Larry Kramer

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Au nom du peuple
Qui a le dernier mot en matière constitutionnelle ?
Larry Kramer
Publié dans le numéro de février-mars 2004 de la Boston Review
trad. fçse Valentine Fouache
[Cet article de Larry Kramer, l’un des plus grands constitutionnalistes américains actuels,
doyen de la Law School de l’Université de Stanford, offre au lecteur français une véritable
réflexion sur le rôle de la Cour Suprême américaine ainsi qu’une violente remise en cause de
son autorité. L’auteur ne se permet une telle remise en cause qu’au terme d’une étude
approfondie de la conception du rôle de la Cour-Suprême aux Etats-Unis de 1787 à nos
jours, fondée à la fois sur l’histoire, le droit, la politique et la doctrine. Larry Kramer
constate en effet que l’ensemble du peuple américain accepte aujourd’hui que cette
juridiction possède l’autorité ultime en matière constitutionnelle, ce qui lui permet de rendre
des décisions dont les conséquences sur la vie quotidienne des américains sont essentielles.
Mais il s’emploie à démontrer qu’une telle conviction est tout sauf ancrée dans son histoire et
qu’elle a en réalité toujours été au service de ceux qui souhaitaient, pour des motifs
idéologiques, refuser au peuple l’exercice du pouvoir. Selon lui, il est étonnant que, de nos
jours, elle rencontre une telle adhésion et il invite par conséquent les américains à
s’interroger sur leur rôle politique, ainsi que sur leur passivité à l’égard d’une juridiction
dont l’autorité ultime en matière constitutionnelle n’est pas pour lui une nécessité.]
Qui a le dernier mot lorsqu’il s’agit de déterminer le sens du texte constitutionnel ? Qui
décide en dernier ressort si un Etat est compétent pour réglementer ou interdire l’avortement ?
Ou si le Congrès peut légiférer en matière de protection des personnes âgées ou des
handicapés ? Qui détermine quel est le vainqueur d’une élection présidentielle contestée ? Sur
ces sujets et bien d’autres, d’une importance essentielle pour la société, la réponse, ces
dernières années, a été la Cour Suprême. En effet, si l’on en croit des études récentes, telle
était, selon la plupart des individus, l’intention de nos Pères fondateurs. Et la plupart des
américains semblent désireux, et même satisfaits, d’en rester là. Ce que les avocats
dénomment la « suprématie judiciaire », - c’est à dire l’idée selon laquelle les juges décident
en dernier ressort et pour l’ensemble de la population ce que la Constitution signifie rencontre aujourd’hui largement les faveurs du public. Bien sûr, d’autres intervenants ont leur
mot à dire. Le sens du texte constitutionnel peut faire l’objet d’opinions de la part du
Président, du Congrès, des Etats et des citoyens. Mais les juges décident si ces derniers ont
raison ou tort, et les arrêts des juges sont censés régler les questions pour tout le monde, ne
s’inclinant que devant la procédure formelle de l’amendement, impossible en pratique.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Au contraire, et étonnamment, la suprématie judiciaire n’est
largement acceptée que depuis peu de temps, puisqu’il s’agit d’une évolution qui ne date
véritablement que du début des années soixante et qui ne parvint à maturité que dans les
années quatre-vingts. Il ne fait aucun doute que les hommes et les femmes qui vécurent à
l'époque de l’élaboration de la Constitution n’auraient pas accepté – et n’acceptaient pas –
l’idée que la Constitution soit confiée à une élite juridique, et auraient douté si on leur avait
dit (ce que l’on nous dit fréquemment aujourd’hui) que la principale raison de s’inquiéter de
l’issue de l’élection présidentielle était la possibilité offerte au vainqueur de contrôler les
nominations des juges. James Madison songeait en 1788 que le fait de confier à un corps de
1
juges non-élus une telle importance et de les traiter avec tant d'égards « rend le pouvoir
judiciaire suprême dans les faits », « ce qui n’a jamais été prévu et ne pourra jamais être
approprié ». La Constitution de la génération qui fut le témoin de son élaboration était une
Constitution populaire : la charte du peuple, élaborée par le peuple. Et elle était, selon les
propres termes de Madison, « le peuple lui-même » - œuvrant par l’intermédiaire de ses
représentants au gouvernement et leur répondant - qui « seul peut énoncer le sens véritable [de
la Constitution] et imposer son respect ». L’idée de transférer cette responsabilité à des juges
était tout simplement inimaginable.
I
Ceci est révélé tout autant par le comportement que par les déclarations des américains qui
vécurent à l’époque de l’élaboration de la Constitution. La Révolution elle-même fut
provoquée par des contestations relatives au sens de la constitution britannique. Le droit
naturel joua un rôle minime dans la cause américaine jusqu’à ce que l’indépendance soit
officiellement déclarée et, même dans ce contexte, son rôle se limita à expliquer pourquoi les
pratiques inconstitutionnelles répétées des britanniques justifiaient que les américains se
détachent de la couronne. Tous les griefs sous-jacents à la Déclaration étaient relatifs à la
violation par les agents de la couronne britannique de la constitution coutumière. Malgré cela,
personne, à aucun moment, que ce soit d’un côté de l’Atlantique ou de l’autre, ne songea
jamais à suggérer que ces contestations devraient être soumises à l’appréciation d’une
juridiction. Au lieu de cela, les américains manifestèrent, rédigèrent des pétitions,
provoquèrent des émeutes et s’en remirent à une panoplie de procédés populaires pour
protester contre les agissements inconstitutionnels du pouvoir. L’exemple le plus connu est la
« Boston Tea Party », organisée dans le but d’empêcher l’Angleterre d’asseoir son pouvoir de
lever des impôts sur les colonies pour se créer un revenu. Plutôt que de soumettre à une
juridiction leur réclamation selon laquelle l’impôt sur le thé était inconstitutionnel, les
américains décidèrent par eux-mêmes qu’il en était ainsi, et contrecarrèrent les effets de la loi
en empêchant le débarquement des cargaisons de thé.
Les américains n’abandonnèrent pas non plus soudainement ce type de constitutionnalisme
populaire une fois l’indépendance acquise. Les années qui suivirent offrent des exemples
innombrables en ce sens. En 1793, les autorités fédérales poursuivirent en justice Gideon
Henfield pour avoir servi à bord d’un navire corsaire français. Les juges ordonnèrent aux
jurés d’adhérer à l’opinion selon laquelle son moyen de défense constitutionnel – qu’il ne
pouvait pas être poursuivi en justice au motif que ses agissements n’étaient pas interdits par
un texte de loi du Congrès – était futile. Mais les jurés ignorèrent ces instructions et
acquittèrent Henfield, provoquant ce que le président de la Cour Suprême, Marshall, qualifia
de « manifestations extravagantes de liesse et d’exultation » chez un public qui loua les jurés
pour avoir défendu la Constitution malgré les efforts d’agents corrompus. Selon un journaliste
de l’Albany Register, plusieurs années plus tard, écrivant pendant la controverse relative aux
Alien and Sedition Acts1, affirmer que le pouvoir de déterminer la constitutionnalité des lois
« n’appartient qu’au pouvoir judiciaire », « c’est supprimer la pierre angulaire sur laquelle
notre contrat fédéral est fondé ; c’est retirer au peuple la souveraineté suprême ».
1
Terme désignant les quatre mesures adoptées en 1798 par le Congrès dans le contexte du conflit latent opposant
les Etats-Unis à la France. La première augmenta de 5 à 14 ans la période de résidence nécessaire pour pouvoir
prétendre à la citoyenneté américaine ; la seconde autorisa le Président à expulser les étrangers considérés
comme subversifs ; la troisième autorisa le Président, en temps de guerre, à arrêter et emprisonner tout sujet
d’une puissance ennemie résidant aux Etats-Unis ; et la dernière interdit à toute personne, y compris les citoyens
américains, de comploter de s’opposer à l’application d’une loi ou de participer à tout rassemblement à but
insurrectionnel.
