La discrimination positive comme remède aux inégalités

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1
L’économie politique de la libéralisation économique en Inde :
comment remédier au creusement des écarts sociaux et géographiques ?
Christophe Jaffrelot
L’Inde a vécu pendant un demi-siècle à l’heure de l’économie mixte, un système caractérisé, comme
son nom l’indique, par la cohabitation du secteur privé et du secteur public. Ce dernier a pris de plus en plus de
poids à mesure des nationalisation décidées par Nehru puis par sa fille, Indira Gandhi qui sera beaucoup plus
interventionniste que son père en la matière, comme en témoigne le transfert de toutes les banques et assurances
à l’Etat pendant les années 1960-70. Dans ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler « le système nehruiste » le
secteur privé ne coexiste pas seulement avec un secteur public de plus en plus imposant, il entre en outre, à
marche forcée, dans une logique d’économie administrée. L’instrument principal de cette économie politique fut
d’ailleurs le « licence Raj » qui désignait « le système du permis-roi » : pour toute augmentation ou
diversification de sa production, une entreprise devait obtenir une autorisation administrative de la part des
fonctionnaires compétents. Cette bureaucratisation des procédures a permis de contenir les écarts de
développement entre régions, la Commission au Plan veillant à une allocation des ressources compatible avec
l’aménagement du territoire. Le « système nehruiste » - pour reprendre l’expression consacrée pour désigner la
politique économique des années 1950-1960 – a aussi permis de contenir les écarts sociaux par des subventions à
vocation redistributrice et la création d’une ample classe moyenne de fonctionnaires. La libéralisation en cours
depuis 1991 a marqué un infléchissement significatif de la politique économique de l’Inde, même s’il ne faut pas
exagérer l’ampleur comme nous le verrons dans une première partie. Elle n’en a pas moins contribué à creuser
les écarts entre groupes sociaux – notamment entre urbains et ruraux – et entre régions, comme nous le
montrerons ensuite. Enfin, nous examinerons dans un troisième temps les remèdes envisagés pour remédier à ces
tensions à la fois sociales et géographiques.
2
La libéralisation économique et ses limites1
En 1991, la libéralisation économique mise en œuvre par le gouvernement Rao et, en son sein, par le
ministre des Finances Manmohan Singh, s’est traduite par cinq types de réforme remettant à plat les piliers du
« système nehruiste ».
1) le « licence Raj » est démantelé et avec lui le fameux Monopolies and Restrictive Trade Practices Act qui
imposait aux grandes firmes de demander une autorisation spéciale pour investir dans certains domaines ;
la liste des domaines d’activité réservés au secteur public qui couvrait 18 industries (dont la sidérurgie,
les mines, les transports aériens, les télécommunications, la production électrique) est réduite à trois : la
production d’avions et de navires de guerre, les transports ferroviaires et l’énergie nucléaire.
2) si l’idée de privatisation n’est pas encore à l’ordre du jour, on commence à envisager un retrait
significatif de l’Etat dans les firmes publiques appartenant aux secteurs non stratégiques.
3) la planification quinquennale qui avait déjà perdu son caractère impératif se fait plus discrète encore, la
Planning commission se cantonnant de plus en plus dans un rôle de conseil et de collecte des statistiques.
4) les entreprises multinationales peuvent être majoritaires dans des joint ventures appartenant à de
nombreux secteurs (l’automobile, les infrastructures, l’industrie pharmaceutique, le tourisme, les
télécommunications2…) voire y établir des filiales qu’elles contrôlent à 100% dans certains secteurs
prioritaires et, enfin, les quotas d’importation disparaissent peu à peu3.
5) les barrières douanières baissent fortement. Les pics tarifaires passent de 400% en 1990 à 35% dix ans
plus tard tandis que la moyenne des droits de douane chute de 79% à 20% en 20044. Si les droits de
douane n’ont baissé que de manière très progressive – ce qui s’explique par leur poids considérable dans
les recettes de l’Etat où ils entraient pour 38% en 1991 -, le gouvernement a combiné cette politique avec
la création de Special Economic Zones calquées sur le modèle chinois. Des usines et des unités de
1 Cette section procède – tout en l’actualisant - de mon article « L’Inde comme démocratie de marché ? », Le
Débat, novembre 2005.
2 La libéralisation du secteur des télécommunications a commencé en 1994 avec les premiers efforts pour
introduire une logique de mise en concurrence dans un domaine dominé par les entreprises publiques. Mais cette
politique ne s’est vraiment affirmée qu’avec la New Telecom Policy lancée par le gouvernement Vajpayee en
1999.
3 La disparition de ces quotas s’est accélérée après que l’OMC ait jugé, en 1997, que la justification de ces quotas avancée
par New Delhi, en arguant de problèmes de balance des paiements, était infondée. En avril 2001, l’Inde a supprimé des
derniers quotas.
4 S. Chauvin et F. Lemoine, « India in the world economy: traditional specialisations and technology niches »,
Working paper n° 9 (2003), p. 16 et Baldev Raj Nayar, “India in 2004: regime change in a divided democracy”,
Asian Survey, XLV(1), janvier 2005, p. 72.
3
service y jouissent d’une réglementation particulière (notamment en termes de droit du travail) et se
développent en demeurant exclusivement tournées vers l’exportation5.
En dépit de la remise en cause radicale de l’économie administrée qui avait encore cours au début des
années 1990, l’Etat intervient encore beaucoup dans l’économie. Cet interventionnisme vise d’abord à défendre
les groupes les plus vulnérables. Tel est en tout cas l’objectif affiché par la politique des Small Scale Industries
(SSI) qui représentent encore 45% de la production industrielle. Ces SSI – qui se définissent par une faible
capacité d’investissement (inférieure à 250 000 dollars par an) - sont les seules autorisées à opérer dans certains
secteurs, l’Etat ayant établi une liste de produits leur étant réservés 6. C’est ainsi que l’industrie du jouet a
longtemps échappé aux grandes entreprises, à la différence de ce que l’on observe en Chine. Si cette politique
s’érode, la liste des produits réservés aux SSI étant passée de 821 en 1998 à 605 aujourd’hui7 et les SSI pouvant
investir jusqu’à 1 million de dollars dans certains secteurs, sa prégnance témoigne du poids de l’Etat dans la
gestion de l’économie. Celle-ci s’exerce, en l’occurrence, dans une perspective proprement gandhienne
puisqu’il s’agit de protéger de la concurrence des gros de petites entreprises familiales et artisanales, même si
nombre de SSI opèrent aujourd’hui dans le « high tech ».
De la même façon, la privatisation des entreprises nationalisées dans les années 1950-80 n’est en rien
une priorité pour le gouvernement indien. Le mot « privatisation » est d’ailleurs tabou en Inde, où l’on parle
exclusivement de « désinvestissement ». Cela traduit non seulement le poids des syndicats, mais aussi
l’importance traditionnellement accordée à l’action de l’Etat dans la sphère économique. Si l’Inde ne comptait
que cinq entreprises publiques nationales effectuant pour 290 millions de roupies d’investissements annuels en
1950, elle en totalise aujourd’hui 240 représentant plus de 2 525 000 millions de roupies d’investissement. Dès
juillet 1991, le document produit par le gouvernement pour baliser le chemin des réformes, « The Industrial
Policy Statement », prévoyait des désinvestissements d’abord destinés à renflouer les caisses de l’Etat, qui se
distinguaient d’éventuelles privatisations car le contrôle restait, dans ce scénario, aux mains des pouvoirs
publics. De 1991 à 2000 l’Etat réduisit ainsi sa participation dans 39 entreprises, ces ventes représentant 3% des
5 N. Bajpai, « A decade of economic reforms in India: the unfinished agenda », Working paper n°89 (2002) du
Center for international development at Harvard university, p. 8.
6 Montek S. Ahluwalia, « Economic reforms in India since 1991: has gradualism worked ? », Journal of
Economic Perspectives, été 2002, p. 3.
7 En 1998-99, trois industries ont été soustraites au régime des permis obligatoires (les industries sucrière,
charbonnière et pétrolière – pour les produits autres que le pétrole brut). En 1999-2003, 73 articles ont connu le
même destin, parmi lesquels les articles de cuir et les jouets étaient les plus importants. En 2004 85 articles
jusqu’alors inscrits sur la liste des produits réservés aux SSI en sont sortis au nom de l’efficacité économique (et
notamment des économies d’échelle) (Government of India, Economic Survey 2004-2005, New Delhi, 2005, p.
