Le manifeste du parti communiste

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Le manifeste du parti communiste, les
colonies et les peuples des pays dominés
Communication de M.L. Benhassine
PLAN DE L'ARTICLE
I. QUELLES SONT LES RAISONS D’UNE TELLE INTERROGATION ?
II -LE PROBLEME COLONIAL DANS LE MANIFESTE.
III. DISCUSSION DE QUELQUES POINTS DU MANIFESTE
PERSPECTIVES.
ET
Au début de l’année 1848, le Manifeste du Parti communiste, élaboré par Marx et
Engels est discuté à Londres par la Ligue Communiste, adopté et publié. C’est un
grand événement historique dont les effets se feront sentir progressivement plus
tard.
L’Idéologie allemande rédigée en 1846, le Manifeste en 1848 et le Capital en 1867
pour le premier livre, 1885 et 1894 pour les deuxième et troisième livres sont les
œuvres qui fixent et synthétisent la pensée de Marx-Engels.
Avec le Manifeste, le marxisme deviendra progressivement le mode de pensée et
d’action de la classe ouvrière, malgré tous les interdits et les obstacles dressés par
les bourgeoisies et les Etats des pays capitalistes et ceux des pays sous-développés.
L’édification d’une société communiste planétaire demeure le grand projet
marxien. Ses contours se dessinent lentement mais sûrement dans et par le
processus de mondialisation en cours et dont les prémisses sont annoncées maintes
fois dans les écrits de Marx - Engels.
Il y a des développements significatifs dans le Manifeste sur l’émergence du
marché mondial et la tendance à l’extension des relations intercontinentales.
Les illusions que l’échec de la révolution de 1848 a révélées, les erreurs
d’appréciation reconnues par Marx-Engels, la Commune de 1871 et les
enseignements qui en ont été tirés ; et de nos jours, les marches forcées des
économies sociales d’Etat pendant ce vingtième siècle, ne sont pas des situations
qui confortent ou confirment les jugements, les prédictions des bourgeoisies
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passées et contemporaines, ou ceux aussi des petites-bourgeoisies de par le monde
sur la non validité du projet social marxien, et dont le Manifeste se trouve être
l’statement la plus condensée.
Les réserves de luttes de classes sont immenses dans notre monde contemporain
dont les différentes parties se sont encore plus rapprochées les unes des autres.
Cette réalité nouvelle devient un moyen gigantesque d’accélération et de
coordination des formes de luttes mondialisées contre le projet néo-libéral qui
appauvrit la plus grande partie de l’humanité travailleuse.
Le mécontentement généralisé et de plus en plus étendu au sein des travailleurs de
la planète et la prise de conscience de plus en plus grande des formes injustes de la
répartition du capital social et de la richesse mondiale, renforcent de plus en plus la
nécessité de l’extension et de l’approfondissement des luttes pour dépasser le
capitalisme.
Il est fort possible, comme l’ont maintes fois écrit Marx et Engels, que ce seront les
classes et les forces sociales des pays les plus développés qui déclencheront le
processus historique long et lent des grandes transformations.
Ces idées pour l’essentiel, constituent la trame principale de la problématique du
Manifeste autour de laquelle s’organise le projet de transformation communiste de
la société.
D’autres événements auxquels font allusion les deux auteurs, bien après le
Manifeste, se sont concrétisés pendant ce siècle. La libération politique des pays
jadis colonisés, leur devenir et leurs orientations de développement[21]. Ce sont là
des questions encore non résolues si on quitte le terrain des conjonctures
immédiates ou rapprochées. Mais la question reste posée dans le Manifeste même.
L’histoire, de nos jours, n’a pas non plus donné une réponse.
Ou encore les derniers réajustements des économies sociales d’Etat - caractérisées
un peu trop vite, comme des économies socialistes. Marx et Engels dans leurs écrits
jusqu'à 1848 - puisque c’est la période qui nous intéresse dans cet exposé - ont vu
dans l’étatisation un ensemble de mesures transitoires qui arrêtent le
développement de la propriété privée capitaliste. Y –a –t - il là des illusions
explicables par la nouveauté de la proposition en ce moment là et qui seront
corrigées plus tard à la lumière des événements de la Commune. ?