2
L’idée de constitutionalisme populaire est suffisamment étrangère aux sensibilités modernes
pour justifier au moins quelques explications. Le droit constitutionnel, dans sa conception
originelle, était différent du droit ordinaire. Il désignait le droit directement issu du peuple
afin de contrôler et de contenir le gouvernement, contrairement au droit ordinaire, qui est
édicté par le gouvernement pour contrôler et contenir le peuple. Le juge William Nelson, de
Virginie, écrivait dans les années 1790 qu’ « une constitution est aux gouvernants, ou plutôt
aux départements du gouvernement, ce qu’une loi est aux individus ». La fonction du droit
constitutionnel était de contrôler les agents publics, qui se trouvaient ainsi dans la position de
citoyens ordinaires vis-à-vis de lui : il était exigé d’eux qu’ils fassent de leur mieux pour
déterminer sa signification tout en s’acquittant de l’exercice quotidien du pouvoir, mais sans
disposer de l'autorité finale. Au lieu de cela, leurs agissements et leurs décisions étaient
soumis à la surveillance et à la possibilité de rectification directes de la part de l’autorité
supérieure du peuple.
La question de savoir comment « le peuple » exerça cette autorité évolua selon les époques.
Au cours du dix-huitième siècle, alors que la politique relevait principalement du niveau local
et que l’application du droit était tributaire du soutien et de la participation actifs de la
communauté, la résistance populaire était informelle et extralégale – tous les moyens étant
utilisés depuis la rédaction de pétitions polies afin d’obtenir un retrait jusqu’à l’entrave pure et
simple à la loi sous la forme de l’annulation par un jury et d’émeutes violentes. La création
d’une république fédérale conduisit à des efforts pour encadrer ce type d’activités. Alors que
le constitutionnalisme du dix-huitième siècle avait imaginé un peuple complètement
indépendant contrôlant le gouvernement depuis l’extérieur, le républicanisme permit de
penser le peuple comme agissant dans et au travers du gouvernement, les différentes branches
réagissant différemment à la pression populaire en fonction de leur structure et de leur place
par rapport au corps politique.
La théorie qui en découle, qui ne se fit jour véritablement que dans les années 1790, est
connue aujourd’hui sous l’appellation de « départementalisme ». Madison et Jefferson furent
ceux qui l’exposèrent le plus clairement, et l’idée est finalement simple. Chaque branche du
gouvernement – le législatif, l’exécutif et le judiciaire – serait autorisée à faire état de ses
opinions sur la Constitution et à agir en conséquence toutes les fois qu’il serait nécessaire à
l’occasion de ses tâches ordinaires. Dans la plupart des cas, les branches du gouvernement
étaient supposées s’entendre et, en cas de désaccords, ceux-ci devaient pouvoir être réglés par
la voie de la négociation et du compromis. Si cette dernière solution s’avérait impossible, le
sénateur de l’Etat du Kentucky, John Breckinridge, expliquait qu’ « [une] adhésion entêtée
des deux organes à leurs opinions ferait rapidement naître le problème suivant : des deux
interprétations du pouvoir d’élaborer les lois, laquelle faire prévaloir » - Breckinridge voulant
dire que l’adhésion par des branches différentes du gouvernement à des avis irréductibles
forcerait le seul organe possédant l’autorité finale en ces matières à décider - c’est à dire, le
peuple lui-même.
Les lecteurs qui connaissent bien Le Fédéraliste2, et surtout le célèbre cinquante-et-unième
essai, reconnaîtront dans ce raisonnement un élargissement de la théorie générale de Madison
relative à la séparation des pouvoirs. En 1788, Madison ne mettait pas l’accent sur les
2
Titre donné aux quatre-vingt-cinq essais sur le gouvernement, favorables à la ratification de la Constitution,
publiés sous le pseudonyme Publius dans les journaux new-yorkais entre le 27 octobre 1787 et le 28 mai 1788.
Alexander Hamilton en rédigea cinquante-et-un, James Madison vingt-six, et John Jay cinq. Les trois restants
furent co-écrits par tous ces auteurs (note du traducteur).
3
juridictions parce que le contrôle de constitutionnalité ne constituait pas encore un élément
important de sa pensée. La théorie départementale engloba les juridictions dans l’exposé plus
général de Madison, mais sans modifier son attachement essentiel au débat démocratique et à
l’autorité du peuple.
La réponse apportée par Madison au problème de la politique républicaine n’avait jamais
consisté à limiter l’élaboration démocratique des décisions à l’aide de moyens
antidémocratiques. Elle n’avait jamais consisté non plus à éliminer le peuple de l’exercice du
pouvoir de gouverner. Sa solution était de compliquer la politique : de la ralentir à l’aide de
freins internes afin de faire prévaloir au final, non pas les réactions immédiates d’un peuple
irréfléchi, mais plutôt une opinion populaire raisonnée, affinée par un processus de débat
public prolongé. L’une ou l’autre des chambres du Congrès, ou l’exécutif au moyen de son
pouvoir de veto, pouvait empêcher l'entrée en vigueur d'un projet de loi. Mais leur frein était
en réalité un moyen de tester les avantages de la législation et le soutien dont elle bénéficiait,
en forçant ses partisans à répondre aux objections et à faire appel à davantage de soutien
populaire. Le système de freins et de contrepoids entre les différents départements du
gouvernement servait ainsi de procédé permettant de prolonger et d’enrichir la discussion de
propositions controversées.
La théorie départementale ajouta le contrôle de constitutionnalité à ce processus. Une mesure
adoptée par le Congrès et signée par l’exécutif était encore susceptible d’être écartée pour des
motifs constitutionnels par une juridiction. Mais la décision du pouvoir judiciaire ne
résoudrait pas, qui plus est ne pourrait pas résoudre, le problème de la constitutionnalité de la
mesure. Il s’agissait plutôt d’un point de repère pour des débats approfondis, le peuple luimême tranchant le problème par son attitude vis-à-vis des appels concurrents émanant des
membres des différentes branches, cette attitude revêtant la forme de pétitions, de
manifestations et de réactions populaires en réponse à la législation et à l’action ou l’inaction
de l’exécutif.
Le départementalisme ne fut pas la seule théorie relative au contrôle de constitutionnalité à
naître dans les années 1790. L’idée moderne de suprématie judiciaire date également de cette
période et fut mise en avant par des Fédéralistes conservateurs, inquiets de la direction prise
par la politique au sein de la toute jeune république. Les Fédéralistes qui étaient à la tête du
mouvement pour l’adoption d’une nouvelle constitution à la fin des années 1780 pensaient
que la création d’un gouvernement fédéral fort mettrait fin à l’agitation politique qui avait
accablé la nouvelle nation au cours de sa première décennie d’existence. Ils étaient
convaincus que la taille et l’échelle du nouveau gouvernement fédéral porteraient des hommes
comme eux aux commandes et ils s’attendaient à gouverner harmonieusement une population
passive satisfaite d’être soumise à leur direction éclairée. Mais des tensions terribles se firent
jour tandis que les américains adoptaient des avis différents sur des questions controversées
de finances et d’affaires étrangères. La Révolution française s’avéra créer des divisions
particulièrement fortes, les américains descendant dans la rue pour manifester en faveur de la
France ou de l’Angleterre et pour exhorter le gouvernement à se montrer ferme avec l’une ou
l’autre de ces puissances européennes. Les citoyens mirent sur pied des campagnes de
pétitions et réunirent des conventions ; ils défilèrent, plantèrent des poteaux de la liberté3 et
brûlèrent des effigies ; ils tinrent des banquets et portèrent des toasts publics. Alexander
Equivalents des arbres de la liberté, les poteaux de la liberté symbolisaient à l’époque de la Guerre
d’Indépendance la résistance des américains au pouvoir des agents de la Couronne britannique de collecter les
impôts. Dans les années qui suivirent, ils devinrent plus généralement des symboles de résistance populaire (note
du traducteur).
3
4
Hamilton fut attaqué à coups de pierres au cours d’une réunion de protestation pour avoir
suggéré que la constitutionnalité du traité négocié par Jay entre les Etats-Unis et l’Angleterre
était une question qui devait être tranchée par le Président et le Sénat, plutôt que par le peuple
lui-même.
