la science-fiction au cœur de la philosophie

publicité
LA SCIENCE-FICTION AU CŒUR DE LA PHILOSOPHIE
Copyright Gilbert Hottois
Amateur dès l’adolescence, j’ai lu un grand nombre de romans de SF au cours des
années 1960, moins déjà durant la décennie suivante en raison d’un manque de
disponibilité et d’un investissement de plus en plus exclusif dans la philosophie aux
dépens de la littérature. Plusieurs de mes ouvrages anciens (y compris ma thèse de
doctorat1) ou plus récents portent la trace, implicite, de cet intérêt. Mais celui-ci a
aussi été actif et tout à fait explicite en deux sens.
Au début des années 1980, j’ai écrit deux romans de SF (dont le premier a été publié
vingt ans après : Species Technica2).
Par ailleurs, à diverses reprises, je me suis efforcé d’articuler mon double amour de la
philosophie et de la SF : en 1985, par la publication de l’ouvrage collectif : ScienceFiction et Fiction Spéculative3 ; en 2000, par un autre ouvrage collectif : Philosophie
et Science-Fiction4 ; en 2002, à travers le dialogue philosophique qui suit Species
Technica.
Un projet de recherche en cours autour de l’imaginaire des techniques
contemporaines prolonge cet itinéraire.
Le titre de l’essai que l’on va lire reflète son plan général : Fukuyama-OrwellHuxley-Habermas. Mais on pourrait en faire une exégèse plus substantielle : la
fiction de “ La Science ” ou la science qui “ fictionne ” ne sont-elles pas en effet au
cœur de l’activité philosophique ?
L’impulsion qui motive cet essai est toutefois plus empirique : les deux philosophes
étudiés (auxquels on aurait pu joindre Jonas ou Engelhardt) se réfèrent à Huxley
(surtout) ou/et à Orwell. Ils alimentent leur philosophie morale à l’imaginaire très
pessimiste des deux anti-utopies les plus célèbres du XXème siècle.
1
L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1979.
Ed. Vrin, 2002.
3
Ed. de l’ULB.
4
Ed. Vrin.
2
Plus profondément, j’essaye de montrer que beaucoup se joue autour de la question
du langage, de la définition philosophico-théologique de l’homme comme le “ vivant
parlant ”, le vivant voué au symbolique.
Chez Orwell, l’importance anthropologique essentielle du langage reste centrale et
explicite. En ce sens, ainsi que le dit Fukuyama, son anti-utopisme est plus familier
aux philosophes, et son approche reflète l’idéalisme linguisticiste contemporain.
Chez Huxley, l’importance du langage est fortement relativisée par rapport aux
techniques matérielles : le défi que l’utopie du Meilleur des Mondes lance à
l’idéalisme philosophique est beaucoup plus radical, comme Habermas l’a bien vu.
C’est chez ce dernier que l’opposition entre rapport technique et relation langagière
est le plus net.
1. Science-Fiction, futurologie et anticipation de l’avenir
L’histoire encore courte de la futurologie et de la prospective permet de tirer une
leçon : les prévision à moyen et long termes (de l’ordre de quelques décennies) ont
pour règle de ne pas se vérifier. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la
R&D technoscientifiques, et par conséquent, de nos sociétés en général qui sont si
fortement influencées par la R&D et l’innovation technoscientifiques.
L’histoire de la Science-Fiction (SF) permet de tirer une leçon complémentaire : la
SF est une littérature fortement datée. Elle est d’autant plus rapidement désuète que
l’imagination a voulu prendre appui de manière explicite et détaillée sur l’état des
sciences et des techniques du moment pour les projeter dans le futur. La SF des
années 1950 et 1960, par exemple, n’ignore pas les anticipations d’inspiration
biologique, mais elles expriment, le plus souvent, des craintes de mutations induites
par des rayonnements physiques : la peur de l’atome, du nucléaire. Elles relayaient
aussi les seules techniques disponibles à l’époque pour induire des mutations : le
génie génétique proprement dit ne prend son essor qu’à partir du début des années
1970, et il suscite immédiatement de nouvelles angoisses et espérances, d’abord chez
ses promoteurs généticiens : c’est l’affaire dite du “ moratoire d’Asilomar ” (197374).
Depuis un quart de siècle, sous l’influence de la R&D technoscientifiques dans le
domaine de la génétique, la SF a multiplié les anticipations dans lesquelles les
manipulations génétiques et les biotechnologies appliquées à l’homme jouent un rôle
déterminant.
Je mentionne quelques auteurs dont des ouvrages ont été traduits : A.C. Clarke
(Terre, planète impériale), R. Reed (Le lait de la chimère), G. Egan (Téranésie), M.
