chapitre 5 : la dynamique de la stratification sociale

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CHAPITRE 5
LA DYNAMIQUE DE LA STRATIFICATION SOCIALE
INTRODUCTION :
Les notions de différence et d’inégalité doivent être distinguées même si
elles apparaissent liées. Les inégalités sont souvent économiques et financières,
mais elles existent dans l’ensemble des domaines sociaux. Toutes ces formes
d’inégalités ont tendance à se cumuler. Comment ces inégalités évoluentelles sur le long terme dans les sociétés démocratiques dont l’objectif est
l’égalité ? (I)
La structure sociale désigne l’organisation de la société en groupes
sociaux relativement stables et elle peut être étudiée à l’aide des
catégories socioprofessionnelles. Evolue-t-elle dans le sens d’un regroupement
de la majorité de la population dans une vaste classe centrale ou, au contraire,
l’opposition entre des classes distinctes se maintient-elle ? (II)
I.
La dynamique des inégalités
Les différences ne débouchent pas obligatoirement sur des inégalités,
mais celles-ci se traduisent par un accès plus ou moins aisé à des
ressources rares très diverses. Si les inégalités sont donc
multidimensionnelles, elles sont aussi évolutives.
A. Différences et inégalités
Les sociétés sont stratifiées selon de nombreux critères qui deviennent des
inégalités lorsqu’ils sont traduits en termes d’avantages et de désavantages. On
peut citer les inégalités de prestige ou certaines inégalités entre hommes et
femmes.
1. Des différences aux inégalités
Toutes les sociétés établissent des différences sociales entre leurs
membres à partir de critères de différenciation nombreux :
 des critères démographiques : les hommes et les femmes (genre), les
jeunes et les vieux (âge) ;
 des critères économiques : les riches et les pauvres (revenu ou
patrimoine) ;
 des critères symboliques : les élites et les marginaux (niveau d’éducation,
niveau de prestige social) ;
 des critères politiques : les dominants et les dominés (pouvoir).
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D’autres critères peuvent être évoqués selon les sociétés et les époques : physiques
(beauté ou force du corps), mentaux (degré ou type d’intelligence), ethniques
(communauté de sang), religieux (croyances), etc.
Cependant, une différence ne doit pas être confondue avec une inégalité.
Une différence quelconque entre deux individus ou deux groupes
d'individus ne devient une inégalité qu'à partir du moment où elle est
valorisée, c’est-à-dire traduite en termes d'avantages ou de désavantages par
rapport à une échelle de valeurs.
Dans une société dont l’échelle de valeurs serait fondée sur des critères physiques
(qui correspondent en fait à des critères raciaux, la race n’étant pas un concept
biologique mais politique), les bruns et les blonds (ou les grands et les petits, les
yeux bleus et les yeux marrons), par exemple, pourraient être distingués selon
leur capacité à exercer le pouvoir : « les blonds sont nés pour commander, les
bruns pour exécuter leurs ordres ».
C’est le même type de critères physiques (la force et les caractères sexuels) que les
sociétés patriarcales (= dominées par les hommes), auxquelles les sociétés
occidentales appartiennent, ont utilisé depuis la nuit des temps pour justifier
l’exercice du pouvoir par les hommes et cantonner les femmes à des positions
subalternes.
C’est donc l’application d’une (de plusieurs) échelle(s) de valeurs au
monde social qui va conduire à polariser l’espace des positions sociales et
créer ainsi une (plusieurs) hiérarchie(s) sociale(s). Par exemple :
le fort, le masculin, le bon, le beau, le juste, le riche, le savant, le croyant
(etc.), au sommet (la « cime ») de la société ;
le faible, le féminin, le méchant, le laid, l’injuste, le pauvre, l’ignorant, le
mécréant (etc.), au bas (« l’abîme ») de la société.
2. La hiérarchie des rôles sociaux
Il est habituel en sociologie de distinguer la stratification sociale et le
système culturel. [Rappels du cours de Première]
Par analogie avec la notion de strate en géologie qui désigne une couche de
terrain, la stratification sociale est l’ensemble des groupes d’individus
occupant des positions sociales différentes sur une échelle verticale, dont
la nature peut être religieuse, politique, économique ou culturelle : c’est en
quelque sorte « l’anatomie » (la constitution) du corps social.
En faisant référence aux travaux d’Emile DURKHEIM (1858-1917), père
fondateur de la sociologie française, on peut affirmer que le système culturel est
l’ensemble des manières d’être et d’agir partagées par les membres d’une
société. Les principales composantes du système culturel sont donc les valeurs,
les normes, le langage et les pratiques en général. Ces éléments forment un
système car ils sont interdépendants : les valeurs sont des idéaux (buts)
2
concrétisés par des normes (à la fois règles et moyens pour réaliser les idéaux),
qui orientent et harmonisent les pratiques individuelles (qui, du même
coup, deviennent sociales, c’est-à-dire communes à la plupart des individus) et
sont exprimées à travers le langage (lui-même norme de comportement
linguistique). Pour prolonger l’analogie médicale, comme la culture correspond au
fonctionnement de la société, c’est en quelque sorte « la physiologie » (les
processus) du corps social.
Mais la stratification sociale et le système culturel sont nécessairement
en relation étroite l’une avec l’autre. C’est la notion de rôle social (=
fonction sociale de l’individu) qui permet d’établir cette relation. En effet,
de la même manière que les organes qui constituent le corps permettent de le
faire vivre en exerçant leur fonction, les individus affectés à chaque position
sociale vont permettre le fonctionnement de la société en jouant leur rôle. On
définit ainsi chaque rôle comme l’ensemble des manières d’être et d’agir
correspondant à une position ou une strate (ensemble des positions de
même niveau) sociale.
Le rôle social a donc une fonction de régulation indispensable dans le
corps social.
De même qu’on attend du cœur qu’il fasse circuler le sang et de l’estomac qu’il
digère les aliments (et non l’inverse), on attend du professeur qu’il enseigne, du
médecin qu’il soigne, du boulanger qu’il cuise le pain, du menuisier qu’il fabrique
des meubles, du musicien qu’il enchante nos oreilles, etc. Le rôle donne une
utilité sociale (= une fonction) à l’individu qui le joue et ce rôle justifie son
statut (sa position), c'est-à-dire son existence dans la société.
Mais le rôle fait plus encore. Il simplifie également les relations sociales en
rendant prévisibles les comportements de chacun. On s’attend à ce que
l’employé de la poste s’occupe de notre courrier et non à ce qu’il nous dise l’avenir :
on lui tend donc les lettres et non les lignes de la main. On s’attend à ce que le
policier verbalise les contrevenants au code de la route et non qu’il les félicite : on
ralentit donc au carrefour au lieu d’accélérer…
Cependant, dans chaque société, compte tenu du système culturel en
vigueur, il y a des rôles plus valorisés que d’autres : le ministre et l’ouvrier
n’ont pas le même prestige, ni d’ailleurs le même pouvoir ou le même revenu.
La hiérarchie sociale repose donc sur la différenciation verticale des
rôles sociaux : au sommet de la société, les rôles dirigeants ; en bas, les
rôles subalternes. Cette hiérarchisation se matérialise par les différences
d’accès aux ressources socialement valorisées, telles que la richesse, le prestige
ou le pouvoir.
Comme ces ressources sont multiples, il est cependant possible de repérer
plusieurs hiérarchies sociales dans les sociétés modernes. Le grand
sociologue allemand Max WEBER (1864-1920) distingue en effet trois types de
hiérarchie sociale :

les classes qui reposent sur des inégalités de revenu ;
3


les groupes de statut qui se différencient par leur niveau de prestige ;
les partis qui ont des chances inégales d’accéder au pouvoir.
Pour WEBER, il y a donc trois ordres de classement différents :
l’économique, le social et le politique. Contrairement à MARX, les classes
économiques ne constituent qu’un aspect de la stratification sociale.
Il en résulte une grande complexité de l’organisation de la société : deux
personnes peuvent appartenir à la même classe économique et à des groupes de
statut différents (Exemple : gros agriculteur et professeur d’université, jeune
médecin et ouvrier qualifié). La population est donc partagée en groupes sociaux
multiformes par des clivages multiples (âge, sexe, qualification, revenu, etc.)
Cependant, il est toujours possible d’identifier des élites, c’est-à-dire les
groupes d’individus qui monopolisent les positions sociales supérieures.
Par exemple, les PDG des grandes firmes occupent le sommet de la hiérarchie
économique, les ministres sont au sommet de la hiérarchie politique et les
vedettes du sport, de la chanson, du cinéma, de la mode et de la télévision ont
aujourd’hui un prestige social élevé.
Lorsque certains groupes parviennent durablement à occuper les
positions supérieures sur chaque échelle, voire à les transmettre à leurs
descendants, il faut alors parler d’une élite sociale au singulier.
Dans la France contemporaine, on peut se demander si la grande
bourgeoisie ne forme pas cette élite unique :
 Les membres de ce milieu social occupent des postes de direction dans les
grandes entreprises industrielles et financières, ou des postes de
responsabilité dans la haute fonction publique (pouvoir).
 Titulaires de revenus élevés, ils profitent surtout d’un patrimoine mobilier et
immobilier très supérieur à la moyenne qui leur procure l’aisance matérielle
(richesse).