Cependant, les conflits relatifs à la banque fédérale créée par Hamilton ou à la Révolution
française n’étaient eux-mêmes que l’expression d’un désaccord plus profond sur le véritable
rôle des citoyens ordinaires dans l’exercice quotidien du pouvoir. Sous la direction de
Jefferson et de Madison, les Républicains4 adhéraient à un large idéal de l’autorité du peuple,
soutenant le droit pour le peuple d’exercer un contrôle sur leurs représentants à tout moment
et sur toute question. Les Fédéralistes hamiltoniens, au contraire, devinrent progressivement
plus conservateurs et anti-populistes, en se faisant les défenseurs d’une philosophie qui
admettait le pouvoir politique des citoyens ordinaires le jour de l’élection mais les exhortaient
entre les élections à se soumettre passivement aux « pouvoirs constitués ». Il s’agissait, dans
un sens, d’une extension logique de l’idéologie Fédéraliste des années 1780, mais les
tendances anti-démocratiques au sein de la pensée Fédéraliste devinrent beaucoup plus
prononcées dans les années 1790 – résultat d’une opposition politique d’un acharnement
inattendu sur le territoire et de la peur à l’idée que la violence en train de détruire la société
française pourrait atteindre l’Amérique.
Confrontés à l’échec apparent de leur stratégie constitutionnelle de 1787, les Fédéralistes,
désorientés, se mirent à chercher frénétiquement de nouveaux moyens de contrôler un public
de plus en plus indiscipliné et exigeant. Il n’est pas surprenant que certains aient remarqué des
liens avec le pouvoir judiciaire qui, précédemment, n’avaient pas été mis en avant. En 1795,
ces Fédéralistes, dits ultras, commencèrent pour la première fois à évoquer la suprématie
judiciaire – leur idée que le dernier mot en matière constitutionnelle devrait être confié aux
juges étant fondée sur l’affirmation, à l’époque novatrice, selon laquelle les juridictions
fédérales avaient été spécialement créées pour protéger les valeurs constitutionnelles contre
des majorités relevant de factions. A la fin de la décennie, tandis que les luttes politiques
culminaient et que les Fédéralistes tentaient d’étouffer leurs opposants à l’aide du Sedition
Act (aux termes duquel la simple critique du gouvernement était constitutive d’un crime),
certains juges commencèrent à adopter le nouveau constitutionnalisme judiciaire directement
depuis le siège, en interdisant aux jurés d’exercer leur autorité traditionnelle sur des questions
telles que la constitutionnalité de cette loi controversée.
L’élection de 1800 fut, entre autres , un référendum sur le détenteur de l’autorité en matière
constitutionnelle, le rôle de la Cour Suprême et la question de la suprématie judiciaire figurant
avec d’autres problèmes au cœur du débat. Les Républicains proclamèrent haut et fort le droit
pour le peuple et les Etats fédérés de décider de la constitutionnalité des lois et des actions du
gouvernement fédéral ; les Fédéralistes répondant que de telles décisions étaient
exclusivement de la compétence des juges. La victoire écrasante des Républicains, suivie
rapidement par l’abrogation de la loi sur l’organisation du pouvoir judiciaire de 1801 ainsi
que par un autre triomphe des républicains aux élections législatives de 1802, sembla résoudre
de façon concluante cette lutte contre les Fédéralistes. Le constitutionnalisme judiciaire et la
4
Les deux partis politiques américains à la fin du dix-huitième siècle étaient le parti Fédéraliste, favorable à un
pouvoir fédéral fort, et le parti Républicain, ou Démocrate-Républicain, favorable aux droits des Etats fédérés.
Ce parti prit ensuite le nom de parti Démocrate. Le parti Fédéraliste disparut après la guerre de 1812 qui opposa
les Etats-Unis à l’Angleterre. Le parti connu aujourd’hui sous le nom de parti Républicain ne fut créé qu’en 1854
(note du traducteur).
5
suprématie judiciaire étaient rejetés d’une manière accablante
constitutionnalisme populaire dans sa forme départementale remaniée.
en
faveur
du
La décision Marbury v. Madison, rendue en 1803, témoigne de ce rejet. La question soumise à
la Cour était éminemment politique : la Cour Suprême (Fédéraliste) pouvait-elle enjoindre à
l’administration Jefferson (Républicaine) d’adresser aux juges de paix nommés par John
Adams dans les dernières heures de son mandat présidentiel leurs actes de nomination ?
Admettant qu’une réponse positive à cette question serait très certainement ignorée, les juges
contournèrent la question en déclarant inconstitutionnelle la loi leur conférant le pouvoir de
trancher le problème. Toutefois, ce faisant, le président de la Cour Suprême, Marshall, évita,
d’une manière aussi délibérée qu’élaborée, d’utiliser ne serait-ce qu’un des arguments des
Fédéralistes relatifs à la suprématie judiciaire, tout en reproduisant mot à mot des arguments
de la théorie départementale, empruntés à des juges Républicains tels que Spencer Roane et
St. George Tucker. La différence, à peine visible pour nous aujourd’hui, était flagrante à
l’époque. Si Jefferson et les Républicains ignorèrent l’affirmation par Marshall du pouvoir de
la Cour Suprême de contrôler la constitutionnalité des lois du Congrès, cela ne résulta pas de
la façon dont il avait habilement minimisé son autorité en l’espèce. Ils étaient parfaitement
capables d’anticiper et de comprendre que ce pouvoir pourrait être utilisé à d’autres fins. Au
lieu de cela, les Républicains acceptèrent la théorie articulée par Marshall, qui, replacée dans
son contexte, correspondait à un abandon de l’idée de suprématie judiciaire. La façon dont la
Cour Suprême d’aujourd’hui cite Marbury en tant que l'arrêt qui a établi sa suprématie est
éminemment ironique – ou erroné.
II
Bien que discréditée auprès du public, l’idée de la suprématie judiciaire ne disparut jamais
complètement. Les Fédéralistes et les anciens Fédéralistes ne changèrent pas tous d’avis au
seul motif qu’ils avaient perdu l’élection de 1800 et qu’ils avaient subi l’abrogation de la loi
sur l’organisation judiciaire de 1801. Ce fut peut-être le cas pour certains, mais un nombre
non négligeable de réactionnaires – tels que John Marshall et Daniel Webster – demeurèrent
attachés à l’idée que le pouvoir judiciaire devait être principalement et ultimement
responsable de l’interprétation de la Constitution. C’est précisément le caractère diffus et
décentralisé du constitutionnalisme populaire qui permit à ces partisans de la suprématie
judiciaire de continuer à entretenir leur revendication. Au début des années 1840, le
constitutionnalisme populaire et la suprématie judiciaire se partageaient la scène de la culture
politique américaine, coexistant en entretenant des liens incertains et parfois tendus.
La lutte ne fut pas permanente. Elle consista en des disputes périodiques intervenant après des
années ou parfois des décennies au cours desquelles des partisans actifs des deux théories
essayaient de manœuvrer pour se positionner avantageusement, pendant que les citoyens
ordinaires demeuraient largement indifférents au problème. Cependant, à chaque fois qu’une
question ou un dirigeant parvenaient à captiver l’attention de la population – c’est à dire, en
d’autres termes, à chaque fois que les circonstances imposaient aux américains de cristalliser
leurs convictions latentes et de prendre parti – celle-ci choisit systématiquement le
constitutionnalisme populaire plutôt que l’idée que la constition était soumise à un contrôle
juridictionnel faisant autorité.
Les controverses les plus importantes sont liées à des évènements historiques connus de tous :
le conflit relatif à l’esclavage dans les territoires au cours des années qui précédèrent la
Guerre de Sécession ; la controverse relative à la gestion par le Congrès de la
6
Reconstruction5 ; le combat entre les Progressistes et les juridictions au sujet de la législation
sur la protection sociale ; et, bien sûr, la crise du New Deal.