166).
4
actifs qu’il possédait dans les entreprises publiques8. A partir de 2000, la coalition gouvernementale qui,
emmenée par le BJP, resta au pouvoir de 1998 à 2004, chercha à s’engager sur la voie de ce que le Premier
ministre Atal Bihari Vajpayee appela des « strategic sales ». Celles-ci impliquaient la session d’au moins 26%
des parts d’une firme publique à un opérateur privé qui acquérait ainsi une minorité de blocage, ou même la
majorité des parts d’une société s’il en était déjà un actionnaire important. En trois ans, 35 entreprises firent
l’objet de « strategic sales ». Certaines de ces opérations donnèrent une minorité de blocage à des entreprises
privées (comme dans le cas de l’entreprise de télécommunication VSNL ou dans celui de Indian
Petrochemicals, la deuxième firme de pétrochimie de l’Inde), d’autres revinrent à transférer des firmes
publiques au privé, comme dans le cas Bharat Aluminium Company (BALCO – le troisième producteur
d’aluminium du pays), de Modern food (vendu à Hindustan Lever) ou de Maruti, désormais propriété de
Suzuki. Si ces ventes ne représentèrent que 1,13% des actifs que l’Etat possédait dans les entreprises publiques,
elles suscitèrent une vive hostilité de la part des syndicats. La Cour suprême fut d’ailleurs saisie du cas de
BALCO et amenée, dans un jugement crucial à valider une politique qu’elle continuait d’appeler de
« désinvestissement » alors qu’il s’agissait désormais de privatisation9. Mais les oppositions se sont multipliées
et ont pris une tournure politique, à telle enseigne que les « strategic sales » souhaitées par Arun Shourie, le
« ministre du désinvestissement » de Vajpayee dans deux entreprises-phares de l’économie indienne, Hindustan
Petroleum et Bharat Petroleum, ne pourront finalement pas avoir lieu du fait de résistance au sein même de la
coalition au pouvoir.
L’alternance de 2004 qui a ramené le Congrès au pouvoir, à la tête d’une coalition parlementaire où les
communistes jouent un rôle essentiel, s’est traduite par un gel des « strategic sales ». En juin 2004 les partenaires
de la nouvelle alliance au pouvoir ont élaboré un National Common Minimum Programme où il était affirmé avec
force que le gouvernement s’engageait à défendre un grand secteur public ayant par nature des objectifs sociaux et
qu’il ne privatiserait pas les entreprises publiques réalisant des profits. En fait, la notion même de
« désinvestissement » a été remise en cause lorsque les communistes se sont opposés à la vente d’une part minime
des actifs de l’Etat dans l’entreprise électrique BHEL au printemps 2005. Résultat, l’Inde conserve un fort secteur
public représentant un quart du PNB, près d’un tiers des investissements en capital de l’économie indienne et 19
8 S. Kaur, « Privatization and public enterprise reform: a suggestive action plan », Working paper n°8 (2004) de
l’Australia South Asia Research Centre, p. 2.
9 P. Meyer, « The Hindu rate of reforms: privatisations under the BJP – still waiting for that bada kadam »,
South Asia Studies, 25(3), décembre 2002.
5
millions de salariés environ – sur les 28 que compte le secteur formel10.
Un autre domaine où le poids de l’Etat demeure prépondérant concerne le droit du travail. Des décennies
de cogestion de l’économie indienne par le Congrès et les syndicats – et en particulier le syndicat du Congrès,
l’Indian National Trade Union Congress (INTUC) – ont permis à la petite minorité des travailleurs du secteur
formel – les salariés – de mettre en place un remarquable dispositif de protection de ses intérêts. Seules les
entreprises employant moins de 100 personnes peuvent par exemple procéder à des licenciements sans obtenir au
préalable l’autorisation de l’administration. Les autres sont soumises à cette règle. Le gouvernement Vajpayee
avait préparé un projet de loi prévoyant que le seuil soit élevé à 1000 employés, mais les partenaires communistes
du Congrès qui soutiennent aujourd’hui le Premier ministre sont très attachés aux « labour laws ». L’absence
d’«exit policy » apparaît ici aux libéraux comme une barrière à l’entrée car les investisseurs étrangers peuvent
craindre de s’engager dans un pays où il est a priori si difficile de se retirer ; mais en pratique, les multinationales
recourent à des contrats d’embauche à durée déterminée.
Enfin, l’Etat indien continue de jouer un rôle majeur dans le secteur dominant de l’économie indienne,
l’agriculture, qui emploie encore plus de 50% de la population même si elle ne contribue plus au PNB que pour
moins d’un quart du total. Là, les prix sont administrés, qu’il s’agisse des inputs initiaux ou du produit final :
l’électricité alimentant les pompes à eau qui permettent l’irrigation des champs est sous facturée aux paysans –
quand elle n’est pas gratuite-, à l’instar des engrais dont le coût est systématiquement réduit du fait des
subventions gouvernementales.
Malgré le caractère contenu de la libéralisation indienne, la dérégulation et les possibilités
d’enrichissement laissées à ceux qui disposaient déjà d’une base de départ ont engendré un creusement des écarts,
tant au plan social que géographique.
L’Inde post-1991 creuse les écarts
L’Inde ne brille pas pour tout le monde, contrairement aux promesses des promoteurs de la
libéralisation économique engagée en 1991. Pour ces hommes – à commencer par le Premier ministre indien,
Manmohan Singh, qui avait engagé les réformes au début des années 1990 en tant que Ministre de finances -,
l’accélération de la croissance devait permettre à chaque indien de profiter de la prospérité nouvelle. En fait, les
fruits de la croissance sont à ce point mal répartis qu’ils accroissent les inégalités de trois points de vue
différents : entre riches et pauvres, entre urbains et ruraux et entre Etats de l’Union indienne. Pire, loin de
10 Les salariés du secteur formel représentent moins de 5% de la population en âge de travailler en Inde.
6
percoler en vertu du « trickle down effect» annoncé par les responsables indiens, l’impact de la croissance
« post-1991 » sur la réduction de la pauvreté est moindre que celui des politiques antérieures.
Les écarts se creusent entre classes sociales
Le 61ème round du National Sample Survey réalisé en 2004-2005 est riche d’enseignement à cet égard :
le coefficient de Gini (Gini ratio) est passé de 34,4 en 1993-94 à 37,6 2004-05 en milieu urbain et de 28,6 à 30,5
en milieu rural11. Rien d’étonnant à cela : la libéralisation a permis à ceux qui disposaient déjà d’un capital –
financier, social et/ou intellectuel – de s’enrichir encore tandis que ceux qui n’en avaient pas (ou pas autant) ont
stagné. Le pourcentage de ménages vivant avec moins de 90 000 roupies (soit 1 800 euros) par an reste
supérieure à 70% de la population. Cette proportion a baissé de 7 points entre 1995-96 et 2001-02, mais elle
demeure largement majoritaire tandis que le nombre des ménages gagnant plus de un million de roupies par an
(soit 20 000 euros) et que l’on peut considérer comme riches, est passé de 268 000 à 807 000 (soit une
multiplication par trois). Il suffit de parcourir la banlieue sud de Delhi pour voir combien fleurissent les villas de
nouveaux riches sur des terres autrefois agricoles. En 2006, détrônant le Japon, l’Inde est même devenu le pays
d’Asie qui abritait le plus de milliardaires en dollars – 36 contre 24 au pays du soleil levant.
Tableau 1 : Distribution du revenu annuel des ménages (en roupies)
Années
1995-96
(79 %)
2001-2002
Moins de 90 000
131 176 000
135 378 000
90 000-200 000
28 901 000
(17,5 %)
41 262 000
200 000-500 000
3 881 000
(2,3 %)
500 000-1 million
651 000
1-2 millions
(72%)
2009-2010 (prévisions)
114 395
(51,5%)
(21,9%)
75 304
(33,9%)
9 034 000
(4,8%)
22 268
(10%)
(0,4 %)
1 712 000
(0,9%)
6 173
(2,8%)
189 000
(0,1 %)
546 000
(0,3%)
2 373
(1,1%)
2-5 millions
63 000
(0,03 %)
201 000
(0,1%)
1 037
(0,05%)
5-10 millions
11 000
(0,006%)
40 000
(0,002%)
255
(0,01%)
Plus de 10 millions
5 000
(0,003%)
20 000
(0,001%)
141
(0,006%)
Nombre de ménages
165 000 000
188 000 000
222 000 000
Sources : National Council for Applied Economic Research (NCEAR)
11 Himanshu, « Recent trends in poverty and inequality : some preliminary results », Economic and political
weekly, 10 février 2007, p. 498.