Resnick (Projet Miracle), G. Bear (L’échelle de Darwin), D. Preston et L. Child
(Cauchemar génétique)… J’y ai participé moi-même avec Species Technica5 Mais ne
nous y trompons pas : avant que la génétique ne devienne le paradigme des
technosciences biomédicales, la plasticité biologique du vivant et de l’homme
s’exprimait déjà vigoureusement. Soit dans un sens strictement évolutionniste
prenant en considération de très longues périodes sélectionnant des mutations et
spéciations sous l’influence du milieu : c’est l’histoire des Eloïs et des Morlocks dans
la Time Machine de Wells, dès 1895 ! Soit en extrapolant à partir des techniques
biologiques disponibles : par exemple, les greffes dans l’étonnant Docteur Lerne,
sous-dieu de Maurice Renard qui date de 1908. Time Machine est philosophiquement
et politiquement actuelle : cette anticipation met en garde contre le risque que des
inégalités sociales et économiques ne finissent par entraîner un phénomène de
spéciation qui divise l’espèce humaine en deux sous-espèces devenues parahumaines ou sous-humaines, l’une identifiée comme proie et l’autre comme
prédatrice. Entre ces deux sous-espèces les questions d’éthique ou de politique (de
justice, etc) ne se poseraient plus, pas plus qu’elles ne se posent entre des espèces
animales ayant ce type de relation. Wells voulait mettre en garde contre ce danger
d’évolution qu’il lit dans la société industrielle très inégalitaire du XIXè siècle 6. Or,
cette problématique rebondit depuis quelques années au cœur de la philosophie
morale et politique autour de l’eugénisme d’Etat et de l’eugénisme libéral ou privé,
ainsi que des questions plus spéculatives soulevées par les mouvements
“ transhumanistes ” et “ posthumanistes ”.
5
6
Species Technica, suivi de Dialogue autour de Species Technica vingt ans après, Vrin, 2002.
Cfr Green R., “ Last Word : Imagine the Future ”, in Kennedy Institute of Ethics Journal, mars 2005.
Les meilleurs auteurs de SF n’échappent pas totalement au caractère daté de leurs
anticipations. L’imagination de Jules Verne gravite autour de la Machine et des
sciences et techniques de l’Ingénieur qui constituent aussi le paradigme au sein
duquel les philosophes de la technique du XIXè et de la première moitié du XXè
siècle se situent. Mais les grands auteurs illustrent des possibles futurs d’une manière
tellement typique que les moyens technoscientifiques naïvement extrapolés passent à
l’arrière-plan. Aldous Huxley et George Orwell sont de ceux-là. Leurs romans les
plus connus restent d’actualité pour penser le présent et spéculer sur l’avenir.
Depuis plus de deux décennies maintenant, la philosophie politique des sciences et
des techniques – celle qui oriente les grands programmes-cadres de R&D tant en
Amérique, qu’au Japon et en Europe – privilégie deux axes : l’axe des TIC
(Technologies de l’Information et de la Communication) et l’axe des biotechnologies
et de la biomédecine.7 1984 d’Orwell illustre l’anti-utopisme des TIC ; Le Meilleur
des
Mondes
(MM)
d’Huxley
illustre
principalement
l’anti-utopisme
des
biotechnologies8.
Ces deux classiques sont au cœur de mon exposé, enchâssés dans une enveloppe qui
souligne leur actualité philosophique: Fukuyama pour commencer, Habermas
ensuite.
2. Premier volet philosophique : “ Notre futur posthumain ” selon Fukuyama
Dans Notre futur posthumain de Francis Fukuyama9, la vision de l’humanité future
utilisatrice des techniques neuropharmacologiques et génétiques est explicitement
inspirée par le Brave New World d’Huxley qui, dit Fukuyama, “ avait raison ” (p.7).
La toile de fond de la critique par Fukuyama de la R&D technoscientifique est que la
démocratie libérale à économie de marché assurant l’égalité en droits de tous
7
Depuis quelques années, une nouvelle orientation transversale par rapport aux deux autres, tend à s’imposer : la R&D
en nanosciences et nanotechnologies (les “ nanotechnosciences ”).
8
Le premier anti-utopisme n’est pas tout à fait absent du Meilleur des Mondes : l’information fichée et la surveillance
universelles sont indispensables, des techniques de conditionnement font intervenir des TIC (hypnopédie), des
techniques anti-émeutes également (la Voix qui apaise), enfin le Cinéma Sentant préfigure la Réalité Virtuelle ou
simulation multi-sensorielle.