En décidant, en 1857, que le Congrès n’était pas compétent pour interdire l’esclavage dans les
territoires de l’Union, la Cour Suprême de l’époque, trop sûre d’elle, rendit ce qui fut peutêtre la décision la plus honnie de toute l’histoire du droit constitutionnel américain. La
réaffirmation par Abraham Lincoln de la théorie départementale en réponse à Dred
Scott est célèbre, mais Lincoln fut loin d’être le seul à exposer ce raisonnement. Des
éditorialistes et des hommes politiques à travers tout le Nord et l’Ouest des Etats-Unis
critiquèrent violemment la Cour pour son « impertinence » à avoir la présomption « d’agir en
tant qu’interprète de la Constitution pour les autres branches du gouvernement ».
Il fallut presque le temps d’une génération à la Cour Suprême pour se remettre des atteintes à
sa réputation causées par Dred Scott. Le Congrès de la période de la Reconstruction menaça
la Cour d’ « annihilation » et l’obligea à faire marche arrière à la fois en lui retirant la faculté
de connaître des affaires à l’occasion desquelles la Cour paraissait susceptible de limiter le
pouvoir du Congrès et en augmentant et en diminuant sa composition par fournées en fonction
de l’occupant de la Maison Blanche.
Lorsque la Cour réaffirma de nouveau son autorité au début du siècle, elle fut confrontée à
une vive opposition de la part des Progressistes qui exigeaient « les limitations nécessaires au
pouvoir des juridictions pour que soit laissée au peuple l’autorité suprême de trancher les
questions essentielles en matière de protection sociale et de politiques publiques ». Theodore
Roosevelt exigeait en 1912 que le peuple américain soit « le maître et non le serviteur, même
de la juridiction la plus élevée du pays ».
Les Progressistes réussirent moins bien que leurs prédécesseurs à maîtriser la Cour, mais le
combat continua. Le soutien au « peuple » en tant qu’interprète en dernier ressort demeura
important parmi les avocats libéraux et les intellectuels. Pour diverses raisons, les choses
n’atteignirent pas leur paroxysme avant 1936, date à laquelle la Cour Suprême déclara
inconstitutionnels des éléments essentiels du New Deal de Franklin D. Roosevelt au motif
que le Congrès avait outrepassé ce que les juges considéraient être l’étendue du pouvoir
fédéral. Le rôle de la Cour devint une question politique disputée pour la population
parallèlement à la réaffirmation par les partisans du New Deal du droit du peuple à décider
quand et comment la Constitution autorise le gouvernement fédéral à aborder les difficultés
sociales et économiques graves. Tout comme son cousin et prédecesseur à la Maison Blanche,
FDR6 plaida sa cause en se fondant directement sur l’héritage du constitutionnalisme
populaire. Il soutenait que « la Constitution des Etats-Unis est un document pour le profane, et
non un contrat pour l’avocat ». Bien que l’attaque la plus évidente de Roosevelt à l’encontre
de la Cour – son plan de fournée de juges – ne recueillit pas un large soutien, sa victoire
définitive résulta du changement de comportement des juges et de leur confirmation du
second New Deal en 1937, qui rendit toute pression supplémentaire inutile. Par une
combinaison alliant changement des votes et renouvellement des membres, la Cour
abandonna des éléments clés de sa jurisprudence de l’ère Progressiste7 : un nouveau
Période s’étendant de la fin de la Guerre de Sécession en 1865 au retrait des troupes fédérales des anciens Etats
Confédérés en 1877 (note du traducteur).
6
Franklin Delano Roosevelt (note du traducteur).
7
Période s’étendant de la dépression de 1893 à l’entrée en guerre des Etats-Unis dans la Première Guerre
Mondiale en 1917 (note du traducteur).
5
7
compromis se fit jour, définissant des frontières plus durables pour une suprématie judiciaire
assagie ainsi qu’un constitutionnalisme populaire renaissant.
III
Le compromis du New Deal – qui établit une frontière entre les questions constitutionnelles
déterminant l’étendue du pouvoir fédéral (du ressort de la politique) et certaines catégories de
droits des individus (contrôlées par les juges) – dura près de soixante ans, de la fin des années
trente au milieu des années quatre-vingt dix. Les Cours Suprêmes présidées par Warren et
Burger, qui siégèrent de 1954 à 1986, étaient sans aucun doute « activistes », en ce sens
qu’elles utilisèrent le contrôle de constitutionnalité pour écarter l’application d’un grand
nombre de lois, mais leur activisme demeura largement à l’intérieur des frontières tracées
après 1937. Tout en pesant sur les questions relatives aux droits des individus, ces Cours
respectèrent l’espace réservé au constitutionnalisme populaire à l’époque du New Deal et
laissèrent à la politique les questions relatives à l’étendue du pouvoir fédéral.
Cependant, les juges des Cours Warren et Burger, peut-être de façon involontaire,
enclenchèrent un processus de fragilisation de ce compromis constitutionnel. En effet, à
l’intérieur de la sphère limitée de compétence juridictionnelle établie à l’époque du New Deal,
ils réalisèrent des changements immenses. Lorsque les partisans du New Deal préconisaient
un système de contrôle de constitutionnalité à deux niveaux, ils envisageaient probablement le
rôle de protection des droits des individus par les juridictions comme minime – ce qui
constituait une attente raisonnable à la lumière de l’expérience antérieure. Mais à partir de sa
décision de 1954, Brown v. Board of Education, la Cour Suprême montra ce qu’un
pouvoir judiciaire ambitieux était capable d’accomplir, même à l’intérieur de ce
domaine limité par avance. Compromis constitutionnel ou non, des décisions audacieuses
sur des questions telles que la race, le sexe, l’avortement, la prière à l’école, les droits des
accusés en matière pénale et la peine de mort n’allaient pas passer inaperçues.
Il est possible que les oppositions à ces décisions aient contribué à ce que la Cour se retire de
certains domaines, mais elles la persuadèrent également de réaffirmer avec force sa
suprématie. L’exemple le plus célèbre en cette matière date de 1958, lorsque l’Arkansas et
d’autres Etats du Sud tentèrent de désobéir à la décision de la Cour imposant la mise en œuvre
de la déségrégation scolaire. La décision Cooper v. Aaron fut signée par les neufs juges qui,
dans un jugement extraordinaire, soutenaient que les Etats étaient tenus de se conformer aux
décisions de la Cour, tout en maintenant que Marbury avait « proclamé le principe
fondamental que le pouvoir judicaire fédéral est suprême dans l’interprétation du droit de la
Constitution » et que cette idée « n’a jamais cessé d’être tenue par la Cour et par le pays
comme la caractéristique permanente et indiscutable de notre système constitutionnel ».
Evidemment, Marbury n’avait rien dit de tel. Et malgré les efforts incessants de la Cour en ce
sens, la suprématie judicaire n’avait jamais non plus été acceptée en tant que doctrine
constitutionnelle. Les juges auteurs de Cooper faisaient moins le constat d’une vérité qu’ils ne
l’inventaient et, malgré la décision peu enthousiaste de l’administration Eisenhower
d’envoyer des troupes à Little Rock pour faire appliquer la décision de la Cour, la
proclamation de la suprématie judiciaire en matière d’interprétation provoqua à l’époque un
scepticisme considérable.
8
Mais le fait marquant est le suivant : après la décision Cooper v. Aaron, l’idée de la
suprématie judiciaire semble avoir été progressivement acceptée. Les décisions rendues par la
Cour furent toujours fréquemment controversées. Il arriva que des législatures d’Etats fédérés
adoptent des lois dont elles savaient pertinemment que la Cour les déclarerait
inconstitutionnelles, et la mise en oeuvre des décisions les plus controversées des juges - telles
que celles relatives à l’avortement ou à la prière à l’école – fut délibérément négligente en de
nombreux endroits. Mais au cours des années soixante, ces incidents de non-respect
commencèrent à prendre la forme de protestations plutôt que celle de revendications relatives
à une supériorité en matière d’interprétation. Les refus catégoriques de l’autorité de la Cour
Suprême pour définir le droit constitutionnel semblèrent disparaître en grande partie.
