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Chapitre 8
Il nous faut nous rappeler que ce que On s’étonne que les lois de la nature
nous observons, ce n’est pas la Nature puissent être saisies par l’esprit humain.
en soi, mais la Nature exposée à notre On s’émerveille qu’il existe un pareil
méthode d’investigation. accord entre ces lois et celles de la
W. Heisenberg logique. La question est très simple.
Pouvons-nous penser un monde qui ne
soit pas conforme aux lois de la pensée ?
Penser en amont de h ?
Revenons à a) du chapitre précédent, à l’intérieur des bornes de τs il n’y a pas de sens, il
n’y a que de la pure existence et notre intelligence ne peut pas investir au cœur de cette durée ni
sur ses bords. Immédiatement on doit se poser la question sur la possibilité de concevoir du
sens en sommant des fragments qui n’en sont pas porteurs. La réponse que je peux proposer à
l’heure actuelle c’est que nous sommes dans la même situation qui a conduit au résultat
produit par G. Cantor : en accumulant, en sommant des segments fermés réduits à des points (le
point : entité limite que personne n’a jamais vue car il n’a aucune dimension, longueur, largeur,
épaisseur, désigne toutefois un emplacement, comme τs désigne une présence) on obtient une
droite qui est un objet mathématique tangible, qui fait sens, et partant devient accessible à notre
intelligence c’est-à-dire à notre capacité de concevoir. (Ainsi en est-il avec la langue qui
véhicule du sens à partir d’un processus d’addition de signes élémentaires qui pris chacun
considéré isolément ne signifie rien. Il en est de même à propos des tic-tac d’une horloge qui en
se succédant et partant s’additionnant égrènent ce que l’on nomme le flux du temps. A cette
occasion je vous renvoie à l’article de L. Smolin à propos de la gravité quantique pour que vous
puissiez repérer là où se situe la faille dans son raisonnement.)
Il faut donc constater que c’est dans ce geste de la sommation que se conçoit, se fabrique,
le sens. Ce geste, qui est une action, constitue une (la) signature déterminante du sujet pensant.
L’homme se trouve dans ce geste et il est irréductible à ce geste. Cette action primordiale,
élémentaire, absolument déterminante, constitue le surgissement, l’activité du sujet pensant.
([Les choses elles-mêmes] ne sont que les éclairs et les étincelles qui jaillissent d’épées
brandies). Notre intelligence ne peut saisir que des concepts, des objets, résultant de ce
processus. L’homme ne peut s’emparer que des entités qui satisfont à sa signature. Tous les
objets à qui l’on prête un caractère absolument ponctuel ne sont que des objets chimères, que
des faux amis.
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N’oublions pas que l’essentiel de l’édifice de lois constituant notre savoir théorique en
physique fondamentale est basé sur l’exploitation du principe de moindre action. Ce principe
est dû à Pierre-Louis de Maupertuis et énoncé en 1744, « Tous les phénomènes naturels
s’accordent avec le grand principe que la Nature, dans la production de ses effets, agit toujours
par les voies les plus simples […] On ne peut douter que toutes choses ne soient réglées par un
Être suprême qui, pendant qu’il a imprimé à la matière des forces qui dénotent sa puissance, l’a
destinée à exécuter des effets qui marquent sa sagesse… » L’action est définie comme le
produit de la masse par l’espace parcouru et la vitesse et est souvent exploitée sous la forme A
= Ldt ou L est le lagrangien du système étudié.
N’oublions pas non plus que la grandeur fondamentale, incontournable, de la mécanique
quantique, c’est h : constante de Planck qui a exactement l’équation aux dimensions d’une
action. Cette constante représente le quantum d’action plancher, insécable = 6,6 10-34 joule x
seconde. Sachant que le joule est une quantité d’énergie acquise par une masse d’1 kg chutant
de 10cm, autant dire que l’action correspondant à h n’est qu’une « pichenette ». Les autres
grandeurs dites de Planck ne sont que des grandeurs déduites en combinant h avec les autres
grandeurs constantes universelles c et G et elles ne sont pas accessibles à une évaluation
expérimentale. Pour bien saisir l’importance que représente la découverte de h, je rappelle ce
qu’en dit G. Cohen-Tannoudji
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, « C’est donc sous la forme du quantum d’action h qu’apparaît
le discontinu dans la physique de l’élémentarité. S’il est vrai qu’il fallait bien s’attendre à une
telle apparition (puisque l’hypothèse atomiste implique l’existence d’entités irréductibles,
insécables), il faut bien reconnaître que le discontinu n’apparaît pas là où on l’attendait.
