CHAPITRE 5 LA DYNAMIQUE DE LA STRATIFICATION SOCIALE INTRODUCTION : Les notions de différence et d’inégalité doivent être distinguées même si elles apparaissent liées. Les inégalités sont souvent économiques et financières, mais elles existent dans l’ensemble des domaines sociaux. Toutes ces formes d’inégalités ont tendance à se cumuler. Comment ces inégalités évoluentelles sur le long terme dans les sociétés démocratiques dont l’objectif est l’égalité ? (I) La structure sociale désigne l’organisation de la société en groupes sociaux relativement stables et elle peut être étudiée à l’aide des catégories socioprofessionnelles. Evolue-t-elle dans le sens d’un regroupement de la majorité de la population dans une vaste classe centrale ou, au contraire, l’opposition entre des classes distinctes se maintient-elle ? (II) I. La dynamique des inégalités Les différences ne débouchent pas obligatoirement sur des inégalités, mais celles-ci se traduisent par un accès plus ou moins aisé à des ressources rares très diverses. Si les inégalités sont donc multidimensionnelles, elles sont aussi évolutives. A. Différences et inégalités Les sociétés sont stratifiées selon de nombreux critères qui deviennent des inégalités lorsqu’ils sont traduits en termes d’avantages et de désavantages. On peut citer les inégalités de prestige ou certaines inégalités entre hommes et femmes. 1. Des différences aux inégalités Toutes les sociétés établissent des différences sociales entre leurs membres à partir de critères de différenciation nombreux : des critères démographiques : les hommes et les femmes (genre), les jeunes et les vieux (âge) ; des critères économiques : les riches et les pauvres (revenu ou patrimoine) ; des critères symboliques : les élites et les marginaux (niveau d’éducation, niveau de prestige social) ; des critères politiques : les dominants et les dominés (pouvoir). 1 D’autres critères peuvent être évoqués selon les sociétés et les époques : physiques (beauté ou force du corps), mentaux (degré ou type d’intelligence), ethniques (communauté de sang), religieux (croyances), etc. Cependant, une différence ne doit pas être confondue avec une inégalité. Une différence quelconque entre deux individus ou deux groupes d'individus ne devient une inégalité qu'à partir du moment où elle est valorisée, c’est-à-dire traduite en termes d'avantages ou de désavantages par rapport à une échelle de valeurs. Dans une société dont l’échelle de valeurs serait fondée sur des critères physiques (qui correspondent en fait à des critères raciaux, la race n’étant pas un concept biologique mais politique), les bruns et les blonds (ou les grands et les petits, les yeux bleus et les yeux marrons), par exemple, pourraient être distingués selon leur capacité à exercer le pouvoir : « les blonds sont nés pour commander, les bruns pour exécuter leurs ordres ». C’est le même type de critères physiques (la force et les caractères sexuels) que les sociétés patriarcales (= dominées par les hommes), auxquelles les sociétés occidentales appartiennent, ont utilisé depuis la nuit des temps pour justifier l’exercice du pouvoir par les hommes et cantonner les femmes à des positions subalternes. C’est donc l’application d’une (de plusieurs) échelle(s) de valeurs au monde social qui va conduire à polariser l’espace des positions sociales et créer ainsi une (plusieurs) hiérarchie(s) sociale(s). Par exemple : le fort, le masculin, le bon, le beau, le juste, le riche, le savant, le croyant (etc.), au sommet (la « cime ») de la société ; le faible, le féminin, le méchant, le laid, l’injuste, le pauvre, l’ignorant, le mécréant (etc.), au bas (« l’abîme ») de la société. 2. La hiérarchie des rôles sociaux Il est habituel en sociologie de distinguer la stratification sociale et le système culturel. [Rappels du cours de Première] Par analogie avec la notion de strate en géologie qui désigne une couche de terrain, la stratification sociale est l’ensemble des groupes d’individus occupant des positions sociales différentes sur une échelle verticale, dont la nature peut être religieuse, politique, économique ou culturelle : c’est en quelque sorte « l’anatomie » (la constitution) du corps social. En faisant référence aux travaux d’Emile DURKHEIM (1858-1917), père fondateur de la sociologie française, on peut affirmer que le système culturel est l’ensemble des manières d’être et d’agir partagées par les membres d’une société. Les principales composantes du système culturel sont donc les valeurs, les normes, le langage et les pratiques en général. Ces éléments forment un système car ils sont interdépendants : les valeurs sont des idéaux (buts) 2 concrétisés par des normes (à la fois règles et moyens pour réaliser les idéaux), qui orientent et harmonisent les pratiques individuelles (qui, du même coup, deviennent sociales, c’est-à-dire communes à la plupart des individus) et sont exprimées à travers le langage (lui-même norme de comportement linguistique). Pour prolonger l’analogie médicale, comme la culture correspond au fonctionnement de la société, c’est en quelque sorte « la physiologie » (les processus) du corps social. Mais la stratification sociale et le système culturel sont nécessairement en relation étroite l’une avec l’autre. C’est la notion de rôle social (= fonction sociale de l’individu) qui permet d’établir cette relation. En effet, de la même manière que les organes qui constituent le corps permettent de le faire vivre en exerçant leur fonction, les individus affectés à chaque position sociale vont permettre le fonctionnement de la société en jouant leur rôle. On définit ainsi chaque rôle comme l’ensemble des manières d’être et d’agir correspondant à une position ou une strate (ensemble des positions de même niveau) sociale. Le rôle social a donc une fonction de régulation indispensable dans le corps social. De même qu’on attend du cœur qu’il fasse circuler le sang et de l’estomac qu’il digère les aliments (et non l’inverse), on attend du professeur qu’il enseigne, du médecin qu’il soigne, du boulanger qu’il cuise le pain, du menuisier qu’il fabrique des meubles, du musicien qu’il enchante nos oreilles, etc. Le rôle donne une utilité sociale (= une fonction) à l’individu qui le joue et ce rôle justifie son statut (sa position), c'est-à-dire son existence dans la société. Mais le rôle fait plus encore. Il simplifie également les relations sociales en rendant prévisibles les comportements de chacun. On s’attend à ce que l’employé de la poste s’occupe de notre courrier et non à ce qu’il nous dise l’avenir : on lui tend donc les lettres et non les lignes de la main. On s’attend à ce que le policier verbalise les contrevenants au code de la route et non qu’il les félicite : on ralentit donc au carrefour au lieu d’accélérer… Cependant, dans chaque société, compte tenu du système culturel en vigueur, il y a des rôles plus valorisés que d’autres : le ministre et l’ouvrier n’ont pas le même prestige, ni d’ailleurs le même pouvoir ou le même revenu. La hiérarchie sociale repose donc sur la différenciation verticale des rôles sociaux : au sommet de la société, les rôles dirigeants ; en bas, les rôles subalternes. Cette hiérarchisation se matérialise par les différences d’accès aux ressources socialement valorisées, telles que la richesse, le prestige ou le pouvoir. Comme ces ressources sont multiples, il est cependant possible de repérer plusieurs hiérarchies sociales dans les sociétés modernes. Le grand sociologue allemand Max WEBER (1864-1920) distingue en effet trois types de hiérarchie sociale : les classes qui reposent sur des inégalités de revenu ; 3 les groupes de statut qui se différencient par leur niveau de prestige ; les partis qui ont des chances inégales d’accéder au pouvoir. Pour WEBER, il y a donc trois ordres de classement différents : l’économique, le social et le politique. Contrairement à MARX, les classes économiques ne constituent qu’un aspect de la stratification sociale. Il en résulte une grande complexité de l’organisation de la société : deux personnes peuvent appartenir à la même classe économique et à des groupes de statut différents (Exemple : gros agriculteur et professeur d’université, jeune médecin et ouvrier qualifié). La population est donc partagée en groupes sociaux multiformes par des clivages multiples (âge, sexe, qualification, revenu, etc.) Cependant, il est toujours possible d’identifier des élites, c’est-à-dire les groupes d’individus qui monopolisent les positions sociales supérieures. Par exemple, les PDG des grandes firmes occupent le sommet de la hiérarchie économique, les ministres sont au sommet de la hiérarchie politique et les vedettes du sport, de la chanson, du cinéma, de la mode et de la télévision ont aujourd’hui un prestige social élevé. Lorsque certains groupes parviennent durablement à occuper les positions supérieures sur chaque échelle, voire à les transmettre à leurs descendants, il faut alors parler d’une élite sociale au singulier. Dans la France contemporaine, on peut se demander si la grande bourgeoisie ne forme pas cette élite unique : Les membres de ce milieu social occupent des postes de direction dans les grandes entreprises industrielles et financières, ou des postes de responsabilité dans la haute fonction publique (pouvoir). Titulaires de revenus élevés, ils profitent surtout d’un patrimoine mobilier et immobilier très supérieur à la moyenne qui leur procure l’aisance matérielle (richesse). Ils se distinguent par un mode de vie marqué par le respect de valeurs traditionnelles (la famille, le travail, la religion), le goût des « belles choses » (qui sont aussi les plus coûteuses) et du luxe discret, la définition des règles du savoir-vivre qui leur confère « l’honorabilité » (prestige). Enfin, la connaissance des bonnes filières scolaires leur permet d’assurer à leurs enfants les mêmes avantages sociaux et de reproduire ainsi leur groupe social. 