 Ils se distinguent par un mode de vie marqué par le respect de valeurs
traditionnelles (la famille, le travail, la religion), le goût des « belles choses »
(qui sont aussi les plus coûteuses) et du luxe discret, la définition des règles
du savoir-vivre qui leur confère « l’honorabilité » (prestige).
 Enfin, la connaissance des bonnes filières scolaires leur permet d’assurer à
leurs enfants les mêmes avantages sociaux et de reproduire ainsi leur groupe
social.
3. Différence et inégalité : l’exemple des femmes
Hommes et femmes sont distincts par nature : leur apparence et leurs
capacités physiques ne sont pas les mêmes (comme le montre les performances
des athlètes), le fonctionnement biologique de leur corps est différent (notamment
au niveau de la reproduction). Cette différence naturelle rend les hommes et
les femmes complémentaires et ne constitue pas en elle-même une
inégalité. L’inégalité n’apparaît en effet que si cette différence est à l’origine de
privilèges sociaux (avantages réservés) pour l’un des deux sexes.
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Il faut cependant reconnaître que dans la plupart des sociétés, primitives
ou traditionnelles, la différence hommes – femmes est devenue une cause
d’inégalités sociales. Les inégalités les plus fréquentes sont liées à l’exercice du
pouvoir (les sociétés matriarcales sont des exceptions historiques) ainsi qu’à
l’obtention de positions sociales prestigieuses (les prêtres et les scribes, les
architectes et les artistes sont le plus souvent des hommes car l’accès au savoir
leur est réservé).
Même dans les sociétés modernes fondées sur l’affirmation de l’égalité des
droits entre les citoyens, la répartition des tâches entre les hommes et les
femmes reste profondément marquée par cette inégalité traditionnelle.
Par exemple, en l’an 2000 en France, dans les couples avec enfants dont les
conjoints travaillent à temps complet, le temps passé par les femmes aux tâches
domestiques et parentales est près de 1,9 fois supérieur à celui des hommes
(Enquête Insee).
Pour s’occuper davantage de leur foyer et de leurs enfants, les femmes doivent
ainsi rogner sur leur temps physiologique (sommeil et repas), professionnel
(strict respect des horaires de travail) et personnel (loisirs).
Ces inégalités ont conduit les mouvements féministes à revendiquer
logiquement pour les deux sexes des rôles identiques, notamment au niveau
professionnel.
Mais l’égalitarisme (idéologie fondée sur un principe d’égalité absolue) peut
conduire dans ce domaine, selon la sociologue Irène THERY, à renier la
différence naturelle entre les hommes et les femmes. Il serait préférable de
« réinventer la mixité », c’est-à-dire une société dans laquelle cette différence
serait reconnue et l’égalité respectée. Le statut de la femme ne serait plus alors
dévalorisé, bien qu’il corresponde à des rôles sociaux différents.
B. Le cumul des inégalités
La dimension économique semble être au cœur des inégalités, dont certaines sont
nouvelles. Au total les inégalités se renforcent les unes les autres, pouvant
conduire dans le pire des cas à l’exclusion.
1. La mesure des inégalités
On dispose de certains outils méthodologiques pour mesurer les inégalités [Lire
la Fiche – méthode n°9 p.453 du manuel Bréal].
Par exemple, on peut découper l'ensemble des ménages en dix groupes, ou
déciles, allant des 10 % les plus pauvres jusqu'aux 10 % les plus riches et
relier ensuite ces groupes à la part des revenus qu'ils reçoivent (déciles de
revenus) ou à la part des richesses qu'ils détiennent (déciles de patrimoine).
Par exemple, les 10% des ménages les plus pauvres reçoivent 5% de l'ensemble
des revenus et les 20% des ménages les plus pauvres (ce groupe contient donc
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les 10% les plus pauvres) reçoivent 11% de l'ensemble des revenus, etc. ; ou
encore, dans l’ordre décroissant, 10% des ménages les plus riches reçoivent 30%
des revenus, etc.
On mesure ainsi ce qu'on appelle la concentration des revenus (l'opération est
identique pour les patrimoines).
Une forte concentration des revenus sur certains ménages (les plus riches en
l’occurrence) s'oppose donc à une répartition égalitaire des revenus (ou des
richesses) dans laquelle il y aurait correspondance entre l’importance relative de
chaque groupe et ses revenus : 10% des individus touchant 10% des revenus,
20% des individus disposant de 20% des revenus,... et 90% de 90%.
Il est possible de représenter graphiquement cette répartition au moyen
de la courbe du statisticien LORENZ.
C'est un graphique rectangulaire avec, en abscisse, le pourcentage cumulé des
effectifs d’individus et, en ordonnée, le pourcentage cumulé des revenus (ou des
patrimoines) correspondant.
À l'origine, 0% des ménages reçoivent 0% des revenus. A l’extrémité de la
diagonale, 100% des ménages reçoivent la totalité des revenus distribués. Une
répartition des revenus parfaitement égalitaire correspond à la
diagonale du rectangle.
La courbe de Lorenz mesure donc la concentration des revenus (ou du
patrimoine). Plus la concentration est forte, plus la courbe s'éloigne de la
diagonale.
Ainsi, en 1998 en France, d’après le graphique (point A), 90% des ménages
disposent de 78% des revenus alors que les 10% les plus riches se
partagent 22% des revenus, (voir manuel Bréal p.136).
Les inégalités de patrimoine sont encore plus fortes : si 90% des français
possèdent 59% de la richesse nationale, cela signifie que 10% en
possèdent 41% !
La courbe de Lorenz permet également de donner une mesure précise de la
concentration grâce au calcul du coefficient de Gini (ce coefficient varie de 0 à 1).
Coefficient de Gini = Surface entre la courbe et la diagonale / Surface du
triangle OBA
2. Le processus cumulatif des inégalités
Autour des inégalités de type monétaire (revenus et patrimoine) gravite toute
une série d'autres inégalités qui leur sont étroitement corrélées. On est en
présence d'un véritable système d'inégalités qui sont interdépendantes et
se renforcent mutuellement, pouvant conduire à l’exclusion pour ceux qui
en sont victimes.
(a) Les inégalités face à l’emploi
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La première des inégalités, la plus décisive, est sans doute aujourd’hui l'inégalité
face à l'emploi. C'est elle qui détermine la part de la richesse nationale à laquelle
on peut prétendre chaque année et, par conséquent, les possibilités
d'accumulation patrimoniale.
Les chances d'obtenir un emploi et de le conserver ou d'en retrouver un
autre rapidement sont en effet très inégalement distribuées dans la
population.
On sait que le risque de connaître le chômage est d'autant plus élevé que
la position dans la division sociale du travail est basse. Alors que le taux
de chômage des cadres n'était que de 3,8% en 2002, celui des ouvriers atteignait
11,4%, soit trois fois plus pour les salariés subalternes et faiblement diplômés. De
même, le chômage de longue durée ne frappe pas au hasard : ce sont les ouvriers
non qualifiés qui en sont les principales victimes.
Avoir un emploi est une chose, mais avoir un emploi stable en est une autre. Or,
la précarité est surtout présente au bas de la hiérarchie professionnelle :
quatre ouvriers sur cinq en moyenne sont recrutés par les entreprises sur un
contrat à durée déterminée (CDD), contre seulement un cadre sur cinq.
Il faut ajouter que les ouvriers et les employés sont les principaux «
bénéficiaires» des emplois aidés (subventionnés) par l’Etat : contrat de
qualification, contrat d’insertion, contrat emploi - solidarité (CES), etc.
Généralement mal payés, souvent à temps partiel, ces emplois temporaires
débouchent fréquemment sur une nouvelle période de chômage.
(b) Les inégalités de revenus
Il ne suffit pas d'avoir un travail pour être à l'abri du besoin et échapper
à la pauvreté. 13,6% des salariés d'entreprises (non agricoles) étaient
« smicards » en 2000, soit un total de 2,6 millions de personnes, ou encore plus
d’un salarié sur huit ne disposant pour lui et sa famille que du strict minimum (le
niveau du SMIC étant de 1126€ environ à cette date).
Par ailleurs, les inégalités de revenus reflètent la hiérarchie
socioprofessionnelle. Par exemple, en France en 2000, les cadres touchaient un
salaire net annuel moyen 2,6 fois plus élevé que celui des ouvriers ou des
employés.
(c) Les inégalités de patrimoine
Niveau de revenu et montant du patrimoine sont étroitement liés.
Seuls les ménages disposant de revenus confortables peuvent épargner
suffisamment pour se constituer un patrimoine de rapport, mobilier ou
immobilier, qui (comme son nom l'indique) rapporte des revenus supplémentaires
venant grossir le patrimoine, et ainsi de suite. Il ne faut pas s’étonner alors de
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constater que les inégalités de patrimoine sont donc plus fortes que les
inégalités de revenus.
Ainsi, les 10 % les plus riches des Français disposent à eux seuls de 40 %
de la richesse nationale, alors que les 10 % les moins bien dotés n’en possèdent
que 1% environ.
Ces derniers n'ont souvent qu'un livret de caisse d'épargne pour seul
patrimoine. Par contre, plus le montant de la fortune s'élève, plus les actifs sont
diversifiés.
La détention de valeurs mobilières (actions, obligations) est particulièrement
discriminante : près de 50 % des membres des professions libérales en
possèdent, contre 5 % des ouvriers non qualifiés. Les écarts sont du même ordre
en ce qui concerne la propriété d'une résidence secondaire.