Pendant les années quatre-vingts, la plupart des protestations relatives à des questions
constitutionnelles étaient dirigées vers la Cour en tant que telle, plutôt que contre ses
décisions, et l’acceptation de la suprématie judiciaire sembla devenir la règle. Plutôt que de
refuser aux juges la suprématie, les opposants envisagèrent de modifier la législation en
modifiant la composition de la Cour à l’aide de nouvelles nominations. L’enjeu du processus
de nomination augmenta, entraînant des luttes déplaisantes telles que celles entourant les
nominations de Robert Bork ou de Clarence Thomas.
Il n’est pas facile d’expliquer cette évolution assez surprenante. Il ne fait aucun doute qu’un
des facteurs fut le scepticisme général à l’égard du gouvenement par le peuple, qui devint
caractéristique de la pensée occidentale après la deuxième guerre mondiale. L’empressement
apparent avec lequel les masses adhérèrent au fascisme et au communisme en Europe entama
la foi des intellectuels en ce que le politiste Robert Dahl qualifia d’un ton moqueur, dans les
années cinquante, de « démocratie populiste ». Le nouveau courant de pensée, associé très
étroitement à Dahl et à Joseph Schumpeter, dénigrait l’idée que la politique démocratique
puisse servir de moteur au développement de valeurs essentielles et la présentait au contraire
comme une concurrence intéressée entre des groupes d’intérêt. (Bien que Dahl lui-même ne
fut jamais très enthousiaste à l’égard de la Cour Suprême, le fait qu’il réduisit au début de sa
carrière la politique démocratique à des négociations entre divers groupes d’intérêt fut utilisé
par les partisans d’une Cour plus autoritaire, pour lesquels il s’agissait de l’espace au sein
duquel le raisonnement pourrait l’emporter sur la négociation et les principes sur les intérêts.)
Une conception aussi défavorable de la politique électorale favorisa la défense du processus
juridictionnel en tant que cadre, par comparaison plus propice à la préservation des
engagements constitutionnels, et à la poursuite du débat moral considéré par tous comme un
aspect crucial du gouvernement démocratique. C’est ainsi que naquit la notion singulière de
pouvoir judiciaire en tant que « forum de principe ».
Un autre facteur plus proche de nous qui contribua à faire accepter la suprématie judiciaire fut
de façon plus singulière encore la Cour Warren elle-même – une Cour activiste libérale qui,
pour la première fois dans l’histoire américaine, autorisa les progressistes à considérer le
pouvoir judiciaire comme un allié plutôt que comme un ennemi. Les conservateurs n’avaient
jamais été confrontés à un tel problème. Leur idéal d’une large autorité du pouvoir judiciaire,
incluant la suprématie judiciaire, remontait à la période Fédéraliste, et ils continuèrent d’y
adhérer après que Warren fut nommé président de la Cour Suprême. Selon eux, le problème
de la Cour Warren était tout simplement que les décisions qu’elle rendait n'étaient pas bonnes.
Leurs protestations visaient les interprétations sur le fond des juges libéraux qui, selon eux, se
servaient de façon déloyale de la Constitution comme d’une couverture pour s’occuper de
questions qui n’étaient pas en réalité abordées par le droit constitutionnel. Peu de
conservateurs refusaient le contrôle de constitutionnalité, et presque tous étaient en faveur de
9
la suprématie judiciaire en matière constitutionnelle, telle qu’ils la comprenaient et
l’interprétaient. Ainsi, par exemple, ils continuaient à soutenir que la Cour qui siégeait à
l’époque du New Deal avait eu tort d’abandonner son contrôle sur les limites du pouvoir
fédéral.
Les libéraux eurent davantage de mal à se positionner par rapport à la Cour Warren. En effet,
alors même qu’ils étaient fortement convaincus de la qualité au fond des décisions de la Cour,
leurs professeurs et leurs idoles avaient mené l’opposition contre la Cour de l’ère Progressiste,
et la plupart d’entre eux avaient choisi de dévouer leur carrière à l’idée que les juridictions
sortaient de leur rôle dès qu’elles interféraient avec la volonté du peuple. Des innovations
jurisprudentielles telles que Brown, Miranda et Roe8 mirent à l’épreuve de façon déchirante le
traditionnel engagement des libéraux en faveur de la limitation du pouvoir judiciaire.
Tandis que l’activisme de la Cour Warren atteignait son apogée au milieu des années
soixante, une nouvelle génération de chercheurs libéraux abandonna son opposition aux
juridictions et prit le contre-pied de la tradition libérale en adhérant à une philosophie
favorable à une large autorité du pouvoir judiciaire. Il en résulta – de nouveau pour la
première fois dans l’histoire américaine – un accord entre conservateurs et libéraux sur le
principe de la suprématie judiciaire. Ils continuèrent à ne pas être d'accord sur le domaine qui
devait être le sien et plus encore sur les techniques appropriées d’interprétation des juges.
Mais les libéraux comme les conservateurs estimaient normal que le pouvoir d’interprétation
soit confié aux juges et que leurs inteprétations soient définitives et obligatoires. L’idée du
constitutionnalisme populaire s’évanouit et la suprématie judiciaire en vint à accaparer aussi
bien la théorie que le discours constitutionnel.
Qui plus est, le principe n’était plus limité au domaine restreint des droits des individus – au
moins selon l’avis de la Cour. Telle qu’elle était exprimée par les juges, la suprématie de la
Cour en matière d’interprétation constitutionnelle devait être comprise comme sans réserve,
applicable également à toutes les questions de droit constitutionnel. Dans les faits, le
comportement de la Cour ne correspondit cependant pas à cette revendication ambitieuse,
puisque (ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer) les Cours présidées par Warren et Burger
continuèrent à se conformer au compromis du New Deal en laissant le plus souvent les
organes politiques libres de déterminer l’étendue de leur propre autorité en matière
constitutionnelle.
Il en résulta un fossé manifeste entre l’étendue théorique de la suprématie judiciaire et sa
pratique. Peu de temps après, de très nombreuses études émergèrent pour expliquer la
construction postérieure au New Deal du contrôle de constitutionnalité, mais des tensions
subsistaient à un profond niveau intellectuel. Ceux qui s’inquiétaient de ses conséquences
politiques s’attachèrent à l’apparente fracture entre une Constitution, censée être soumise à la
surveillance des juges, et la pratique, consistant à laisser les institutions politiques se charger
de résoudre les questions relatives aux limites de la Constitution. Au cours de ces dernières
années, ce groupe a été constitué approximativement de conservateurs insatisfaits de ce qui
apparaissait à leurs yeux comme une expansion injustifiée de l’autorité du gouvernement
fédéral. Ils recherchèrent de plus en plus une solution sous la forme d’une application plus
agressive par le pouvoir judiciaire des limites au pouvoir du Congrès. A la fin des années
Il s’agit des décisions de la Cour Suprême Brown v. Board of Education of Topeka du 17 mai 1954 qui met fin
à la ségrégation raciale, Miranda v. Arizona du 13 juin 1966 qui oblige la police à fournir des informations
relatives à leurs droits aux suspects au moment de leur arrestation, et Roe v. Wade du 22 janvier 1973 qui oblige
les Etats fédérés à autoriser l’avortement pendant le premier trimestre de grossesse (note du traducteur).
8
10
quatre-vingt, cinq d’entre eux – William Rehnquist, Sandra Day O’Connor, Antonin Scalia,
Anthony Kennedy, et Clarence Thomas – siégeaient à la Cour Suprême.
La Cour Suprême a en conséquence radicalement modifié sa pratique, la Cour présidée par
Rehnquist allant au bout du raisonnement de la théorie du pouvoir judiciaire élaborée par ses
prédécesseurs. Tout en réaffirmant la suprématie judiciaire en matière de droit des individus,
la Cour qui siège à l’heure actuelle est allée au-delà des Cours Warren et Burger, en
abandonnant ou en rétrécissant le champ d’application des doctrines qui servirent après 1937
à limiter l’autorité de la Cour dans d’autres domaines – déclarant inconstitutionnelles des lois
adoptées par le Congrès à un rythme bien plus important qu’aucune autre Cour dans toute
l’histoire américaine. De plus, la nouvelle jurisprudence est explicitement fondée sur
l’affirmation que les juges, et eux seuls, sont en dernier ressort responsables de
l’interprétation de la Constitution. Ainsi, le président de la Cour Suprême déclara récemment
qu’ « il ne fait aucun doute que les organes politiques ont un rôle à jouer, mais depuis
Marbury cette Cour a toujours été l’interprète ultime du texte constitutionnel ».
