1/4 On parle de cérémonie religieuse, de cérémonie du mariage, de la cérémonie du repas, de cérémonies mondaines ou d'usage. A ces cérémonies, l'homme se prête souvent de bonne grâce, par une sorte d'intuition obscure du rôle fondamental qu'elles jouent dans la vie sociale. Mais il peut parfois s'y refuser, ne voyant en elles qu'un pur cérémonial, quelque chose qui est de l'ordre de la pure extériorité, qui risque de masquer la spontanéité et l'authenticité de ses sentiments. Au cérémonieux s'opposerait le naturel, et l'on peut être légitimement tenté, semblet-il, de préférer le second au premier. Pourtant, n'y aurait-il pas quelque démesure et quelque angélisme à prétendre ainsi refuser les cérémonies ? Le propre de l'homme, conscient de sa faiblesse et de sa finitude, n'est-il pas de se prêter à toutes ces cérémonies sans se laisser prendre par aucune d'elles ? Que les cérémonies puissent apparaître comme quelque chose d'extérieur en lequel l'homme se perd, cela n'est pas douteux. C'est chez Rousseau que nous rencontrons une telle critique philosophique de la cérémonie. Alors que le sauvage vit en lui-même, l'homme social, tel que le décrit le second Discours, vit tout entier hors de lui. Il n'est plus que masque et cérémonie. Tout se réduit donc ici au paraître. L'important, dans la société corrompue du Discours, n'est pas tant d'être vertueux que de le paraître (d'où la critique rousseauiste de la politesse, simple apparence, mensongère, de la moralité). C'est d'un même mouvement que Rousseau dénonce l'hypocrisie de toutes les cérémonies, la politesse et les bas de soie. C'est la raison pour laquelle le droit de propriété ne saurait être fondé sur quelque « vaine cérémonie ». Le refus de la cérémonie est d'ailleurs si profond chez Rousseau que, lors même qu'il pense à la fête, il la sépare de la cérémonie. Comme l'écrit M. Starobinski : « La fête des vendanges chez Rousseau n'a rien de rituel, elle ne se rattache à aucune tradition, rien ne s'y déroule selon l'usage. Au contraire elle apparaît comme entièrement improvisée ». L'opposition de Rousseau aux cérémonies est ici absolue puisqu'elle se manifeste au sein même de ce qui semble relever de la cérémonie. Et le fondement de cette opposition, c'est bien la notion de nature. C'est parce que la cérémonie n'est pas naturelle qu'elle est condamnée, et plus précisément parce qu'elle masque la nature. Pourtant cette idée que les cérémonies sont un masque dont l'homme devrait se libérer, ne repose-t-elle pas sur une valorisation de l'idée même de nature ? Remarquable est à cet égard l'analyse hégélienne que l'on trouve dans les Principes de la philosophie du droit de la cérémonie du mariage. Celle-ci permet seule la transformation d'une inclination purement subjective et contingente en une catégorie éthique : « C'est ainsi que cette 2/4 union n'est constituée moralement qu'après cette cérémonie qui est l'accomplissement de cette réalité substantielle par le moyen du signe » (Principes de la philosophie du droit, paragraphe 164). Cette défense des cérémonies, fondée sur l'insuffisance de la pure subjectivité, il va de soi que l'on pourrait la retrouver chez Auguste Comte, par exemple, qui accorde tant d'importance aux commémorations, et cela parce que l'individu demeure pour lui une abstraction. Ainsi l'homme, dans la mesure où il est un être social, ne saurait échapper aux cérémonies. Celles-ci, loin d'être quelque chose d'extérieur à l'homme, constituent son être même. Elles seules, au fond, arrachent l'homme à la pure animalité. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle toutes les sociétés ont élaboré des cérémonies d'initiation qui permettent à l'individu d'être intégré dans le groupe social (et qui constituent de véritables transfigurations de cet événement purement naturel et biologique qu'est la puberté, l'accès à l'âge adulte). Car si les cérémonies sont condamnées dans la mesure où elles masquent la nature, leur rôle fondamental est de dénaturer tout ce qui, en l'homme, pourrait relever de la pure nature. La cérémonie est donc cette forme qui arrache tout contenu (naturel) à sa pure naturalité (la faim : cérémonie du repas ; la naissance : cérémonie du baptême ; la sexualité : cérémonie du mariage ; la mort : cérémonie funéraire...). La mort violente elle-même (la mort et la violence), dans le duel, semble faire assaut de cérémonies : il y a, sinon une cérémonie du duel, du moins du cérémonieux dans tout duel. Alors qu'il ne saurait y avoir (sauf raffinement sadique et pervers) de cérémonie du meurtre ou de l'assassinat. On voit donc que la cérémonie est ce qui nous préserve de la nature, tout en permettant à celle-ci de s'exprimer dans une forme (voire un formalisme) qui, littéralement, la dénature. Dans la perspective hégélienne cependant les cérémonies ne font que donner l'effectivité, elles ne sont jamais valorisées en tant que telles, comme élément purement extérieur auquel ne correspondrait nulle intériorité. C'est le solennel comme sceau du social, et donc du politique, qui sous-tend l'analyse hégélienne des cérémonies. Mais qu'en est-il alors de ces cérémonies purement contingentes, qui sont reçues par l'usage mais qui ne semblent comporter aucun fondement dans la chose même ? A l'armée nous sommes contraints (en vérité : obligés) de saluer un adjudant de discipline. De cet acte de pure cérémonie et de mille autres gestes, pouvons-nous encore rendre raison ? Puisque c'est l'affirmation de la notion de nature qui nous a paru sous-tendre la critique rousseauiste des cérémonies, n'est-ce pas la critique de cette même notion de nature (son absence) qui permettra seule de sauver les cérémonies jusque dans leur aspect le plus cérémonieux et le plus contingent ? 