(d) Les inégalités face aux soins
Il existe de fait en France des difficultés d'accès aux soins pour certaines
catégories, notamment les plus défavorisées : la consommation médicale est très
dépendante du niveau de revenu. Une fraction non négligeable de la
population, où l’on compte les plus vulnérables, doit se priver de soins
malgré la création récente de la couverture maladie universelle (CMU).
Même si le recours aux médecins, y compris aux spécialistes, s'est généralisé et
si les habitudes de prévention ont progressé dans tous les milieux, les classes
supérieures se réservent les meilleurs praticiens (car ils pratiquent les
honoraires libres) et les meilleures cliniques (car les soins y sont plus coûteux et
ces établissements se situent dans les beaux quartiers).
Ces inégalités face à la santé se reflètent dans les écarts d'espérance de
vie qui restent très importants entre les catégories sociales. Le nombre
d'années que peut espérer vivre un ouvrier arrivé à l'âge de 35 ans est
aujourd’hui de 38 ans, soit une durée de vie probable de 73 ans, alors qu'à l'autre
extrémité, un cadre peut encore espérer 45 ans de vie probable, soit une durée de
vie moyenne supérieure de 8 ans (écart en voie de diminution cependant).
Les comportements face aux risques expliquent largement les écarts
d’espérance de vie. Toutes les enquêtes montrent que les ouvriers consomment
plus de tabac et d’alcool que les autres PCS et qu’ils accordent moins d’intérêt
aux conseils de diététique par exemple, ou encore qu’ils sont plus souvent
victimes d’accidents corporels (dans le secteur du BTP en particulier, où les
consignes de sécurité ne sont pas souvent respectées). Ces comportements
s’expliquent d’abord par le maintien de certaines normes traditionnelles mais
aussi par les différences d’instruction.
L'inégalité devant la mort (mesurée par l’espérance de vie à un âge donné
en fonction de la PCS), qui ne se réduit pas, est sans doute la plus
significative, car elle résume toutes les autres. Elle renvoie en premier lieu aux
conditions de travail qui dépendent beaucoup de la place occupée dans la division
sociale du travail, laquelle détermine le contenu des tâches, le degré de
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contraintes subies ou le cadre de travail : les travaux les moins rémunérés
sont aussi les plus pénibles et les plus dangereux.
Un ouvrier âgé de 35 ans en 1999 peut espérer vivre encore 39 années en
moyenne (donc mourir à 74 ans) contre 46 ans en moyenne pour un cadre
supérieur (décès à 81 ans).
D’autres études révèlent une influence des sous -cultures de catégories à travers
la plus grande fréquence des conduites addictives (consommation d’alcool, de
tabac, prises de risques au travail, etc.) dans les milieux populaires.
Enfin, le métier exercé détermine largement les conditions de logement et
le lieu d'habitat qui ont, eux-mêmes, des retombées sur la santé (logements
insalubres) ou sur la recherche d'emploi (quartiers défavorisés).
(e) Les inégalités culturelles
Dans les sociétés modernes qui se donnent pour principe l’égalité d’accès à toutes
les positions sociales (voir chapitre suivant) et qui fondent en grande partie
l’exercice d’une profession sur la détention socialement reconnue d’un savoir (= le
diplôme), les possibilités d’ascension sociale restent limitées par les
différences de réussite scolaire entre catégories sociales.
Ainsi en France, pour la génération née entre 1950 et 1955, 51,4% des fils de
cadres sont devenus cadres contre seulement 7,4% des fils d’ouvriers qui, pour
plus de la moitié d’entre eux, sont devenus à leur tour ouvriers. On constate
donc que l’accès aux catégories sociales supérieures est largement
déterminé par l’origine sociale.
Ce phénomène s’explique en grande partie par les inégalités dans les
trajectoires scolaires, malgré une certaine démocratisation de
l’enseignement secondaire et supérieur : les enfants de cadres, par exemple,
représentent 53,1% des étudiants des classes préparatoires aux grandes écoles
(alors que les cadres ne représentent que 14% de la population active), et les
enfants d’ouvriers seulement 5,8% (26,6% de la population active).
Réciproquement, 25,5% des étudiants des sections de techniciens supérieurs sont
d’origine ouvrière, contre 14,7% d’origine cadre en 2000 en France.
Ces inégalités se retrouvent dans l’accès aux NTIC qui conditionne
pourtant de plus en plus l’obtention d’un emploi.
En 1998 en France, 79% des titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur
utilisent l’outil informatique contre 19% de ceux qui ne possèdent aucun
diplôme. De même, 44% des ménages de cadres sont équipés en informatique
contre 11% des ménages d’employés et 8% des ménages ouvriers.
C’est pourquoi on a pu parler de « fracture numérique » pour souligner le
risque d’un creusement des inégalités socioculturelles par l’informatique et les
autres TIC.
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Conclusion :
Comme ces inégalités s’enchaînent les unes les autres, elles se concentrent sur
certaines populations défavorisées dont les membres risquent parfois l’exclusion
[Voir schéma p.139 du manuel Bréal].
3. De l’inégalité à l’exclusion
Dans les sociétés modernes, on appelle exclusion le processus économique,
social et culturel de marginalisation (mise à l’écart de la majorité) d’une
partie de la population, provoqué par la rupture des différents liens
sociaux. Or, dans les sociétés contemporaines, c’est le travail qui assure en
grande partie l’intégration sociale. Par conséquent, l’absence de travail détermine
aussi un risque majeur d’exclusion sociale.
La crise contemporaine du lien social est donc étroitement liée aux
métamorphoses de la société salariale. En reprenant la perspective de
DURKHEIM sur la fonction intégratrice du travail, le sociologue français
Robert CASTEL a développé une analyse historique de la crise de la
société salariale (voir chapitre précédent).
Déjà vers la fin du 19ème siècle, les troubles sociaux (grèves, violence, alcoolisme,
prostitution) engendrés par le paupérisme des classes populaires avaient alarmé
la bourgeoisie. Cette crainte sociale, résumée par la formule « classe laborieuse,
classe dangereuse », va déterminer les pouvoirs publics à prendre des mesures
pour améliorer la condition ouvrière (« Lois ouvrières » de la Troisième
République) et convaincre le patronat d’accepter une nouvelle réglementation du
travail. Un pas décisif est franchi au lendemain de la 2nde guerre mondiale avec
l’instauration d’une protection sociale obligatoire pour l’ensemble des salariés :
désormais, le salariat n’est plus synonyme de précarité et, grâce à la solidarité
instituée par la protection sociale, le salarié bénéficie d’une sécurité de
l’existence (condition salariale) aussi grande que celle du détenteur de
patrimoine.
Mais CASTEL souligne aussi la dégradation de la condition salariale
intervenue depuis une vingtaine d’années (montée du chômage,
développement des formes d’emploi atypiques, croissance ralentie du pouvoir
d’achat, réduction de la protection sociale). C’est la remise en cause des ces
garanties salariales, dans le contexte plus général du déclin des
solidarités de proximité (famille, voisins, amis), qui est à l’origine du
développement de l’exclusion contemporaine.
L’intégration sociale repose en effet sur deux piliers [Voir schéma cidessous] :
le travail salarié, qui procure un revenu et un statut social, et
le réseau personnel de sociabilité (famille, amis, voisins, mais aussi
collègues), qui insère l’individu dans un tissu relationnel et lui procure des
ressources de solidarité en cas de difficultés :
10
Intégration
Réseau
social
Travail
Zone de rupture
-------------------------------------------------------------------------------------------Perte des
liens
Chômage
Exclusion
La rupture de ces liens met alors en péril l’intégration des individus à la société,
surtout lorsque ces risques surviennent ensemble (le chômage qui provoque le
divorce par exemple). Le chômage et l’isolement social conduisent ainsi,
selon CASTEL, à la désaffiliation sociale, synonyme d’exclusion.
C. L’évolution des inégalités
Sur une longue période, les inégalités diminuent, mais depuis les années 80, cette
tendance semble s’inverser. La mondialisation est parfois accusée d’engendrer de
nouvelles inégalités.
1. Recul ou retour des inégalités ?
Au cours du 20e siècle, dans les PCD, la tendance de long terme (trend) des
inégalités de revenus est à la baisse. Plus précisément, après avoir connu une
réduction sensible entre 1910 et 1940, les inégalités salariales (revenus du
travail) ont progressé de nouveau durant l’après-guerre mais, depuis la
fin des années 60, elles sont revenues à leur niveau d’avant-guerre [Voir
statistiques des D13 et 14 du manuel Bréal p.141].
Si l’on considère le rapport interdécile des salaires (après impôt), c’est-à-dire le
rapport entre le 9e décile et le 1er décile de salaire (voir définition du décile dans
le manuel p.453), ce rapport passe en France de 3,2 en 1950 (le salarié le moins
payé des 10% de salariés les plus favorisés touchait donc 3,2 fois plus que le
salarié le plus payé des 10% de salariés les plus défavorisés) à 4,2 en 1968 avant
de revenir aux alentours de 3,2 en 1998.
Ce constat permet à l’économiste français Thomas PIKETTY, auteur d’une étude
récente sur l’évolution des hauts revenus en France et le rôle redistributif de
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l’impôt sur le revenu, de souligner l’intérêt de la « courbe en U inversé » de
KUZNETS (prix Nobel d’économie 1971). Selon cette théorie, les inégalités de
revenus augmenteraient au cours de la phase d’industrialisation de
chaque pays puis diminueraient ensuite avec le passage à la consommation
de masse.