Dans le processus d’étatisation, quand cette mesure est entreprise au nom de la
classe ouvrière, il y a une sorte de hiatus politique, un jeu qui très souvent fait
basculer les résultats de la mesure vers les couches sociales qui maintiennent en
leur faveur les avantages de la division intellectuelle du travail au détriment des
classes sociales encore régies par la division manuelle du travail.. - Du moins cette
façon étroite d’approcher ce problème se trouve dans les « Principes du
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Communisme « [22], dont les idées du Programme d’action seront reprises dans le
Manifeste. Engels, dans la préface à l’édition anglaise de 1888 corrige beaucoup
d’affirmations et de positions développées alors dans le Manifeste.
Toutes ces questions demeurent d’une brûlante actualité, même si à un certain
moment, c’est la théorie qui devance la pratique et, à un autre moment de
l’évolution historique, c’est la pratique qui échappe à l’investigation théorique.
C’est donc aussi pour ces raisons que le Manifeste - programme théorique et
pratique de la classe ouvrière mondiale - ne peut pas échapper à des
questionnements multiples suscités par la charge historique dont il est porteur à
travers son message.
La lecture que l’on en fait et les réflexions qui en découlent réagissent toujours au
mouvement des tendances historiques les plus récentes et les plus significatives.
D’où, traiter du Manifeste, de ses relations aux colonies d’une part, et aux peuples
des pays dominés d’autre part, c’est chercher à interroger Marx-Engels dans leur
œuvre, sur la place et les fonctions que cette partie du monde contemporain occupe
dans leur vision théorique et pratique et dans le mouvement historique que leur
projet social implique.
I. QUELLES SONT LES RAISONS D’UNE TELLE
INTERROGATION ?
La lecture du Manifeste, soumise en quelque sorte aux bruits des événements et aux
bouleversements historiques postérieurs aux périodes de vie de Marx et Engels,
conduit à se poser la question sur la place qu’occupent les colonies dans le
nécessaire processus de transformation communiste mondiale analysé par ces
auteurs.
Ceci est une première interrogation.
Mais cette interrogation est elle même sous-tendue par des préoccupations qui
relèvent aussi d’une volonté de recherche d’une meilleure compréhension et d’une
approche adéquate du marxisme :
La nécessaire réhabilitation de la pensée de Marx-Engels sur les colonies et sur les
sociétés non européennes peut être un moyen précieux de pénétration approfondie
de cette pensée dans ses différents aspects. C’est par la connaissance et la maîtrise
de cette partie du patrimoine marxien souvent épars, dispersé, difficile d’accès dans
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l’œuvre de ces auteurs, que l’argument souvent avancé par les bourgeoisies des
pays sous-développés sur le caractère étranger du marxisme à ces sociétés, peut être
sérieusement contrecarré et remis en cause.
L’ignorance est une institution dans nos pays. Mais organiser l’ignorance de la
connaissance des sciences académiques en général, et de la science théorique
marxiste en particulier, est sans aucun doute aussi un projet pratique qui vient
occuper, meubler ce vide institutionnel.
Il ne s’agit pas de remettre à jour de vieux débats qui ont eu lieu beaucoup plus
dans plusieurs pays européens, il y a de cela deux ou trois décennies.
Il s’agit pour les marxistes des pays dominés - du moins pour ceux que ne repousse
pas l’effort souvent ingrat de la connaissance théorique - de faire le bilan de la
pensée marxienne sur les colonies et sur le monde non européen, un bilan puisé
directement dans les œuvres de Marx-Engels, sans médiation aucune. Cette pensée
- si limitée qu’on puisse à tort le croire - devrait nous conduire à lui désigner sa
place et ses fonctions dans l’ensemble de l’architecture théorique et pratique du
marxisme .
Une fois la connaissance de cette partie du patrimoine marxien mise à jour,
analysée, débattue et critiquée, la relation organique entre le marxisme et les pays
sous-développés deviendra directe.
Marx et Engels, à travers leurs enseignements multiformes auront acquis droit de
cité dans ces différents continents et pays si leurs idées ne restent pas cloîtrées dans
des cercles étroits.
Au moins pour être fidèle au message marxien du Manifeste.
Il s’établira alors aisément une relation nécessaire entre le spécifique et l’universel,
entre les racines théoriques des rapports économiques et sociaux dans nos sociétés si diverses soient elles - et le mouvement général de cette pensée et de son projet
social qui s’adresse à toute l’humanité opprimée.
Un autre point d’ordre méthodologique nous aidera à mettre de l’ordre dans la
matériau que Marx et Engels nous ont légués sur les colonies.