7
Les écarts se creusent entre Etats
Dans un article remarqué paru en 2002, Angus Deaton et Jean Drèze, avaient fait le bilan de dix ans de
libéralisation économique dans des termes éloquents quant au creusement des écarts sociaux et géographiques.
Ils concluaient notamment que « the low-growth states form one contiguous region made up of the eastern states
(Assam, Orissa and West Bengal), the so-called BIMARU states (Bihar, Madhya Pradesh, Rajasthan and Uttar
Pradesh), and Andhra Pradesh »12. Cinq ans plus tard, force est de constater que la situation a changé, sans que
l’idée que suivant laquelle deux Indes cohabitent de plus en plus difficilement puisse, elle, être remise en cause.
Il est maintenant possible de tracer une ligne coupant le pays, en deux du point de vue des niveaux de vie, depuis
le Punjab jusqu’au nord de l’Andhra Pradesh, la moitié sud-ouest représentant l’Inde prospère tandis que son
alter ego du nord-est reste à la traîne. Le revenu par tête mensuel dépasse les 22 000 roupies dans la première
tandis qu’il se situe en dessous dans la seconde – les seuls Etats échappant à cette règle sont le Rajasthan – qui,
bien qu’à l’ouest appartient à « l’autre Inde » et deux Etats du Nord-Est – le Bengale occidental et le Tripura qui sont à classer dans la première Inde malgré leur position géographique.
12 A. Deaton et J. drèze, “Poverty and Inequality in India. A Re-examination”, Economic and political weekly,
7 septembre 2002, pp. 3734-3735.
8
Tableau 2 Revenu par tête moyen par mois et par Etat (en roupies)
“L’Inde qui brille”
22 347
Himachal Pradesh
22 902
Punjab
26 395
Haryana
26 818
Gujarat
22 624
Maharashtra
26 858
Andhra Pradesh
19 087
Karnataka
19 576
Kerala
22 776
Tamil Nadu
21 740
Bengal occidental
18 494
Tripura
18 550
“L’autre Inde”
16 815
Jammu et Cachemire
14 507
Uttaranchal
14 947
Uttar Pradesh
9 963
Rajasthan
12 641
Bihar
5 606
Jharkhand
11 139
Madhya Pradesh
11 500
Chhattisgarh
12 641
Orissa
10 164
Assam
12 237
Manipur
12 878
Meghalaya
16 803
Inde
17 883
Source : R. Jha, R. Gaiha et A. Sharma, « Mean consumption, poverty and inequality in rural India in the 60th
round of the National Sample Survey », ASARC Working Paper 2006/11, p. 6.
Une autre façon d’analyser le fossé séparant l’Inde du nord et de l’est de l’Inde du sud et de l’ouest
9
consiste à mesurer la part de la population vivant sous le seuil de pauvreté. On retrouve la même géographie à
quelque chose près. Les seules exceptions sont ici l’Assam qui, bien qu’à l’est, jouit d’un niveau supérieur à la
moyenne et le Maharashtra qui fait partie de « l’autre Inde » tout en se situant à l’ouest. Le Bengale occidental se
situe quant à lui à peine au-dessus de la moyenne nationale ; je l’ai laissé dans « l’autre Inde » étant donné la
faiblesse du niveau de revenu par tête.
Tableau 3 Part de la population vivant sous le seuil de pauvreté en milieu rural
Années
1983
1993-94
2004-05
“L’Inde qui brille”
30,5
26,8
16,3
Andhra Pradesh
26,8
15,9
10,8
Assam
44,6
45,2
21,7
Gujarat
28,9
22,2
19,4
Haryana
21,9
28,3
13,6
Himachal Pradesh
17
30,4
10,9
Karnataka
36,3
30,1
20
Punjab
14,3
11,7
10
Rajasthan
35
26,4
19
Tamil Nadu
54,8
32,9
22,7
Uttaranchal
25,2
24,8
14,9
“L’autre Inde”
57
46,8
37,8
Bihar
64,7
56,6
42,2
Jharkhand
65,5
6 2,3
42,9
Chhattisgarh
50,6
44,4
42
Madhya Pradesh
49
39,2
35,8
Maharashtra
45,9
37,9
30
Orissa
68,5
49,8
46,9
Uttar Pradesh
47,8
43,1
33,9
Bengal occidental
63,6
41,2
28,5
Inde
46,5
37,2
28,7
Différence
26,5
20
21,5
10
On notera que la différence entre l’Inde qui brille et l’autre s’est réduite de 6,5points de pourcentage
entre 1983 et 1993, mais qu’elle a recommencé à augmenter au cours des dix années suivantes qui sont
précisément celles de la libéralisation économique. De fait, les écarts se creusent depuis entre les deux Indes si
l’on compare les chiffres du NSS de 1993-94 et ceux de 2004-2005.
Tableau 4 Evolution des dépenses mensuelles par habitants en milieu urbain de 1993-94 à 2004-05 dans
« L’Inde qui brille » et dans « L’autre Inde »
Années
1993-1994
2004-2005
Variations
1993-94
2004-05
Variations
“L’Inde qui
Moins de
Moins de
Division
Plus de 1055
Plus de 1100
Multiplication
brille”
355 Rs
335 Rs
par
Rs
Rs
Par
Andhra
49,5
2,2
22,5
5,3
32,6
6
Assam
36,7
1,3
28
4,5
40,1
9
Delhi
16,4
0,7
23
24,1
58,8
2,4
Goa
23,3
0,3
78
9
43,3
4,8
Gujarat
34,7
0,6
58
5,3
46,3
8,7
Haryana
32,6
2,2
15
7,8
42,9
5,5
Himachal
19,8
0
-
21,4
61,1
2,8
20,9
0,1
209
10,6
33,6
3
Karnataka
35,3
3,5
10
5,9
40,5
6,8
Kerala
35,8
1,9
19
8,5
44,5
5,2
Maharashtra
32,4
2 ,2
15
11,2
46,7
4,2
Manipur
62,3
0
-
0,1
10,6
106
Meghalaya
18,6
0,1
186
8
55,4
7
Mizoram
7,5
0
-
4,3
54,7
12,7
Nagaland
14,5
0,4
36
3,7
64,6
17,5
Punjab
25,6
0,5
51,2
6,4
47,6
7,4
Sikkim
21,8
0,2
109
6,2
57,9
9,3
Pradesh
Pradesh
Jammu et
Cachemire
11
Tamil Nadu
48,8
2,8
17
5,8
38,5
6,6
“L’autre Inde”
Moins de
Moins de
Division
Plus de 1055
Plus de 1100
Multiplication
355 Rs
335 Rs
par
Rs
Rs
Par
25,9
4,5
5,7
6,8
30,2
4,4
Bihar
54,9
10,2
5,4
3,4
25,6
7,5
Madhya
49,9
6,2
8
4,9
25,5
5,2
Orissa
44,5
13,6
3,3
5,2
26
5
Uttar Pradesh
51,3
6,1
8,4
4,9
25,1
5,1
Bengale
37,1
2,3
16
7,3
37,8
5,1
Tripura
3,20
1,2
2,5
6,4
35,1
5,5
Rajasthan
39,8
3
13
5,4
30,1
5,6
Arunachal
Pradesh
Pradesh
occidental
Sources: NSS Report n° 409: Employment and unemployment in India, 1993-94, p. 35 et NSS Report n° 515 :
Employment and unemployment situation in India, 2004-2005, p. 47
Le tableau ci-dessus montre que dans “l’Inde qui brille” la part des urbains dépensant plus de 1100 roupies par
mois oscille entre 32 et 61%, tandis que dans « l’autre Inde » elle se situe entre 25 et 30%, avec l’exception
notoire du Bengale occidental qui frôle les 38%.