9
Our Posthuman Future. Consequences of the Biotechnology Revolution, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2002
(ma traduction).
constitue le terme de l’Histoire. Ceci signifie qu'aucun nouveau type de régime
politique n’est encore possible ni souhaitable. La démocratie libérale permet en effet
à chacun de se faire reconnaître suivant ses mérites et ses efforts. Elle donne à chaque
individu l’occasion d’accéder à des fonctions professionnelles et sociales, et
d’acquérir des biens. Dans tous les régimes politiques antérieurs, la lutte universelle
pour la reconnaissance individuelle était structurellement faussée, entraînant des
guerres et des révolutions répétées et maintenant l’Histoire en mouvement.
Autrement dit, le bon fonctionnement de la lutte pour la reconnaissance individuelle
grâce aux institutions démocratiques libérales garantit seul la stabilité finale de la
société. Le besoin de reconnaissance est, suivant Fukuyama lecteur de Hegel, au
coeur de la nature humaine. Le triomphe de la démocratie libérale capitaliste et sa
permanence tiennent au fait que ce régime politique ne violente pas cette nature, car
il protège des valeurs telles que la vie privée, la propriété privée, la famille, les
libertés individuelles… Les régimes socialistes et communistes ont été aveugles à la
nature humaine, ou ils ont tenté de la modifier par des moyens institutionnels
(abolition de la propriété privée, de la famille, etc) : ces erreurs ont entraîné leur
échec. Telle est la thèse répétée du livre : “ les institutions capitalistes, libérales et
démocratiques contemporaines ont mieux réussi parce qu’elles se fondent sur des
présupposés relatifs à la nature humaine beaucoup plus réalistes que ceux de leurs
rivaux. ” (p.106 ; p.128 ; et passim).
Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes humains possibles, dont
il faudrait seulement garantir les institutions libérales, si la R&D technoscientifique
n’était pas engagée sur la voie de l’invention de moyens inédits de modifier et d’agir
sur la nature humaine. Ces moyens nouveaux risquent de relancer l’Histoire, soit vers
des conflits (entre clans, classes, castes,…) renouvelés, soit vers des modes
d’organisation sociale post-humains et post-historiques. Pas de fin de l’Histoire,
souligne Fukuyama, “ sans fin de la science moderne et de la technologie. ” (p.15).
En conséquence, il veut un arrêt ou, du moins, un contrôle strict des R&D concernés.
Il veut cet arrêt non seulement en raison des risques politiques prévisibles (inégalités
accrues), mais, semble-t-il, plus profondément, parce que les technosciences mettent
la nature humaine en danger. L’obligation de protéger cette nature - qui constitue à la
fois un fait incontournable et une valeur fondamentale - paraît être la motivation
ultime de la réaction de Fukuyama : “ L’enjeu ultime de la révolution
biotechnologique, c’est l’essence de l’homme ” (p. 101).
Notre futur posthumain se place expressément sous le chapeau de deux ouvrages
majeurs de l’imaginaire technoscientifique : Brave New World (1932) d’Aldous
Huxley et 1984 (1949) de George Orwell.
Fukuyama estime toutefois que le mal et le danger véhiculés par les TIC et exprimés
par Orwell sont bien connus et guère vérifiés par l’histoire récente. Le risque est le
totalitarisme politique que le développement de l’internet, par exemple, jugulerait
bien plus qu’il ne l’encourage.10 Pour des raisons qui sont certainement aussi dues à
ses responsabilités (il est membre du Conseil Présidentiel de Bioéthique des USA
institué par George W. Bush), Fukuyama place sa critique exclusivement dans le
sillage du Brave New World qui anticipe des dangers dont il affirme qu’ils sont : (1)
tout à fait actuels et rapidement croissants ; (2) peu visibles, car ils se cachent sous
les apparences d’un accroissement de satisfactions, de bonheur et d’une diminution
des souffrances ; (3) radicalement nouveaux, car ils affectent la nature de l’homme et
conduisent insensiblement hors de cette nature et hors du respect de la dignité
humaine.
Fukuyama analyse ces dangers en suivant trois axes de la R&D biomédicale et
biotechnologique : la neuropharmacologie11 ; l’accroissement de la longévité ; la
génétique à visées thérapeutique et méliorative (eugénique).
Je vais laisser ici notre politologue philosophe, qui assimile le Prozac au Soma du
MM, pour en venir au cœur de mon exposé.
3. La SF au cœur de la philosophie
10
Que les TIC ne risquent guère de mettre en danger la démocratie libérale est contestable compte tenu des
développements intenses de la télé-surveillance audio-visuelle peu apparente mais omniprésente dans nos cités. D’autre
part, les développements futurs de la Réalité virtuelle ou de la mise en relation de plus en plus étroite entre cerveaux et
ordinateurs (imaginaire du cyborg et du cyberespace) suggèrent que ces risques pourraient être bien moins familiers que
ne le croit Fukuyama.