3/4 C'est précisément cette perte de l'idée de nature, cette fuite de tout référent qui va faire de Pascal le penseur des cérémonies. C'est cette absence de fondement qui va livrer l'homme pascalien (et proprement baroque) à ces « chaînes de l'imagination » qui sont le support de toutes les cérémonies : que l'on songe ici à l'importance des cérémonies dans l'ordre politique et, par excellence, dans les régimes totalitaires qui finissent par s'épuiser en elles. En ce sens on pourrait dire que l'essence des cérémonies est d'être un substitut de l'essence (« Que le cœur de l'homme est creux et plein d'ordure », écrit Pascal, Pensées, Lafuma, 139). Une lecture de la liasse « Raisons des effets », dans les Pensées, montrerait que les cérémonies, en leur contingence même, sont un effet dont il est possible de rendre raison. Sans doute alors que le peuple adhère naïvement aux cérémonies, croyant qu'elles traduisent un ordre naturel, le demi habile n'a-t-il pas de peine à montrer leur caractère contingent (qu'il confond d'ailleurs avec l'arbitraire). Mais le demi habile est fou s'il est vrai que « ce serait être fou d'un autre tour de folie de n'être pas fou ». Ce qui manque au demi habile, c'est cette « pensée de derrière » qui lui aurait permis de comprendre que l'homme est un être de cérémonies - et cela dans la mesure même où sa nature est perdue. Habile et chrétien parfait se plient aux cérémonies et les respectent, par cette pensée de derrière, d'ordre politique pour le premier (Pensées, 94), religieux pour le second (Pensées, 14). Mais c'est surtout dans les Trois discours sur la condition des grands que l'analyse - et la défense - pascalienne des cérémonies est la plus explicite. Pascal y montre que les « grandeurs d'établissement » doivent être respectées en leur ordre (qui est un ordre second, sinon secondaire). Il serait injuste et tyrannique de refuser de saluer un grand seigneur (ou un adjudant de discipline) pour cette seule raison que je suis plus lettré ou plus moral que lui (toutes qualités qui relèvent de ce que Pascal nomme les « grandeurs naturelles »). Mais il serait tout autant injuste de sa part d'exiger de moi un autre respect que ce respect de pure cérémonie que constitue le salut « Ainsi aux grandeurs d'établissement, nous leur devons des respects d'établissement, c'est-à-dire certaines cérémonies extérieures [...] qui ne font point concevoir quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette sorte [...]. Il n'est pas nécessaire parce que vous êtes duc que je vous estime, mais il est nécessaire que je vous salue. (Trois discours, p. 367). Les cérémonies ne jouent donc point entre les personnes (au sens kantien du terme), et elles ne présentent, en ce sens, nulle dignité. Point de cérémonies entre amants, entre une mère et son fils, non plus, il est vrai, qu'entre l'exploitant et l'exploité, entre le loup et l'agneau. La cérémonie est donc cet entre-deux : ni l'ange, ni la bête, son véritable lieu est l'homme en sa 4/4 finitude. Concluons. Une réflexion sur les cérémonies pourrait donc nous conduire à nous méfier de tout angélisme. S'il est vrai que les cérémonies peuvent s'abîmer dans l'affectation et le cérémonieux, il est vrai également qu'elles correspondent à ce « discours de la machine » (Pensées, 5, 11) qu'évoquait Pascal. Il n'est pas insignifiant en ce sens de remarquer que le terme a, d'abord, une signification religieuse. C'est que, au sein même de ce qu'il a de plus intime, l'homme a besoin de ce support de l'extériorité. Sans doute la cérémonie n'est-elle pas la foi (pas plus que la politesse n'est la vertu), mais elle en est souvent le support. Elle est cet « abêtissement » sans lequel (puisque « qui veut faire l'ange fait la bête ») il n'y aurait pas de salut. Pistes à suivre - Pour une critique des cérémonies, on relira ROUSSEAU (notamment le second Discours), ainsi que le livre de J. STAROBINSKI : J. J. Rousseau, la transparence et l'obstacle (Gallimard, 1971). - Pour une défense des cérémonies : HEGEL, Principes de la philosophie du droit, paragraphe 164, ainsi que PASCAL : Pensées, liasse « Raisons des effets », et les Trois discours sur la condition des grands (notamment le second discours). - Pour une approche ethnologique des cérémonies, on pourra se reporter à l'ouvrage de Patrick WILLIAMS : Mariage tsigane, une cérémonie de demande en mariage chez les Rom de Paris (L'harmattan, 1984).