Tableau 5 Evolution des dépenses mensuelles par tête en milieu rural de 1993-94 à 2004-05
Années
“L’Inde qui
1993-94
2004-05
Variations
1993-94
2004-05
Variations
Moins de 235 Rs
Moins de
Division par
Plus de 560 Rs
Plus de 580 Rs
Multiplication
235 Rs
brille”
par
Andhra
42,2
4
10,5
6,5
41,4
6,4
Assam
43,1
1,3
33,1
1,4
43
30,7
Delhi
4,2
0
-
58,1
82,2
1,4
Goa
12,8
0
-
29
73,9
2,5
Gujarat
28,6
0,7
41
8,3
52,3
6,3
Haryana
25,8
0,3
86
17,3
69,7
4
12
Himachal
25,2
0,2
126
14,7
70,6
4,8
Jammu et
16,6
0,1
166
11
71
6,5
Karnataka
44,6
2,5
17,84
5,2
33
6,4
Kerala
19,4
1,1
17,7
16,7
74,8
4,5
Maharashtra
47,9
2,8
17,1
6,9
39
5,7
Manipur
19,1
0,1
191
2,6
57,2
22
Meghalaya
21,1
0
-
7,6
73,7
9,7
Mizoram
0,6
0,4
1,5
12,5
81,7
6,5
Nagaland
0,2
0
-
21,8
98,8
4,5
Punjab
11,4
0
-
20,4
71,6
3,5
Rajasthan
29,8
0,6
49,7
8,7
44,7
5,1
Sikkim
24,3
0,3
81
11,5
65,6
5,7
Tamil Nadu
43,4
2,4
18
7,2
40,5
5,6
Tripura
21,7
1 ,1
19,7
9,8
25,6
2,6
“L’autre
Moins de 235 Rs
Moins de
Division par
Plus de 560 Rs
Plus de 580 Rs
Multiplication
Cachemire
Inde”
235 Rs
par
37,8
2,7
14
15,8
57,5
3,6
Bihar
61,7
3,7
16,7
2
19,1
9,5
Madhya
54,8
5
11
4,4
21,7
4,9
Orissa
65
12
5,4
2,9
14,2
4,9
Uttar Pradesh
46,9
2
23,45
6,7
31,2
4,6
Bengale occ.
44,2
1,7
26
4,9
34,5
7
Arunachal
Pradesh
Pradesh
Le tableau ci-dessus montre clairement que dans « l’Inde qui brille » la part des ruraux dépensant plus
de 580 roupies par mois varie entre 40 et 82 %, le Karnataka, avec 33% se révélant à nouveau moins « brillant »
que le reste de ce groupe, tandis que dans « l’autre Inde », la part de ce groupe oscille entre 14 et 31%, le
Bengale occidental étant, avec 34,5% la seule exception notoire.
En 2001 – date du dernier recensement – 71,65% des pauvres de l’Inde se concentraient dans seulement
13
six Etats : l’Uttar Pradesh (qui comptait 17% des pauvres de l’Inde), le Bihar (10,69%), le Maharashtra (9,42%),
le Madhya Pradesh (7,91%), le Bengal occidental (7,81%) et l’Orissa (3,57%)13.
Les écarts se creusent entre villes et campagnes
Au sein même des Etats, les écarts se creusent entre villes et campagnes. En 1993-94 – toujours d’après
le NSS -, 41% des indiens des villes dépensaient moins de 355 roupies par mois et 7,3% dépensaient plus de
1055 Rs par mois. En 2004-05, 3,3% des indiens des villes dépensent moins de 335 Rs par mois tandis que
38,3% dépensent plus de 1100 Rs par mois.
Les proportions se sont littéralement inversées. Dans le même temps, les choses ont beaucoup moins
vite changé dans les campagnes. En 1993-94, 44,5% des ruraux indiens dépensaient moins de 235 Rs par mois
tandis que 6,7% d’entre eux dépensaient plus de 560 Rs. En 2004-05, 2,9% dépensent moins de 235 Rs tandis
que 37,1% dépensent plus de 580 Rs. Là aussi les proportions se sont inversés mais pour des montants bien
différents que dans les villes : ceux qui dépensent plus de 1100 Rs par mois représentent 38,3% des urbains et
seulement 6% des ruraux !
Ces chiffres reflètent la stagnation et même le déclin du secteur agricole. Dans les années 1980, le taux
de croissance annuel moyen du produit agricole était de 4%. Il est passé à 3,5% dans les années 1990 et à 2%
dans les années 2000-2007 – au moment où le secondaire et le tertiaire enregistraient des taux de croissance
supérieurs à 9%. En 2006-07, année ou le taux de croissance de l’économie indienne a atteint un record – 9,4%-,
celui de l’industrie (12,3%) est passé devant celui des services (11%) tandis que celui de l’agriculture est resté à
2,7%. Résultat, la part de l’agriculture dans le PNB indien est passée de 29,76% dans les années 1993-94/199596 à 23,15% dans les années 2000-01/2202-03 – alors que le secteur primaire continue d’employer plus de 60%
de la population active. Certains Etats ont enregistré une diminution de leur production agricole au cours des
années 1993-2003. C’est le cas de l’Orissa, du Gujarat, du Maharashtra et du Karnataka14.
Ce déclin relatif
s’explique largement par la chute régulière des prix agricoles depuis 1991 et, de façon plus générale, par le
désintérêt croissant de l’Etat pour le secteur agricole.
Les subventions aux engrais ont diminué de 20,18% entre 2000-01 et 2004-05. Celles portant sur la
fourniture de courant électrique – tellement important pour faire fonctionner les pompes servant à l’irrigation –
ont baissé, quant à elles, de 21,28% en 2002-03 – passant, du coup, sous leur niveau de 1996-97. Au-delà,
13 A. Kapur Mehta et A. Shah, « Chronic poverty in India : overview study », CRPC Working paper 7, p. 11.
14 Pour un tableau synthétique de la situation de l’agriculture indienne, voir A.S. Mathur, S. Das et S. Sircar,
« Status of agriculture in India. Trends and prospects », Economic and political weekly, 30 décembre 2006, pp.
5327-5336.
14
l’investissement de l’Etat dans l’agriculture est passé de 32,3% des investissements agricoles en 1993-95 à
23,6% du total en 2003-04. Le total des investissements, tant publics que privés connaît d’ailleurs une stagnation
dans les années 1999-2000/2002-2003.
Le rythme de réduction de la pauvreté est moindre depuis la libéralisation économique.
Bien des avocats de la libéralisation économique lui attribuent deux vertus sujettes à caution. Ils considèrent tout
d’abord que cette politique, telle qu’elle est menée depuis 1991, a permis d’améliorer le taux de croissance de
façon significative. Deepak Nayyar, en resituant les développements récents dans un temps plus long a montré,
qu’en fait, le véritable tournant, à l’échelle u siècle, a eu lieu en 1950 du point de vue de la croissance indienne.
Et si l’on se concentre sur la période post-indépendance, la véritable inflexion a eu lieu en 1980 : « In any case,
1991 was not a watershed. Thus it is not possible to attribute the turnaround in India’s growth performance to
economic liberalization »15. Les avocats de la liberalisation en cours lui attribuent aussi volontiers le recul e la
pauvreté (“Poverty has clearly decreased since the reforms began… » écrit ainsi Ashutosh Varshney16. Mais les
chiffres tirés du NSS montrent qu’en vérité le rythme du recul de la pauvreté a ralenti depuis la libéralisation :
Tableau Part des personnes vivant sous le seuil de pauvreté en ville
Année
1983
1993-94
2004-05
Inde
43,6
32,6
25,9
En dix ans la part des pauvres a baissé de 11 points entre 1983 et 1993-94 tandis qu’elle n’a reculé que de 6,7
points au cours des dix années suivantes. C’est d’ailleurs pourquoi les années 1990 sont souvent décrites comme
une décennie perdue en termes de lutte contre la pauvreté.
Quels remèdes ?
Venir en aide aux paysans
Face au creusement des écarts, le gouvernement indien a annoncé la mise en œuvre de
programmes spéciaux d’aide aux paysans. La mesure phare dans ce domaine a été le National
Rural Employment Guarantee Act (NREGA) de 2005 qui prévoyait d’allouer 100 jours de
salaires – au taux du salaire minimum soit 1,5 dollar par jour - à tout foyer rural dont les
15 D. Nayyar, « India’s Unfinishd Journey. Transforming Growth into Development », Modern Asian Studies,
40 (3), 2006, p. 829.