Il est nécessaire de distinguer entre deux approches ou deux optiques dans le
traitement du problème colonial :
- Il y a l’optique de la « métropole », de l’Etat, ou de la bourgeoisie européenne que
l’on trouve exposée par Marx-Engels dans leurs écrits. Il y a aussi la critique de ce
point de vue quand les sources de la documentation le permettaient en cette
période.
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- Il y a l’autre optique, celle de la colonie. Elle est saisissable dans l’analyse
économique et sociale que font ces auteurs des effets de domination du politique,
de l’économique, des institutions du capitalisme étranger sur la colonie. Les effets
de cette domination, à l’exemple de l’Inde sont souvent quantifiés et qualifiés.
-Ces deux optiques ne sont pas toujours présentes dans le même texte. A titre
d’exemple, dans le Manifeste, ce sont des développements où la première optique celle qui consiste à saisir le mouvement des colonies dans le capitalisme - semble
dominer ou prendre le dessus. Parfois même, nous constatons l’absence de la
deuxième optique, celle qui consiste à savoir ce que la présence de la colonie dans
le capitalisme peut rapporter à cette même colonie. Il est possible que cela soit dû à
l’insuffisance d’informations.
Nous reviendrons sur ces points à la lumière des textes du Manifeste.
II -LE PROBLEME COLONIAL DANS LE MANIFESTE
-1. Les sources du problème colonial jusqu’à 1848.
Dans cette partie, nous voulons d’abord localiser dans l’œuvre les passages
explicites où les auteurs mentionnent les colonies. Celles-ci sont impliquées dans
un mouvement historique plus vaste qui est celui de l’ascension du capitalisme
dans le monde. Mais face à cette ascension, qui en apparence se fait sans obstacles
sous l’égide de la bourgeoisie industrielle , dans les pays que sont l’Angleterre, la
France, plus tard l’Allemagne et l’Amérique, il y a émergence et accroissement
d’une classe sociale nouvelle, de plus en plus consciente de ses propres intérêts, la
classe ouvrière industrielle, le prolétariat.
La vision philosophique du Manifeste avec toutes ses multiples facettes, ainsi que
son programme d’action trouvent leur insertion dans la lutte de ces deux classes
sociales, la bourgeoisie et le prolétariat.
Où et comment Marx et Engels situent-ils les sociétés coloniales ou colonisées dans
ce mouvement mondial ?
D’abord, quelques indications préliminaires. Elles peuvent fournir un éclairage
utile à la question posée.
Le Manifeste est une œuvre qui se situe dans un long parcours où s’entrecroisent
une production intellectuelle intense et incessante depuis avant 1842 et une activité
militante de plus en plus soutenue à partir de 1844. Par exemple, en remontant dans
l’œuvre, les indications sur les colonies se trouvent déjà dans les écrits des auteurs
à partir de 1842.
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Quelles sont alors les sources qui nous permettent d’établir une filiation directe ou
indirecte entre la conception du problème colonial dans le Manifeste et dans les
travaux qui lui sont antérieurs ?
Il y a trois sources principales :
Une première source est constituée par les travaux qui ont les mêmes
préoccupations que celles du Manifeste. Il s’agit du Projet de profession de foi (
juin 1847) et Des Principes du Communisme ( novembre/décembre 1847). Ces
deux travaux portent l’empreinte de la rédaction d’Engels . Il y a là une filiation
directe qui se retrouve dans une certaine similitude de conception et de présentation
du problème colonial que nous préciserons plus tard.
La deuxième source est formée par des travaux plus connus ou plus lus et auxquels
des emprunts directs ont été faits. Nous citons entre autres, l’Idéologie allemande
(1846), la Misère de la philosophie (1847), ou encore certains articles sur les crises
de surproduction, dont l’article écrit par Engels et intitulé « les crises internes
», [23]. Ou encore peut-être d’une façon indirecte et lointaine les positions de Marx
et Engels sur la Pologne qui était le pays autour duquel les deux auteurs
construisaient leur conception de la libération nationale en Europe
La troisième, source sans doute la plus importante en volume, est formée par
l’ensemble des écrits de Marx et d’Engels qui traitent de problèmes philosophiques,
économiques, politiques et sociaux et qui font des développements ou des
digressions sur le problème colonial. Il s’agit des écrits qui ont été rédigés avant
1848. Plus précisément entre 1842 et novembre 1847 - février 1848, période
pendant laquelle Marx a eu pour tâche, de la part du secrétariat de la Ligue des
Communistes d’élaborer un texte qui deviendra le Manifeste.
