimiser le rôle monétaire de l’or. Quant aux Etats-
Unis, leur plan insistait sur l’utilité de l’or en tant que réserve internationale. L’idée était de
profiter de l’accumulation dor spectaculaire qui avait eu lieu pendant la Guerre pour
promouvoir davantage encore le dollar dans l’économie monétaire internationale.
L’hégémonie politico-économique des Etats-Unis détermina le résultat final des négociations
entre ces deux pays. Le « plan White » fut adopté lors de la réunion internationale de Bretton
Woods en juillet 1944 et fut ensuite ratifié en 1945 par les pays participants.
La mise en place des Accords de Bretton Woods annonçait une ère nouvelle pour
l’économie monétaire internationale : l’arrivée de « l’âge d’or » du dollar. Comme le dollar
restait la seule monnaie convertible en or avec une parité de change fixe, au taux courant du
premier juillet 1944 à $35/once, le système de Bretton Woods était en réalité un nouvel
étalon de change-or, mais avec une seule monnaie convertible en or, à savoir le dollar. L’ère
de la livre sterling était finie. La dévaluation de la livre sterling en 1949 fut un nouveau coup
dur et signifia la fin de la livre sterling en tant que monnaie internationale de réserves.
Les années 50 furent ainsi « l’âge d’or » du dollar. Seule monnaie « as good as gold »
(aussi bonne que lor), le dollar fut très demandé, à tel point qu’il y eut même une « pénurie »
de la monnaie américaine (dollar gap). Le marché de l’eurodollar, dollars créés hors du
territoire des Etats-Unis, émergea également en Europe, confirmant du même coup le statut
prédominant de cette monnaie sur le vieux continent. Cependant, derrière cette suprématie
historique du dollar dans l’économie mondiale se dissimulaient de nombreux problèmes
susceptibles de provoquer des crises. En effet, avec l’expansionnisme militaire et économique
des Etats-Unis à l’étranger au cours des années 50, le niveau de réserve d’or de ce pays baissa
rapidement, et devint même inférieur au niveau de sa dette extérieure à court terme. La
crédibilité internationale du dollar fut ainsi peu à peu remise en question. La crise de
confiance dans le dollar qui surgit en octobre 1960 fut, en fait, la réponse du marché des
changes à la politique monétaire trop expansionniste des Etats-Unis. Confrontés à cette crise
monétaire, les Etats-Unis réunirent, en 1961, neuf pays, et créèrent le « Groupe des dix »
1
,
1
Le Royaume-Uni, la France, l’Italie, la RFA, les Pays-Bas, la Belgique, la Suède, le Japon et le Canada. La
Suisse entra dans cette organisation en tant que pays-intermédiaire en 1964.
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également baptisé le « Paris Club », fondant un « gold pool », c’est-à-dire un fonds commun
destiné à soutenir la parité de change dollar-or lorsqu’il s’avère nécessaire. Mais cette
coopération internationale pour défendre le dollar ne dura que quelques années, car la balance
des paiements des Etats-Unis continua à s’aggraver, ce qui provoqua une seconde crise du
dollar en 1968. Les réserves d’or des Etats-Unis diminuèrent encore. Après des négociations,
un système de « two-tier gold-price system », qui consistait à créer deux marchés parallèles de
dollar-or, fut mis en place : les achats et les ventes d’or entre autorités monétaires se basaient
sur le prix officiel, c’est-à-dire $35/once, alors que le prix du marché s’appliquait pour les
transactions entre agents privés. Sans surprise, ce système par définition instable créa un écart
énorme entre le prix du marché et le prix officiel, et entraîna trois autres crises du dollar en
l’espace d’un an : en novembre 1968 d’abord, en avril puis en septembre 1969. En 1971, deux
nouvelles crises se déclenchèrent, respectivement en mai et en juillet-août.
Face à la dégradation continuelle du dollar, lautorité américaine annonça le 15 août
1971 la fermeture du « gold window », c’est-à-dire du guichet d’or où les autorités monétaires
des pays étrangers pouvaient sans aucune limite acheter de l’or avec leurs dollars. Cette
annonce suscita le mécontentement des banques centrales. Une conférence eut alors lieu, en
décembre 1971, au sein du « Groupe des dix », qui déboucha sur les « Accords du
Smithsonian Institute à Washington ». Selon les termes de ces accords, le dollar connut sa
première dévaluation depuis 1934, pour désormais être échangé au taux de $38/once d’or.
Cette mesure ne put pourtant résoudre les problèmes fondamentaux. Une autre crise eut ainsi
lieu fin janvier 1973, laquelle força la fermeture des marchés des change dans le monde
entier. Le 12 février de la même année, les Etats-Unis annoncèrent une seconde dévaluation
du dollar à $42,22/once. Cependant, cette déclaration ne put pas empêcher la hausse
incontrôlable de la parité de change dollar-or privée. Les pays membres du « Groupe des dix »
cessèrent de se conformer aux réglementations des Accords du Smithsonian Institute qui ne
furent donc suivis que pendant 14 mois. Aussi le système de Bretton Woods disparut-il de la
scène internationale, ce qui signifia également la disparition définitive de l’étalon de change-
or qui avait prévalu tout au long de l’histoire monétaire contemporaine, et l’ouverture d’une
ère nouvelle dans le monde monétaire, qui sera désormais caractérisée par un système de
change flottant.
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