11
Sa critique se concentre sur l’usage abusif aux Etats-Unis du Prozac et de la Ritaline. Le Prozac satisfait le désir de
reconnaissance et l’estime de soi, bases de l’émotion politique et de la démocratie libérale ; la Ritaline se substitue à
l’éducation (qui est une acculturation langagière et symbolique normative).
3.1. 1984 selon Orwell
198412 de George Orwell (Eric Blair) paraît peu avant sa mort en 1950, alors qu’il n’a
que 47 ans.
L’histoire se passe à Londres en 1984, l’Angleterre faisant partie de l’Océania (qui
englobe les Amériques). Océania est perpétuellement en guerre tantôt contre le bloc
Eurasia (reste de l’Europe et Russie), tantôt contre le bloc Estasia. Océania est
dirigée par un Parti totalitaire incarné dans la figure omniprésente de Big Brother.
L’histoire relate la révolte, surtout intérieure, de Winston Smith, membre inférieur du
Parti. Smith a une liaison, interdite, avec Julia, et ensemble ils vont trouver O’Brien,
membre supérieur du Parti, dont ils s’imaginent – à tort – qu’il pense comme eux. Ils
sont emprisonnés, torturés physiquement et psychologiquement, jusqu’à ce qu’ils
finissent par penser et même sentir conformément à la ligne du Parti.
1984 est plus de la Politique-Fiction que de la Science-Fiction, bien que celle-ci y
joue un rôle important. J’ai retenu quatre thèmes : le politique, la philosophie sousjacente, les sciences et les techniques, la question du langage.
(1) Le mal dénoncé dans 1984 est le mal politique. L’essence du politique consiste
dans la visée pure du pouvoir : le pouvoir comme fin – comme la Fin (occupant la
place symbolique de Dieu) - et non comme un simple moyen (p.380). Or, le
pouvoir dans sa pureté est le pouvoir d’une conscience – ou d’un collectif de
consciences (la direction du Parti) - sur toutes les autres consciences totalement
soumises. Cette conception radicale du pouvoir est à distinguer de la philosophie
politique plus traditionnelle qui justifie le pouvoir comme un moyen – un mal –
nécessaire en raison de la faiblesse de la majorité des hommes incapables de se
gouverner, d’affronter la liberté et la vérité. L’homme politique a été ainsi
traditionnellement assimilé à un berger conduisant le troupeau humain vers la
terre promise de l’égalité et de la justice pour tous. Cette conception du pouvoir
politique et de la fin dernière de l’humanité, entretenue tant par le christianisme
que par le communisme, procède d’une illusion sur la nature humaine. L’illusion
12
Références à la traduction d’Anne Audiberti, Gallimard, 1950 (Livre de Poche).
étant de croire que par nature, l’homme viserait l’égalité, la solidarité et la
fraternité. Cette illusion se détruit d’elle-même dès lors que le paradis égalitaire (
qui serait, en somme, “ au-delà ” du politique) devient effectivement possible
grâce au développement des sciences et des techniques. Au XXè siècle, l’égalité
n’est plus un idéal à poursuivre, mais un danger à fuir (p.296), si la vraie finalité
naturelle de l’homme est l’exercice du pouvoir. En effet, l’égalité effective de
tous les hommes coïnciderait avec la négation de la société hiérarchisée dont la
persistance est la condition sine qua non pour l’exercice du pouvoir. Il faut donc
maintenir l’inégalité. Il est nécessaire de “ brûler ” les surcapacités de production
abondante offertes par les machines en inventant un état de guerre permanente.
Celle-ci entretient la pénurie, terreau de l’inégalité, et elle oriente la R&D
technosientifique exclusivement au service de l’activité militaire, qui détruit
autant qu’elle produit.
(2) Cette conception de la nature du pouvoir s’appuie sur une philosophie appelée par
Orwell “ solipsisme collectif ” (p.384) qui est une variante d’idéalisme
intersubjectif. Selon celui-ci, la vérité et le réel sont “ décrétés ” par les
consciences dominantes en accord entre elles ; elles imposent leur vérité-réalité à
toutes les autres consciences. “ Le pouvoir est le pouvoir (…) sur les esprits. Le
pouvoir sur la matière (…) n’est pas important. (…) Nous commandons à la
matière, puisque nous commandons à l’esprit. ” (p.381). Cet idéalisme actif est
tout particulièrement développé à propos du passé continuellement réécrit par le
Parti. “ Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent
commande le passé. ” (p.358). Pour commander le passé, il suffit de contrôler et
de manipuler toutes les traces matérielles (documentaires) ainsi que la mémoire
(l’esprit) des quelques témoins de ce qui s’est réellement passé.13 Mais le vrai
13
Soulignons l’actualité du débat à propos du pouvoir sur l’histoire : ni le politique ni le droit n’ont à imposer leur
lecture de l’histoire. Les historiens n’ont pas à craindre d’être punis au cas où leurs recherches et hypothèses
scientifiquement fondées vont à l’encontre de ce qui est politiquement correct à un moment et dans un lieu donné. La
liberté de l’historien est une des conditions de la démocratie (cfr le débat en France sur les “ bienfaits de la
colonisation ” en 2005 ; par exemple, “ Des historiens contre les ‘interventions politiques’ ”, in Le Monde, 14 déc.