Plus généralement, on peut émettre l’hypothèse selon laquelle les périodes de
forte croissance favorisent l’augmentation des inégalités de salaires
(augmentation plus rapide des hauts salaires liée à la rareté des qualifications
en période d’innovations intenses) alors que les périodes de croissance modérée
permettent un rattrapage des hauts salaires par les bas salaires.
Malgré cette tendance séculaire à la réduction des inégalités de salaires,
on peut observer des fluctuations de court et moyen terme qui caractérisent le
contexte économique du moment. Ainsi en France, l’éventail des salaires
mesuré par le rapport interdécile ne se réduit plus depuis le début des
années 80, indiquant une stagnation des inégalités salariales.
L’écart interdécile, c’est-à-dire le rapport entre le salaire du moins bien payé des
10% les mieux pourvus et celui du mieux payé des 10 % les moins bien lotis,
s'est accru de 1985 à 1995, passant de 3,1 à 3,2 (en clair, le plus « pauvre » des
10% les plus « riches » gagnait 3,2 fois plus que le plus « riche » des 10% les plus
« pauvres »), avant de revenir à 3,1 en 2000 (voir D14 p.141 du manuel Bréal).
Mais l’analyse reste incomplète si l’on ne prend pas en compte les revenus
du capital qui dépendent d’abord du niveau du patrimoine possédé par les
ménages. Plus le salaire est important, plus la capacité d’épargne est grande et
plus le patrimoine est élevé.
Le patrimoine comprend à la fois des biens utilisés par les ménages (résidence
principale, meubles et équipements domestiques divers) et des biens de rapport
(terrains, immeubles, comptes d’épargne, actions, etc.) procurant des revenus de
la propriété (loyers, intérêts, dividendes) et d’éventuelles plus-values (revente
avec bénéfice).
D’après une enquête de l’Insee, en 2000, la moitié des ménages de salariés
français déclarent un patrimoine supérieur à 67 000 € (= patrimoine médian :
50% possèdent plus et 50% moins). Mais les 10% les plus fortunés déclarent
plus de 242 000 €…
Or les inégalités de revenus se sont considérablement amplifiées, depuis
les années 80, à cause de l'évolution très favorable des revenus de la
propriété. [Voir D16 p.142 du manuel Bréal]
Au niveau macroéconomique, l’impact des revenus du patrimoine sur les
inégalités est proportionnel à leur importance dans le revenu des ménages. Or
depuis le début des années 80, tandis que le revenu des ménages progresse
modérément (environ 1% par an), le patrimoine des ménages augmente
rapidement (environ 3% par an) et plus encore le patrimoine de rapport (5%
l’an). Il en résulte une tendance à l’accroissement du poids des revenus du
patrimoine : Globalement, la part des revenus de la propriété dans
l’ensemble des revenus a doublé en 20 ans, passant de 5,2% en 1980 à
10,3% en 2000.
12
Les placements, en particulier financiers (valeurs mobilières : actions et
obligations), ont en effet connu une période exceptionnelle, les plus-values en
capital s'ajoutant aux dividendes et intérêts pour fournir une performance
globale élevée (plus de 10% l'an pour les actions françaises de 1985 à 1993).
Avec la croissance de la demande de logements dans les grands centres urbains,
les loyers ont également connu une très forte hausse au cours de la dernière
décennie.
Sans aucun doute, les quinze dernières années du siècle auront été un
âge d'or pour les revenus du capital : les propriétaires et créanciers sont les
grands gagnants de la période récente.
2. Quelques pistes explicatives
Pour certains économistes, le retour des inégalités (ou leur maintien) doit
être relié à l’impact de la mondialisation sur les économies nationales.
L’ouverture généralisée aux échanges extérieurs entraînerait pour les entreprises
de chaque pays une concurrence plus intense. La recherche constante de la
compétitivité (capacité à gagner des parts de marché) conduirait les entreprises à
élever leur productivité, à accroître leur flexibilité et à innover.
Mais cette contrainte économique aurait des effets complexes sur le
marché du travail :

D’un côté, la hausse du chômage et la précarisation de l’emploi
des travailleurs peu qualifiés (ouvriers et employés) tireraient les
salaires les plus faibles vers le bas.

De l’autre, la hausse de la demande de travailleurs qualifiés
(ouvriers, professions intermédiaires et cadres) pousserait les
salaires les plus élevés vers le haut. Il en résulterait une
augmentation irrésistible des inégalités salariales.
En apparence plausible, cet argument peut être contesté dans deux
directions opposées :

Pour en relativiser les effets d’abord :
Au niveau empirique, l’éventail des inégalités salariales ne s’est ouvert que
faiblement durant les années 90 et les salaires les plus faibles ont progressé
autant que le salaire moyen (essentiellement grâce à une revalorisation
périodique du SMIC qui a poussé vers le haut les salaires les plus faibles).
Par conséquent, si la mondialisation entraîne de nouvelles inégalités,
elles résultent d’abord d’une élévation des hauts salaires et non d’un
recul des bas salaires (D17 p.142 du manuel Bréal).

Pour en critiquer la légitimité ensuite :
13
L’argument qui consiste à justifier les stratégies des entreprises en
invoquant les contraintes de la mondialisation a aussi (ou surtout ?)
une dimension idéologique :
 Il permet de passer sous silence le fait que, dans une économie de
marché, les objectifs sociaux (l’emploi, les conditions de travail) sont
subordonnés à l’objectif de rentabilité économique.
 Il cache certains choix de société voulus par les catégories dirigeantes
tout en légitimant leurs privilèges économiques : très hauts salaires (le
PDG de L’Oréal Lindsay Owen-Jones, par exemple, touche
mensuellement plus de 100 fois le Smic !) et stock-options
récompensant les mesures prises pour accroître les profits (souvent en
comprimant les coûts salariaux, c’est à dire en licenciant !), baisse de la
fiscalité sur le revenu pour éviter soi-disant « la fuite des cerveaux »,
etc.
II. L’évolution de la stratification sociale
L’évolution de la stratification sociale est un des aspects du changement
social. Quand on observe la société française, on est frappé par une
certaine tendance à la moyennisation. Pourtant il est indéniable que
perdurent des pratiques distinctives selon les groupes sociaux.
A. La structure sociale et son évolution
Même si le classement en PCS est sujet à critiques, il est indispensable pour
analyser, de manière statique ou dynamique, l’organisation de la société.
1. Quelques définitions
L’usage du vocabulaire sociologique présente des pièges qu’il faut éviter en
définissant les concepts importants de façon rigoureuse. Nous étudierons ici les
notions de groupe social, de catégorie sociale et de classe sociale.
La classe sociale est le terme utilisé pour désigner des groupements d’individus,
dont l’usage est le plus ancien. Les notions de groupe et de catégorie, qui
n’apparaissent qu’avec le développement de la sociologie à la fin du 19e
siècle, peuvent être précisées en référence à celle de classe.
Le mot est d’étymologie latine : à Rome, la population est divisée en classis en
fonction du niveau de fortune et de manière à lever l’impôt. A l’époque
médiévale, il devient synonyme de rang ou d’état et désigne l’appartenance à
l’un des trois ordres : clergé, noblesse, tiers état. C’est au 18e siècle, au moment
de la Révolution industrielle, que le concept va prendre son acception (= son
sens) moderne. A la continuité strictement hiérarchisée des ordres, fait place
une société plus ouverte au changement social, où les fractures et les conflits
14
entre les groupes sociaux frappent les esprits. On commence à parler de classes
laborieuses (« working classes ») et de classes moyennes (« middle classes »), puis
de classes supérieures (« upper classes »). La confusion règne cependant lorsqu’il
s’agit de définir précisément les contours de ces différentes classes.
C’est la théorie des classes élaborée par Karl MARX (1818-1883) dans la
seconde moitié du 19e siècle qui va permettre une clarification du concept et
s’imposer depuis lors comme une référence incontournable du débat sociologique.
Chez Marx, parler de classes sociales n’a de sens qu’au pluriel : les
classes n’existent que les unes par rapport aux autres dans un rapport
fondamentalement conflictuel qui prend ses racines dans le système de
production. En produisant leurs moyens d’existence, les hommes entrent dans
des rapports de production inégalitaires : une classe dominante exploite le
travail d’une classe dominée parce qu’elle possède les moyens de production. A
l’époque capitaliste, deux grandes classes vont ainsi s’opposer : le prolétariat
ouvrier et la bourgeoisie capitaliste.
Pour Marx, une classe sociale désigne l’ensemble des individus partageant
la même situation de classe, c’est-à-dire occupant la même position dans
les rapports de production. Mais une classe n’est complètement constituée que
lorsque ses membres ont pris conscience de leurs intérêts communs (conscience
de classe) et se sont donnés des instruments de lutte collective (participation à la
lutte de classes).
L’exemple des paysans parcellaires (paysans pauvres exploitant une petite
parcelle de terre) français est révélateur de la conception de Marx. Pour
lui, vers 1850, ces paysans se trouvent dans la même situation objective (travail
de la terre, habitat rural, isolement, autoconsommation, pauvreté et
analphabétisme, dépendance à l’égard des propriétaires fonciers, etc.) et forment
donc potentiellement une classe : c’est une classe en soi.