3. Différence et inégalité : l’exemple des femmes Hommes et femmes sont distincts par nature : leur apparence et leurs capacités physiques ne sont pas les mêmes (comme le montre les performances des athlètes), le fonctionnement biologique de leur corps est différent (notamment au niveau de la reproduction). Cette différence naturelle rend les hommes et les femmes complémentaires et ne constitue pas en elle-même une inégalité. L’inégalité n’apparaît en effet que si cette différence est à l’origine de privilèges sociaux (avantages réservés) pour l’un des deux sexes. 4 Il faut cependant reconnaître que dans la plupart des sociétés, primitives ou traditionnelles, la différence hommes – femmes est devenue une cause d’inégalités sociales. Les inégalités les plus fréquentes sont liées à l’exercice du pouvoir (les sociétés matriarcales sont des exceptions historiques) ainsi qu’à l’obtention de positions sociales prestigieuses (les prêtres et les scribes, les architectes et les artistes sont le plus souvent des hommes car l’accès au savoir leur est réservé). Même dans les sociétés modernes fondées sur l’affirmation de l’égalité des droits entre les citoyens, la répartition des tâches entre les hommes et les femmes reste profondément marquée par cette inégalité traditionnelle. Par exemple, en l’an 2000 en France, dans les couples avec enfants dont les conjoints travaillent à temps complet, le temps passé par les femmes aux tâches domestiques et parentales est près de 1,9 fois supérieur à celui des hommes (Enquête Insee). Pour s’occuper davantage de leur foyer et de leurs enfants, les femmes doivent ainsi rogner sur leur temps physiologique (sommeil et repas), professionnel (strict respect des horaires de travail) et personnel (loisirs). Ces inégalités ont conduit les mouvements féministes à revendiquer logiquement pour les deux sexes des rôles identiques, notamment au niveau professionnel. Mais l’égalitarisme (idéologie fondée sur un principe d’égalité absolue) peut conduire dans ce domaine, selon la sociologue Irène THERY, à renier la différence naturelle entre les hommes et les femmes. Il serait préférable de « réinventer la mixité », c’est-à-dire une société dans laquelle cette différence serait reconnue et l’égalité respectée. Le statut de la femme ne serait plus alors dévalorisé, bien qu’il corresponde à des rôles sociaux différents. B. Le cumul des inégalités La dimension économique semble être au cœur des inégalités, dont certaines sont nouvelles. Au total les inégalités se renforcent les unes les autres, pouvant conduire dans le pire des cas à l’exclusion. 1. La mesure des inégalités On dispose de certains outils méthodologiques pour mesurer les inégalités [Lire la Fiche – méthode n°9 p.453 du manuel Bréal]. Par exemple, on peut découper l'ensemble des ménages en dix groupes, ou déciles, allant des 10 % les plus pauvres jusqu'aux 10 % les plus riches et relier ensuite ces groupes à la part des revenus qu'ils reçoivent (déciles de revenus) ou à la part des richesses qu'ils détiennent (déciles de patrimoine). Par exemple, les 10% des ménages les plus pauvres reçoivent 5% de l'ensemble des revenus et les 20% des ménages les plus pauvres (ce groupe contient donc 5 les 10% les plus pauvres) reçoivent 11% de l'ensemble des revenus, etc. ; ou encore, dans l’ordre décroissant, 10% des ménages les plus riches reçoivent 30% des revenus, etc. On mesure ainsi ce qu'on appelle la concentration des revenus (l'opération est identique pour les patrimoines). Une forte concentration des revenus sur certains ménages (les plus riches en l’occurrence) s'oppose donc à une répartition égalitaire des revenus (ou des richesses) dans laquelle il y aurait correspondance entre l’importance relative de chaque groupe et ses revenus : 10% des individus touchant 10% des revenus, 20% des individus disposant de 20% des revenus,... et 90% de 90%. Il est possible de représenter graphiquement cette répartition au moyen de la courbe du statisticien LORENZ. C'est un graphique rectangulaire avec, en abscisse, le pourcentage cumulé des effectifs d’individus et, en ordonnée, le pourcentage cumulé des revenus (ou des patrimoines) correspondant. À l'origine, 0% des ménages reçoivent 0% des revenus. A l’extrémité de la diagonale, 100% des ménages reçoivent la totalité des revenus distribués. Une répartition des revenus parfaitement égalitaire correspond à la diagonale du rectangle. La courbe de Lorenz mesure donc la concentration des revenus (ou du patrimoine). Plus la concentration est forte, plus la courbe s'éloigne de la diagonale. Ainsi, en 1998 en France, d’après le graphique (point A), 90% des ménages disposent de 78% des revenus alors que les 10% les plus riches se partagent 22% des revenus, (voir manuel Bréal p.136). Les inégalités de patrimoine sont encore plus fortes : si 90% des français possèdent 59% de la richesse nationale, cela signifie que 10% en possèdent 41% ! La courbe de Lorenz permet également de donner une mesure précise de la concentration grâce au calcul du coefficient de Gini (ce coefficient varie de 0 à 1). Coefficient de Gini = Surface entre la courbe et la diagonale / Surface du triangle OBA 2. Le processus cumulatif des inégalités Autour des inégalités de type monétaire (revenus et patrimoine) gravite toute une série d'autres inégalités qui leur sont étroitement corrélées. On est en présence d'un véritable système d'inégalités qui sont interdépendantes et se renforcent mutuellement, pouvant conduire à l’exclusion pour ceux qui en sont victimes. (a) Les inégalités face à l’emploi 6 La première des inégalités, la plus décisive, est sans doute aujourd’hui l'inégalité face à l'emploi. C'est elle qui détermine la part de la richesse nationale à laquelle on peut prétendre chaque année et, par conséquent, les possibilités d'accumulation patrimoniale. Les chances d'obtenir un emploi et de le conserver ou d'en retrouver un autre rapidement sont en effet très inégalement distribuées dans la population. On sait que le risque de connaître le chômage est d'autant plus élevé que la position dans la division sociale du travail est basse. Alors que le taux de chômage des cadres n'était que de 3,8% en 2002, celui des ouvriers atteignait 11,4%, soit trois fois plus pour les salariés subalternes et faiblement diplômés. De même, le chômage de longue durée ne frappe pas au hasard : ce sont les ouvriers non qualifiés qui en sont les principales victimes. Avoir un emploi est une chose, mais avoir un emploi stable en est une autre. Or, la précarité est surtout présente au bas de la hiérarchie professionnelle : quatre ouvriers sur cinq en moyenne sont recrutés par les entreprises sur un contrat à durée déterminée (CDD), contre seulement un cadre sur cinq. Il faut ajouter que les ouvriers et les employés sont les principaux « bénéficiaires» des emplois aidés (subventionnés) par l’Etat : contrat de qualification, contrat d’insertion, contrat emploi - solidarité (CES), etc. Généralement mal payés, souvent à temps partiel, ces emplois temporaires débouchent fréquemment sur une nouvelle période de chômage. (b) Les inégalités de revenus Il ne suffit pas d'avoir un travail pour être à l'abri du besoin et échapper à la pauvreté. 13,6% des salariés d'entreprises (non agricoles) étaient « smicards » en 2000, soit un total de 2,6 millions de personnes, ou encore plus d’un salarié sur huit ne disposant pour lui et sa famille que du strict minimum (le niveau du SMIC étant de 1126€ environ à cette date). Par ailleurs, les inégalités de revenus reflètent la hiérarchie socioprofessionnelle. Par exemple, en France en 2000, les cadres touchaient un salaire net annuel moyen 2,6 fois plus élevé que celui des ouvriers ou des employés. (c) Les inégalités de patrimoine Niveau de revenu et montant du patrimoine sont étroitement liés. Seuls les ménages disposant de revenus confortables peuvent épargner suffisamment pour se constituer un patrimoine de rapport, mobilier ou immobilier, qui (comme son nom l'indique) rapporte des revenus supplémentaires venant grossir le patrimoine, et ainsi de suite. Il ne faut pas s’étonner alors de 7 constater que les inégalités de patrimoine sont donc plus fortes que les inégalités de revenus. Ainsi, les 10 % les plus riches des Français disposent à eux seuls de 40 % de la richesse nationale, alors que les 10 % les moins bien dotés n’en possèdent que 1% environ. Ces derniers n'ont souvent qu'un livret de caisse d'épargne pour seul patrimoine. Par contre, plus le montant de la fortune s'élève, plus les actifs sont diversifiés. La détention de valeurs mobilières (actions, obligations) est particulièrement discriminante : près de 50 % des membres des professions libérales en possèdent, contre 5 % des ouvriers non qualifiés. Les écarts sont du même ordre en ce qui concerne la propriété d'une résidence secondaire. (d) Les inégalités face aux soins Il existe de fait en France des difficultés d'accès aux soins pour certaines catégories, notamment les plus défavorisées : la consommation médicale est très dépendante du niveau de revenu. Une fraction non négligeable de la population, où l’on compte les plus vulnérables, doit se priver de soins malgré la création