Lorsque nous avons examiné ces travaux, nous avons constaté qu’il n’y a pas
d’écrit particulier qui soit réservé exclusivement au problème colonial, comme ce
sera le cas plus tard à partir des années cinquante du XIX ème siècle. De plus, il
semble qu’il y ait un trait qui caractérise la démarche pendant toute cette période.
Les indications sur les colonies et les appréciations de situations dans lesquelles les
colonies sont concernées ou impliquées sont souvent déterminées par l’objectif
d’expliquer, de saisir, de tracer le mouvement historique du capitalisme.
Il semble qu’il y ait là une idée directrice qui relève de la méthode d’exposition de
l’auteur. Mais cette démarche doit trouver aussi son explication. Ce que nous
ferons en temps voulu.
Les indications sur les colonies dans le Manifeste sont comme déterminées par les
trois types de filiations que nous avons mentionnées ci-dessus. Chacune d’elles fixe
en quelque sorte une certaine latitude de pensée dans laquelle évolue le problème
colonial, lequel occupe une place seconde et remplit des fonctions subordonnées
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aux impératifs du capitalisme industriel. Celui-ci à son tour faisant face à l’autre
exigence, celle de l’inéluctabilité historique de la révolution communiste.
Examinons tout ceci de plus près.
-2. Le problème colonial dans le texte du Manifeste.
Les nombreuses références explicites aux colonies sont dans la première section
intitulée » Bourgeois et prolétaires ». C’est à dire cette section qui fixe le rôle, la
place et les missions historiques de la bourgeoisie industrielle surtout, dans le
développement et l’extension du capitalisme.
Il est donc logique que dans cette partie, l’on trouve le plus de références aux
colonies. Elles font partie de cette réalité et de cet ensemble de rapports de forces
que tisse la tendance au développement planétaire du capitalisme.
Comment Marx et Engels situent - ils ce monde second en quelque sorte ?
La colonie est une conquête, une « invention », une découverte du capitalisme qui
triomphe sur le pré capitalisme : «la découverte de l’Amérique, le tour du cap de
Bonne Espérance ont ouvert à la bourgeoisie montante un champ d’action nouveau.
Les marchés des Indes Orientales et de la Chine, la colonisation de l’Amérique, le
commerce avec les colonies, l’accroissement des moyens d’échange et des
marchandises en général ont donné au négoce, à la navigation, à l’industrie un essor
qu’ils n’avaient jamais connu et assurèrent de ce fait un développement rapide à
l’élément révolutionnaire dans la société féodale chancelante. » [15]
Comment s’insère la colonie dans cette étape de formation du capitalisme ?. Elle
est un agent décisif de l’accumulation primitive du capital. Ce sont ce que l’on a
appelé les découvertes géographiques qui donnent accès au monde colonial lequel
devient, d’abord un moyen d’extension des activités économiques des différents
capitalismes nationaux européens.
Cette accumulation primitive du capital repose sur deux sources. L’une interne, se
déroule au sein de chaque pays capitaliste; l’autre, prenant la forme d’une
accumulation du capital vient accélérer le processus de décomposition des classes
sociales et faire émerger la bourgeoisie. C’est donc dans la période de transition du
féodalisme européen au capitalisme que s’insère l’activité de la colonie. Un
mariage, forcé en quelque sorte, entre le précapitalisme sous ses différentes formes
dans les colonies - par exemple le problème important de l’esclavage colonial - et le
capitalisme européen en voie de formation et de développement. Le cas typique qui
organise cette relation est représenté par l’Angleterre.
De plus, toujours en nous référant au texte ci-dessus, il faudrait remarquer que
Marx-Engels distinguent entre la colonisation de l’Amérique et le commerce avec
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les colonies. Autrement dit, entre la colonisation de peuplement et les activités
économiques, dans ce cas, les activités proprement commerciales.
Cette distinction entre types de colonies annonce ce qu’il écrira plus tard dans le
chapitre XXXIII du Capital, intitulé « la théorie moderne de la colonisation « , ou
encore dans les Théories sur la plus-value ( 1861-1863 ), que nous citons pour
clarifier la question : » Il faut distinguer ici deux éventualités : Premièrement : il
s’agit ici de colonies proprement dites comme aux Etats-Unis, en Australie, etc.