IV
Par le passé, lorsqu’ils se sont trouvés face à des Cours aussi agressives, les américains ont
toujours réaffirmé leur droit, ainsi que leur responsabilité, en tant que citoyens républicains, à
déterminer en dernier ressort ce que la Constitution signifie. Sommes-nous toujours prêts à
revendiquer notre privilège en matière de contrôle du sens de la Constitution ?
A écouter le débat politique contemporain, la réponse est certainement négative. Pourquoi
sinon le processus de nomination serait-il devenu si essentiel ? Les libéraux comme les
conservateurs luttent autant parce que les deux camps sont persuadés que, une fois en
fonction, les juges auront, et ce qui est plus important, devraient avoir le pouvoir de décider
une fois pour toutes. Le triomphe de l’autorité des juridictions est encore plus manifeste si
l’on observe la disparition presque complète de toute remise en question de la part du public
de la suprématie des juges en matière de droit constitutionnel. A l’exception d’une poignée
d’universitaires bougons, à peu près tout le monde est disposé de nos jours à accepter que le
dernier mot appartienne à la Cour – et ceci, semble-t-il, quelle que soit la question, quoi que
décident les juges, et quelle que soit la couleur politique de la Cour. Pour identifier la
conscience dominante aujourd’hui, il suffit de se tourner vers le Sénateur Patrick Leahy qui,
au sein du Congrès, est le prétendu chef de l’opposition Démocrate à la Cour. Bien qu’il
conteste souvent les décisions rendues par les juges, le Sénateur Leahy s’astreint à épurer ses
discours de tout indice portant à penser qu’il vise à remettre en question l’autorité de la Cour
en tant qu’arbitre ultime du droit constitutionnel. Selon ses propres termes, « en tant que
membre du barreau de la Cour, en tant que Sénateur des Etats-Unis, en tant qu’américain, je
respecte bien sûr les décisions de la Cour Suprême … comme constituant l’interprétation
définitive de notre Constitution, que je sois d’accord avec elles ou non ».
« Bien sûr » ? Quoi que l’on puisse penser d’autre d’une telle opinion, elle témoigne d’un
profond changement d’idées par rapport au passé. A un moment ou à un autre au cours de ces
vingt-cinq dernières années, l’histoire constitutionnelle a été remaniée – révolutionnée, même
– afin d’en faire une histoire du triomphalisme judiciaire. Le monopole de la Cour Suprême
en matière d’interprétation constitutionnelle est aujourd’hui décrit comme inévitable, comme
quelque chose qui devait arriver et qui nous a sauvés de nous-mêmes. Tout ce qui a trait dans
l’histoire à l’autorité des juridictions est privilégié, tandis que l’opposition aux tendances
autoglorificatrices de la Cour est ignorée, étouffée ou discréditée.
11
La décision Bush v. Gore est un exemple révélateur de l’importance du changement opéré. Il
n’est pas nécessaire de prendre parti sur le fond de l’affaire pour voir que le consentement du
public à la décision de la Cour ne résulte pas de l’indifférence générale, et encore moins d’un
consensus politique. Seule l’acceptation de la revendication par la Cour de son autorité en
l’espèce peut expliquer le silence qui suivit. Il suffit de comparer cette affaire avec celle de
1876, qui offre l’exemple d’une impasse identique, lorsque Samuel Tilden eut davantage de
voix au niveau national, mais que l’élection fut remportée par Rutherford B. Hayes à l’issue
d’un vote constesté au sein du collège des grands électeurs. Confrontés à la possibilité d’une
résistance populaire massive, la controverse fut finalement résolue par une commission
politique ad-hoc composée de représentants de toutes les branches du gouvernement. D’une
manière significative, à l’époque de cette précédente élection, personne – que ce soit au sein
ou à l’extérieur de la Cour – ne songea même à tenter de résoudre le conflit devant les
tribunaux, ce qui était largement dû au fait que la moitié du pays en faveur du perdant ne
serait pas resté là passivement sans rien faire et n’aurait pas permis aux juges de déterminer
l’issue de l’élection.
En outre, la réaction à Bush v. Gore est révélatrice d’autre chose. Il est possible qu’une
majorité au sein du pays soutienne la Cour présidée par Rehnquist. Cela n’expliquerait pas
pour autant pourquoi tous ceux qui ne l’approuvent pas, voire même pas du tout, se sentent
cependant obligés d’accepter passivement les décisions de la Cour en attendant que les juges
décèdent ou prennent leur retraite, dans l’espoir qu’ils soient remplacés par d’autres aux
opinions plus proches des leurs. Cela n’expliquerait pas non plus pourquoi quelqu’un comme
Patrick Leahy pense qu’il est de son devoir, « en tant qu’américain », d’affirmer que les
décisions de la Cour Suprême fixent le droit constitutionnel, même si lui ou d’autres sont
convaincus qu’elles sont erronées.
Qu’est-ce qui expliquerait une telle situation ? Le développement de l’autorité des juridictions
au cours des dernières décennies du vingtième siècle ne fut imposé ni par la logique, ni par
des preuves, ni par l’histoire, ni par le droit. Il s’agit uniquement, ainsi que Richard Parker
l’exposa dans son ouvrage intitulé Ici le peuple gouverne, d’un changement dans les
sensibilités. La sensibilité dominante chez les avocats, les juges, les chercheurs et même les
hommes politiques devint (pour reprendre le terme utilisé par Parker) l’« antipopulisme »,
c’est-à-dire une sensibilité en proie à la peur de ce que les citoyens ordinaires pourraient
autoriser ou inciter les acteurs politiques à faire. La sensibilité antipopuliste moderne présume
que les individus ordinaires sont stupides et irresponsables en ce qui concerne la politique :
intéressés plutôt qu’empreints de sens civique, arbitraires plutôt qu’ayant des principes,
impulsifs et étroits d’esprit plutôt que réfléchis ou logiques. Les individus ordinaires sont en
réalité tels des enfants. Et tels des enfants, les individus ordinaires sont vulnérables et
facilement manipulables. Il en résulte que la politique ordinaire, ou peut-être devrions nous
dire la politique faite par des individus ordinaires, n’est pas seulement stupide mais
assurément dangereuse.
Il n’est dès lors pas surprenant que ceux qui ont ce type de convictions au sujet des individus
ordinaires s’orientent vers quelque chose comme la suprématie judiciaire n’est dès lors pas
surprenant. Concevant la politique démocratique comme inquiétante et menaçante, il leur
semble évident qu’il est nécessaire de trouver quelqu’un pour limiter ses pulsions
inconstantes, quelqu’un qui soit moins sensible à la démagogie que les masses et moins enclin
à l’imprévoyance. Il s’agit ni plus ni moins d’un retour à l’ultra-Fédéralisme. Et, à l’instar des
ultra-Fédéralistes des années 1790, les commentateurs modernes en sont venus à concevoir la
12
Constitution uniquement à travers le prisme de l’opposition de la majorité, en tant que
protection contre la tyrannie de la majorité – comme s’il s’agissait d’une évidence en soi,
comme si une Constitution ne pouvait rien être d’autre.
D’autres commentateurs ont également constaté que le soutien dont bénéficie la suprématie
judiciaire de nos jours est fondé sur des idées profondément antidémocratiques : des idées qui
reposent moins sur des faits empiriques ou un raisonnement logique que sur l’intuition et la
supposition. Mark Tushnet indique une « peur du vote profondément ancrée » chez les
intellectuels contemporains et suggère qu’ « ils sont plus enthousiastes à l’égard du contrôle
de constitutionnalité qu’ils ne devraient l’être au vu de l’expérience récente, parce qu’ils ont
peur du peuple ». Jack Balkin décrit une « sensibilité progressiste » dominante constituée d’
« élitisme, de paternalisme, d’autoritarisme, de naïveté, d’un respect déplacé pour les
« meilleurs et les plus intelligents », d’un isolement par rapport aux préoccupations des
individus ordinaires, d’un sentiment de supériorité exagéré vis-à-vis des individus ordinaires,
d’un mépris pour les valeurs du peuple, d’une peur de l’autorité populaire, d’une confusion
entre les connaissances factuelles et morales, et d’un orgueil méritocratique démesuré ».
