Les soirées Phil’d’or » Huitième rencontre (1/07/2011) : « L’éthique » L’intérêt de ces petits « bilans », à la suite de chaque rencontre, c’est que vous puissiez, si vous le souhaitez, vous constituer un petit livret, rassemblant, au fil des séances, nos réflexions partagées. Je vous invite en tout cas à vous constituer une petite boîte à outils progressive (les outils de la pensée sont les concepts, lesquels sont l’éclaircissement des notions) ; ils seront mis en évidence en bleu à chaque fois. Vous ne retrouverez certes pas tout ce que nous avons « remué » mais ce qui, selon mon estimation (qui peut toujours être mauvaise, certes !), a fait le socle de nos réflexions. La réflexion a été centrée, à l’occasion de cette rencontre, sur la question éthique. Qu’est-ce que l’éthique ? L’éthique, c’est la question morale quand on pense cette question dans la perspective du vivre ensemble (politique) des hommes ; tandis que la morale à proprement parler, c’est l’affaire de la conscience avec elle-même dans son rapport à autrui. Ce qui revient à dire que l’éthique est la question de la conscience avec elle-même dans son rapport à autrui, mais étant entendu que ce rapport doit s’inscrire dans la vie collective efficace. Pour soulever cette vaste question, nous sommes passés par un texte de Levinas, phénoménologue pour lequel la philosophie première n’est pas la question du savoir (celle sur laquelle nous avons assez largement réfléchi jusque-là) mais bien celle de l’éthique. Dans l’extrait proposé, conformément au sujet abordé et en tant que phénoménologue, Levinas, loin de démontrer rigoureusement ce qu’il avance, propose des sollicitations à s’en référer à ses propres expériences (à soi, dans ses multiples rapports à autrui). Précisément, c’est au niveau du visage (dans d’autres passages Levinas parle plutôt de la nuque fragile) que l’auteur « situe » une sorte d’appel à l’exigence éthique dans la relation à autrui. Mais pour que la rencontre avec autrui soit proprement éthique, il faut que son visage ne soit pas « vu ». Curieux ! Un visage est pourtant une partie du corps, perceptible, visible ! Quelle est donc cette approche spécifique, dite éthique, que l’on doit développer en direction d’autrui ? Telle fut la question soulevée avec Levinas. L’auteur indique d’emblée que l’approche éthique d’autrui se distingue d’une approche et d’observation et de connaissance. Regarder autrui, en effet, ce n’est pas le rencontrer mais le laisser face à soi, comme un objet. Le décrire (que rend possible le fait de le regarder), c’est encore plus manquer la rencontre avec autrui, car c’est achever d’en faire un objet (qu’on analyse, voire qu’on juge) ; c’est proprement dévisager, défigurer. Rencontrer ne peut jamais concerner qu’un sujet (par la médiation de son visage) : un au-delà du sensible (l’invisible en lui), un au-delà de l’apparence physique, mais aussi du caractère, etc. : ne pas même remarquer la couleur des yeux d’autrui ! Egalement et corrélativement, l’approche proprement éthique d’autrui est nécessairement inconditionnée. C’est-à-dire qu’autrui est celui qui, d’un point de vue éthique, a un sens et une valeur absolus (et non un sens ou une valeur relatifs) : peu importe son statut social, son élégance, sa beauté, sa nationalité, son caractère... La personne n’est pas le personnage. Je dois à autrui le respect, sans condition aucune. Donc absolument. L’éthique se révèle bien là être la philosophie première dans le sens où on n’a pas à d’abord connaître autrui (ou le comprendre) pour décider ensuite de le respecter ou non. Levinas achève admirablement son texte sur l’impératif fondamental de l’éthique : « tu ne tueras point ». C’est comme si le visage humain disait à chacun : tu ne dois pas tuer. Enigmatique ! C’est qu’un visage est doté d’yeux qui ont de la profondeur et qu’on oublie comme organes du fait du regard, d’une bouche qu’on oublie comme bouche du fait de la parole, d’expressivité qui fait qu’on oublie les traits particuliers… Un visage (propre de l’homme) reflète l’existence d’un sujet (pensée et liberté). Tu ne tueras point est à entendre d’une façon large : il y a meurtre dès que le sujet est tué dans l’autre, dès qu’il n’est pas reconnu mais réduit à un objet (d’observation, de connaissance…) : c’est-àdire dès lors que l’autre n’est pas respecté ; ce qui est si facile ! Levinas appelle par ailleurs l’éthique : « la résistance de ce qui n’a pas de résistance ». Ce texte présente l’avantage de bien marquer que la morale (et l’éthique) est la tâche absolue de l’homme, la plus haute, la plus proprement humaine et la plus difficile. La morale est une exigence non négociable. Dès lors qu’on la négocie (la conditionne, d’une façon ou d’une autre), c’est qu’on n’est déjà plus dans la morale. Toutefois, pour « exister » (être vécue), cette morale a besoin de se prolonger en éthique. Ce qui veut dire, par exemple, que le respect (qui est l’ « acte » moral), même s’il doit être absolu, s’articule à des instances de vivre ensemble telles que la justice par exemple, de sorte que juger un homme reconnu coupable et lui donner une peine n’est certainement pas manquer de respect à son égard (dans le sens où il y a eu effectivement un jugement). Bien au contraire, juger autrui, c’est continuer à le reconnaître comme un homme à part entière (qui reste « digne » de la justice des hommes : on ne juge pas les animaux !). Dire d’un homme qu’il est inhumain, c’est bien dire encore qu’il est un homme ! C’est donc le respecter encore. N. Abécassis