2005). Tentons une clarification car la question est complexe : l’Etat démocratique – le droit – a une autorité légitime
pour définir des délits ou crimes punissables dans le domaine de l’expression, de l’opinion, mais il n’a pas d’autorité
pour fonder sa condamnation sur l’affirmation d’une objectivité scientifique qui, elle, ne relève pas de ses compétences
légitimes (c’est la compétence des historiens). Cette division des compétences et autorités fait rebondir la question des
rapports entre science et politique (jadis et aujourd’hui encore dans certains cas : religion d’Etat) au profit d’une
séparation ferme. Celle-ci ne signifie toutefois pas que l’Etat ne puisse se référer à l’objectivité scientifique définie par
pouvoir de l’idéalisme intersubjectif est bien le pouvoir dans le présent : c’est
pour le consolider et le perpétuer que le passé doit être constamment réécrit dans
le sens du présent. Ainsi, par exemple, les prévisions officielles non vérifiées
doivent être corrigées rétrospectivement. Rien n’échappe à ce pouvoir idéaliste de
l’intersubjectivité orthodoxe puisqu’il décide de la réalité et de la vérité mêmes :
les lois de la nature, et donc, ce qu’on appelle la science, n’ont aucune extériorité
objective qui s’imposerait comme telle. La science est inutile dès lors que
l’Angsoc (le socialisme anglais) s’est imposé comme vérité et source de toute
vérité.
(3) Le rôle des sciences et des techniques. 1984 les asservit au totalitarisme. Celui-ci
correspond à la négation de la dynamique de la R&D. La négation des fonctions
propres aux sciences et aux techniques : des fonctions d’émancipation et de rappel
du principe de réalité et de vérité objective, extra-subjective, non idéologique.
Sciences et techniques sont, en ce sens, le seul recours du dominé, et elles ne
s’identifient nullement à la domination. Le mal de 1984 est l’usage oppressif des
sciences et des techniques qui met leur efficacité opératoire non idéologique au
service de l’idéologie : le solipsisme collectif du Parti qui en même temps et
contradictoirement nie l’autonomie non subjective (l’objectivité) de cette
opérativité. Cet usage est aussi fondamentalement contraire à l’esprit de la
les historiens comme à un argument à l’appui de la législation. Le vrai problème demeure cependant : la noninterférence de la Loi dans le travail de la recherche scientifique historique susceptible d’énoncer des hypothèses
nouvelles qui, dans un contexte autre que celui de la recherche, seraient ou deviendraient des délits ou des crimes
punissables. Ce qui est reconnu comme objectivité scientifique doit pouvoir être critiqué, revu, conformément aux
progrès de la recherche. Cette évolution peut creuser l’éloignement entre la loi et la vérité scientifique. L’idéal est donc
d’avoir une relation elle-même régulée entre la loi et la science, l’une et l’autre devant être révisables, distinctes mais
pas sans rapports entre elles. Cette problématique n’est pas propre aux sciences historiques. Songeons, par exemple, à
l’évaluation et à la révision éventuelle périodiques obligatoires des “ lois de bioéthique ” compte tenu de l’évolution des
sciences, des techniques et des mœurs. Le problème crucial vient toujours de la volonté de certains de placer une Loi
ou/et une Vérité définitivement hors révision, comme un absolu soustrait à jamais à toute discussion. Concrètement,
cela signifie que le “ révisionniste ” encourt une double condamnation : par ses pairs historiens avec pour sanction
possible son éviction de la communauté scientifique et des droits et devoirs qui s’associent au statut de chercheur ; par
la loi avec les sanctions que le législateur a définies. Les deux condamnations sont de nature différente : l’une renvoie
ultimement à ce que l’on pense être objectivement vrai ; l’autre à ce que l’on croit ultimement être bien ou juste. La
convergence de ces deux jugements peut suggérer qu’il n’y a pas de problème. Mais les choses ne sont pas aussi
simples : un chercheur peut émettre une hypothèse entrant en conflit à la fois avec la vérité admise par ses pairs et avec
la loi démocratiquement promulguée (ainsi qu’avec la morale dominante) ; et la suite de l’histoire peut lui donner
raison. Les avancées de la recherche scientifique, dans le domaine biomédical notamment, ne manquent pas
d’illustrations de cette situation dont l’archétype reste l’affaire Galilée. La dialectique de la science et du droit doit être
maniée avec la plus extrême prudence.
recherche libre et il débouche sur le tarissement de celle-ci (exception faite de la
R&D militaire).