récente de la couverture maladie universelle (CMU). Même si le recours aux médecins, y compris aux spécialistes, s'est généralisé et si les habitudes de prévention ont progressé dans tous les milieux, les classes supérieures se réservent les meilleurs praticiens (car ils pratiquent les honoraires libres) et les meilleures cliniques (car les soins y sont plus coûteux et ces établissements se situent dans les beaux quartiers). Ces inégalités face à la santé se reflètent dans les écarts d'espérance de vie qui restent très importants entre les catégories sociales. Le nombre d'années que peut espérer vivre un ouvrier arrivé à l'âge de 35 ans est aujourd’hui de 38 ans, soit une durée de vie probable de 73 ans, alors qu'à l'autre extrémité, un cadre peut encore espérer 45 ans de vie probable, soit une durée de vie moyenne supérieure de 8 ans (écart en voie de diminution cependant). Les comportements face aux risques expliquent largement les écarts d’espérance de vie. Toutes les enquêtes montrent que les ouvriers consomment plus de tabac et d’alcool que les autres PCS et qu’ils accordent moins d’intérêt aux conseils de diététique par exemple, ou encore qu’ils sont plus souvent victimes d’accidents corporels (dans le secteur du BTP en particulier, où les consignes de sécurité ne sont pas souvent respectées). Ces comportements s’expliquent d’abord par le maintien de certaines normes traditionnelles mais aussi par les différences d’instruction. L'inégalité devant la mort (mesurée par l’espérance de vie à un âge donné en fonction de la PCS), qui ne se réduit pas, est sans doute la plus significative, car elle résume toutes les autres. Elle renvoie en premier lieu aux conditions de travail qui dépendent beaucoup de la place occupée dans la division sociale du travail, laquelle détermine le contenu des tâches, le degré de 8 contraintes subies ou le cadre de travail : les travaux les moins rémunérés sont aussi les plus pénibles et les plus dangereux. Un ouvrier âgé de 35 ans en 1999 peut espérer vivre encore 39 années en moyenne (donc mourir à 74 ans) contre 46 ans en moyenne pour un cadre supérieur (décès à 81 ans). D’autres études révèlent une influence des sous -cultures de catégories à travers la plus grande fréquence des conduites addictives (consommation d’alcool, de tabac, prises de risques au travail, etc.) dans les milieux populaires. Enfin, le métier exercé détermine largement les conditions de logement et le lieu d'habitat qui ont, eux-mêmes, des retombées sur la santé (logements insalubres) ou sur la recherche d'emploi (quartiers défavorisés). (e) Les inégalités culturelles Dans les sociétés modernes qui se donnent pour principe l’égalité d’accès à toutes les positions sociales (voir chapitre suivant) et qui fondent en grande partie l’exercice d’une profession sur la détention socialement reconnue d’un savoir (= le diplôme), les possibilités d’ascension sociale restent limitées par les différences de réussite scolaire entre catégories sociales. Ainsi en France, pour la génération née entre 1950 et 1955, 51,4% des fils de cadres sont devenus cadres contre seulement 7,4% des fils d’ouvriers qui, pour plus de la moitié d’entre eux, sont devenus à leur tour ouvriers. On constate donc que l’accès aux catégories sociales supérieures est largement déterminé par l’origine sociale. Ce phénomène s’explique en grande partie par les inégalités dans les trajectoires scolaires, malgré une certaine démocratisation de l’enseignement secondaire et supérieur : les enfants de cadres, par exemple, représentent 53,1% des étudiants des classes préparatoires aux grandes écoles (alors que les cadres ne représentent que 14% de la population active), et les enfants d’ouvriers seulement 5,8% (26,6% de la population active). Réciproquement, 25,5% des étudiants des sections de techniciens supérieurs sont d’origine ouvrière, contre 14,7% d’origine cadre en 2000 en France. Ces inégalités se retrouvent dans l’accès aux NTIC qui conditionne pourtant de plus en plus l’obtention d’un emploi. En 1998 en France, 79% des titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur utilisent l’outil informatique contre 19% de ceux qui ne possèdent aucun diplôme. De même, 44% des ménages de cadres sont équipés en informatique contre 11% des ménages d’employés et 8% des ménages ouvriers. C’est pourquoi on a pu parler de « fracture numérique » pour souligner le risque d’un creusement des inégalités socioculturelles par l’informatique et les autres TIC. 9 Conclusion : Comme ces inégalités s’enchaînent les unes les autres, elles se concentrent sur certaines populations défavorisées dont les membres risquent parfois l’exclusion [Voir schéma p.139 du manuel Bréal]. 3. De l’inégalité à l’exclusion Dans les sociétés modernes, on appelle exclusion le processus économique, social et culturel de marginalisation (mise à l’écart de la majorité) d’une partie de la population, provoqué par la rupture des différents liens sociaux. Or, dans les sociétés contemporaines, c’est le travail qui assure en grande partie l’intégration sociale. Par conséquent, l’absence de travail détermine aussi un risque majeur d’exclusion sociale. La crise contemporaine du lien social est donc étroitement liée aux métamorphoses de la société salariale. En reprenant la perspective de DURKHEIM sur la fonction intégratrice du travail, le sociologue français Robert CASTEL a développé une analyse historique de la crise de la société salariale (voir chapitre précédent). Déjà vers la fin du 19ème siècle, les troubles sociaux (grèves, violence, alcoolisme, prostitution) engendrés par le paupérisme des classes populaires avaient alarmé la bourgeoisie. Cette crainte sociale, résumée par la formule « classe laborieuse, classe dangereuse », va déterminer les pouvoirs publics à prendre des mesures pour améliorer la condition ouvrière (« Lois ouvrières » de la Troisième République) et convaincre le patronat d’accepter une nouvelle réglementation du travail. Un pas décisif est franchi au lendemain de la 2nde guerre mondiale avec l’instauration d’une protection sociale obligatoire pour l’ensemble des salariés : désormais, le salariat n’est plus synonyme de précarité et, grâce à la solidarité instituée par la protection sociale, le salarié bénéficie d’une sécurité de l’existence (condition salariale) aussi grande que celle du détenteur de patrimoine. Mais CASTEL souligne aussi la dégradation de la condition salariale intervenue depuis une vingtaine d’années (montée du chômage, développement des formes d’emploi atypiques, croissance ralentie du pouvoir d’achat, réduction de la protection sociale). C’est la remise en cause des ces garanties salariales, dans le contexte plus général du déclin des solidarités de proximité (famille, voisins, amis), qui est à l’origine du développement de l’exclusion contemporaine. L’intégration sociale repose en effet sur deux piliers [Voir schéma cidessous] : le travail salarié, qui procure un revenu et un statut social, et le réseau personnel de sociabilité (famille, amis, voisins, mais aussi collègues), qui insère l’individu dans un tissu relationnel et lui procure des ressources de solidarité en cas de difficultés : 10 Intégration Réseau social Travail Zone de rupture -------------------------------------------------------------------------------------------Perte des liens Chômage Exclusion La rupture de ces liens met alors en péril l’intégration des individus à la société, surtout lorsque ces risques surviennent ensemble (le chômage qui provoque le divorce par exemple). Le chômage et l’isolement social conduisent ainsi, selon CASTEL, à la désaffiliation sociale, synonyme d’exclusion. C. L’évolution des inégalités Sur une longue période, les inégalités diminuent, mais depuis les années 80, cette tendance semble s’inverser. La mondialisation est parfois accusée d’engendrer de nouvelles inégalités. 1. Recul ou retour des inégalités ? Au cours du 20e siècle, dans les PCD, la tendance de long terme (trend) des inégalités de revenus est à la baisse. Plus précisément, après avoir connu une réduction sensible entre 1910 et 1940, les inégalités salariales (revenus du travail) ont progressé de nouveau durant l’après-guerre mais, depuis la fin des années 60, elles sont revenues à leur niveau d’avant-guerre [Voir statistiques des D13 et 14 du manuel Bréal p.141]. Si l’on considère le rapport interdécile des salaires (après impôt), c’est-à-dire le rapport entre le 9e décile et le 1er décile de salaire (voir définition du décile dans le manuel p.453), ce rapport passe en France de 3,2 en 1950 (le salarié le moins payé des 10% de salariés les plus favorisés touchait donc 3,2 fois plus que le salarié le plus payé des 10% de salariés les plus défavorisés) à 4,2 en 1968 avant de revenir aux alentours de 3,2 en 1998. Ce constat permet à l’économiste français Thomas PIKETTY, auteur d’une étude récente sur l’évolution des hauts revenus en France et le rôle redistributif de 11 l’impôt sur le revenu, de souligner l’intérêt de la « courbe en U inversé » de KUZNETS (prix Nobel d’économie 1971). Selon cette théorie, les inégalités de revenus augmenteraient au cours de la phase d’industrialisation de chaque pays puis diminueraient ensuite avec le passage à la consommation de masse. Plus généralement, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle les périodes de forte croissance favorisent l’augmentation des inégalités de salaires (augmentation plus rapide des hauts salaires liée à la rareté des qualifications en période d’innovations intenses) alors que les périodes de