16 A. Varshney, « India’s democratic challenge », Foreign Affairs, 86 (2), p. 98.
15
membres adultes souffraient d’un chômage chronique mais étaient prêts à effectuer des
travaux manuels peu qualifiés. Le NREGA introduisait une innovation dans la mesure où il
allait au-delà de la simple politique de subvention aux pauvres mais reconnaissait que chacun
avait droit à un travail. En effet, si le candidat à un emploi n’obtient pas de travail dans les
quinze jours, il reçoit une allocation du montant mentionné plus haut de la part de l’Etat. Dans
un premier temps, ce programme concerne 200 districts accusant un retard particulièrement
criant en termes de niveau de vie. Sur ces 200 districts, 119 se situent dans sept des Etats les
plus pauvres e l’Inde – Bihar, Chhattisgarh, Jharkhand, Madhya Pradesh, Orissa, Rajasthan et
Uttar Pradesh. A noter que près de 68% des foyers ruraux vivant sous le seuil de pauvreté
vivent dans ces 119 districts. Le dispositif mis en place par la loi confie à un « Central
employment guarantee council » la responsabilité du programme au niveau national, tandis
que chaque Etat est doté d’un « State employment guarantee council », et chaque district d’un
« District programme coordinator». Au niveau local, la gestion du programme revient au
Conseil de village (gram panchayat).
Deux ans après sa mise en œuvre, les résultats tardent à se manifester. Tout d’abord, les
Conseils de village manquent des compétences requises pour lancer des initiatives permettant
d’utiliser les fonds à des travaux d’intérêts publics ou, tout simplement, pour enregistrer les
bénéficiaires potentiels de ce programme. Résultat, au terme de la première année de mise en
oeuvre du programme, seuls 51% des fonds disponibles avaient été dépensés. Pinaki
Chakraborti attribue de manière fort convaincante cet échec aux dysfonctionnements observés
au niveau des conseils de village. D’un côté, « In many places panchayats do not have the
necessary capacity to manage the schemes » et d’un autre, le risque est grand d’un « ‘elite
capture’ by panchayats whether by the ruling party cadres or through domination of castebased politics”17.
Une autre raison très importante pour laquelle le NRGEA ne fait pas une grande
différence avec le dispositif antérieur tient tout au fait qu’au moment même où il était mis en
oeuvre, d’autres programmes de soutien à l’emploi rural étaient, eux, purement et simplement
arrêtés ou réduits. Le National Food for Work Programme qui représentait 28,2% des
dépenses publiques venant en appui de l’emploi rural a été fermé en 2006, le Swarnajayanti
Gram Swarozgar Yojana, qui représentait 13,1% de ces dépenses en 1999-2000 n’en
représente plus que 4,5% et le Sampoorna Grameen Rozgar Yojana qui entrait pour 62,1%
17 P. Chakraborti, «Implementation of Employment Guarantee : A Preliminary Appraisal”, Economic and
political weekly, 17 février 2007, p. 551.
16
dans le total de ces dépenses en 2003-04 n’en représente plus que 11,2%. Comme le
programme né du NREGA ne « pèse » qu’un peu plus de 100 millions de roupies pour l’année
2006—2007, le montant des dépenses publiques en faveur de l’emploi rural se retrouve en fait
à un niveau inférieur à ce qu’elles étaient en 2003-2004 en termes de part du PNB – un PNB,
certes, en rapide augmentation :
Tableau : Part des dépenses publiques en faveur de l’emploi rural
en pourcentage du PNB
Année
1996- 1997- 1998- 1999- 2000- 2001- 2002- 2003- 2004- 2005- 200697
98
99
2000
01
02
03
04
05
06
07
0,24
0,23
0,21
0,19
0,13
0,20
0,40
0,37
0,23
0,33
0,33
Dépenses
pour
l’emploi
rural
Certes, la situation est meilleure qu’il y a dix ans, mais le tableau ci-dessus montre
bien que le gouvernement n’a pas accompli avec le NRGEA le formidable effort qu’il avait
annoncé. Le Premier ministre Manmohan Singh paraît conscient de la nécessité de mettre ce
dossier au premier rang de ses priorités. Il a annoncé que l’année 2007-2008 serait celle des
campagnes. Cette montée en gamme s’explique à la fois par la mobilisation d’une partie de
l’opinion publique en réaction à la multiplication des suicides de paysans surendettés18 et,
plus prosaïquement, par le calendrier électoral. Le gouvernement devra en effet soumettre son
bilan au verdict des urnes au printemps 2009. Il lui reste donc deux ans pour reprendre pied
dans les campagnes où vivent plus de 60% des électeurs.
La marge de manœuvre du pouvoir paraît toutefois limitée. Certes les rentrées fiscales
se font plus abondantes du fait de la croissance, mais d’autres dépenses se voient accorder une
grande importance aujourd’hui afin, précisément, de maintenir le taux de croissance au niveau
élevé qu’il a atteint. Les investissement énergétiques et dans les infrastructures de transports
figurent ainsi en tête de liste. Dans ces conditions, le gouvernement a entrepris de mettre en
18 Le séjour que j’ai effectué à Nagpur au printemps 2007 m’a permis de mesurer l’ampleur du traumatisme.
Dans la région du Vidarbha, dont Nagpur est la capitale, et qu’on appelle aujourd’hui la « suicide belt », plus de
4 000 paysans ont mis fin à leur jour en 2006. Dans la plupart des cas, ces suicides étaient dû à un niveau
d’endettement insurmontable et à la chute des cours du coton, la principale culture commerciale de la zone. Par
contraste, la ville de Nagpur affiche des taux de croissance sans précédent.
17
œuvre deux autres types d’action suscpetibles de réduire les inégalités sans obérer son budget.
Toutes deux relèvent d’une logique de discrimination positive, la première concernant les
entreprises privées tandis que la seconde concerne le système universitaire.
La discrimination positive comme remède aux inégalités ?
Le point de départ de la relance du débat sur la politique des quotas dans les années
2000 est à rechercher dans le Common Minimum Programme (CMP) que le Congrès et ses
alliés de l’UPA19 élaborèrent en collaboration avec les communistes - qui venaient de décider
le soutien sans participation au gouvernement de Manmohan Singh - au lendemain des
élections de 2004. Ce CMP énonçait en effet :
« Le gouvernement UPA est très sensible au problème de la discrimination positive, y
compris à l’enjeu que constitue l’introduction de quotas dans le secteur privé. Il va
immédiatement lancer un dialogue national avec tous les partis politiques, les milieux
économiques et d’autres organisations encore pour voir comment le secteur privé peut le
mieux répondre aux aspirations de la jeunesse des Castes répertoriées [Scheduled Castes] et
des Tribus répertoriées [Scheduled Tribes]”20.
Rien n’était dit d’une politique de quotas pour les basses castes classées parmi les Other
Backward Classes (OBC) dans le système éducatif mais l’un des objectifs du CMP formulés
dès l’introduction pouvait annoncer des réformes dans ce domaine puisque ce programme de
gouvernement visait « A fournir une parfaite égalité des chances [full equality of opportunity]
en particulier en matière d’éducation et d’emploi aux Castes répertoriées, aux Tribus
répertoriées, aux OBC et aux minorités religieuses».
Vers une extension de la politique des quotas au secteur privé ?
La pratique indienne de la discrimination positive, bien que très ancienne puisqu’elle
remonte à la fin du XIXème siècle, s’est largement cantonnée au secteur public. C’est
particulièrement net pour ce que l’on appelle les quotas d’embauche. A partir de 1947, en
effet, les intouchables (Dalits) et les aborigènes (Adivasis) ont ainsi bénéficié d’un quota
proportionnel à leur poids démographique dans la fonction publique et dans les entreprises
19
Cette coalition regroupait principalement alors le Rashtriya Janata Dal de Laloo Prasad Yadav, le Dravida
Munnetra Kazhagam de Karunanidhi, le National Congress Party de Sharad Pawar, le Pattali Makkal Katchi de
S. Ramadoss, le Jharkhand Mukti Morcha de Shibu Soren, le Lok Jan Shakti Party de Ram Vilas Paswan et des
formations plus petites comme les deux principaux héritiers du Republican Party of India, le RPI(A) et le RPI
(G).