Mais, pour reprendre l’expression utilisée par Marx, cette classe est comparable
à un « sac de pommes de terre », constitué d’éléments dispersés et inorganisés.
Pour former une classe sociale réelle, une classe pour soi dira Marx, il faudrait
que les paysans aient pris conscience de leurs intérêts communs et se soient
donnés des organisations propres à les défendre collectivement.
Malgré la contribution de Marx, il subsiste encore aujourd’hui une
ambiguïté fondamentale autour du terme de classe sociale. Le même terme
est utilisé par deux courants de pensée sociologiques différents qui n’y mettent
pas du tout le même sens. Pour reprendre la terminologie de P. BENETON, on
peut opposer la perspective de la structuration sociale (on parle aussi de
réalisme sociologique), inspirée de l’analyse de Marx, à celle de la
stratification sociale (nominalisme sociologique) sur le modèle de Weber.
Pour les réalistes, les classes correspondent à des groupes d’individus
qui entretiennent des relations fréquentes, qui possèdent une conscience
commune de leur identité et de leurs intérêts. Les classes sont des groupes
rivaux en lutte pour la direction de la société, ce sont des acteurs collectifs qui
participent au mouvement de l’histoire. La perspective est donc non seulement
réaliste mais conflictuelle.
15
Pour les nominalistes, les classes n’existent pas réellement et la
composition de la société ne peut être obtenue qu’à partir du choix préalable de
critères de classement : les classes, les strates ou les catégories sociales
(termes synonymes dans cette perspective) résultent d’une construction
intellectuelle du sociologue qui demeure subjective. On aboutit alors à une
échelle sociale uni-, bi- ou multidimensionnelle sur laquelle on place tous les
individus qui satisfont à un certain critère statistique (niveau d’instruction,
niveau de revenu, niveau de prestige social, etc.). Les groupes ainsi constitués
ne forment donc pas nécessairement des groupes réels : il peut s’agir de simples
collections d’individus effectuée sur une base statistique (comme dans les
échantillons utilisés par les sondages d’opinion).
2. La classification en PCS
En France, le classement social repose sur la nomenclature (= classification) des
catégories socioprofessionnelles construite par l’INSEE en 1954 (CSP) et modifiée
en 1982 (PCS) pour tenir compte des changements intervenus dans les structures
de la population active. La nomenclature des PCS est une construction
statistique qui fait de la profession le critère majeur de l’identité sociale.
La perspective prise sur la société française à travers ce classement n’est
pas celle de la structuration en groupes sociaux antagonistes, mais
plutôt celle de la stratification en catégories plus ou moins
hiérarchisées. On y trouve tout à la fois une division en métiers (489
professions au total), une grille de qualifications, une échelle de statuts sociaux
et un découpage en groupes sociaux dont les membres ont les mêmes
comportements sociaux.
La nomenclature n’est pas une simple classification statistique car les
groupes socioprofessionnels ont une certaine homogénéité sociale : les
personnes appartenant à une même catégorie doivent entretenir des relations
entre elles, avoir des comportements et des opinions proches, se considérer
membres de leur catégorie et être considérées comme telles par les autres. Le
classement par PCS suppose ainsi l’existence d’un sentiment
d’appartenance à un groupe social qui rapproche la notion de catégorie
socioprofessionnelle de celle de classe sociale : il s’agit donc d’une
construction nominaliste fortement teintée de réalisme sociologique.
La nomenclature des PCS utilise plusieurs critères de classification qui
ordonnent la population active en 6 grands groupes composant 31
catégories socioprofessionnelles. Parmi ces critères :
 le statut distingue les indépendants et les salariés ;
Le statut social permet de distinguer le groupe des indépendants qui
travaillent pour leur propre compte et le groupe des salariés qui travaillent
pour le compte des premiers. Parmi les indépendants, on retrouve à la fois des
agriculteurs, des commerçants et des artisans, des chefs d'entreprises et des
professions libérales. [Voir graphique]
Dans l'ensemble des PCD, on constate un déclin rapide du nombre
d'indépendants et de leur part relative parmi les actifs, malgré la progression
des professions libérales. Parallèlement, le nombre absolu et la part
relative des salariés augmentent continuellement depuis les années 60.
Aujourd'hui, en France, 89% des actifs occupés sont des salariés.
16
 L’activité économique distingue les indépendants du secteur primaire
(agriculteurs) dont le mode de vie est encore spécifique et les indépendants
des autres secteurs (artisans, commerçants et chefs d’entreprise) ;
 La classification professionnelle différencie les salariés (cadres,
professions intermédiaires, employés et ouvriers) selon leur niveau dans
l’échelle des statuts sociaux.
D’autres critères sont utilisés dans la nomenclature comme la taille de
l’entreprise (< ou > 10 salariés) du côté des indépendants et, du côté des
salariés, la nature de l’employeur (privé/public), la spécialité ou la fonction
individuelle (technique, commerciale, santé, enseignement, etc.), le type de
métier (artisanal/industriel) ou encore le degré de qualification (qualifié/non
qualifié).
A l’aide de ces critères, la nomenclature fait apparaître 6 grandes
catégories d’actifs :
Agriculteurs
exploitants
Artisans,
commerçants et chefs
d'entreprises
Cadres et professions
intellectuelles
supérieures
Professions
intermédiaires
Employés
Ouvriers
En France, depuis les années 50, la composition socioprofessionnelle de
la population active s’est beaucoup transformée :
 d’un côté, des groupes en déclin, comme les agriculteurs en raison des
gains de productivité, les petits indépendants à cause de la
concentration économique et, plus récemment, les ouvriers non qualifiés
en liaison avec les nouvelles organisations du travail qui exigent des
niveaux de qualification supérieurs.
 d’autre part, des groupes en expansion rapide comme les employés
avec le développement des services (tertiairisation), ou les professions
intermédiaires et les cadres dont la multiplication a suivi la hausse du
niveau général de formation.
La plupart des pays développés connaît la même évolution en ciseaux : la
baisse du poids des “cols bleus” (les exécutants) a pour contrepartie la
hausse de la part des “cols blancs” (l’encadrement) dans la population
active.
17
LES TRANSFORMATIONS DE LA STRUCTURE
SOCIOPROFESSIONNELLE
NB : Sont comptabilisés
dans chaque catégorie les
actifs occupés et les
chômeurs.
De 1936 à 1975, le
graphique
utilise
la
nomenclature CSP de 1954,
mais
la
catégorie
«Contremaîtres»
a
été
enlevée
du
groupe
«Ouvriers» pour être ajoutée
au groupe «Cadres moyens».
Les catégories «Armée »,
« police»,
«Clergé»
et
«Domestiques » ne sont pas
représentées.
De 1975 à 1999, le
graphique
utilise
la
nomenclature PCS de 1982.
La
catégorie
«Ouvriers
agricoles » a été enlevée du
groupe «Ouvriers » pour être
représentée isolément; la
catégorie
«Policiers
et
militaires » a été enlevée du
groupe « Employés » (et non
représentée) la catégorie «Clergé, Religieux » a été enlevée du groupe «Professions intermédiaires»
(et non représentée).
Source : Graphique construit d’après les recensements de la population, dans Serge Bosc,
« Stratification et classes sociales », La Société française en mutation, 4°édition, Nathan,
2001.
B. La moyennisation de la société
Les aspirations à une égalisation des conditions et la convergence des modes de
vie font qu’une vaste classe moyenne se dégage dans les sociétés développées
contemporaines.
1. Société démocratique et société égalitaire
L’un des précurseurs de la sociologie en France au début du 19e siècle, Alexis
Clerel de TOCQUEVILLE (1805-1859), prédisait un mouvement inéluctable
vers l’égalité des conditions dans la société moderne. C’est de l’étude de la
société américaine qu’il dégageait sa thèse majeure : la « passion pour l’égalité »,
selon son expression, rassemblerait les peuples démocratiques en une vaste
classe centrale de niveau moyen.
18
Selon
TOCQUEVILLE,
l'histoire
est
donc
l'histoire
de
la
démocratisation de la société, de la marche vers l'égalité. Mais la
démocratie ne se réduit pas à un régime politique, c'est-à-dire à la souveraineté
du peuple et à l'Etat de droit (autorité fondée sur les lois). A l'époque
contemporaine, la démocratie est un état social, un état de la société toute
entière, ce qui signifie qu’il n’y a plus de différence essentielle de condition
sociale entre les membres de la collectivité.
Cette nouvelle société démocratique se définit par deux principes :


un principe social de nature objective : c'est l'égalisation des conditions;
un principe moral de nature subjective : c'est la passion pour l'égalité.
D'après l'auteur, les citoyens des sociétés démocratiques mettent l'égalité audessus de toutes les valeurs et ont tendance à faire de l'égalité le seul principe de
justice sociale. Cette passion pour l’égalité (idéologie égalitariste) tend à
faire progresser l’égalité réelle (égalisation objective) entre les conditions
individuelles.
Que signifie au juste l'égalisation des conditions selon TOCQUEVILLE ? C’est
la réalisation progressive des trois composantes de l’égalité :
l'égalité civile : c'est l'égalité des citoyens devant la loi, l'égalité des droits
(égalité au sens politique);
l'égalité des chances : c'est la possibilité d'une mobilité sociale identique
pour les individus avec la fin de l'hérédité des statuts (égalité au sens social);
l'égalité de considération : c'est l'obéissance des individus à la norme
égalitaire qui fait que les individus se voient et se vivent comme des égaux
(égalité au sens culturel).