Le détournement politique des technosciences dans 1984 concerne principalement
ce que l’on appelle aujourd’hui les TIC. Ce sont elles qui (avec l’aide d’une
bureaucratie bien conditionnée) rendent possible le contrôle universel et
permanent de la société et de chaque individu dont la vie privée est constamment
violée. Tel est le rôle du “ télécran ” : télévision qui est en même temps audiovidéo surveillance de l’individu dans son intimité ; ou du “ phonoscript ” :
système de reconnaissance vocale avec transcription automatique. Cette
“ phonographie ” est publique (audible) à la différence de l’écriture, activité
silencieuse et privée, bien moins perceptible. Lire et écrire deviennent les seuls
refuges, obsolètes et interdits, de la vie privée et de la conscience individuelle. La
pratique du livre –écrire/lire - appartient à une forme de vie prohibée par
l’exigence du contrôle public permanent et d’une communication où l’image et le
son occupent une place prépondérante, omniprésente, négatrice de la sphère
privée.
(4) Ce qui précède indique déjà que le langage constitue un thème tout à fait central
de 1984. Le langage et d’une manière générale, les signes. Il est à ce point
important que le Parti travaille à l’élaboration d’une nouvelle langue : la
“ novlangue ”,
qui
doit
remplacer
la
langue
naturelle
et
historique,
dangereusement irrationnelle, souple, riche et libre. La pensée étant conditionnée
par les moyens linguistiques dont elle peut disposer, la configuration du langage
est capitale. La novlangue est un langage simplifié, dont une foule de mots et
d’acceptions ont été expurgés, car inutiles ou contraires à l’idéologie du Parti.
C’est une langue facile qui permet une formulation mécanique de la pensée
orthodoxe. Les œuvres du passé sont à réécrire en novlangue. Ce travail est un
aspect de la réécriture générale et permanente du passé. A l’exception, en effet, de
ce que l’individu perçoit directement et actuellement, tout le reste – ce qui a lieu
ailleurs et ce qui s’est passé – n’existe qu’à travers des traces et des documents
(textes, récits, images, sons enregistrés, etc). Or, toutes ces marques signifiantes
sont destructibles, modifiables, indéfiniment manipulables selon les besoins de
l’idéologie. L’idéalisme intersubjectif est sémiologique : pour une très large part,
la domination des esprits passe par le contrôle de l’univers des signes qui mettent
les esprits en communication avec les autres et avec eux-mêmes : réalité et vérité
dépendent de cet univers sémiologique.
1984 illustre d’une manière exemplaire la nature technologique, matérielle et
opératoire, du langage et du symbolique en général, en même temps que leurs liens
très étroits avec l’idéalisme.
Ce roman nous invite aussi à relativiser l’accent trop exclusif placé aujourd’hui sur
les dangers associés au matérialisme technocratique de la R&D biomédicale et
biotechnologique, illustrés par Huxley et exploités dans les spéculations récentes de
Fukuyama et de Habermas.
3.2. Le Meilleur des Mondes selon Huxley
Publié en 1932, Brave New World a été enrichi d’une intéressante Préface en 1946.14
Bien des aspects du récit annoncent la structure de 1984 : dans un monde totalitaire,
nous suivons l’histoire de quelques marginaux (Bernard, un alpha mal conditionné,
John le Sauvage issu de la Réserve…) qui seront finalement écrasés par le système.
Nous avons aussi droit à une longue mise au point de philosophie politique par un
cadre dirigeant : l’Administrateur mondial, Mustapha Menier.
Dans sa Préface, Huxley relève l’extrême pessimisme du roman, car il condamne les
deux branches de l’alternative présentée : l’utopisme et le primitivisme (retour à la
nature et à la tradition). J’ai retenu quelques thèmes qui permettent de comparer avec
1984 : le politique ; les sciences et les techniques ; la société dépourvue d’ouverture
et hiérarchisée en castes fonctionnelles ; et, enfin, la question du langage.