Le texte intégral du CMP, publié par The Hindu le 14 juin 2004 est disponible sur le site du journal à l’adresse
suivante : http://india.eu.org/1822.html (consultation du 13 juin 2006)
20
18
publiques - respectivement 15 et 7%. Mais s’en tenir au public n’avait plus du tout la même
signification dès lors que la libéralisation économique permettait l’envol du secteur privé et
tendait à vider le secteur public de sa substance. L’essor des entreprises privées s’est traduit
par un rééquilibrage des capacités d’embauche aux dépens du secteur public : en 2004, celuici n’employait plus que 18 196 000 personnes, contre 19 466 000 en 1995. Le secteur privé,
lui, était passé de 8 059 000 salariés en 1995 à 8 420 000 en 200321, soit 40% du total de la
force de travail de l’économie formelle (l’informel n’entre pas ici en ligne de compte car
aucune politique de discrimination positive n’y est menée). Quelques semaines après la
formulation du CMP par la nouvelle coalition au pouvoir, Meira Kumar, ministre de la Justice
sociale dans le gouvernement de Manmohan Singh – et elle-même fille du leader Dalit du
Congrès des années 1950-1980 Jagjivan Ram – expliquait sur cette base l’importance que son
parti accordait à l’extension d’une politique de discrimination positive au secteur privé :
« Avec l’avènement d’une ère nouvelle, celle des privatisations et de la globalisation,
nous avons assisté à la diminution progressive du nombre des emplois publics et aujourd’hui
nous sommes dans une situation où les possibilités d’embauche dans le secteur public sont
vraiment réduites, tandis qu’elles ont significativement augmenté dans le secteur privé. Le
gouvernement a donc décidé de donner la priorité à la justice sociale dans le secteur privé”22.
En d’autres termes, le nombre d’emplois déclinant dans le public, les postes offerts aux
Dalits et aux Adivasis au titre des quotas se faisaient plus rares, ce qui nécessitait un effort
proportionnel du secteur privé.
Certains observateurs ont vu une contradiction entre la poursuite par le gouvernement
d’une politique de libéralisation économique qui creusait les écarts sociaux et la mise en
œuvre de mesures de discrimination positive23. Mais la démarche était cohérente : d’un côté,
le gouvernement de Manmohan Singh était convaincu qu’il fallait laisser davantage de liberté
aux entreprises pour soutenir la croissance économique, d’un autre côté, il considérait que ces
mêmes entreprises devaient faire un effort particulier en faveur des plus démunis pour
corriger les effets sociaux de cette politique. Il s’agissait de désamorcer les tensions induites
21
Ministry of Labour, Quarterly Employment Review, disponible sur le site http://gdet.nic.in (Date de
consultation: 18 novembre 2006).
22
Interview à la chaîne BBC World (programme en Hindi, Aapki Baat BBC Ke Saath) retranscrite dans Outlook
India le 30 septembre 2004 et disponible sur le site de Debating India à l’adresse suivante http://inidia.eu.org
(consultation du 26 juin 2006).
23
Voir par exemple, l’article d’Achin Vanaik « OBC Quotas : to defend or not ? » où il écrit : «il est
extraordinaire que certains ne voient aucune contradiction entre leur soutien aux politiques de discrimination
positive […] afin de promouvoir l’égalité et le fait qu’ils approuvent un agenda économique national clairement
néolibéral dans son orientation générale” (Article du Telegraph reproduit sur le site SACW, consultation du 1er
juin 2006)
19
par un mode de développement économique foncièrement inégalitaire mais que le Premier
ministre a délibérément choisi pour son potentiel de croissance. Il dira d’ailleurs : « Si l’Inde
veut avancer tout en conservant sa cohésion sociale, il nous faut aider ceux qui occupent les
derniers barreaux de l’échelle sociale et économique»24. La contradiction était ailleurs, dans le
refus des pouvoirs publics d’exercer la moindre contrainte sur les patrons censés faire de la
discrimination positive. Meira Kumar, dans l’interview déjà citée plus haut, n’en faisait pas
mystère lorsqu’elle en appelait à l’intelligence des capitaines d’industrie indiens:
«J’ai l’impression que ces gens ont une claire conscience de leurs devoirs et de leurs
responsabilités vis-à-vis du pays et de ceux qui ont été socialement exploités pendant des
années. C’est pourquoi j’ai bon espoir que le secteur privé honore ses engagements”.
En fait, la réponse du patronat indien fut pour le moins mitigée. Parmi les géants du
« high tech » Narayan Murthy, le co-fondateur d’Infosys expliqua qu’il n’était pas hostile à
une politique de discrimination positive, à condition qu’elle ne repose pas sur la caste, mais
sur le niveau de revenu25. Son alter ego de Western India Products (WIPRO), Azim Premji, fit
savoir qu’il n’envisageait pas d’embaucher qui que ce soit sur une base autre que celle du
mérite26. Si, parmi les « vieilles familles capitalistes » les Tata et les Godrej se montraient
relativement ouverts27, Rahul Bajaj était plus représentatif de l’opinion dominante au sein des
milieux d’affaires lorsqu’il refusait toute politique de quotas en arguant du fait qu’aux EtatsUnis (le modèle supposé du gouvernement) la discrimination positive n’avait jamais pris cette
forme28. Dans ces conditions, Manmohan Singh se contenta, le 18 avril 2006, d’appeler les
entreprises indiennes à mettre en œuvre leur propre politique de quotas de façon
« volontaire » pour s’acquitter de leurs devoirs envers la société. Le syndicat patronal devant
lequel il fit cette déclaration, la Confederation of Indian Industry, se contenta, lui, de nommer
une « task force » censée rendre un rapport sur le sujet29.
Le patronat indien se contente, pour le moment, de recenser les représentants des
différents groupes sociaux figurant dans les entreprises privées et fait valoir les actions
philanthropiques – d’ailleurs de grandes ampleur pour certaines d’entre elles – qu’il a
24
Central Chronicle, 1er septembre 2006.
A. Mukherjee, “Skill on skid row”, Outlook India, 21 juin 2004.
26
“Premji rebuffs PM, says no to quota”, The Times of India, 20 avril 2006.
27
Interview de Nadir Godrej à Bombay le 21 octobre 2006.
28
“India Inc. should say no to reservation”, article du 3 mai 2006 disponible à l’adresse suivante
http://www.ciol.com/content/news/2006/106050315.asp (date de consultation: 13 juin 2006)
29
The Times of India, 20 avril 2006.
25
20
engagées. Les grandes familles capitalistes ont en effet mis en œuvre des programmes d’aide
au plus pauvres et de formation depuis longtemps30.
Des quotas pour les OBC dans l’enseignement supérieur
L’autre domaine dans lequel le Common Minimum Programme avait annoncé une
action de l’Etat, l’éducation, donna lieu à des initiatives plus volontariste. Ce contraste
s’explique d’abord parce que le pouvoir ne risquait pas là de s’aliéner des milieux d’affaires
qu’il cherchait à ménager avant tout. Mais il y a d’autres raisons à cette différence de
traitement.
Tout d’abord, là aussi, la situation des Dalits et des basses castes était préoccupante.
D’après l’enquête dite du National Sample Survey, en 1999-2000 la proportion des Dalits et
des OBC vivant en milieu urbain parmi les « graduates » était respectivement de 4,7 et de
8,6%, contre 25,3% pour les hautes castes31. Cet état de fait allait de pair avec une sous
représentation des Dalits et des OBC parmi les foyers ayant des revenus moyens et
supérieurs : d’après la même enquête seuls 6% des foyers Dalits et 8,9% des foyers OBC
gagnaient plus de 1000 roupies par mois, contre 23,2% des autres catégories (Adivasis
exclus). Ces chiffres montrent que les basses castes ne se trouvent pas dans une situation très
différente des Dalits, alors même qu’ils ne souffrent pas de la même ségrégation sociale et
qu’ils possèdent souvent bien des atouts liés à leur activité socio-économique (nombre de
paysans OBC possèdent par exemple des terres et du bétail). C’est qu’ils ne bénéficient pas,
eux, de quotas dans le système éducatif32. Or l’introduction d’un tel dispositif pouvait
apparaître au début des années 2000 comme une nécessité pour trois autres raisons
essentielles.
Premièrement, le rapport de la Commission Mandal de 1978 avait recommandé la
création d’un quota de 27% en faveur des OBC « dans tous les établissements scientifiques,
30 Pour ce qui concerne Bombay, voir P.G. Jogdand et P. Bansode, « Social justice Philanthropy in India : A
Response of Corporate Sector of Mumbai », Occasional Paper Series 3, Mumbai, Janvier 2007, 27 pages.