Roberto Unger identifie « le malaise à l’égard de la démocratie » comme étant l’un des « sales
petits secrets de la jurisprudence contemporaine ».
Ceux qui s’imaginent être la cible de telles critiques sont susceptibles de s’indigner à la
lecture de ces connotations péjoratives, choisissant de présenter leur opinion au sujet de la
politique ordinaire au moyen de termes plus aimables et modérés. Mais l’argument essentiel
ne serait ni repoussé, ni désavoué : que le droit constitutionnel est motivé par la conviction
que l’exercice de la politique par le peuple est par nature dangereux et arbitraire ; que la
« tyrannie de la majorité » est une menace qui sévit partout ; qu’un ordre constitutionnel
démocratique est par conséquent précaire et très vulnérable ; et qu’il est nécessaire de prévoir
des freins externes puissants sur la politique de peur que l’ensemble ne s’écroule.
Les contresens qui sont constamment faits à propos de la période de l’élaboration de la
Constitution illustrent ce type de scepticisme à l’égard du peuple et de la démocratie. Ces
interprétations se concentrent exclusivement sur les déclarations qui font état de craintes à
l’égard des majorités populaires et ne voient même pas le thème plus important, plus répandu,
à la gloire de l’essor de l’autorité populaire. Le « culte de la Cour Suprême » ainsi que
l’autosatisfaction qui accompagne même les plus agressives des interférences du pouvoir
judiciaire dans le domaine de la politique l’illustrent aussi.
Une méfiance profonde à l’égard du gouvernement par le peuple et des assemblées de
représentants est, en fait, une des rares convictions (peut-être la seule conviction) communes à
la droite et à la gauche aujourd’hui. La droite préfère la main invisible du marché –
décentralisée, spontanée et désordonnée – à un corps au sein duquel sont effectués des choix
réfléchis sur la façon de gouverner. Pendant ce temps, du côté de la gauche, on nous présente
la « démocratie délibérative », une théorie selon laquelle l’autorité populaire n’est légitime
que si des conditions préalables strictes sont satisfaites : des conditions préalables dont il se
trouve justement qu’elles ne peuvent être remplies que par des organes restreints très éloignés
de l’exercice d’un contrôle direct par le peuple. Et maintenant nous assistons à la naissance de
l’économie behavioriste, qui attire au moins certains praticiens parce qu’elle leur permet de
« prouver » à quel point on ne peut attendre des individus ordinaires qu’ils agissent de façon
rationnelle et à quel point ils ont besoin de s’en remettre davantage à des experts et à des
spécialistes.
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L’objectif n’est pas de démontrer que les chercheurs contemporains souhaitent supprimer la
démocratie ou qu’ils désirent secrètement l’instauration d’une autre forme de gouvernement.
Il n’est pas non plus de démontrer qu’ils haïssent les individus ordinaires. Mais Parker a
raison lorsqu’il explique que la plupart des commentateurs contemporains partangent une
même sensibilité, considèrant comme naturels divers stéréotypes peu flatteurs relatifs aux
individus ordinaires, ainsi que leur prédisposition à commettre des actes d’injustice.
Ces doutes profonds à l’égard des citoyens odinaires expliquent pourquoi les intellectuels
modernes sont si inquiets des risques associés au gouvernement populaire et pourquoi ces
risques paraissent si imminents à leurs yeux. Leurs inquiétudes les amènent logiquement à
résoudre les controverses portant sur la structure appropriée des institutions démocratiques en
favorisant des solutions qui minimisent ou compliquent la participation populaire. Selon eux,
il s’agit tout simplement d’être « réalistes », et c’est cette sensibilité qui explique pourquoi la
question de la suprématie judiciaire apparaît à autant d’entre eux facile et évidente.
La conclusion inverse paraît tout aussi facile et évidente à ceux dont la sensibilité est
différente. Sans une raison valable de croire que les autres membres de la société abordent les
questions en étant moins de bonne foi que nous – et le fait que nous n’adhérons pas aux
conclusions auxquelles ils parviennent n’est pas en soi une raison valable – nous ne disposons
d’aucun fondement nous permettant de présupposer que « nous » avons raison, tandis qu’
« ils » ont besoin de discipline et de contrôle.
Il convient encore une fois de faire attention à ne pas exagérer le raisonnement. De même que
les partisans de la suprématie judiciaire n’ont pas secrètement hâte de rétablir la monarchie,
leurs opposants ne rêvent pas d’un modèle idyllique de démocratie directe athénienne. Ils
reconnaissent la nécessité de la représentation et ne s’opposent pas à des arrangements
institutionnels visant à ralentir la politique (par exemple, la séparation des pouvoirs).
Toutefois, il existe une différence qualitative entre des contraintes politiques comme le
bicaméralisme ou le droit de veto, et un système de suprématie judiciaire. Il s’agit de la
différence entre des freins qui réagissent directement à l’énergie produite par la politique et
ceux qui n’y réagissent qu’indirectement ; entre des freins qui opèrent explicitement de
l’intérieur de la sphère de la politique ordinaire et ceux qui sont présentés comme opérant de
l’extérieur et sur cette sphère.
On reconnaît là, évidemment, un conflit très ancien. Dans un essai rédigé sous la forme d’un
dialogue entre deux personnages, « Républicain » et « Anti-Républicain », publié en 1792,
James Madison posait la question suivante : « qui sont les meilleurs gardiens des libertés du
peuple ? », à laquelle Républicain répondait que « le peuple lui-même » constituait le
dépositaire le plus sûr – Madison rétorquant pour Anti-Républicain que : « le peuple est
stupide, suspect, licencieux » et « ne peut pas sans danger se faire confiance à lui-même ».
Toujours selon Anti-Républicain, « aussi extraordinaire que cela puisse paraître, plus le
gouvernement est rendu indépendant du peuple et hostile à son égard, plus les droits et les
intérêts de ce dernier sont protégés ».
Les mêmes arguments furent repris soixante ans plus tard par Martin Van Buren, en 1857,
dans son ouvrage intitulé Recherche sur l’origine et l’évolution des partis politiques aux
Etats-Unis. A l’instar de Madison, Van Buren expliquait que la politique américaine avait
toujours été déterminée par une lutte entre deux grands principes, qualifiés par Van Buren de
« démocratie » et d’ « aristocratie » et décrits en fonction de l’attrait qu’ils exerçaient sur ceux
qui « respectent réellement le peuple » et ceux qui entretiennent « une méfiance sans limite …
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à l’égard des capacités et des intentions du vaste corps de nos concitoyens ». Van Buren
partageait l’hostilité de Madison envers la pulsion aristocratique et il n’avait pas tort et ne se
méprenait pas en identifiant la persistance de ces deux points de vue, et en mettant en relief
leur rôle central dans le façonnement de la politique.
En deux mots, les partisans de la suprématie judiciaire sont les aristocrates d’aujourd’hui. Il
est possible de l’affirmer sans être désobligeant, puisqu’il s’agit seulement d’établir un lien
entre les défenseurs de l’autorité des juridictions et cette tendance de la pensée américaine qui
a toujours été préoccupée avant toute chose par « les excès de la démocratie ». Les
aristocrates d’aujourd’hui ne souhaitent vraisemblablement pas plus instaurer un ordre
héréditaire que ne le souhaitaient Alexander Hamilton, le gouverneur Morris ou Joseph Story.
Mais, tout comme ces prédécesseurs, ils abordent le problème de la gouvernance
démocratique à partir d’une position profondément ambivalente : attachés à l’idée de
l’autorité du peuple, ils font néanmoins preuve de pessimisme et de crainte à l’égard de ce qui
pourrait en découler et tiennent à diluer les risques en prévoyant des garanties
supplémentaires.