Ce dernier aspect est d'ailleurs le plus important. Dans les sociétés
démocratiques, on rencontre à la fois l'égalité de considération et les inégalités
économiques, mais la première y fait accepter les secondes (société pacifiée).
C'est bien ce que TOCQUEVILLE a constaté lors de son voyage aux Etats-Unis
et qu'il ne trouve pas dans la société française (barrières sociales et conflits).
Selon TOCQUEVILLE, la démocratie est donc une société qui tend à
niveler les conditions d'existence et à rassembler la majorité des
individus dans une catégorie centrale, la classe des égaux, qui préfigure la
classe moyenne des sociétés développées au 20ème siècle.
2. Vers la moyennisation sociale ?
Après TOCQUEVILLE, d’autres sociologues ont repris cette notion de classe
moyenne. MARX par exemple identifie une « petite bourgeoisie » urbaine
composée des commerçants, du bas clergé et des bureaucrates locaux
(fonctionnaires), mais il prédit son déclin par absorption dans le prolétariat,
conformément à sa théorie de la bipolarisation croissante de la société capitaliste
(bourgeois contre prolétaires). Quelques années plus tard, le sociologue
allemand Georg SIMMEL développe au contraire la thèse de la
moyennisation sociale qui prolonge l’idée de TOCQUEVILLE.
19
Dans l’Allemagne de la fin du 19ème siècle, les employés des grandes
entreprises et de la fonction publique se multipliaient rapidement et prenaient
conscience de leur position intermédiaire dans la société. SIMMEL observe que
la caractéristique principale de cette nouvelle couche moyenne salariée
est la mobilité professionnelle, alors que le bourgeois et le prolétaire sont
stables dans leur position sociale et leur revenu.
Or ce principe de mobilité va s’imposer peu à peu à l’ensemble de la
société. Selon SIMMEL, celle-ci se transforme en une échelle hiérarchique que
l’on peut monter ou descendre : les ouvriers peuvent sortir de la condition
ouvrière et accéder aux couches moyennes, les bourgeois peuvent descendre
dans ces mêmes couches moyennes et les employés peuvent pénétrer la
bourgeoisie.
Par conséquent, avec la mobilité sociale, les classes perdent de leur
cohérence, la conscience de classe décline et les barrières sociales entre
les classes perdent de leur force. Simultanément, une vaste classe centrale
de niveau moyen émerge qui rassemble une part croissante de la population.
En France, comme dans la plupart des pays industrialisés, l’une des
caractéristiques les plus spectaculaires du 20ème siècle est l’explosion des
« cols blancs ».
Ni paysans, ni patrons, ni ouvriers (ou « cols bleus » selon la terminologie
anglo-saxonne), ceux qu’on appelait autrefois les employés ou les
collaborateurs sont aujourd’hui regroupés dans trois PCS : employés de
bureau, professions intermédiaires et cadres non dirigeants. Alors qu’ils ne
représentaient que 15% de la population active en 1936, ils en forment plus
de la moitié dans la France contemporaine.
Ce sont les cadres qui ont connu l’expansion la plus rapide : d’environ
900000 en 1962 (recensement) à 3360000 en 2000, ils sont passés de 4,5% à
presque 14% de la population active aujourd’hui. On y regroupe l’ensemble des
professions intellectuelles supérieures, y compris les professions libérales :
ingénieurs et cadres d’entreprise, journalistes et professeurs, médecins, avocats,
architectes, cadres administratifs.
Les professions intermédiaires regroupent des professions un peu moins
diplômées et situées à un niveau inférieur de la hiérarchie des
entreprises et des administrations. Les plus gros contingents de ce groupe
sont fournis par les techniciens et agents de maîtrise, les professions de la santé
(infirmiers, kinésithérapeutes, etc.) et du travail social (éducateur, assistante
sociale, etc.), les enseignants du primaire : au total, 20,7% de la population
active en 2002 (5231000) contre 10,7% (2114000) en 1962.
Les employés, au sens strict, désignent les salariés qui effectuent des
tâches d’exécution dans les fonctions administratives et commerciales,
auxquels s’ajoutent les policiers et militaires ainsi que les fonctions de service
aux personnes (coiffeurs, esthéticiennes, etc.). Ce groupe est devenu le plus
nombreux de la nomenclature : de 3735000 (17,9%) en 1962 à 7760000 (29,8%)
en 2002, devant les ouvriers qui regroupent encore plus de 7200000 personnes.
Cette évolution majeure, caractérisée par la tertiarisation de l’emploi, est
à mettre en rapport avec les mutations du système productif mais aussi
l’évolution du rôle de l’Etat.
20
La multiplication dans les entreprises des fonctions administratives et
commerciales est à l’origine de nombreux métiers et services qui
expliquent que les tours et les immeubles de bureau ont poussé comme des
champignons. Les tâches de traitement de l’information et de la communication,
en particulier, mobilisent des bataillons d’employés subalternes.
Mais l’intervention croissante de l’Etat dans des fonctions économiques
et sociales nouvelles explique également la montée des emplois
tertiaires. L’Etat se charge de missions d’éducation, de santé publique, de
développement économique, d’animation culturelle, de protection sociale, de
secours et d’assistance aux personnes qui exigent des employés de plus en plus
nombreux. La fonction publique a vu ses effectifs gonfler dans de telles
proportions qu’aujourd’hui, en France, plus d’un salarié sur cinq travaille pour
une administration centrale (Education, Police et Justice, Sécurité sociale, etc.)
ou une collectivité territoriale (communes, départements et régions).
Sur la longue période, les transformations de la stratification sociale
dans les pays développés tendent donc à justifier le processus de
« moyennisation sociale » prévu par TOCQUEVILLE et SIMMEL, et même
les auteurs qui se réfèrent à la théorie marxiste des classes sociales intègrent
cette évolution à leur analyse de la structure sociale.
Il est traditionnel d’évaluer l’importance des classes en adoptant une division
ternaire de la société (inférieure/dominée ou populaire, moyenne ou petitebourgeoise, supérieure/dominante ou bourgeoise) et en lui faisant correspondre
la grille des PCS.
Pour les auteurs d’inspiration marxiste, les classes moyennes salariées
intégreraient l’ensemble des professions intermédiaires, les trois quarts
des cadres supérieurs, dans la mesure où leur pouvoir de décision est
souvent limité, mais seulement le quart des employés, qui demeurent des
personnels d'exécution dont la vulnérabilité face au chômage, le niveau de
revenu et de patrimoine les rapprochent des ouvriers. [Voir document 25 p.145
du manuel Bréal]
3. Vers l’uniformisation des modes de vie ?
Les bouleversements du paysage social, caractérisés par le gonflement
spectaculaire des couches moyennes et le déclin des ouvriers, ont
également provoqué un nivellement des pratiques sociales dans les
sociétés développées contemporaines, qu’on pourrait comparer à un processus
de « moyennisation » des comportements de la vie quotidienne.
Il y a peu, trois grands groupes se différenciaient nettement :



les bourgeois par leur « train de vie » et leur savoir-vivre,
les paysans par leur isolement et le poids des traditions,
les ouvriers par la privation économique et la force de la communauté.
Le formidable enrichissement des sociétés occidentales et l’évolution
accélérée des mœurs ont fait éclater ces trois mondes clos.
21
Le cas des agriculteurs est exemplaire. Autrefois isolés du reste de la société
et repliés sur leurs traditions, les paysans sont devenus de véritables
entrepreneurs, intégrés à l’économie de marché et à la société de consommation
de masse comme la majorité de la population française.
Un ouvrage du sociologue Henri MENDRAS intitulé « La fin des
paysans » (1970) soulignait la disparition, non pas du métier
d'agriculteur mais d'un style de vie à part, fait d'autarcie économique
relative, de rythmes de vie réglés par le temps et les saisons, d'un
langage, de fêtes et de rites spécifiques, d'une forte tradition orale. Mode
de vie caractérisé par un triple isolement : isolement familial, isolement
économique (on produit soi-même de quoi satisfaire des besoins limités, on est
peu dépendant des marchés), isolement social (il y a peu d'échanges avec le reste
de la société). Ce mode de vie a été préservé plus longtemps en France, du fait
de la résistance des ruraux au déracinement et au travail en usine tout au long
du 19e siècle.
La modernisation de l'activité agricole s'est effectuée à marches forcées
après la Seconde Guerre mondiale avec la complicité des dirigeants
syndicaux. Tracteurs et autres machines, engrais, sélection des semences,
alimentation industrielle du bétail se sont rapidement imposés dans les
campagnes françaises, entraînant un considérable bond en avant de la
productivité et un exode rural massif. Pour survivre de sa seule activité agricole,
il est aujourd'hui nécessaire de se spécialiser dans des productions rentables, de
se tenir informé des évolutions des marchés, de lire la presse professionnelle, de
rencontrer des techniciens, de savoir négocier avec son banquier, etc. Le paysan
n'existe plus, il a été remplacé par l'agriculteur, un métier de chef
d'entreprise comme un autre, avec ses avantages et ses risques.