croissance modérée permettent un rattrapage des hauts salaires par les bas salaires. Malgré cette tendance séculaire à la réduction des inégalités de salaires, on peut observer des fluctuations de court et moyen terme qui caractérisent le contexte économique du moment. Ainsi en France, l’éventail des salaires mesuré par le rapport interdécile ne se réduit plus depuis le début des années 80, indiquant une stagnation des inégalités salariales. L’écart interdécile, c’est-à-dire le rapport entre le salaire du moins bien payé des 10% les mieux pourvus et celui du mieux payé des 10 % les moins bien lotis, s'est accru de 1985 à 1995, passant de 3,1 à 3,2 (en clair, le plus « pauvre » des 10% les plus « riches » gagnait 3,2 fois plus que le plus « riche » des 10% les plus « pauvres »), avant de revenir à 3,1 en 2000 (voir D14 p.141 du manuel Bréal). Mais l’analyse reste incomplète si l’on ne prend pas en compte les revenus du capital qui dépendent d’abord du niveau du patrimoine possédé par les ménages. Plus le salaire est important, plus la capacité d’épargne est grande et plus le patrimoine est élevé. Le patrimoine comprend à la fois des biens utilisés par les ménages (résidence principale, meubles et équipements domestiques divers) et des biens de rapport (terrains, immeubles, comptes d’épargne, actions, etc.) procurant des revenus de la propriété (loyers, intérêts, dividendes) et d’éventuelles plus-values (revente avec bénéfice). D’après une enquête de l’Insee, en 2000, la moitié des ménages de salariés français déclarent un patrimoine supérieur à 67 000 € (= patrimoine médian : 50% possèdent plus et 50% moins). Mais les 10% les plus fortunés déclarent plus de 242 000 €… Or les inégalités de revenus se sont considérablement amplifiées, depuis les années 80, à cause de l'évolution très favorable des revenus de la propriété. [Voir D16 p.142 du manuel Bréal] Au niveau macroéconomique, l’impact des revenus du patrimoine sur les inégalités est proportionnel à leur importance dans le revenu des ménages. Or depuis le début des années 80, tandis que le revenu des ménages progresse modérément (environ 1% par an), le patrimoine des ménages augmente rapidement (environ 3% par an) et plus encore le patrimoine de rapport (5% l’an). Il en résulte une tendance à l’accroissement du poids des revenus du patrimoine : Globalement, la part des revenus de la propriété dans l’ensemble des revenus a doublé en 20 ans, passant de 5,2% en 1980 à 10,3% en 2000. 12 Les placements, en particulier financiers (valeurs mobilières : actions et obligations), ont en effet connu une période exceptionnelle, les plus-values en capital s'ajoutant aux dividendes et intérêts pour fournir une performance globale élevée (plus de 10% l'an pour les actions françaises de 1985 à 1993). Avec la croissance de la demande de logements dans les grands centres urbains, les loyers ont également connu une très forte hausse au cours de la dernière décennie. Sans aucun doute, les quinze dernières années du siècle auront été un âge d'or pour les revenus du capital : les propriétaires et créanciers sont les grands gagnants de la période récente. 2. Quelques pistes explicatives Pour certains économistes, le retour des inégalités (ou leur maintien) doit être relié à l’impact de la mondialisation sur les économies nationales. L’ouverture généralisée aux échanges extérieurs entraînerait pour les entreprises de chaque pays une concurrence plus intense. La recherche constante de la compétitivité (capacité à gagner des parts de marché) conduirait les entreprises à élever leur productivité, à accroître leur flexibilité et à innover. Mais cette contrainte économique aurait des effets complexes sur le marché du travail : D’un côté, la hausse du chômage et la précarisation de l’emploi des travailleurs peu qualifiés (ouvriers et employés) tireraient les salaires les plus faibles vers le bas. De l’autre, la hausse de la demande de travailleurs qualifiés (ouvriers, professions intermédiaires et cadres) pousserait les salaires les plus élevés vers le haut. Il en résulterait une augmentation irrésistible des inégalités salariales. En apparence plausible, cet argument peut être contesté dans deux directions opposées : Pour en relativiser les effets d’abord : Au niveau empirique, l’éventail des inégalités salariales ne s’est ouvert que faiblement durant les années 90 et les salaires les plus faibles ont progressé autant que le salaire moyen (essentiellement grâce à une revalorisation périodique du SMIC qui a poussé vers le haut les salaires les plus faibles). Par conséquent, si la mondialisation entraîne de nouvelles inégalités, elles résultent d’abord d’une élévation des hauts salaires et non d’un recul des bas salaires (D17 p.142 du manuel Bréal). Pour en critiquer la légitimité ensuite : 13 L’argument qui consiste à justifier les stratégies des entreprises en invoquant les contraintes de la mondialisation a aussi (ou surtout ?) une dimension idéologique : Il permet de passer sous silence le fait que, dans une économie de marché, les objectifs sociaux (l’emploi, les conditions de travail) sont subordonnés à l’objectif de rentabilité économique. Il cache certains choix de société voulus par les catégories dirigeantes tout en légitimant leurs privilèges économiques : très hauts salaires (le PDG de L’Oréal Lindsay Owen-Jones, par exemple, touche mensuellement plus de 100 fois le Smic !) et stock-options récompensant les mesures prises pour accroître les profits (souvent en comprimant les coûts salariaux, c’est à dire en licenciant !), baisse de la fiscalité sur le revenu pour éviter soi-disant « la fuite des cerveaux », etc. II. L’évolution de la stratification sociale L’évolution de la stratification sociale est un des aspects du changement social. Quand on observe la société française, on est frappé par une certaine tendance à la moyennisation. Pourtant il est indéniable que perdurent des pratiques distinctives selon les groupes sociaux. A. La structure sociale et son évolution Même si le classement en PCS est sujet à critiques, il est indispensable pour analyser, de manière statique ou dynamique, l’organisation de la société. 1. Quelques définitions L’usage du vocabulaire sociologique présente des pièges qu’il faut éviter en définissant les concepts importants de façon rigoureuse. Nous étudierons ici les notions de groupe social, de catégorie sociale et de classe sociale. La classe sociale est le terme utilisé pour désigner des groupements d’individus, dont l’usage est le plus ancien. Les notions de groupe et de catégorie, qui n’apparaissent qu’avec le développement de la sociologie à la fin du 19e siècle, peuvent être précisées en référence à celle de classe. Le mot est d’étymologie latine : à Rome, la population est divisée en classis en fonction du niveau de fortune et de manière à lever l’impôt. A l’époque médiévale, il devient synonyme de rang ou d’état et désigne l’appartenance à l’un des trois ordres : clergé, noblesse, tiers état. C’est au 18e siècle, au moment de la Révolution industrielle, que le concept va prendre son acception (= son sens) moderne. A la continuité strictement hiérarchisée des ordres, fait place une société plus ouverte au changement social, où les fractures et les conflits 14 entre les groupes sociaux frappent les esprits. On commence à parler de classes laborieuses (« working classes ») et de classes moyennes (« middle classes »), puis de classes supérieures (« upper classes »). La confusion règne cependant lorsqu’il s’agit de définir précisément les contours de ces différentes classes. C’est la théorie des classes élaborée par Karl MARX (1818-1883) dans la seconde moitié du 19e siècle qui va permettre une clarification du concept et s’imposer depuis lors comme une référence incontournable du débat sociologique. Chez Marx, parler de classes sociales n’a de sens qu’au pluriel : les classes n’existent que les unes par rapport aux autres dans un rapport fondamentalement conflictuel qui prend ses racines dans le système de production. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes entrent dans des rapports de production inégalitaires : une classe dominante exploite le travail d’une classe dominée parce qu’elle possède les moyens de production. A l’époque capitaliste, deux grandes classes vont ainsi s’opposer : le prolétariat ouvrier et la bourgeoisie capitaliste. Pour Marx, une classe sociale désigne l’ensemble des individus partageant la même situation de classe, c’est-à-dire occupant la même position dans les rapports de production. Mais une classe n’est complètement constituée que lorsque ses membres ont pris conscience de leurs intérêts communs (conscience de classe) et se sont donnés des instruments de lutte collective (participation à la lutte de classes). L’exemple des paysans parcellaires (paysans pauvres exploitant une petite parcelle de terre) français est révélateur de la conception de Marx. Pour lui, vers 1850, ces paysans se trouvent dans la même situation objective (travail de la terre, habitat rural, isolement, autoconsommation, pauvreté et analphabétisme, dépendance à l’égard des propriétaires fonciers, etc.) et forment donc potentiellement une classe : c’est une classe en soi. Mais, pour reprendre l’expression utilisée par Marx, cette classe est comparable à un « sac de pommes de terre », constitué d’éléments dispersés et inorganisés. Pour former une classe sociale réelle, une classe pour soi dira Marx, il faudrait que les paysans aient pris conscience de leurs intérêts communs et se soient donnés des organisations propres à les défendre collectivement. Malgré la contribution de Marx, il subsiste encore aujourd’hui une ambiguïté fondamentale autour du terme de classe sociale. Le même terme est utilisé par deux courants de pensée sociologiques différents qui n’y mettent pas du tout le même sens. Pour reprendre la terminologie de P. BENETON, on peut opposer la perspective de la structuration sociale (on parle aussi de réalisme sociologique), inspirée de l’analyse de Marx, à celle de la stratification sociale (nominalisme sociologique) sur le modèle de Weber. Pour les réalistes, les classes correspondent à des groupes d’individus qui entretiennent des relations fréquentes, qui possèdent une conscience commune de leur identité et de leurs intérêts. Les classes sont des groupes rivaux en lutte pour la direction de la société, ce sont des acteurs collectifs qui participent au mouvement de l’histoire. La perspective est donc non seulement réaliste mais conflictuelle. 