Dans ce cas , la masse des colons cultivateurs, bien qu’ils apportent de la métropole
des capitaux plus ou moins importants - n’est pas une classe de capitalistes, pas
plus que leur production n’est capitaliste.... Dans le deuxième type de colonies plantations -, de prime abord des formes de spéculation commerciale produisent
pour le marché mondial, c’ est la production capitaliste qui existe, bien que
formellement seulement, puisque l’esclavage des noirs exclut tout travail salarié
libre, donc la base de la production capitaliste. » [16].
Il y a donc des gradations, des différences ou des nuances dans les types de
rapports économiques coloniaux qui résultent de la relation de domination de la
métropole sur la colonie. Ce qui fait que l’insertion de la colonie dans le processus
d’ensemble du capitalisme se fait par la sphère de circulation, puis la sphère
d’échange, pour aboutir à une insertion par la sphère de production de la colonie
dans ce même ensemble. Tout ceci, étant déterminé par la logique des besoins
historiques de développement et d’expansion du capitalisme.
Il y a un autre texte qui traduit d’autres aspects de la relation avec la colonie. Nous
citons ce passage un peu long Mais il nous permettra de saisir encore d’autres
aspects de la pensée de l’auteur : » Par l’exploitation du marché mondial, la
bourgeoisie a donné une tournure cosmopolite à la production et à la consommation
de tous les pays. Au grand regret des réactionnaires, elle a sapé sous les pieds de
l’industrie sa base nationale. Les antiques industries nationales ont été anéanties et
continuent à l’être chaque jour. Elles sont évincées par des industries nouvelles,
dont l’introduction devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations
civilisées, industries qui ne transforment plus des matières premières du pays, mais
des matières premières en provenance des zones les plus reculées et dont les
produits sont consommés non seulement dans le pays même, mais dans toutes les
parties du monde à la fois. Les anciens besoins que satisfaisaient les produits
nationaux sont remplacés par des besoins nouveaux qui exigent pour leur
satisfaction les produits des contrées et des climats les plus lointains. L’ancien
isolement des localités et des nations qui se suffisaient à elles - mêmes fait place à
des relations universelles, à une interdépendance universelle des nations. Et ce qui
est vrai de la production matérielle l’est tout autant de la production intellectuelle.
»[17].
Ce deuxième texte met l’accent sur la deuxième étape du développement intensif
du capitalisme industriel. Il garde, à l’aide de ses institutions, sa mainmise sur
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différentes parties du monde et dont les activités sont organisées par le marché
mondial. La bourgeoisie industrielle devient la classe sociale déterminante de cette
étape. Sa mission est d’organiser le développement intensif des forces productives
pour continuer à dominer le monde par l’ensemble de ses activités. Le
développement du capitalisme industriel fait disparaître les industries obsolètes
dans ses propres pays, mais aussi il fait disparaître les industries manufacturières
des colonies. Ces dernières sont forcées de s’ouvrir au marché capitaliste mondial
qui est organisé selon les impératifs et les besoins de chaque capitalisme national
européen.
Est-ce que l’évolution du capitalisme industriel crée les conditions d’une évolution
de la colonie ?. Autrement dit aussi, est - ce que le développement des forces
productives dans la capitalisme industriel crée un développement dans la colonie ?
C’est le marché mondial capitaliste qui stimule, incite à diversifier la production et
la consommation dans des pays différents. Mais c’est aussi ce marché, par le
moyen de la division internationale du travail, qui fixe la place et les fonctions
économiques de la colonie. Dans ce cas, la division internationale du travail agit
effectivement comme une division coloniale du travail. Le capitalisme industriel
économise, pour plusieurs raisons, ses propres matières premières et exploite les
matières premières des pays les plus lointains. Les schémas de consommation
changent et se diversifient, de nouveaux besoins naissent et se développent grâce à
l’extension de cette sphère productive du capitalisme qui intègre à cette étape les
sphères productives d’autres pays , dont celles des colonies.
La colonie remplit alors la fonction de gisement économique qui se situe dans la
sphère élargie de production du système capitaliste, lequel englobe non seulement
sa propre sphère productive, mais aussi celle des colonies.
Ou comme aussi, elle peut se situer dans la sphère de circulation de ce même
système, si l’activité productive qui y est organisée dans la colonie, est réduite à
une ponction de matières premières rapidement exportées vers le marché mondial.