L’existence du quantum d’action marque une limite à la divisibilité de la matière, mais ce qui
est insécable ce n’est pas une chose, c’est une action. »voir aussi, p. 356 « Tout compte
fait le quantum d’action traduit le caractère insécable du rapport sujet-objet. »
L’homme ne s’empare que des entités qui satisfont à sa signature. Tous les objets à qui
l’on prête un caractère ponctuel ne sont que des objets chimères. Nous sommes par exemple
directement confrontés à ces objets chimères avec la physique dite des particules élémentaires à
qui l’on prête la propriété d’être ponctuelles pour les besoins de la cause, mais en retour le prix
à payer est d’accepter une procédure de renormalisation peu orthodoxe qu’impose
l’exploitation de la théorie quantique des champs. L’homme ne s’empare, et n’investit avec ses
capacités de concevoir du sens pour lui-même, que des entités qui satisfont à sa signature et
cette signature est constituée d’un geste ontologique qui exclut tout caractère ponctuel. En
conséquence, je ne partage pas ce que dit G. Cohen-Tannoudji et M. Spiro quand ils avancent
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In ‘La Matière-Espace-Temps’, de G. Cohen-Tannoudji et Michel Spiro, Fayard, p 128.
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l’idée que « tout compte fait la quantum d’action traduit le caractère insécable du rapport sujet-
objet. » Cette idée laisse entendre un rapport sujet-objet statique or d’une façon distincte on
pourrait considérer que h serait une grandeur qui serait plutôt révélatrice du procédé générique
par lequel l’être humain conçoit des objets et des concepts qui font sens et partant sont
accessibles à ses facultés intellectuelles déterminées et non pas universelles. Si, comme j’en
fais l’hypothèse, l’existence de h peut jouer le rôle d’un révélateur, je précise tout de suite que
cette constante ne peut pas se confondre pour autant avec le geste ontologique. Comme
l’indique le titre du chapitre il s’agit de penser en amont de h.
A ce stade de ma réflexion, je dois dire que j’étais assez dubitatif car si j’avais plus ou
moins l’intuition qu’il valait la peine de prolonger cette réflexion, je n’étais pas du tout assuré
de pouvoir le faire jusqu’au stade d’une expression quantitative. Or je considérais que je devais
satisfaire l’obligation reprise avec autorité par Kant : « J’affirme que, dans toute théorie
particulière de la nature, on ne peut trouver de science à proprement parler que dans l’exacte
mesure où il peut s’y trouver de la mathématique. » Heureusement qu’à ce stade de mon travail
j’ai retrouvé les traces de lectures anciennes très intéressantes dans le livre d’Olivier Rey,
Itinéraire de l’égarement’, édit. Seuil, 2003, qui rappelle les bases, selon lui, de la genèse des
mathématiques. Ce développement se trouve à partir des pages 160 que je vous recommande.
Dans ces pages, à juste raison, il indique que la géométrie n’est pas une construction de l’esprit
mais une reconnaissance, que les démonstrations sont monstrations d’elles-mêmes et qu’un
objet se montre lui-même dans la mesure il coïncide exactement avec sa définition. En
conclusion O. Rey confirme une idée qui me convient totalement : « Les mathématiques
procèdent de l’action en direction de l’objet. » Il évoque aussi Poincaré qui en son temps
avait exprimé un point de vue assez semblable : « Pour un être complètement immobile, il n’y
aurait ni espace ni géométrie : car ce sont les actions qui engendrent l’espace, et leur
structuration ultérieure en opérations l’espace mathématique… l’expérience fondamentale en
géométrie ne tient pas à la « vision » des figures, mais à leur tracé. » Quelques citations qui
montrent que O. Rey est allé assez loin dans sa réflexion sur ce sujet : « Mais si les
mathématiques s’enracinent dans l’action, qui considérée en elle-même conduit aux structures
opératoires, il est concevable qu’en retour elles permettent d’appréhender quelque chose du
monde. » et plus loin : «La dualité action-objet disparaît par la médiation d’un espace
mathématique approprié, constitué à partir des actions, et dans lequel le monde objectal
se manifeste à titre de conséquence. L’activité n’est plus subordonnée à l’être, comme
dans l’adage scolastique operari sequitur esse (l’œuvre vient de l’être), elle le constitue. »
Ce qui conduit l’auteur à rappeler : « Les liaisons, autrefois s’ajoutant aux choses, s’identifient
à elles, « les choses sont supposées et posées pour porter la relation, la liaison est nécessaire à
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leur existence même
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». On rejoint la conception Leibnizienne des monades, dont l’essence est
entièrement caractérisée par les rapports entretenus avec les autres monades… Cette conception
pose l’équivalence entre être et action qui domine la pensée scientifique moderne. On aboutit
ainsi à une dématérialisation du matérialisme, la matière devient fantomatique. Les particules
élémentaires, censées les constituants ultimes de la matière, n’ont plus rien de matériel, leur
définition est purement fonctionnelle. »
Ces retrouvailles avec O. Rey me confortaient car son travail aboutissait par la voie qui
était la sienne, c'est-à-dire celle du mathématicien, à une reconnaissance de la primauté de
l’action qui engendre les objets et les opérations dans le domaine des mathématiques.