15 Pour les nominalistes, les classes n’existent pas réellement et la composition de la société ne peut être obtenue qu’à partir du choix préalable de critères de classement : les classes, les strates ou les catégories sociales (termes synonymes dans cette perspective) résultent d’une construction intellectuelle du sociologue qui demeure subjective. On aboutit alors à une échelle sociale uni-, bi- ou multidimensionnelle sur laquelle on place tous les individus qui satisfont à un certain critère statistique (niveau d’instruction, niveau de revenu, niveau de prestige social, etc.). Les groupes ainsi constitués ne forment donc pas nécessairement des groupes réels : il peut s’agir de simples collections d’individus effectuée sur une base statistique (comme dans les échantillons utilisés par les sondages d’opinion). 2. La classification en PCS En France, le classement social repose sur la nomenclature (= classification) des catégories socioprofessionnelles construite par l’INSEE en 1954 (CSP) et modifiée en 1982 (PCS) pour tenir compte des changements intervenus dans les structures de la population active. La nomenclature des PCS est une construction statistique qui fait de la profession le critère majeur de l’identité sociale. La perspective prise sur la société française à travers ce classement n’est pas celle de la structuration en groupes sociaux antagonistes, mais plutôt celle de la stratification en catégories plus ou moins hiérarchisées. On y trouve tout à la fois une division en métiers (489 professions au total), une grille de qualifications, une échelle de statuts sociaux et un découpage en groupes sociaux dont les membres ont les mêmes comportements sociaux. La nomenclature n’est pas une simple classification statistique car les groupes socioprofessionnels ont une certaine homogénéité sociale : les personnes appartenant à une même catégorie doivent entretenir des relations entre elles, avoir des comportements et des opinions proches, se considérer membres de leur catégorie et être considérées comme telles par les autres. Le classement par PCS suppose ainsi l’existence d’un sentiment d’appartenance à un groupe social qui rapproche la notion de catégorie socioprofessionnelle de celle de classe sociale : il s’agit donc d’une construction nominaliste fortement teintée de réalisme sociologique. La nomenclature des PCS utilise plusieurs critères de classification qui ordonnent la population active en 6 grands groupes composant 31 catégories socioprofessionnelles. Parmi ces critères : le statut distingue les indépendants et les salariés ; Le statut social permet de distinguer le groupe des indépendants qui travaillent pour leur propre compte et le groupe des salariés qui travaillent pour le compte des premiers. Parmi les indépendants, on retrouve à la fois des agriculteurs, des commerçants et des artisans, des chefs d'entreprises et des professions libérales. [Voir graphique] Dans l'ensemble des PCD, on constate un déclin rapide du nombre d'indépendants et de leur part relative parmi les actifs, malgré la progression des professions libérales. Parallèlement, le nombre absolu et la part relative des salariés augmentent continuellement depuis les années 60. Aujourd'hui, en France, 89% des actifs occupés sont des salariés. 16 L’activité économique distingue les indépendants du secteur primaire (agriculteurs) dont le mode de vie est encore spécifique et les indépendants des autres secteurs (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) ; La classification professionnelle différencie les salariés (cadres, professions intermédiaires, employés et ouvriers) selon leur niveau dans l’échelle des statuts sociaux. D’autres critères sont utilisés dans la nomenclature comme la taille de l’entreprise (< ou > 10 salariés) du côté des indépendants et, du côté des salariés, la nature de l’employeur (privé/public), la spécialité ou la fonction individuelle (technique, commerciale, santé, enseignement, etc.), le type de métier (artisanal/industriel) ou encore le degré de qualification (qualifié/non qualifié). A l’aide de ces critères, la nomenclature fait apparaître 6 grandes catégories d’actifs : Agriculteurs exploitants Artisans, commerçants et chefs d'entreprises Cadres et professions intellectuelles supérieures Professions intermédiaires Employés Ouvriers En France, depuis les années 50, la composition socioprofessionnelle de la population active s’est beaucoup transformée : d’un côté, des groupes en déclin, comme les agriculteurs en raison des gains de productivité, les petits indépendants à cause de la concentration économique et, plus récemment, les ouvriers non qualifiés en liaison avec les nouvelles organisations du travail qui exigent des niveaux de qualification supérieurs. d’autre part, des groupes en expansion rapide comme les employés avec le développement des services (tertiairisation), ou les professions intermédiaires et les cadres dont la multiplication a suivi la hausse du niveau général de formation. La plupart des pays développés connaît la même évolution en ciseaux : la baisse du poids des “cols bleus” (les exécutants) a pour contrepartie la hausse de la part des “cols blancs” (l’encadrement) dans la population active. 17 LES TRANSFORMATIONS DE LA STRUCTURE SOCIOPROFESSIONNELLE NB : Sont comptabilisés dans chaque catégorie les actifs occupés et les chômeurs. De 1936 à 1975, le graphique utilise la nomenclature CSP de 1954, mais la catégorie «Contremaîtres» a été enlevée du groupe «Ouvriers» pour être ajoutée au groupe «Cadres moyens». Les catégories «Armée », « police», «Clergé» et «Domestiques » ne sont pas représentées. De 1975 à 1999, le graphique utilise la nomenclature PCS de 1982. La catégorie «Ouvriers agricoles » a été enlevée du groupe «Ouvriers » pour être représentée isolément; la catégorie «Policiers et militaires » a été enlevée du groupe « Employés » (et non représentée) la catégorie «Clergé, Religieux » a été enlevée du groupe «Professions intermédiaires» (et non représentée). Source : Graphique construit d’après les recensements de la population, dans Serge Bosc, « Stratification et classes sociales », La Société française en mutation, 4°édition, Nathan, 2001. B. La moyennisation de la société Les aspirations à une égalisation des conditions et la convergence des modes de vie font qu’une vaste classe moyenne se dégage dans les sociétés développées contemporaines. 1. Société démocratique et société égalitaire L’un des précurseurs de la sociologie en France au début du 19e siècle, Alexis Clerel de TOCQUEVILLE (1805-1859), prédisait un mouvement inéluctable vers l’égalité des conditions dans la société moderne. C’est de l’étude de la société américaine qu’il dégageait sa thèse majeure : la « passion pour l’égalité », selon son expression, rassemblerait les peuples démocratiques en une vaste classe centrale de niveau moyen. 18 Selon TOCQUEVILLE, l'histoire est donc l'histoire de la démocratisation de la société, de la marche vers l'égalité. Mais la démocratie ne se réduit pas à un régime politique, c'est-à-dire à la souveraineté du peuple et à l'Etat de droit (autorité fondée sur les lois). A l'époque contemporaine, la démocratie est un état social, un état de la société toute entière, ce qui signifie qu’il n’y a plus de différence essentielle de condition sociale entre les membres de la collectivité. Cette nouvelle société démocratique se définit par deux principes : un principe social de nature objective : c'est l'égalisation des conditions; un principe moral de nature subjective : c'est la passion pour l'égalité. D'après l'auteur, les citoyens des sociétés démocratiques mettent l'égalité audessus de toutes les valeurs et ont tendance à faire de l'égalité le seul principe de justice sociale. Cette passion pour l’égalité (idéologie égalitariste) tend à faire progresser l’égalité réelle (égalisation objective) entre les conditions individuelles. Que signifie au juste l'égalisation des conditions selon TOCQUEVILLE ? C’est la réalisation progressive des trois composantes de l’égalité : l'égalité civile : c'est l'égalité des citoyens devant la loi, l'égalité des droits (égalité au sens politique); l'égalité des chances : c'est la possibilité d'une mobilité sociale identique pour les individus avec la fin de l'hérédité des statuts (égalité au sens social); l'égalité de considération : c'est l'obéissance des individus à la norme égalitaire qui fait que les individus se voient et se vivent comme des égaux (égalité au sens culturel). Ce dernier aspect est d'ailleurs le plus important. Dans les sociétés démocratiques, on rencontre à la fois l'égalité de considération et les inégalités économiques, mais la première y fait accepter les secondes (société pacifiée). C'est bien ce que TOCQUEVILLE a constaté lors de son voyage aux Etats-Unis et qu'il ne trouve pas dans la société française (barrières sociales et conflits). Selon TOCQUEVILLE, la démocratie est donc une société qui tend à niveler les conditions d'existence et à rassembler la majorité des individus dans une catégorie centrale, la classe des égaux, qui préfigure la classe moyenne des sociétés développées au 20ème siècle. 