Les relations entre ces deux ensembles de sphères économiques, celles de la
métropole et celles de la colonie, en apparence étant régies par la division
internationale du travail, celle-ci fonctionne en réalité comme division coloniale du
travail. Le rapport de domination étant toujours là pour donner ce contenu à cette
relation.
Marx ne répond pas à la question que nous nous sommes posée ci-dessus. Les
besoins de la démonstration dans le Manifeste sont ailleurs. Son objectif est de
mettre en lumière le développement historique de la bourgeoisie en général, de la
bourgeoisie industrielle en particulier. Il sait que la colonie contribue à la
croissance de cette classe, à son affermissement, par les possibilités d’accumulation
du capital que cette même colonie fournit au capitalisme européen pendant cette
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étape. Il sait aussi que les colonies, considérées comme partie organiquement
articulée dans le fonctionnement du capitalisme, ne sont pas le seul agent
accélérateur du développement de ce système.
Ce qui ne minimise pas du tout leur place dans le système. A l’exemple de l’Inde,
plus tard en 1853, Marx fera ressortir d’une manière très claire le rôle du
capitalisme anglais dans l’exploitation et l’appauvrissement de ce pays. [18]
Mais dans le Manifeste, en plus de cette suprématie qu’a acquise la bourgeoisie
dans le développement des forces productives par rapport aux autres classes des
formations passées, ce mouvement ne se fait pas sans violence, sans brutalité. La
bourgeoisie n’a pas seulement pour mission de révolutionner les moyens de
production et les forces productives en général, elle favorise, elle cherche à imposer
l’extension des rapports capitalistes de production dans le monde : « grâce au
perfectionnement rapide de tous les instruments de production, grâce aux
communications rendues infiniment plus faciles, la bourgeoisie entraîne
brutalement dans la civilisation toutes les nations même les plus barbares...Elle
oblige toutes les nations à faire leur, sous peine de mort, le mode de production de
la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez elles ce qu’elle appelle la
civilisation, c’est à dire à devenir bourgeoises » [19]
Le développement des forces productives par la bourgeoisie impose le
développement du capitalisme dans les pays moins avancés. Il s’agit d’une
implantation violente, une sorte de greffe forcée de rapports capitalistes de
production. Mais pas seulement de rapports économiques. Le processus s’élargit au
domaine des rapports sociaux. La bourgeoisie des pays avancés cherche à
pérenniser son pouvoir sur les autres pays du monde non seulement en étendant son
pouvoir au delà de l’économique, mais en forgeant des rapports de dépendance visà-vis des pays ou des sociétés qu’elle domine. Ce qui lui assure une avance
historique qui lui permet de faire durer sa domination : « Tout comme elle a
subordonné la campagne à la ville, elle fait dépendre les pays barbares ou à demi
barbares des pays civilisés, les peuples paysans des peuples bourgeois, l’Orient de
l’Occident. »[20]
Une sorte de propension planétaire à dominer toutes les parties du monde qui n’ont
pas pu ou n’ont pas su organiser leur développement social et s’imposer comme
toutes les bourgeoisies industrielles dans les différents domaines.
Il s’agit là d’une fresque économique et sociale qui retrace la trajectoire historique
d’une classe sociale, de son devenir mais aussi de sa disparition inéluctable.
Nous constatons alors que les colonies ont une place auxiliaire dans ce processus
global. Une sorte de segment économique et social qui est organiquement articulé,
déterminé non seulement par l’impératif de recherche du profit, mais aussi ce
segment doit être maintenu, stabilisé avec « la force brutale.. les menaces de mort...
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», dans sa fonction par l’ensemble des institutions de domination , de répression et
de coercition du capitalisme.
Est-ce que ces relations ont changé de nature depuis que le Manifeste a été rédigé ?.
Nous ne le croyons pas. La nature de la relation du capitalisme et de ses institutions
aux pays qu’il a dominés ou qu’il domine de nos jours, est restée
fondamentalement la même. Elle est devenue plus complexe, les dégâts sociaux
occasionnés sur cette partie de l’humanité se sont étendus. Tout en soulignant
cependant que Marx et Engels n’ont pas pressenti le phénomène nouveau que sera
le sous-développement. Il faudrait alors étudier les mécanismes qui régissent les
formes de paupérisation absolue et relative pour pouvoir chercher et tenter des
comparaisons de situations initialement différentes.