Apparemment donc, nous sommes en phase sur une primauté de l’action sur l’être mais étant
donné qu’à l’origine les champs de notre réflexion sont distincts bien qu’ils s’entrecroisent
nous aboutissons à des conclusions qui ne sont pas les mêmes, bien évidemment. Pour bien
montrer se trouve notre différence je cite encore une fois O. Rey : « Conformément à sa
nature mathématique et expérimentale, la physique moderne ne connaît les objets que par leur
manière de répondre aux sollicitations extérieures, qu’elle intègre dans des schèmes
opératoires. Elle ne dit pas ce que l’objet est, elle dit comment il se comporte, en fonction de tel
ou tel paramètre, dans tel ou tel contexte***L’objet est finalement destiné à s’évanouir à la
limite des modèles de ses interactions, constitutifs de la réalité.» A ce niveau là, O. Rey est
fataliste et consentant à l’évanouissement de l’objet donc du sujet parce qu’il n’a pas une
conception irrémédiablement dynamique de la relation entre le sujet et l’objet. Mon point de
vue est qu’avec l’hypothèse de τs l’empreinte de la présence du sujet est toujours et elle se
manifeste dans toute connaissance conquise par l’homme.
Rappelons que selon l’hypothèse proposée, τs ne peut être qu’invariant, il est une
scansion primordiale, un existential. Ce temps propre représente la durée du tic-tac de l’horloge
quantique
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recherchée comme propriété physique dans la Nature par L.Smolin, C. Rovelli, A.
Ashtekar. Avec mon hypothèse c’est l’être humain qui est le vecteur de ce qui fait fonction
d’horloge quantique. Ainsi se trouve levée une des difficultés rencontrées par les chercheurs
cités car comment se peut-il que le tic-tac de leur horloge quantique (qu’ils tentent d’identifier)
soit à tout instant dans tous les recoins de l’Univers. Avec mon hypothèse cette difficulté est
levée car l’être humain habite évidemment tous les domaines qu’il investit de ses pensées.
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Jean Ullmo, ‘La pensée scientifique moderne’, Flammarion, 1969, p.160
*** Il en est ainsi pour la classification des particules élémentaires : Hadrons, Baryons, Bosons, leptons, fermions,
etc.
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Voir article de Marcia Bartusiak in ‘Discover’ avril 1993, p.61-68, et l’article de C. Rovelli ‘Statistical mechanics
of gravity and the thermodynamical origin of time.In Class. Quantum Grav. 10 (1993) 1549-1566.
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En complément de la référence 3, il faut citer la publication
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de A. Connes et C. Rovelli
qui veulent statuer sur une évidence du flux dun temps physique. Avec leur hypothèse du
temps thermique ils affirment que l’être humain ne peut être qu’un être dans la nature et rien de
ce qui fait de lui un être humain ne doit se retrouver dans ce qui constitue la connaissance
scientifique.
Ici, à ce niveau de la réflexion, j’introduis un nouveau paradigme qui est que le sens le
plus élémentaire est façonné par une action primordiale : signature de l’être humain. Dans ce
geste ontologique primordial que je prête à l’homme, l’homme réalise un processus irréversible
qui est de l’ordre de la nécessité car l’action conduit à un résultat qui est celui de concevoir
du sens. Ainsi le geste fondateur qui projette une longueur élémentaire accessible à
l’intelligence humaine est une action qui implique une durée tout autant élémentaire. Cela
explique pourquoi nous sommes confrontés par la voie de la mesure, de l’observation, à une
constante universelle qui résulte du rapport entre longueur (distance) et temps c'est-à-dire c. La
reconnaissance de c, grandeur invariante, est un fait qui s’impose à nous. La connaissance
directe et séparée de la longueur élémentaire (le) et du temps élémentaire (te) est totalement
inenvisageable. De même il n’est pas exclu que te recouvre plusieurs τs. Il n’empêche que l’on
peut essayer d’appréhender des valeurs limites voire des ordres de grandeurs.
A titre indicatif si on évalue que τs est plus petit que 10-23s on obtient comme longueur
élémentaire maximum de l’ordre de 3x10-15m soit 3 fermi. Pour rappel on estime que la taille
du proton est 2,8 fermi (taille estimée à partir ‘d’images’ obtenues par diffusion élastique
d’électrons sur une cible de protons), de même on a mesuré que la charge du proton est
distribuée sur une région dont le rayon est de 0.8 fermi. Dimension bien supérieure à celle de
l’électron dont le rayon est au moins mille fois plus petit
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!!! La résolution spatiale de
l’expérience la plus précise pour faire apparaître la structure composite du proton en trois
quarks est de 10-17m. On peut considérer que la plus petite dimension spatiale que nous sommes
capable de concevoir, de nous représenter, se trouve comprise entre les dimensions estimées du
proton et de l’électron. Soit entre quelques fermis et 10-3fermi, en conséquence τs serait
compris entre 10-23 et 10-26s. Notre acuité intellectuelle n’est pas infinie, elle serait donc
déterminée par ces grandeurs. (Pour mémoire aujourd’hui nous sommes capables de mesurer
effectivement des intervalles de temps de l’ordre de 10-18s, soit l’attoseconde. On peut estimer
qu’avec des moyens techniques plus sophistiqués encore on pourra dans l’avenir améliorer cette
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‘Von Neumann algebra automorphisms and time-thermodynamics relation in generally covariant quantum
theories’ in Class. Quantum Grav., 11 (1994) p. 2899-2917.
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Lu dans le ‘Dictionnaire de la physique, atomes et particules’, p. 447, Albin Michel, 2000.
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