31
S. Deshpande et Y. Yadav, « Meeting the challenge of Mandal II”, The Hindu, 22 mai 2006. La seule
monographie existant sur le sujet concerne l’université de Delhi. En 1999-2000 la part des étudiants intouchables
– en baisse part rapport aux années précédentes – s’établissait à 8,6% pour les « undergraduates » et à 5,5% pour
les postgraduates. Quant aux enseignants, ils étaient 14 sur 616, un signe supplémentaire du non remplissage des
quotas (V. Xaxa, « Ethnography of reservation in Delhi University », Economic and Political Weekly, 13 juillet
2002).
32
Certes, les quotas réservés aux intouchables sont rarement remplis dans l’enseignement supérieur (il n’y avait
ainsi que 9% d’entre eux dans les Indian Institutes of Technology en 2001-2002 et 2003-2004) mais cela n’en
constituait pas moins un véritable ascenseur social pour une minorité en forme d’avant-garde (voir Z. Hasan,
« Countering social discrimination », The Hindu, 2 juin 2006).
21
techniques et professionnels relevant du gouvernement central ou de celui d’un Etat»33. En
1990 V.P. Singh avait choisi d’ignorer cette recommandation pour se concentrer sur le seul
secteur de l’emploi public mais ce choix était très discutable aux yeux de certains
observateurs.
Ensuite, dès lors que 27% des postes de l’administration centrale et des entreprises
publiques étaient réservés aux OBC, étendre cette politique aux institutions éducatives
pouvait apparaître comme un impératif catégorique car comment pouvait on remplir ces
quotas si les populations cibles n’étaient pas formées en assez grand nombre pour les
occuper ? En un sens, V.P. Singh avait mis la charrue avant les bœufs en créant des quotas
d’embauche avant de se donner les moyens de pourvoir les postes ainsi réservés. Les
Britanniques, lorsqu’ils avaient initié la politique de discrimination positive en Inde avaient
commencé par la mettre en oeuvre dans le système éducatif avant d’ouvrir la fonction
publique aux Dalits ainsi formés34.
Enfin, la question des quotas dans le système éducatif rebondit au cours de l’été 2005
lorsque la Cour suprême, dans un arrêt du 12 août35, décida d’abolir les quotas en vigueur
dans les établissement de formation professionnelle (y compris ceux enseignant le métier
d’ingénieur et la médecine) qui étaient de droit privé ou ne recevait aucune aide de l’Etat, et
ce au motif qu’il s’agissait là d’une entorse à l’autonomie de gestion dont devaient jouir ces
institutions.
Cette décision suscita une vive réaction des différentes composantes de la coalition au
pouvoir et même de toute la classe politique. Fait rare en Inde, le Parlement adopta à
l’unanimité, six mois après l’arrêt pris par les juges, un amendement à la Constitution (le
93ème) qui allait devenir le cinquième alinéa de l’article 15 :
« Rien dans cet article ou dans le sous-alinéa (g) de l’alinéa (1) de l’Article 19
n’empêchera l’Etat de prévoir des clauses spéciales, par la voie législative, pour venir en aide
à des citoyens souffrant d’un retard social ou éducatif, ou à des Castes répertoriées ou à des
Tribus répertoriées, dès lors que ces clauses concernent leur admission dans des
établissements d’enseignement - y compris des établissements d’enseignement privés, qu’ils
bénéficient ou non d’un soutien de l’Etat -, autres que les établissements d’enseignement
33
Government of India, Report of the Backward Classes Commission. First Part. Volume I & II, New Delhi,
1980, p. 59.
Sans cela, nul ne leur aurait fourni un travail à la hauteur de leur qualification – car enfin les intouchables
n’étaient pas censés savoir lire et écrire ! L’infortune d’Ambedkar à son retour d’Angleterre où il venait de faire
son doit en témoigne (C. Jaffrelot, Dr. Ambedkar, leader intouchable et père de la Constitution indienne, Paris,
Presses de Sciences Po, 2000).
35
Cet arrêt fut rendu dans l’affaire P.A. Inamdar & others vs State of Maharashtra & others.
34
22
relevant d’une minorité comme mentionnée à l’alinéa (1) de l’Article 30”. Cet article entra en
vigueur le 20 janvier 2006 après avoir été validé par le Président de la République.
Arjun Singh, ministre de l’Education et des Ressources Humaines chercha alors à
profiter du climat d’unanimisme qui avait présidé au vote du 93ème amendement pour
systématiser davantage encore la politique des quotas. Le 5 avril 2006, il déclara à la presse
que le vote du 93ème amendement allait faciliter l’introduction d’un quota réservé aux OBC
dans les universités et ces « grandes écoles » à l’indienne que sont les Indian Institutes of
Technology (IIT) et Indian Institutes of Management (IIM)
36
, alors que l’amendement en
question ne concernait que les établissements de droit privé ! Singh reçut immédiatement
l’appui des communistes et de partenaires plus mineurs de l’United Progressive Alliance
(UPA). Si ceux-ci annoncèrent dès le 23 mai qu’ils introduiraient dès la rentrée universitaire
2007 un quota de 27% réservé aux OBC dans les établissements publics d’enseignement
supérieur, ils prirent la précaution de confier à un Oversight Committee présidé par Veerappa
Moily, vétéran du Congrès et ancien chef du gouvernement du Karnataka, et à un Group of
Minister (GoM) le soin d’entrer dans les détails du projet car cette mesure était loin de faire
consensus au sein même du gouvernement. Le Comité dirigé par Moily consulta les
responsables des universités et des instituts d’excellence (IIT et IIM) avant de remettre au
Premier ministre un pré-rapport très riche à la fin juillet 2006. Il y mentionnait les inquiétudes
de ces responsables concernant à la fois le maintien d’un niveau d’exigence intellectuelle
élevé, l’accès à l’enseignement supérieur des étudiants ne bénéficiant pas de quota et la
précipitation dans laquelle ils allaient devoir opérer. Le comité recommandait sur cette base 1)
que les instituts soient libres de fixer eux-mêmes le niveau des notes en deça duquel ils ne
souhaiteraient pas remplir le quota, 2) une augmentation des capacités d’accueil des
institutions concernées de 54% pour ne pas amputer les débouchés des candidats ne
bénéficiant pas de quotas et 3) une mise en œuvre progressive de la réforme.
Manmohan Singh définit sur cette base les trois conditions auxquelles le projet initié par
Arjun Singh pourrait être mené à bien : 1) que le quota en question ne réduise pas les
débouchés des candidats ne bénéficiant pas de mesure de discrimination positive ; 2) que son
introduction soit progressive de manière à ce qu’elle se déroule dans de bonnes conditions, 3)
que certaines institutions d’une importance stratégique pour la nation ne soient pas concernées
par ces mesures37. Ce tryptique amena Manmohan Singh à annoncer que la capacité des
Voir V. Ramakhrishnan,, « Examining reservation », The Hindu, 5 mai 2006, disponible à l’adresse suivante:
http://www.hinduonnet.com/fline/stories/20060505004600400.htm
37
Sur ces débats internes au gouvernement Singh, voir H. Khare, « How the Cabinet lined up on OBC quota »,
The Hindu, 23 août 2006.
36
23
établissements concernés par cette mesure serait bel et bien augmenté de 54% de manière à ne
pas réduire le nombre de places offerts aux étudiants ne bénéficiant pas de quota, ce qui
impliquait – comme le suggérait le comité Moily - que l’on porte l’âge de la retraite des
enseignants de 60 à 65 ans pour faire face au risque de pénurie et que l’Etat consente un effort
d’investissement colossal, évalué par le Premier ministre à 7 200 crores (une crore égale 10
millions) de roupies d’équipements (notamment immobiliers) et à 3 200 crores de
fonctionnements (notamment de salaires)38.