(1) Le politique est aussi important dans MM que dans 1984, mais le Meilleur des
Mondes en offre une mouture moins radicale en se tenant à une conception
qu’Orwell juge encore superficielle. C’est celle de l’exercice du pouvoir non pour
lui-même, mais comme un devoir assumé par quelques hommes qui prennent en
14
Nous référons à la traduction de Jules Castier : Le Meilleur des Mondes, Plon, 1964 (Livre de Poche).
charge la gestion de la société avec pour finalité “ le bien public ”. Ce bien public est
assimilé au bonheur universel par la philosophie politique de l’utilitarisme hédoniste
qui gouverne le MM. La préservation du bonheur de tous y prime toutes les autres
valeurs : vérité, liberté, recherche scientifique et invention technique, qui risquent de
déstabiliser l’ordre social. Une politique totalitaire est indispensable afin de conjurer
ces risques. Encore faut-il qu’elle utilise les moyens les plus adéquats. Or, ces
moyens sont technoscientifiques : la technopolitique est beaucoup plus efficace que
l’exercice traditionnel du pouvoir qui utilise des moyens essentiellement
symboliques, la force physique et l’aide de techniques matérielles grossières : des
moyens volontiers violents et répressifs mais très imparfaits. Dans le Meilleur des
Mondes, les techniques du pouvoir sont biologiques15 : l’ectogenèse16 permet
d’orienter le développement de l’embryon dans un sens eugénique (favorisant
certaines capacités) et de standardisation (le procédé “ Bokanovski ” préfigure le
clonage) en vue de la fonction sociale que l’individu assumera plus tard d’une
manière parfaitement adéquate et satisfaisante pour tous (à commencer pour luimême).
D’autres
techniques
sont
biochimiques
et
psycho-
ou
neuro-
pharmacologiques : au centre, il y a la drogue euphorisante sans effets marginaux
négatifs appelée “ soma ” ; mais il y a aussi les succédanés physiologiques de
grossesse ou le SPV (Succédané de Passion Violente) qui permet “ d’irriguer tout
l’organisme avec un flot d’adrénaline. C’est l’équivalent physiologique complet de la
peur et de la colère. Tous les effets toniques que produit le meurtre de Desdémone et
le fait d’être tuée par Othello, sans aucun des désagréments. ” (p.402). Il y a aussi des
psychotechniques ou neurotechniques qui font appel aux TIC : le Cinéma Sentant qui
annonce les technologies de la simulation multi-sensorielle et de la Réalité Virtuelle,
l’hypnopédie qui conditionne l’enfant durant son sommeil et des techniques néopavloviennes qui impriment des normes que l’individu adulte suivra inconsciemment
comme des instincts.
15
Rappelons qu’Aldous Huxley est le petit-fils de Thomas Henry Huxley, ami de Darwin, et le frère du biologiste
Julian Huxley.
16
Le mot est utilisé p.94.
(2) Les sciences et les techniques. Leur évaluation est ambivalente au sein même du
Meilleur des Mondes et aussi du point de vue du message transmis par Huxley. Mais
le pôle négatif de l’ambivalence domine à un point tel que les dimensions libératrices
positives de la R&D sont quasiment imperceptibles. Le MM s’est édifié sur le constat
que la R&D libre – les “ changements technologiques rapides ” (p.18, Préface) autant
que la recherche fondamentale - sont sources d’instabilité sociale très grave (y
compris des guerres) en raison des découvertes et inventions révolutionnaires
qu’elles introduisent. “ Toute découverte dans la science pure est subversive en
puissance ” souligne l’Administrateur (p.377). La poursuite indéfinie de la vérité et
du progrès technoscientifique n’est pas socialement ni politiquement viable ; vérité et
progrès sont un leurre dangereux qu’il faut combattre. Au nom de la gestion sociale
stable et harmonieuse, le politique doit contrôler et utiliser :
- contrôler étroitement la R&D technoscientifique, c’est-à-dire : (a) limiter et orienter
les activités : la science ne doit “ s’occuper que des problèmes les plus immédiats du
moment ” (p.381) ; (b) décider de ce qui est rendu public et tenu secret ;
- utiliser les acquis technoscientifiques à la gestion efficace de la société.
“ Toute notre science, dit l’Administrateur, est tout simplement un livre de cuisine,
avec une théorie orthodoxe de l’art culinaire que personne n’a le droit de mettre en
doute, et une liste de recettes auxquelles il ne faut rien ajouter, sauf par permission
spéciale du premier Chef. ” (p.379). La doctrine philosophique orthodoxe est
l’utilitarisme hédoniste qui règne sur le MM et qui subordonne toute vérité
scientifique et toute efficacité technique à l’entretien du bonheur de tous. Pareille
instrumentalisation des sciences et des techniques revient à nier l’esprit même de la
R&D qui est d’exploration libre, illimitée, un esprit d’expérimentation non bridée,
curieux précisément de ce qui est craint par le MM : l’inconnu, le nouveau,
l’imprévu…17
A la fin de sa Préface de 1946, Huxley évoque la possibilité d’un usage
“ décentralisé ” de la science qui, au lieu d’instrumentaliser les personnes au nom du
17
Un rapprochement critique serait à faire avec la philosophie politique de la R&D européenne dont le rapport La
ème
société ultime frontière, orientant les Programmes-Cadres de R&D à partir du 5 PC, rappelle à bien des égards des
aspects du MM ! Voir notre ouvrage : La science entre valeurs modernes et postmodernité, Vrin, 2005.