Du coup, cette catégorie de la population s'est progressivement fondue
dans le reste de la population. Les agriculteurs habitent des maisons qui
ressemblent à des pavillons de banlieue, les enfants adultes ne vivent plus chez
leurs parents, ils regardent les mêmes programmes de télévision que les autres,
font leurs courses dans les mêmes grandes surfaces, envoient leurs enfants dans
les mêmes établissements scolaires et portent le jean le dimanche. Nombre de
femmes d'agriculteurs, voire les maris eux-mêmes, sont amenés à exercer des
métiers non agricoles pour compléter les revenus familiaux. Certaines familles
choisissent même de résider en ville et non sur l'exploitation. Ce
décloisonnement du monde paysan est une transformation majeure des
dernières décennies. Elle a grandement participé au mouvement
d'homogénéisation des manières de vivre dans les sociétés occidentales.
D’une manière générale, la période de prospérité exceptionnelle d’aprèsguerre a profité à toutes les couches de la société. Mais en permettant à la
grande masse de la population d’accéder aux biens de la société de consommation,
cette période a aussi fortement contribué à rapprocher les modes de vie des
différentes catégories sociales.
On commence vers la fin des années 60 à parler d’embourgeoisement de
la classe ouvrière, car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des
équipements de base du foyer (à l’époque, la norme de consommation comprend
le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr,
l’automobile) et consommer les mêmes biens et services que les couches sociales
plus aisées.
22
A la même époque, les tenues vestimentaires s’uniformisent (à l’exemple
du jean (« bleu de travail » américain à l’origine) qui a conquis toutes les
catégories sociales) et il devient plus difficile de distinguer le milieu social
d’appartenance. On voit des familles ouvrières rouler en Mercedes et des
bourgeois en 2 CV. Les supermarchés qui fleurissent dans tout l’hexagone n’ont
pas prévu de file spéciale pour leurs clients fortunés et les cadres d’entreprise
déjeunent au même « self-service » que les employés et les ouvriers. Des mets
autrefois réservés à l’élite, comme le saumon fumé ou les huîtres, sont
consommés par tous sans discrimination. Tout le monde se retrouve coincé dans
les mêmes embouteillages au retour des week-ends. Les enfants d’ouvriers et
d’employés accèdent au collège puis au lycée où ils fréquentent des camarades
d’origine bourgeoise. Il n’y a presque plus d’activités de loisirs réservées aux
classes populaires et bourgeoises : les employés jouent au tennis et font de
l’équitation, les ouvriers vont au ski grâce au comité d’entreprise et les cadres
s’enflamment pour le football ou ne dédaignent plus la pétanque.
Mais la classe moyenne impose également ses valeurs et ses besoins au reste de
la société : le mode de vie de la classe moyenne, d’abord marqué par le refus
des origines populaires et l’imitation de la culture bourgeoise, se développe
également de manière autonome et originale.
D’après le sociologue américain contemporain Ronald INGLEHART (1971), la
sécurité de l’existence est aujourd’hui mieux assurée dans les sociétés
contemporaines, car l’élévation du niveau de vie moyen permet de satisfaire
largement les besoins fondamentaux. On observe donc un changement profond de
la culture et des mœurs : les membres jeunes et fortement diplômés des
couches moyennes salariés répandent aujourd’hui un nouveau système de
valeurs post-matérialistes qui donne la priorité à la démocratie sur l’autorité,
au loisir sur le travail, mais aussi à la convivialité et à l’environnement.
D’après le sociologue Henri MENDRAS, c’est le rite du barbecue venu
d’outre-atlantique et diffusé dans les années 80 en France qui symbolise le
mieux cette convergence des valeurs et des comportements sociaux.
Autour du barbecue, en effet, à la faveur d’une belle soirée d’été, les
inégalités sociales disparaissent : l’ingénieur attise le feu pendant que
l’ouvrier surveille la cuisson de sa brochette, les hommes servent les grillades
pendant que les femmes discutent « métier » ou « loisirs », les enfants du
directeur jouent avec ceux de la concierge. Tout le monde abandonne son rôle
social pour se retrouver autour du feu et du repas, dans le jardin ou un coin de
nature, à partager un moment de loisir dans la bonne humeur.
Cette convergence des modes de vie s’accompagnerait donc de l’émergence
d’un système de valeurs commun que les sociologues appellent le
libéralisme culturel :
tolérance à l’égard de comportements autrefois jugés déviants (union libre
par exemple),
repli sur la sphère privée (individualisme),
valorisation du bonheur individuel et familial (hédonisme),
exigence d’un traitement égal des personnes (égalitarisme),
revendication de la liberté de choix de son style de vie, etc.
23
Il faudrait par conséquent parler d’uniformisation en même temps que
d’individualisation des modes de vie.
Car si tout le monde est « moyen », en effet, plus personne ne l’est : c’est
la logique de la moyennisation. Il faut donc rechercher des clivages ou des
différences sociales ailleurs, du côté de la culture par exemple, et peut-être, de
manière un peu simpliste, des pratiques de consommation.
Les individus cherchent ainsi à se distinguer, à afficher leur identité à
travers le choix de certains biens de consommation : la consommation
est ostentatoire, c’est-à-dire montrée publiquement, pas seulement pour
symboliser une appartenance sociale (la différence entre « Eux » et
« Nous ») mais surtout pour affirmer une identité individuelle (« Toi,
c’est Toi », mais « Moi, c’est Moi ») : c’est la notion de style de vie,
développée par les professionnels du marketing, qui tient peut-être le
mieux compte de cette individualisation des modes de vie. C’est le même
phénomène que les professionnels de la publicité et du marketing déclinent avec
les différentes versions d’un même produit : pour la même automobile par
exemple, il faut un coupé pour les célibataires, une berline pour la clientèle
traditionnelle, un break ou un monospace pour les familles.
Les experts du marketing parviennent ainsi à identifier des styles de vie
regroupant la population par-delà les catégories sociales : les
« égocentrés », les « matérialistes » ou les « décalés » forment des clientèles
aux goûts différents qui sont autant de cibles commerciales pour les entreprises
(d’après la typologie de B.Cathelat).
Ce rapprochement incontestable des conditions de vie est interprété par
certains sociologues comme la fin des distinctions de classes. La société a
tendance à devenir une immense classe moyenne disposant d’une aisance
matérielle relative. Seules font exception les deux extrémités : les très riches et
les très pauvres.
Dans une société de ce type, les groupes sociaux, autrefois solidement constitués
et aux façons de vivre nettement diversifiées, se sont progressivement dilués.
Les frontières deviennent tellement floues qu’il est de plus en plus difficile de
hiérarchiser ces groupes sur une échelle sociale unique.
Le sociologue français Henri MENDRAS propose donc une représentation
« cosmographique » de la société où les groupes sociaux s’ordonnent en
constellations qui se recoupent en termes de diplôme et de revenu.
Dans cette représentation, la place de choix a été réservée aux classes moyennes
salariées qui reçoivent l’appellation de constellation centrale. Les autres
constellations, dont font partie les classes populaires, gravitent autour d’elle, à
l’exception des élites et des exclus [Voir schéma p.146 du manuel Bréal].
C. Le maintien des distinctions
Quand on considère la diversité des modes de vie, les disparités de revenus et,
au-delà, les risques d’exclusion d’une partie de la population, il faut reconnaître
que les distinctions persistent malgré tout. On peut le constater à travers les
24
consommations individuelles qui restent un facteur discriminant des catégories
sociales.
1. Vers un renouveau des classes sociales ?
Jusqu’au début des années 70, les classes moyennes ont mieux tiré partie
de la croissance économique que les autres catégories : elles symbolisent
alors la société de consommation de masse. Leur rémunération progresse
rapidement et elles accèdent à la propriété. Bien avant les classes populaires,
elles ont investi l’école et bénéficié d’une mobilité sociale ascendante. A l’époque,
ces classes semblent devoir regrouper l’essentiel de la population.
Vers la fin des années 60, la classe ouvrière emboîte le pas des classes
moyennes grâce à la progression du pouvoir d’achat. Avec un peu de
retard, les ouvriers accèdent à la même norme de consommation que les
cadres et acquièrent les mêmes biens durables (télévision, lave-linge,
congélateur, etc.) dont les prix ont fortement baissé avec l’expansion des
supermarchés dans le pays. En 1973, juste avant la crise, 6 mois de salaire d’un
OS chez Citroën suffisent à acheter une GS (véhicule de milieu de gamme). A
l’époque,
certains
intellectuels
marxistes
déplorent
d’ailleurs
l’embourgeoisement de la classe ouvrière qui la détourne de la lutte de classes.
Mais la dynamique de la moyennisation paraît s’être fortement ralentie
dans la société française à partir du milieu des années 80. Les classes
moyennes salariées ne sont plus les principales bénéficiaires d’un système
économique qui privilégie aujourd’hui les possédants : propriétaires et rentiers
(notamment grâce à la faible inflation, à la hausse de la Bourse et du prix de
l’immobilier qui ont favorisé les revenus du capital).
Au début des années 80, les politiques d’austérité adoptées par tous les
gouvernements des PCD pour éliminer l’inflation et la politique de dérégulation
du marché du travail qui vise à abaisser les coûts salariaux (création des
emplois atypiques) vont changer la donne sociale. Désormais, la progression du
pouvoir d’achat des salaires se ralentit fortement, tandis que les profits des
entreprises se redressent. Les actionnaires retrouvent de l’influence sur les
managers (capitalisme actionnarial) et exigent des taux de rentabilité élevés. La
désinflation accroît le différentiel entre le taux d’intérêt nominal et le taux
d’intérêt réel : les emprunteurs sont parfois étranglés alors que les épargnants
se frottent les mains. Ce sont les détenteurs de patrimoine qui tirent les
marrons du feu durant cette période [voir chapitres précédents].