2. Vers la moyennisation sociale ? Après TOCQUEVILLE, d’autres sociologues ont repris cette notion de classe moyenne. MARX par exemple identifie une « petite bourgeoisie » urbaine composée des commerçants, du bas clergé et des bureaucrates locaux (fonctionnaires), mais il prédit son déclin par absorption dans le prolétariat, conformément à sa théorie de la bipolarisation croissante de la société capitaliste (bourgeois contre prolétaires). Quelques années plus tard, le sociologue allemand Georg SIMMEL développe au contraire la thèse de la moyennisation sociale qui prolonge l’idée de TOCQUEVILLE. 19 Dans l’Allemagne de la fin du 19ème siècle, les employés des grandes entreprises et de la fonction publique se multipliaient rapidement et prenaient conscience de leur position intermédiaire dans la société. SIMMEL observe que la caractéristique principale de cette nouvelle couche moyenne salariée est la mobilité professionnelle, alors que le bourgeois et le prolétaire sont stables dans leur position sociale et leur revenu. Or ce principe de mobilité va s’imposer peu à peu à l’ensemble de la société. Selon SIMMEL, celle-ci se transforme en une échelle hiérarchique que l’on peut monter ou descendre : les ouvriers peuvent sortir de la condition ouvrière et accéder aux couches moyennes, les bourgeois peuvent descendre dans ces mêmes couches moyennes et les employés peuvent pénétrer la bourgeoisie. Par conséquent, avec la mobilité sociale, les classes perdent de leur cohérence, la conscience de classe décline et les barrières sociales entre les classes perdent de leur force. Simultanément, une vaste classe centrale de niveau moyen émerge qui rassemble une part croissante de la population. En France, comme dans la plupart des pays industrialisés, l’une des caractéristiques les plus spectaculaires du 20ème siècle est l’explosion des « cols blancs ». Ni paysans, ni patrons, ni ouvriers (ou « cols bleus » selon la terminologie anglo-saxonne), ceux qu’on appelait autrefois les employés ou les collaborateurs sont aujourd’hui regroupés dans trois PCS : employés de bureau, professions intermédiaires et cadres non dirigeants. Alors qu’ils ne représentaient que 15% de la population active en 1936, ils en forment plus de la moitié dans la France contemporaine. Ce sont les cadres qui ont connu l’expansion la plus rapide : d’environ 900000 en 1962 (recensement) à 3360000 en 2000, ils sont passés de 4,5% à presque 14% de la population active aujourd’hui. On y regroupe l’ensemble des professions intellectuelles supérieures, y compris les professions libérales : ingénieurs et cadres d’entreprise, journalistes et professeurs, médecins, avocats, architectes, cadres administratifs. Les professions intermédiaires regroupent des professions un peu moins diplômées et situées à un niveau inférieur de la hiérarchie des entreprises et des administrations. Les plus gros contingents de ce groupe sont fournis par les techniciens et agents de maîtrise, les professions de la santé (infirmiers, kinésithérapeutes, etc.) et du travail social (éducateur, assistante sociale, etc.), les enseignants du primaire : au total, 20,7% de la population active en 2002 (5231000) contre 10,7% (2114000) en 1962. Les employés, au sens strict, désignent les salariés qui effectuent des tâches d’exécution dans les fonctions administratives et commerciales, auxquels s’ajoutent les policiers et militaires ainsi que les fonctions de service aux personnes (coiffeurs, esthéticiennes, etc.). Ce groupe est devenu le plus nombreux de la nomenclature : de 3735000 (17,9%) en 1962 à 7760000 (29,8%) en 2002, devant les ouvriers qui regroupent encore plus de 7200000 personnes. Cette évolution majeure, caractérisée par la tertiarisation de l’emploi, est à mettre en rapport avec les mutations du système productif mais aussi l’évolution du rôle de l’Etat. 20 La multiplication dans les entreprises des fonctions administratives et commerciales est à l’origine de nombreux métiers et services qui expliquent que les tours et les immeubles de bureau ont poussé comme des champignons. Les tâches de traitement de l’information et de la communication, en particulier, mobilisent des bataillons d’employés subalternes. Mais l’intervention croissante de l’Etat dans des fonctions économiques et sociales nouvelles explique également la montée des emplois tertiaires. L’Etat se charge de missions d’éducation, de santé publique, de développement économique, d’animation culturelle, de protection sociale, de secours et d’assistance aux personnes qui exigent des employés de plus en plus nombreux. La fonction publique a vu ses effectifs gonfler dans de telles proportions qu’aujourd’hui, en France, plus d’un salarié sur cinq travaille pour une administration centrale (Education, Police et Justice, Sécurité sociale, etc.) ou une collectivité territoriale (communes, départements et régions). Sur la longue période, les transformations de la stratification sociale dans les pays développés tendent donc à justifier le processus de « moyennisation sociale » prévu par TOCQUEVILLE et SIMMEL, et même les auteurs qui se réfèrent à la théorie marxiste des classes sociales intègrent cette évolution à leur analyse de la structure sociale. Il est traditionnel d’évaluer l’importance des classes en adoptant une division ternaire de la société (inférieure/dominée ou populaire, moyenne ou petitebourgeoise, supérieure/dominante ou bourgeoise) et en lui faisant correspondre la grille des PCS. Pour les auteurs d’inspiration marxiste, les classes moyennes salariées intégreraient l’ensemble des professions intermédiaires, les trois quarts des cadres supérieurs, dans la mesure où leur pouvoir de décision est souvent limité, mais seulement le quart des employés, qui demeurent des personnels d'exécution dont la vulnérabilité face au chômage, le niveau de revenu et de patrimoine les rapprochent des ouvriers. [Voir document 25 p.145 du manuel Bréal] 3. Vers l’uniformisation des modes de vie ? Les bouleversements du paysage social, caractérisés par le gonflement spectaculaire des couches moyennes et le déclin des ouvriers, ont également provoqué un nivellement des pratiques sociales dans les sociétés développées contemporaines, qu’on pourrait comparer à un processus de « moyennisation » des comportements de la vie quotidienne. Il y a peu, trois grands groupes se différenciaient nettement : les bourgeois par leur « train de vie » et leur savoir-vivre, les paysans par leur isolement et le poids des traditions, les ouvriers par la privation économique et la force de la communauté. Le formidable enrichissement des sociétés occidentales et l’évolution accélérée des mœurs ont fait éclater ces trois mondes clos. 21 Le cas des agriculteurs est exemplaire. Autrefois isolés du reste de la société et repliés sur leurs traditions, les paysans sont devenus de véritables entrepreneurs, intégrés à l’économie de marché et à la société de consommation de masse comme la majorité de la population française. Un ouvrage du sociologue Henri MENDRAS intitulé « La fin des paysans » (1970) soulignait la disparition, non pas du métier d'agriculteur mais d'un style de vie à part, fait d'autarcie économique relative, de rythmes de vie réglés par le temps et les saisons, d'un langage, de fêtes et de rites spécifiques, d'une forte tradition orale. Mode de vie caractérisé par un triple isolement : isolement familial, isolement économique (on produit soi-même de quoi satisfaire des besoins limités, on est peu dépendant des marchés), isolement social (il y a peu d'échanges avec le reste de la société). Ce mode de vie a été préservé plus longtemps en France, du fait de la résistance des ruraux au déracinement et au travail en usine tout au long du 19e siècle. La modernisation de l'activité agricole s'est effectuée à marches forcées après la Seconde Guerre mondiale avec la complicité des dirigeants syndicaux. Tracteurs et autres machines, engrais, sélection des semences, alimentation industrielle du bétail se sont rapidement imposés dans les campagnes françaises, entraînant un considérable bond en avant de la productivité et un exode rural massif. Pour survivre de sa seule activité agricole, il est aujourd'hui nécessaire de se spécialiser dans des productions rentables, de se tenir informé des évolutions des marchés, de lire la presse professionnelle, de rencontrer des techniciens, de savoir négocier avec son banquier, etc. Le paysan n'existe plus, il a été remplacé par l'agriculteur, un métier de chef d'entreprise comme un autre, avec ses avantages et ses risques. Du coup, cette catégorie de la population s'est progressivement fondue dans le reste de la population. Les agriculteurs habitent des maisons qui ressemblent à des pavillons de banlieue, les enfants adultes ne vivent plus chez leurs parents, ils regardent les mêmes programmes de télévision que les autres, font leurs courses dans les mêmes grandes surfaces, envoient leurs enfants dans les mêmes établissements scolaires et portent le jean le dimanche. Nombre de femmes d'agriculteurs, voire les maris eux-mêmes, sont amenés à exercer des métiers non agricoles pour compléter les revenus familiaux. Certaines familles choisissent même de résider en ville et non sur l'exploitation. Ce décloisonnement du monde paysan est une transformation majeure des dernières décennies. Elle a grandement participé au mouvement d'homogénéisation des manières de vivre dans les sociétés occidentales. D’une manière générale, la période de prospérité exceptionnelle d’aprèsguerre a profité à toutes les couches de la société. Mais en permettant à la grande masse de la population d’accéder aux biens de la société de consommation, cette période a aussi fortement contribué à rapprocher les modes de vie des différentes catégories sociales. On commence vers la fin des années 60 à parler d’embourgeoisement de la classe ouvrière, car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des équipements de base du foyer (à l’époque, la norme de consommation comprend le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr, l’automobile) et consommer les mêmes biens et services que les couches sociales plus aisées. 