Dans leurs réflexions sur la bourgeoisie et sur le capitalisme, Marx et Engels n’en
restent pas là. Ils savent que la phase ascendante de cette formation sociale est aussi
historiquement déterminée. Lorsque les forces productives se trouvent de plus en
plus contrecarrées dans leurs développements par les rapports de production, les
limites du capitalisme commencent à se faire sentir.
Marx et Engels ont cru situer ces limites dans l’apparition des crises économiques :
« chaque crise anéantit régulièrement une grande partie non seulement des produits
existants, mais même des forces productives déjà créées. Avec les crises éclate une
épidémie sociale qui serait apparue à toutes les époques antérieures comme une
absurdité : l’épidémie de la surproduction. La société se trouve brusquement
ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre
générale d’anéantissement lui ont coupé tous les moyens de subsistance...Parce que
la société possède trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop
d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne servent
plus à faire progresser la civilisation bourgeoise et les rapports de propriété
bourgeois ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces rapports qui
les entravent.... Par quel moyen la bourgeoisie surmonte-t-elle les crises ? D’une
part en imposant la destruction d’une masse de forces productives ; d’autre part en
conquérant de nouveaux marchés et en exploitant à fond les anciens. » [21].
Il serait intéressant de chercher à savoir si les grandes conquêtes coloniales son
déterminées par l’éclatement de graves crises économiques. C’est à dire établir un
parallèle exhaustif entre la chronologie des crises et celle des conquêtes.
De nos jours, l ‘affirmation de Marx se confirme. Il suffit de relever comment les
institutions contemporaines du capitalisme, pas seulement industriel mais aussi
financier, se sont appropriées de nouveaux marchés en imposant des conditions
drastiques aux pays dominés à la faveur de la crise de la dette, tout en intensifiant à
fond l’exploitation de la base économique coloniale ancienne. Ce ne sont pas les
données économiques qui manquent à ce sujet.
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Nous pensons avoir fait ressortir dans ce qui précède l’essentiel des indications
explicites du Manifeste sur les colonies. Il y a comme une présence insistante du
monde colonial dans le processus d’ascension du capitalisme et de la bourgeoisie
d’une part, et comme une présence lointaine, une quasi absence des pays colonisés
dans le processus historique, tel que le prolétariat cherche à le construire, à le
maîtriser dans sa lutte contre la bourgeoisie.
Mais avant d’examiner ce point, nous aurions voulu faire le relevé des questions
sur les colonies que Marx et Engels ont soulevées dans leurs écrits entre 1842 et
1848 et dont on ne retrouve pas trace dans le Manifeste, ou encore sur lesquelles les
indications sont insuffisantes.
III. DISCUSSION DE QUELQUES
MANIFESTE ET PERSPECTIVES.
POINTS
DU
1. Marx et Engels ont pensé entre 1842 et 1848 que l’éclatement d’une crise
économique pouvait engendrer quasi automatiquement une crise sociale faite de
mécontentements et de révoltes généralisés : par exemple, dans un article d’Engels
intitulé, « les crises internes » de 1842 , la crise économique en Angleterre peut
provoquer une révolution sociale. Les raisons principales sont que l’Angleterre est
de plus en plus concurrencée par les produits industriels de l’Allemagne et de la
France. Mais ceci ne suffit pas. Engels constate le bas revenu de la population
anglaise et l’étroitesse du marché des colonies qui ne pourront pas absorber les
surplus des produits industriels. A partir de la crise économique, la révolution
sociale devient possible. Mais le cours de l’histoire de ces pays a montré
l’existence de ressources énormes détenues par le capitalisme et les classes qui lui
sont affiliées pour contrecarrer les grands changements. [22]
2. Un autre problème, attenant au précédent et que Marx et Engels ne pouvaient pas
régler de leur vivant, parce qu’il nécessitait et nécessite encore le traitement d’un
vaste matériau empirique, celui des relations entre les forces productives et les
rapports capitalistes de production. Problème soulevé lors de l ‘apparition des
crises pour expliquer le caractère inéluctable de la révolution sociale, à partir des
dysfonctionnements du capitalisme. Statistiquement, le dysfonctionnement entre
l’économique et le social est démontrable. Il est encore plus criant quand on
examine la réalité des pays sous-développés actuels. Mais entre ce qui est
statistique, ce qui est économique, social, politique et idéologique, les décalages de
ces niveaux différents dans la conscience sociale collective sont de plus en plus
grands et souvent leurs effets séparés les uns des autres. C’est leur entrelacement et
leur interpénétration qui peut provoquer le mouvement.