Le projet de loi qui fut soumis au Parlement le dernier jour de la session d’été (monsoon
session) sous le titre The Central Educational Institutions (Reservation in Admission) Bill
s’inscrivait dans le cadre tracé par le Premier ministre sur la base du rapport Moily : le quota
ne concernerait que des institutions publiques, sa mise en œuvre s’étalerait sur trois années au
cours desquelles les capacités d’accueil des établissements concernés augmenterait de 54%,
les instituts seraient libres de fixer leur critère de sélection et certains d’entre eux seraient de
toute façon exclus du quota, comme le Homi Baba National Institute de Mumbai (spécialisé
dans la physique nucléaire). Même ainsi révisé « à la baisse », ce projet de loi restait très
ambitieux et marquait un tournant dans la systématisation des programmes de discrimination
positive allant même au-delà de ce qu’avait annoncé le CMP.
Le principal obstacle à la poursuite de cette politique tient aujourd’hui à l’attitude de
la Cour suprême qui se montre de plus en plus anti-réservationniste. Le premier signe de cette
évolution a été l’arrêt de 2005 dans l’affaire P.A. Inamdar & Others vs State of Maharashtra
& Others par lequel, comme on l’a vu, les juges exclurent les établissements d’enseignement
privé de toute politique de discrimination positive au nom de la liberté d’entreprise, décision
qui allait conduire Arjun Singh à riposter de la façon que l’on sait. La Cour se montra ensuite
particulièrement vigilante quand celui-ci formula son projet. Certes, le gouvernement avait
pris soin d’en exclure les établissements privés, mais dès juin 2006 les juges, saisis par des
citoyens hostiles dans le cadre d’une Public Interest Litigation, exigèrent néanmoins du
pouvoir qu’il justifie le recours au critère de la caste pour définir les OBC appelés à bénéficier
des quotas, qu’il explique en quoi une telle mesure pourrait se montrer efficace et qu’il
indique la méthode qu’il entendait suivre pour que cette réforme n’affecte pas la qualité des
institutions concernées.
Les relations entre les juges et la classe politique se tendirent surtout lorsque la Cour
suprême, sans attendre le rapport du Standing committee parlementaire qui aurait pu répondre
La capacité d’accueil des universités devrait ainsi passer de 540 000 à 810 000, celle des IIM de 1 400 à 2 100
et celle des IIT de 3 873 à 5 873.
38
24
à ses interrogations, contesta les données statistiques (comme la proportion des OBC dans la
population indienne) sur lesquelles reposait le projet et exigea que le rapport lui soit transmis
sous scellées avant même qu’il ne soit présenté au Parlement en session plénière
conformément au règlement de cette institution. Le bras de fer opposait non plus seulement
les juges et le gouvernement, mais aussi les juges et le Parlement, d’autant plus que le ton de
la Cour était peu amène39. Tous les partis protestèrent contre cette ingérence des juges dans le
processus législatif40, mais le gouvernement s’engagea à produire des statistiques fiables
avant la finalisation du projet.
Trois jours après cette passe d’armes, la Cour ouvrait un nouveau front à propos des
quotas dont bénéficiaient les Dalits et les Adivasis. Saisie pour juger de la validité des
amendements 77, 81, 82 et 85, elle en confirma la validité mais introduisit quatre
considérations inattendues et lourdes de conséquence : elle exigea que la « creamy layer » des
Dalits et des Adivasis soit exclue de l’accès aux quotas ; elle indiqua que la somme des quotas
ne devait pas excéder le plafond des 50% dans un Etat donné ; elle souligna que toute mesure
de discrimination positive en faveur des Dalits et Adivasis au titre des promotions devait être
justifiée par une réelle sous-représentation de ces groupes dans les services concernés et ne
pas nuire à l’efficacité de l’administration ; les postes vacants devaient être pourvus dans un
délai raisonnable et les autorités ne devaient donc plus attendre que des candidats Dalits et/ou
Adivasis se présentent pour les occuper afin de remplir les quotas. Le bras de fer qui oppose
le pouvoir exécutif et législatif d’un côté et le pouvoir judiciaire d’un autre se poursuit
aujourd’hui, de telle sorte que le premier n’est plus autant en mesure que par le passé de
compter sur cette politique pour réduire les inégalités.
*
Dans les pages qui précèdent, je me suis efforcé d’administrer une démonstration en
trois temps, qui s’appliquerait d’ailleurs sans doute à nombre de pays émergents.
Les juges disaient par exemple, à propos, des données statistiques en question : «Au jour d’aujourd’hui, vous
ne disposez pas de données complètes. Vous annoncez une politique sans disposer des données complètes. Vous
commencer à jouer avant de fixer les règles » (The Indian Express, 17 octobre 2006, p. 1).
40
Le BJP, dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il reste discret tant la décision de la Cour était du goût de son
électorat traditionnel – la classe moyenne urbaine – fut tout aussi mobilisé par l’enjeu. Son Secrétaire général,
Arun Jaitley, ancien avocat et juriste reconnu, déclara ainsi : « Le judiciaire à le pouvoir de vérifier la validité
des lois après qu’elles aient été votées, pas avant. Tous les juges sont invités à faire preuve de sens de l’Etat et à
s’en tenir aux dispositions prévues dans la Constitution [fondée sur la séparation des pouvoirs]” (Hindustan
Times, 18 octobe 2006, p. 10).
39
25
1)
l’Inde a entrepris en 1991 de libéraliser son économie à l’occasion d’une crise
de sa balance des paiements, sans toutefois priver l’Etat de tous ses leviers
d’action – le secteur public, par exemple, n’a pas été amputé par une réelle
politique de privatisation. Certains économistes considèrent d’ailleurs que le
véritable tournant en matière de libéralisation n’est pas intervenu en 1991
mais dans les années 1980. Si en 1991 le changement accompli est plus de
degré que de nature, il mérite néanmoins une mention spéciale car l’inflexio
est considérable ;
2)
la libéralisation économique a accéléré le creusement des écarts entre les
groupes sociaux et les régions : ceux qui possédaient quelques atouts ont pu
les faire valoir et en tirer partie sans que les garde fous traditionnels puissent
exercer leur rôle compensatoire habituel. Non seulement les riches
s’enrichissent alors que les pauvres progressent très laborieusement et les
zones favorisées prospèrent tandis que les autes stagnent, mais en outre,
l’Inde des villages fait partout ou presque du sur place tandis que les villes
connaissent des taux de croissance du revenu moyen dépassant les deux
chiffres ;
3)
dans ces conditions, les pouvoirs publics ont conscience de l’urgence mais ne
se donnent pas les moyens de leurs ambitions : le gouvernement a accordé la
priorité à l’emploi rural sans investir beaucoup plus qu’avant dans les
campagnes pour autant. Il invite le secteur privé à prendre le relais en mettant
en œuvre une politique de discrimination positive dans l’entreprise, mais ses
appels solennels restent sans effet. Quant à l’extension de la discrimination
positive aux basses castes dans l’enseignement supérieur, elle n’a toujours pas
reçu l’aval de la Cour suprême.
La Cour fonde ses arguments les moins techniques sur une croyance absolue
dans les vertus du mérite. Elle rejoint en cela l’idéologie de la majeure partie de la
nouvelle classe moyenne et des milieux d’affaires. Un porte parole de cette mouvance
socio-culturelle affirmait récemment : « Nous avons de plus en plus de raisons de
croire que le problème économique de l’Inde sera résolu pendant la première moitié
du XIXème siècle » et ceci était à ses yeux d’autant « plus remarquable [que], au lieu
d’émerger avec l’aide de l’Etat, l’Inde est, par de multiples aspects en train de se
26
développer malgré lui. Son succès est manifestement imputable à l’entrepreneur »41.
Le poids de l’idéologie libérale que reflète ces citations de Gurcharan Das est
aujourd’hui tel en Inde que les mesures destinées à compenser le creusement des
écarts risquent de venir trop tard et d’être bien limitées. Certes, la nature démocratique
du jeu politique devrait amener les pouvoirs publics à se montrer attentifs aux attentes
des masses qui votent de plus en plus – mais c’est déjà ce que l’alternance de 2004
aurait dû entraîner et les espoirs ainsi nés ont été déçus. A défaut, les groupes maoïstes
– qui, pour la première fois en 2006, ont fait plus de victimes que la guérilla
cachemirie – pourraient se développer dans les zones les plus déshéritées où elles
progressent déjà du Bihar au Chhattisgarh en passant par le Jharkhand. « L ’Inde qui
brille » et « l’autre Inde » pourraient donc connaître des destins parfaitement
divergents.
41 Gurcharan Das, Le réveil de l’Inde, Paris, Buchet Chastel, 2007, pp. 12-13.
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