22 A la même époque, les tenues vestimentaires s’uniformisent (à l’exemple du jean (« bleu de travail » américain à l’origine) qui a conquis toutes les catégories sociales) et il devient plus difficile de distinguer le milieu social d’appartenance. On voit des familles ouvrières rouler en Mercedes et des bourgeois en 2 CV. Les supermarchés qui fleurissent dans tout l’hexagone n’ont pas prévu de file spéciale pour leurs clients fortunés et les cadres d’entreprise déjeunent au même « self-service » que les employés et les ouvriers. Des mets autrefois réservés à l’élite, comme le saumon fumé ou les huîtres, sont consommés par tous sans discrimination. Tout le monde se retrouve coincé dans les mêmes embouteillages au retour des week-ends. Les enfants d’ouvriers et d’employés accèdent au collège puis au lycée où ils fréquentent des camarades d’origine bourgeoise. Il n’y a presque plus d’activités de loisirs réservées aux classes populaires et bourgeoises : les employés jouent au tennis et font de l’équitation, les ouvriers vont au ski grâce au comité d’entreprise et les cadres s’enflamment pour le football ou ne dédaignent plus la pétanque. Mais la classe moyenne impose également ses valeurs et ses besoins au reste de la société : le mode de vie de la classe moyenne, d’abord marqué par le refus des origines populaires et l’imitation de la culture bourgeoise, se développe également de manière autonome et originale. D’après le sociologue américain contemporain Ronald INGLEHART (1971), la sécurité de l’existence est aujourd’hui mieux assurée dans les sociétés contemporaines, car l’élévation du niveau de vie moyen permet de satisfaire largement les besoins fondamentaux. On observe donc un changement profond de la culture et des mœurs : les membres jeunes et fortement diplômés des couches moyennes salariés répandent aujourd’hui un nouveau système de valeurs post-matérialistes qui donne la priorité à la démocratie sur l’autorité, au loisir sur le travail, mais aussi à la convivialité et à l’environnement. D’après le sociologue Henri MENDRAS, c’est le rite du barbecue venu d’outre-atlantique et diffusé dans les années 80 en France qui symbolise le mieux cette convergence des valeurs et des comportements sociaux. Autour du barbecue, en effet, à la faveur d’une belle soirée d’été, les inégalités sociales disparaissent : l’ingénieur attise le feu pendant que l’ouvrier surveille la cuisson de sa brochette, les hommes servent les grillades pendant que les femmes discutent « métier » ou « loisirs », les enfants du directeur jouent avec ceux de la concierge. Tout le monde abandonne son rôle social pour se retrouver autour du feu et du repas, dans le jardin ou un coin de nature, à partager un moment de loisir dans la bonne humeur. Cette convergence des modes de vie s’accompagnerait donc de l’émergence d’un système de valeurs commun que les sociologues appellent le libéralisme culturel : tolérance à l’égard de comportements autrefois jugés déviants (union libre par exemple), repli sur la sphère privée (individualisme), valorisation du bonheur individuel et familial (hédonisme), exigence d’un traitement égal des personnes (égalitarisme), revendication de la liberté de choix de son style de vie, etc. 23 Il faudrait par conséquent parler d’uniformisation en même temps que d’individualisation des modes de vie. Car si tout le monde est « moyen », en effet, plus personne ne l’est : c’est la logique de la moyennisation. Il faut donc rechercher des clivages ou des différences sociales ailleurs, du côté de la culture par exemple, et peut-être, de manière un peu simpliste, des pratiques de consommation. Les individus cherchent ainsi à se distinguer, à afficher leur identité à travers le choix de certains biens de consommation : la consommation est ostentatoire, c’est-à-dire montrée publiquement, pas seulement pour symboliser une appartenance sociale (la différence entre « Eux » et « Nous ») mais surtout pour affirmer une identité individuelle (« Toi, c’est Toi », mais « Moi, c’est Moi ») : c’est la notion de style de vie, développée par les professionnels du marketing, qui tient peut-être le mieux compte de cette individualisation des modes de vie. C’est le même phénomène que les professionnels de la publicité et du marketing déclinent avec les différentes versions d’un même produit : pour la même automobile par exemple, il faut un coupé pour les célibataires, une berline pour la clientèle traditionnelle, un break ou un monospace pour les familles. Les experts du marketing parviennent ainsi à identifier des styles de vie regroupant la population par-delà les catégories sociales : les « égocentrés », les « matérialistes » ou les « décalés » forment des clientèles aux goûts différents qui sont autant de cibles commerciales pour les entreprises (d’après la typologie de B.Cathelat). Ce rapprochement incontestable des conditions de vie est interprété par certains sociologues comme la fin des distinctions de classes. La société a tendance à devenir une immense classe moyenne disposant d’une aisance matérielle relative. Seules font exception les deux extrémités : les très riches et les très pauvres. Dans une société de ce type, les groupes sociaux, autrefois solidement constitués et aux façons de vivre nettement diversifiées, se sont progressivement dilués. Les frontières deviennent tellement floues qu’il est de plus en plus difficile de hiérarchiser ces groupes sur une échelle sociale unique. Le sociologue français Henri MENDRAS propose donc une représentation « cosmographique » de la société où les groupes sociaux s’ordonnent en constellations qui se recoupent en termes de diplôme et de revenu. Dans cette représentation, la place de choix a été réservée aux classes moyennes salariées qui reçoivent l’appellation de constellation centrale. Les autres constellations, dont font partie les classes populaires, gravitent autour d’elle, à l’exception des élites et des exclus [Voir schéma p.146 du manuel Bréal]. C. Le maintien des distinctions Quand on considère la diversité des modes de vie, les disparités de revenus et, au-delà, les risques d’exclusion d’une partie de la population, il faut reconnaître que les distinctions persistent malgré tout. On peut le constater à travers les 24 consommations individuelles qui restent un facteur discriminant des catégories sociales. 1. Vers un renouveau des classes sociales ? Jusqu’au début des années 70, les classes moyennes ont mieux tiré partie de la croissance économique que les autres catégories : elles symbolisent alors la société de consommation de masse. Leur rémunération progresse rapidement et elles accèdent à la propriété. Bien avant les classes populaires, elles ont investi l’école et bénéficié d’une mobilité sociale ascendante. A l’époque, ces classes semblent devoir regrouper l’essentiel de la population. Vers la fin des années 60, la classe ouvrière emboîte le pas des classes moyennes grâce à la progression du pouvoir d’achat. Avec un peu de retard, les ouvriers accèdent à la même norme de consommation que les cadres et acquièrent les mêmes biens durables (télévision, lave-linge, congélateur, etc.) dont les prix ont fortement baissé avec l’expansion des supermarchés dans le pays. En 1973, juste avant la crise, 6 mois de salaire d’un OS chez Citroën suffisent à acheter une GS (véhicule de milieu de gamme). A l’époque, certains intellectuels marxistes déplorent d’ailleurs l’embourgeoisement de la classe ouvrière qui la détourne de la lutte de classes. Mais la dynamique de la moyennisation paraît s’être fortement ralentie dans la société française à partir du milieu des années 80. Les classes moyennes salariées ne sont plus les principales bénéficiaires d’un système économique qui privilégie aujourd’hui les possédants : propriétaires et rentiers (notamment grâce à la faible inflation, à la hausse de la Bourse et du prix de l’immobilier qui ont favorisé les revenus du capital). Au début des années 80, les politiques d’austérité adoptées par tous les gouvernements des PCD pour éliminer l’inflation et la politique de dérégulation du marché du travail qui vise à abaisser les coûts salariaux (création des emplois atypiques) vont changer la donne sociale. Désormais, la progression du pouvoir d’achat des salaires se ralentit fortement, tandis que les profits des entreprises se redressent. Les actionnaires retrouvent de l’influence sur les managers (capitalisme actionnarial) et exigent des taux de rentabilité élevés. La désinflation accroît le différentiel entre le taux d’intérêt nominal et le taux d’intérêt réel : les emprunteurs sont parfois étranglés alors que les épargnants se frottent les mains. Ce sont les détenteurs de patrimoine qui tirent les marrons du feu durant cette période [voir chapitres précédents]. Or, la ligne de clivage entre les détenteurs du patrimoine et la majorité des ménages sépare précisément ces classes moyennes : d’un côté, les cadres supérieurs dont le patrimoine les rapprochent des professions libérales, de l’autre, les professions intermédiaires et les employés qui ont un faible patrimoine. L’évolution actuelle conduit ainsi à une perte d’homogénéité des classes moyennes, voire à leur éclatement. C’est pourquoi certains sociologues, comme 25 le français Louis CHAUVEL, en parlant de dualisme social et de retour des classes sociales, tendent même à réhabiliter la thèse marxiste de la bipolarisation. 