Brièvement, il n’ y a pas et il ne peut y avoir de passage automatique de la crise
économique à la révolution sociale.
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3. Entre 1842 et 1848, la connaissance du problème colonial par les deux auteurs,
n’en n’est qu’à ses débuts. L’expansion capitaliste coloniale est aussi à ses débuts,
si l’on prend en considération l’étape d’expansion du capitalisme industriel. C’est
l’Angleterre qui a le plus de colonies. Cette situation objective va avoir des
incidences sur certaines parties du Manifeste : Nous mentionnons seulement ces
problèmes sans les développer.
-Le problème de la libération nationale est trop déterminé, trop subordonné à
l’exigence historique de la libération sociale. Il est vrai que Marx et Engels
corrigeront leur position plus tard. Ils reconnaîtront l’autonomie relative du
problème national par rapport à la libération sociale.[23]
-Une question ne nous est pas claire non plus : La question nationale, telle que
posée par Marx-Engels, à propos de l’Irlande et de la Pologne, est- elle de même
nature que celle des autres pays qui sont ou seront colonisés lors de la dislocation
de l’Empire ottoman ? Il faudrait entreprendre des lectures complémentaires pour
connaître la position des auteurs.
- D’autres questions concernent le Manifeste et la perspective des pays sousdéveloppés.
En guise de conclusion, que devient le Manifeste face aux grands changements
vécus par ces pays ?.
Ces pays dans leur ensemble ne sont plus des colonies, mais dans leur grande
partie, ils sont dominés et dépendants. Autrement dit, les constatations faites dans
le Manifeste demeurent valables. Ils sont encore une réalité économique et sociale
qui a sa place dans l’ensemble du système.
La formation de bourgeoisies et de petites bourgeoisies fort diversifiées fait que
nous sommes en présence d’un développement extensif interne du capitalisme.
Pour beaucoup de ces pays, il s’agit d’un développement du capitalisme
commercial et de services qui gêne ou contrecarre le développement d’un
capitalisme industriel. Historiquement parlant, si nous prenons pour référence le
modèle européen, il s’agit d’un capitalisme sans accumulation primitive majeure.
Cette étape ayant été dérobée à beaucoup de pays pendant la domination coloniale.
Il reste de cette étape des sous - phases, ou des îlots de rapports précapitalistes
agonisant et constituant des foyers de résistance qui reproduisent la stagnation,
l’arriération ou encore la violence.
La stratégie néo - libérale vis - à - vis de ces pays, et en relation avec les
bourgeoisies commerciale et de services, ou encore la bourgeoisie compradore, ne
veulent pas voir une classe ouvrière industrielle se former et croître. C’est ce qui
explique aussi pour beaucoup l’arrêt du processus d’industrialisation, comme forme
nouvelle d’un interdit d’industrialisation. D’où , on assiste alors à un arrêt de la
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croissance de la classe ouvrière, une tendance à l’accroissement des ouvriers
commerciaux et des services, suivis d’une vaste nébuleuse sociale qui s’identifie
difficilement avec le cadre classique de formation des classes sociales régies par le
travail.
Cette situation, pour beaucoup de pays sous-développés actuels est profondément
différente de ce que l’Europe du XIX ème siècle a vécue.
Cette structure économique et sociale de beaucoup de pays sous-développés soumis
à la stratégie néolibérale actuelle, confirme la place qu’elles occupent dans la
division capitaliste internationale du travail. Il y a eu amplification des problèmes
par l’émergence de niveaux de développement différents du capitalisme dépendant.
Il nous semble alors que la message du Manifeste demeure valable dans un
ensemble de plus en plus régionalisé, de plus en plus internationalisé.
Régionalisation et internationalisation étant des espaces de ce processus de
mondialisation des relations économiques et sociales où le système capitaliste est
entrain de devenir de moins en moins unipolaire, de moins en moins national, avec
des centres régionaux et des centres continentaux et mondiaux où les luttes
deviendront encore plus rudes entre les différents niveaux des bourgeoisies face
aux classes ouvrières et les forces sociales déshéritées.
Ainsi donc, nous ne sommes point éloignés du message du Manifeste.....
Alger le 5 mai 1998.
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