Parallèlement, les démocrates d’aujourd’hui ne s’intéressent pas moins aux droits des
individus que leurs prédécesseurs : Jefferson, Madison et Van Buren. Mais, tout comme ces
derniers, ceux qui possèdent une sensibilité démocratique ont davantage confiance en la
capacité de leurs concitoyens à gouverner de façon responsable. Ils entrevoient des risques
mais ne sont pas convaincus que ces risques justifient que le contrôle par le peuple soit limité
au moyen de procédés ouvertement antidémocratiques. Par le passé, les aristocrates et les
démocrates se sont opposés sur des questions telles que le pouvoir exécutif ou le fédéralisme.
Aujourd’hui, le conflit s’est cristallisé sur la suprématie judiciaire et il en a été ainsi pendant
presque tout le vingtième siècle.
La différence est qu’aujourd’hui, les forces de l’aristocratie semblent avoir pris l’avantage, ce
qui n’a jamais été le cas auparavant. Ceux pour qui la peur de la démocratie était d’une
importance primordiale ont toujours existé par le passé, mais leur point de vue était
minoritaire. La plupart des américains s’opposaient au transfert de leur contrôle en matière
constitutionnelle à ce que Van Buren condamnait comme étant « la vision égoïste et étroite
d’une oligarchie judiciaire ». Il semble cependant qu’un demi-siècle de scepticisme constant
de la part des intellectuels et des faiseurs d’opinion, à la fois à droite et à gauche, ait laissé des
traces : le public semble avoir aujourd’hui accepté leur appréciation pessimiste de la capacité
du peuple à résoudre les questions portant sur le sens de la Constitution.
Les questions que les américains doivent se poser sont celles de savoir si cette situation leur
convient véritablement, s’ils partagent cette absence de confiance en eux-mêmes et en leurs
concitoyens, ou s’ils sont prêts à assumer encore une fois l’ensemble des responsabilités
attachées à l’autogouvernement. Et ne vous-y trompez pas : ce choix nous appartient. La
Constitution ne le fait pas à notre place. Ni l’histoire, ni la tradition, ni le droit. Nous pouvons
choisir, ce choix étant, selon l’appellation de Sanford Levinson, une question de « foi
constitutionnelle », d’abandonner tout contrôle à la Cour, d’en faire la gardienne platonique
des valeurs constitutionnelles. Ou alors nous pouvons choisir de conserver cette
responsabilité, tout en laissant la Cour nous représenter dans la prise de décision. Dans les
deux cas, c’est nous qui choisissons.
En définitive, pour contrôler la Cour Suprême, nous devons tout d’abord revendiquer nousmêmes nos droits sur la Constitution. Cela implique de désavouer publiquement les juges qui
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déclarent qu’eux seuls, et non le peuple, possèdent l’autorité suprême en matière
d’interprétation constitutionnelle. Cela implique de blâmer publiquement les hommes
politiques qui soutiennent qu’ « en tant qu’américains » nous devrions céder docilement
devant la Cour Suprême quoi qu’elle décide. Cela implique de refuser de se laisser détourner
par des arguments visant à démontrer que le droit constitutionnel est trop complexe ou trop
difficile pour les citoyens ordinaires. Le droit constitutionnel est en effet complexe, parce que
la légitimation de l’autorité des juridictions a fourni au système judiciaire une excuse pour
accentuer les exigences techniques de la jurisprudence et des raisonnements juridiques qui ont
nécessairement abouti à compliquer les choses. Mais cette complexité a été l’œuvre de la
Cour pour la Cour et est elle-même un produit de la judiciarisation du droit constitutionnel.
En reconquérant la Constitution, nous reconquérons l’héritage de la Constitution en tant que,
selon les termes de Franklin D. Roosevelt, « instrument de gouvernement pour le profane » et
non « contrat pour l’avocat ». Par dessus tout, cela implique de soutenir que la Cour Suprême
est notre serviteur et non notre maître : un serviteur dont le sérieux et les connaissances
méritent beaucoup d’égards mais qui, en fin de compte, est censé céder devant nos jugements
sur le sens de la Constitution plutôt que l’inverse.
Nous ne pouvons accomplir ceci que si nous sommes prêts à faire appel aux types
d’instruments utilisés par nos ancêtres pour maîtriser les juges. La Constitution autorise
d’innombrables réactions politiques à l’encontre d’une Cour qui irait trop loin : les juges
peuvent être empêchés, le budget de la Cour peut être réduit de façon radicale, le Président
peut ne pas tenir compte de ses injonctions, le Congrès peut, quant à lui, réduire sa
compétence, diminuer ou augmenter le nombre de ses membres, lui confier de lourdes
nouvelles responsabilités, ou encore réviser ses procédures. Ces moyens sont disponibles et
ont été utilisés très efficacement en cas de nécessité – utilisés, devrions-nous préciser, non pas
par des dirigeants peu honorables ou ratés, mais par certains de nos Présidents les plus
admirés, tels que Jefferson, Jackson, Lincoln et Franklin D. Roosevelt.
Que le simple fait d’évoquer de telles possibilités fasse de nos jours frémir les avocats et les
spécialistes du droit ne fait que révéler une fois de plus à quel point les choses ont changé. Il
n’est évidemment pas question de faire appel à la légère à ces réactions politiques. Mais
comme le démontre l’histoire, le fait de bien faire comprendre que nous sommes capables, et
que nous devrions punir une Cour qui irait trop loin, recèle une grande ironie : c’est en ce cas
qu’il ne sera presque jamais nécessaire de le faire. Car, ainsi que Madison et d’autres partisans
de la théorie départementale l’avaient compris dès les années 1790, il y a fort à parier qu’une
Cour répugnant à prendre des risques et potentiellement vulnérable, adaptera son
comportement aux signes d’agitation populaire émis par l’intermédiaire des autres branches
du gouvernement.
Le fait d’opérer ce changement n’entraînerait pas de modifications majeures dans l’exercice
quotidien de la fonction de juger. Il y aurait toujours des conclusions, des plaidoiries, des
précédents et des opinions, et le métier de juge à la Cour Suprême serait toujours
sensiblement le même que par le passé. Ce qui changerait vraisemblablement serait les
attitudes des juges ainsi que leur conceptions d’eux-mêmes à l’occasion de leur tâches
quotidiennes. En réalité – bien que l’analogie soit plus suggestive qu’à prendre au pied de la
lettre – les juges à la Cour Suprême finiraient par se voir par rapport au public de la même
façon que les juges des cours inférieures se voient par rapport à la Cour Suprême : la
responsabilité d’interpréter la Constitution conformément à leur meilleur jugement pèse sur
eux, mais ils sont conscients qu’il existe quelque part une autorité supérieure possédant le
pouvoir d’annuler leurs décisions – qui plus est une autorité réelle, pas un quelconque
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« peuple » abstrait qui exprima sa volonté une fois, il y a deux cents ans, puis disparut. La
possibilité concrète de voir ses décisions annulées par cette autorité serait peut-être limitée,
mais le sentiment de responsabilité ainsi créé, allié à un désir naturel d’éviter toute
controverse et de protéger l’institution de la Cour, modifierait immanquablement la
dynamique de la prise de décision. C’est précisement ceci qui explique à la fois comment la
Cour Suprême a, historiquement, géré de façon efficace son autorité même indépendamment
de la suprématie judiciaire et pourquoi il n’y a eu des crises qu’à l’occasion de situations dans
lesquelles une Cour suffisante, affirmant qu’elle était suprême, faisait trop peu de cas de
l’opinion du public.
Larry Kramer est titulaire de la chaire Richard E. Lang et doyen de la Law School à
l’Université de Stanford. Son article est extrait de son ouvrage Le Peuple lui-même :
constitutionnalisme populaire et contrôle de constitutionnalité, publié aux Presses de
l’Université d’Oxford en mai 2004.
Traduit de l’américain et annoté par Valentine Fouache, doctorante à l’Université Paris II.
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