Or, la ligne de clivage entre les détenteurs du patrimoine et la majorité
des ménages sépare précisément ces classes moyennes :
 d’un côté, les cadres supérieurs dont le patrimoine les rapprochent des
professions libérales,
 de l’autre, les professions intermédiaires et les employés qui ont un
faible patrimoine.
L’évolution actuelle conduit ainsi à une perte d’homogénéité des classes
moyennes, voire à leur éclatement. C’est pourquoi certains sociologues, comme
25
le français Louis CHAUVEL, en parlant de dualisme social et de retour des
classes sociales, tendent même à réhabiliter la thèse marxiste de la
bipolarisation.
2. Des pratiques de consommation inégalitaires
Durant les Trente Glorieuses, la consommation des différentes catégories
sociales a eu tendance à s’uniformiser de telle sorte qu’une norme unique
de consommation est apparue. Mais cette tendance à l’homogénéisation des
modes de vie, qui passait d’abord par la réduction des inégalités de
consommation, s’est amoindrie depuis les années 80. La consommation est
encore loin d’être homogène et des différences importantes de
consommation subsistent.
On peut mesurer ces différences grâce aux coefficients budgétaires, qui
représentent la part (en %) du budget total de consommation que les
ménages de chaque catégorie consacrent à telle ou telle dépense. On peut
constater aisément que le niveau de ressources entraîne non seulement des
différences dans le montant du budget total consacré à la consommation, mais
également dans la structure des dépenses.
Par exemple, le coefficient budgétaire de l’alimentation est nettement supérieur
chez les ouvriers que chez les cadres : alors que les cadres n’utilisent que 14,2%
de leur budget total à l’achat de produits alimentaires, les ouvriers y consacrent
20,2% (ce qui ne signifie évidemment pas que les cadres dépensent moins pour
l’alimentation que les ouvriers…).
Mais le principal écart s’observe au niveau de la consommation des
services qui reste discriminante.
Dans la mesure où les prix des services, dont les gains de productivité sont
beaucoup plus faibles, restent relativement élevés, il est logique de relever des
inégalités importantes.
Par exemple, en dessous du seuil représenté par le niveau de revenu
moyen par ménage (soit 2300€ en 2002), le taux de départ en vacances
des français (mesurant la consommation de séjours de vacances) est
inversement proportionnel au revenu du ménage. Et si l’on compare le taux
de départ des cadres et des ouvriers (enquête INSEE de 1999), soit 87% pour les
premiers et 48% pour les seconds, on peut constater que la probabilité de départ
en vacances des cadres est 1,8 fois plus élevée que celle des ouvriers. Seuls 9%
des enfants vivant dans une famille dont les revenus sont supérieurs à 20000F
par mois (3050€) ne sont pas partis en vacances en 1999, contre 47% de ceux qui
vivent dans une famille aux revenus inférieur à 6000F par mois (915€). La cause
première de cette inégalité face au départ en vacances est donc économique.
Toutefois les inégalités de consommation ne sont pas seulement
économiques, elles sont aussi culturelles.
Le sociologue Pierre BOURDIEU a particulièrement souligné ces écarts entre
les pratiques de consommation des différentes catégories sociales. Dans un
26
ouvrage intitulé La distinction (1979), il montre comment les goûts (et les
dégoûts) sont déterminés par l’origine sociale des individus. Ceux-ci
héritent du système de préférences et de classement social en vigueur dans leur
milieu de socialisation : BOURDIEU appelle ce système l’habitus.
En fonction de leur habitus, les individus privilégient certaines pratiques
de consommation qu’on peut qualifier de populaires, moyennes ou
bourgeoises [Voir schéma cours]. Mais les habitus ne sont pas indéfiniment
figés, ils obéissent plutôt à un processus dialectique d’imitation – distinction : les
ouvriers imitent les professions intermédiaires, qui cherchent à s’en distinguer en
imitant les cadres, qui doivent se distinguer par l’innovation permanente de leur
mode de consommation.
Dans une analyse des modes de consommation américains des années
50, l’économiste DUESENBERRY a d’ailleurs donné son nom à l’ « effet
de démonstration » : chaque catégorie sociale cherche à acquérir les biens
distinctifs de la catégorie immédiatement supérieure, car c’est la possession des
biens qui, dans la société de consommation moderne, permet de faire la
démonstration de son statut social (selon l’expression « to keep up with the
Jones » : rivaliser avec nos voisins, les Jones, en achetant une aussi belle
voiture, etc.).
Cependant, le libéralisme culturel de notre société infléchit quelque peu cet effet
de distinction. De plus en plus, ce sont des individus qui cherchent à se
distinguer, non des membres d’une catégorie sociale. Ce processus
s’observe dans la diversification de plus en plus marquée des modèles de
consommation : il n’y a plus de norme de consommation unique, mais
autant de modèles que de styles de vie. Mais les recherches de BOURDIEU
révèlent pourtant que même les choix des styles de vie, apparemment libres et
individuels, sont sociologiquement déterminés…
Bien entendu, les inégalités les plus importantes s’observent entre les
catégories les plus favorisées et les plus modestes.
Avec le ralentissement de la croissance, qui s’accompagne de la montée du
chômage et du développement des emplois précaires, de nombreuses personnes
sont touchées par la pauvreté (le seuil de pauvreté étant fixé au demi revenu
médian : 75% touchent plus, 25% touchent moins) et sont exclues de la norme de
consommation.
En France, en 2000, 6,5% des ménages sont pauvres contre 15,7% en 1970
et 7,1% en 1984 (pour 2000, revenu inférieur à 3500F par mois et par unité de
consommation (échelle d’Oxford utilisée par l’INSEE): le chef de famille compte
pour une unité, le conjoint pour 0,5, chaque enfant pour 0,3 (soit 2,1 pour un
ménage de deux adultes et deux enfants et 2,1 x 3500 = 7350F par mois)).
Après avoir fortement diminuée, la proportion de ménages pauvres s’est
stabilisée depuis le milieu des années 80. Mais la pauvreté est surtout
devenue plus visible (thème de la « nouvelle pauvreté » dans les médias), car
elle touche surtout des chômeurs et des travailleurs pauvres (emploi précaire à
temps partiel) urbains aujourd’hui, alors qu’elle concernait d’abord des retraités
ruraux il y a 30 ans (en raison d’un nombre d’années de cotisation insuffisant au
régime de retraite de la Sécurité sociale).
27
Il faut souligner que la concentration urbaine de la pauvreté, liée à l’anonymat
et l’isolement des grandes villes, est sans doute la raison de l’émotion publique
(entretenue par les médias et les associations caritatives) suscitée par le
phénomène : à la campagne, les pauvres ne vivaient pas sous le regard des
masses et, connus de tous, pouvaient compter sur l’aide de chaque membre de la
communauté villageoise.
Les ménages modestes ne dépensent pas seulement moins mais autrement,
ce qui contredit l'idée d'uniformisation des modes de vie.
La part des dépenses nécessaires et incompressibles est plus importante,
en particulier l'alimentation et la santé, ce qui laisse peu d'argent pour les
postes comme les loisirs, sorties, vacances ou culture, à l'inverse des cadres.
Tout se passe comme si l'effort principal se concentrait sur le maintien
en bon fonctionnement du corps, seul capital à préserver, car c’est lui qui
permet de gagner sa vie dans les métiers manuels peu qualifiés (les études de
BOURDIEU dans La distinction et celle de SANSOT sur Les gens de peu ont
développé ce sujet). Les loisirs domestiques sont privilégiés aux dépens des
sorties. Pourtant, nombre des nouveaux biens d'équipement du foyer restent
souvent inaccessibles (micro-ondes, chaînes hi-fi de qualité, micro-ordinateurs,
etc.).
Pour les «gens de peu» (titre de la monographie de Pierre SANSOT), la
principale inégalité réside sans doute dans l'impossibilité de faire des
choix en matière de consommation.
Economiser un peu sur un poste impose de lourds sacrifices car il n'existe
pratiquement pas de marge de manœuvre dans la gestion du budget. Dans les
milieux défavorisés, on est condamné à vivre au jour le jour et l'absence
de réserve (le patrimoine est très faible) rend particulièrement vulnérable aux
aléas de l'existence (maladie grave, accident, décès du chef de famille), que le
système de protection sociale ne couvre pas toujours.
En résumé, les plus grandes disparités de consommation ne résultent plus
des différences entre les catégories socioprofessionnelles, mais des différences
entre les formes d’emploi :
d’un côté, ceux qui disposent d’un emploi et d’un revenu assuré peuvent
afficher un style de vie,
de l’autre, ceux qui subissent le chômage ou affrontent des situations de
précarité sont exclus de la norme de consommation.
La montée de ce dualisme social fait donc peser le risque d’un retour des
barrières de classes et relance le débat sur le contour des classes
moyennes [voir entre autres la contribution de Louis CHAUVEL sur le site
de
l’Observatoire
d es
inégalités :
http://www.inegalites.fr/article.php3?id_article=378 ]
CONCLUSION : [voir schéma récapitulatif du manuel p.151]
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