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À
gauche, portrait de Max Reinhardt.
©
Harlingue/Roger·Violiel
À
droite, Max Reinhardt, rôle du comte de Charolais. Neues Theater, Berlin, 1905.
©
DR
Ci-dessus
Macbeth,
texte de William Shakespeare, mise en scène de Max Reinhardt. Deutsches Theater, 1916.
©
DR
Ci-dessus
Moquette de décor pour Le Songe d’une nuit d’été, texte de William Shakespeare, mise en scène de Max Reinhardt.
Neues Theater am Schiffbauerdamm, Berlin, 1905.
<0 DR
p.50
purement humain, me consacrer
à
un art spirituel, profond et raffiné, je voudrais montrer la vie aussi sous un autre
aspect que sa négation pessimiste, tout aussi vrai et authentique, mais joyeux et plein de couleur et de lumière. »
5
C’est avec la pièce de Shakespeare,
Le Songe d’une nuit d’été
que Reinhardt donne vraiment forme
à
ce programme.
UNE RECONQUÊTE DU THÉÂTRE
La première du
Songe d’une nuit d’été
a lieu le 31 janvier 1905 au Neues Theater am Schiffbauerdamm (l’actuel
Berliner Ensemble), dont Reinhardt a pris la direction deux ans auparavant. La reconquête du théâtre
à
laquelle
s’emploie le jeune metteur en scène ne passe pas uniquement par le réinvestissement de formes simples ou
originelles : théâtre de foire, théâtre oriental,
commedia dell’arte,
scène élisabéthaine. Reinhardt ne prétend pas
comme Copeau vider le plateau de tout ce qui n’est pas utile
à
la représentation pour laisser
à
l’acteur le soin de
porter le spectacle dans un décor stylisé, avec seulement quelques accessoires. Chez lui, la reconquête du théâtre
passe par la machinerie, les éclairages, tout ce qui contribue
à
arracher le spectacle
à
la reproduction du réel
et lui permet de renouer avec sa dimension ludique, onirique, d’être un monde qui crée lui-même ses propres
formes. 6
Pour
Le Songe d’une nuit d’été,
Reinhardt renonce aux châssis et aux toiles peintes.
À
l’exception des actes l et
N,
traités comme un prologue et un épilogue, l’action se déroule dans un seul décor: une forêt, composée d’arbres en
apparence véritables, occupe toute la scène, le sol est recouvert d’herbe et de mousse, les feuilles bruissent au vent,
d’authentiques vers luisants sont disposés sur les branches, de l’eau ruisselle, une odeur de forêt est répandue depuis
les coulisses. D’une certaine manière, le procédé rappelle le naturalisme, qui renonce lui aussi aux artifices du décor
de théâtre et privilégie les matériaux authentiques. Mais Reinhardt vise moins à l’authenticité qu’à la magie du
théâtre. À cet effet, il utilise la scène tournante mécanique qu’il avait fait installer au Neues Theater dès sa prise de
fonction comme directeur. Ce dispositif est une invention récente. Il avait été utilisé pour la première fois par Karl
Lautenschlager en 1896 au Théâtre de la Résidence à Munich, où il permettait des changements de décor rapides : les
différents lieux, préalablement construits sur le plateau tournant, se révélaient successivement aux yeux des
spectateurs. Reinhardt, lui, a demandé à son décorateur, Karl Walser, de dresser tous les arbres sur le dispositif, ce
qui permet de montrer plusieurs aspects de la forêt, de créer des ambiances nouvelles, soulignées par les éclairages.
Qui plus est, la scène tourne de manière presque imperceptible sous les yeux du public pendant le déroulement de la
pièce, ce qui produit une atmosphère de constante métamorphose, et souligne la féerie du drame de Shakespeare.
Une forêt mystérieuse, dans laquelle l’homme semble prisonnier, s’offre au spectateur, lui-même entraîné dans ce
mouvement : la scène tournante évite les interruptions dues aux changements de décor, conférant à l’ensemble une
grande fluidité et un rythme soutenu.
Les notes de Reinhardt dans le livre de régie du Songe d’une nuit d’été donnent une idée précise du spectacle.
Citons en exemple le début de l’acte II, c’est-à-dire la première scène dans la forêt. Le texte de Shakespeare donne
simplement l’indication:
«
Entrent par une porte une fée et par l’autre Puck. » Chez Reinhardt, l’image se développe
de manière à plonger d’emblée le spectateur dans un monde irréel, étrange, chimérique : au lever du rideau, l’image
est encore cachée par plusieurs voiles de nuages. Une lune blafarde luit à travers ces voiles argentés, peu à peu
l’intensité lumineuse s’accroît. Les voiles se lèvent lentement les uns après les autres, formant des traînées de brume.
Ruissellement d’une source.
La scène représente une clairière avec de l’herbe haute et de grands arbres. À l’arrière, on aperçoit une haute
colline couverte d’arbres, qui se termine en fond de scène. À cour, on voit un lac miroiter parmi les arbres. À jardin,
le terrain est vallonné. Longeant le lac en direction de jardin, un chemin plutôt étroit conduit à l’arrière-scène. […]
.
Musique
7
.
Les traînées de brume se lèvent peu à peu. Puck est étendu dans les hautes herbes, le regard vers le ciel. Il
est sur le côté gauche de la scène, la tête un peu relevée. Une elfe (machine à voler) dans un nuage de brume argentée
en haut passe lentement de fond cour à avant-scène jardin. Lorsqu’elle plane au-dessus de Puck, celui-ci lui adresse
la parole et elle reste un moment, suspendue au-dessus de lui, penchant seulement la tête dans sa direction. 8
Outre l’originalité de l’espace scénique et son exploitation dramaturgique, c’est la nouveauté dans l’interprétation
de la pièce de Shakespeare qui frappe les esprits à l’époque. Reinhardt réinvente les personnages. Les elfes ne sont
pas d’élégantes danseuses mais des êtres inquiétants, presque effrayants. Puck, jouée par Gertrud Eysold - jeune
comédienne qui avait déjà interprété au Kleines Theater les rôles de Salomé et de Lulu - est un être démoniaque et
malfaisant. Le critique Hermann Bahr le décrit comme
«
ébouriffé, échevelé, hirsute, proche de l’animalité
i
un
personnage qui respire la terre noire
i
un son de la nature qui a pris forme... »
9
Ce Puck, qui porte déjà les traits de
Caliban, est en rupture avec le personnage douceâtre et charmant qu’avait fait de lui l’interprétation traditionnelle.