2. Des pratiques de consommation inégalitaires Durant les Trente Glorieuses, la consommation des différentes catégories sociales a eu tendance à s’uniformiser de telle sorte qu’une norme unique de consommation est apparue. Mais cette tendance à l’homogénéisation des modes de vie, qui passait d’abord par la réduction des inégalités de consommation, s’est amoindrie depuis les années 80. La consommation est encore loin d’être homogène et des différences importantes de consommation subsistent. On peut mesurer ces différences grâce aux coefficients budgétaires, qui représentent la part (en %) du budget total de consommation que les ménages de chaque catégorie consacrent à telle ou telle dépense. On peut constater aisément que le niveau de ressources entraîne non seulement des différences dans le montant du budget total consacré à la consommation, mais également dans la structure des dépenses. Par exemple, le coefficient budgétaire de l’alimentation est nettement supérieur chez les ouvriers que chez les cadres : alors que les cadres n’utilisent que 14,2% de leur budget total à l’achat de produits alimentaires, les ouvriers y consacrent 20,2% (ce qui ne signifie évidemment pas que les cadres dépensent moins pour l’alimentation que les ouvriers…). Mais le principal écart s’observe au niveau de la consommation des services qui reste discriminante. Dans la mesure où les prix des services, dont les gains de productivité sont beaucoup plus faibles, restent relativement élevés, il est logique de relever des inégalités importantes. Par exemple, en dessous du seuil représenté par le niveau de revenu moyen par ménage (soit 2300€ en 2002), le taux de départ en vacances des français (mesurant la consommation de séjours de vacances) est inversement proportionnel au revenu du ménage. Et si l’on compare le taux de départ des cadres et des ouvriers (enquête INSEE de 1999), soit 87% pour les premiers et 48% pour les seconds, on peut constater que la probabilité de départ en vacances des cadres est 1,8 fois plus élevée que celle des ouvriers. Seuls 9% des enfants vivant dans une famille dont les revenus sont supérieurs à 20000F par mois (3050€) ne sont pas partis en vacances en 1999, contre 47% de ceux qui vivent dans une famille aux revenus inférieur à 6000F par mois (915€). La cause première de cette inégalité face au départ en vacances est donc économique. Toutefois les inégalités de consommation ne sont pas seulement économiques, elles sont aussi culturelles. Le sociologue Pierre BOURDIEU a particulièrement souligné ces écarts entre les pratiques de consommation des différentes catégories sociales. Dans un 26 ouvrage intitulé La distinction (1979), il montre comment les goûts (et les dégoûts) sont déterminés par l’origine sociale des individus. Ceux-ci héritent du système de préférences et de classement social en vigueur dans leur milieu de socialisation : BOURDIEU appelle ce système l’habitus. En fonction de leur habitus, les individus privilégient certaines pratiques de consommation qu’on peut qualifier de populaires, moyennes ou bourgeoises [Voir schéma cours]. Mais les habitus ne sont pas indéfiniment figés, ils obéissent plutôt à un processus dialectique d’imitation – distinction : les ouvriers imitent les professions intermédiaires, qui cherchent à s’en distinguer en imitant les cadres, qui doivent se distinguer par l’innovation permanente de leur mode de consommation. Dans une analyse des modes de consommation américains des années 50, l’économiste DUESENBERRY a d’ailleurs donné son nom à l’ « effet de démonstration » : chaque catégorie sociale cherche à acquérir les biens distinctifs de la catégorie immédiatement supérieure, car c’est la possession des biens qui, dans la société de consommation moderne, permet de faire la démonstration de son statut social (selon l’expression « to keep up with the Jones » : rivaliser avec nos voisins, les Jones, en achetant une aussi belle voiture, etc.). Cependant, le libéralisme culturel de notre société infléchit quelque peu cet effet de distinction. De plus en plus, ce sont des individus qui cherchent à se distinguer, non des membres d’une catégorie sociale. Ce processus s’observe dans la diversification de plus en plus marquée des modèles de consommation : il n’y a plus de norme de consommation unique, mais autant de modèles que de styles de vie. Mais les recherches de BOURDIEU révèlent pourtant que même les choix des styles de vie, apparemment libres et individuels, sont sociologiquement déterminés… Bien entendu, les inégalités les plus importantes s’observent entre les catégories les plus favorisées et les plus modestes. Avec le ralentissement de la croissance, qui s’accompagne de la montée du chômage et du développement des emplois précaires, de nombreuses personnes sont touchées par la pauvreté (le seuil de pauvreté étant fixé au demi revenu médian : 75% touchent plus, 25% touchent moins) et sont exclues de la norme de consommation. En France, en 2000, 6,5% des ménages sont pauvres contre 15,7% en 1970 et 7,1% en 1984 (pour 2000, revenu inférieur à 3500F par mois et par unité de consommation (échelle d’Oxford utilisée par l’INSEE): le chef de famille compte pour une unité, le conjoint pour 0,5, chaque enfant pour 0,3 (soit 2,1 pour un ménage de deux adultes et deux enfants et 2,1 x 3500 = 7350F par mois)). Après avoir fortement diminuée, la proportion de ménages pauvres s’est stabilisée depuis le milieu des années 80. Mais la pauvreté est surtout devenue plus visible (thème de la « nouvelle pauvreté » dans les médias), car elle touche surtout des chômeurs et des travailleurs pauvres (emploi précaire à temps partiel) urbains aujourd’hui, alors qu’elle concernait d’abord des retraités ruraux il y a 30 ans (en raison d’un nombre d’années de cotisation insuffisant au régime de retraite de la Sécurité sociale). 27 Il faut souligner que la concentration urbaine de la pauvreté, liée à l’anonymat et l’isolement des grandes villes, est sans doute la raison de l’émotion publique (entretenue par les médias et les associations caritatives) suscitée par le phénomène : à la campagne, les pauvres ne vivaient pas sous le regard des masses et, connus de tous, pouvaient compter sur l’aide de chaque membre de la communauté villageoise. Les ménages modestes ne dépensent pas seulement moins mais autrement, ce qui contredit l'idée d'uniformisation des modes de vie. La part des dépenses nécessaires et incompressibles est plus importante, en particulier l'alimentation et la santé, ce qui laisse peu d'argent pour les postes comme les loisirs, sorties, vacances ou culture, à l'inverse des cadres. Tout se passe comme si l'effort principal se concentrait sur le maintien en bon fonctionnement du corps, seul capital à préserver, car c’est lui qui permet de gagner sa vie dans les métiers manuels peu qualifiés (les études de BOURDIEU dans La distinction et celle de SANSOT sur Les gens de peu ont développé ce sujet). Les loisirs domestiques sont privilégiés aux dépens des sorties. Pourtant, nombre des nouveaux biens d'équipement du foyer restent souvent inaccessibles (micro-ondes, chaînes hi-fi de qualité, micro-ordinateurs, etc.). Pour les «gens de peu» (titre de la monographie de Pierre SANSOT), la principale inégalité réside sans doute dans l'impossibilité de faire des choix en matière de consommation. Economiser un peu sur un poste impose de lourds sacrifices car il n'existe pratiquement pas de marge de manœuvre dans la gestion du budget. Dans les milieux défavorisés, on est condamné à vivre au jour le jour et l'absence de réserve (le patrimoine est très faible) rend particulièrement vulnérable aux aléas de l'existence (maladie grave, accident, décès du chef de famille), que le système de protection sociale ne couvre pas toujours. En résumé, les plus grandes disparités de consommation ne résultent plus des différences entre les catégories socioprofessionnelles, mais des différences entre les formes d’emploi : d’un côté, ceux qui disposent d’un emploi et d’un revenu assuré peuvent afficher un style de vie, de l’autre, ceux qui subissent le chômage ou affrontent des situations de précarité sont exclus de la norme de consommation. La montée de ce dualisme social fait donc peser le risque d’un retour des barrières de classes et relance le débat sur le contour des classes moyennes [voir entre autres la contribution de Louis CHAUVEL sur le site de l’Observatoire d es inégalités : http://www.inegalites.fr/article.php3?id_article=378 ] CONCLUSION : [voir schéma récapitulatif du manuel p.151] 28