bonheur universel, offrirait “ le moyen de produire une race d’individus libres ”
(p.23). Mais il ne paraît guère croire en cette possibilité.
(3) La société de castes. Comme dans 1984, la société du MM est fortement
inégalitaire, dépourvue de libertés et strictement hiérarchisée. Mais la raison ultime 18
est différente. Il ne s’agit pas de ménager les conditions de possibilité de l’exercice
du pouvoir pour le pouvoir, mais d’assurer la stabilité et l’ordre social. Or, une
société d’individus égaux ou plus ou moins égaux et libres conduit à l’anarchie ; elle
est d’autant moins viable que grâce au développement technologique les individus
disposeraient de plus en plus de loisirs. Ordre et stabilité exigent la fonctionnalisation
et la standardisation des individus au moyen des techniques, au sein d’un système
social hiérarchisé en castes homogènes (. Les individus y accomplissent le
travail pour lequel ils ont été conditionnés corps et âmes : ils sont à la fois efficaces
et heureux.
(4) Machine complexe autarcique19 et répétitive, le MM – comme la plupart des
utopies – est sans dehors, sans ouverture. Dans 1984 régnait un idéalisme
intersubjectif réduisant la réalité (en particulier, historique) à sa reconstruction
idéologique. Le MM est plus radical dans la mesure où la clôture du système utilise –
on l’a vu - des moyens autres que simplement symboliques. Le conditionnement y est
biophysique, pas seulement psycho-linguistique.
Le réel nié et l’épreuve déniée du réel (avec sa charge d’imprévu, de résistance,
d’altérité inconnue, de souffrances physiques et morales, de risques effectifs,
d’incitation à changer et à évoluer20) ne s’expriment plus que dans la nature sauvage
et la tradition (c’est l’univers de la Réserve indienne21).
La dimension d’ouverture, absente de l’utopie, est encore celle de la transcendance,
y compris au sens religieux du terme. Le MM évacue la transcendance en réalisant
d’une manière technoscientifique parfaite la philosophie politique du christianisme :
18
Sauf à considérer que cette raison est la nature humaine immuable qui impliquerait une organisation inégalitaire et
hiérarchisée des groupes humains.
19
Allant jusqu’au recyclage des corps.
20
John, le Sauvage, en vient à réclamer le “ droit d’être malheureux ” (p.403).
21
Proche de la nature et des valeurs traditionnelles : famille, maternité, paternité, mariage, amour… La maternité
biologique, la promiscuité familiale sont une horreur du point de vue du MM. Et l’amour électif d’un individu pour un
autre est une absurdité anti-sociale remplacée par l’érotisme libre (celui-ci fait penser à la désublimation répressive
diagnostiquée par Marcuse après la guerre). Le MM souligne le sous-développement affectif de tous, y compris les
citoyens alpha.
celle de “ l’opium du peuple ”. Désormais, l’opium n’est plus de nature symbolique
et imaginaire (les croyances consolantes) : il est une drogue au sens propre du terme,
parfaitement efficace et sans effets secondaires : le soma22, auquel s’ajoutent toutes
les techniques neuro-bio-physiques qui permettent de supporter la condition humaine
sans inventer des ailleurs transcendants. “ Dieu n’est pas compatible avec les
machines, la médecine scientifique, et le bonheur universel. Il faut faire son choix,
note l’Administrateur. Notre civilisation a choisi les machines, la médecine et le
bonheur. ” (p. 393). Mustapha Menier n’affirme pas qu’il n’y a pas de Dieu et
Huxley (dans sa Préface) dénonce le triomphe utilitariste du Principe du Bonheur
Maximum qui éclipse toute référence à la question des fins dernières de l’Homme. Il
dénonce ce qu’il appelle “ le Projet Manhattan de l’avenir ” porté par l’alliance des
scientifiques et des politiques en vue de faire “ aimer aux gens leur servitude ” (p.20).
La dimension chassée par la clôture utopique est évidemment aussi celle de la liberté,
de la créativité, de l’originalité individuelles ; la vie privée en marge du système
social collectif public est éradiquée du MM autant que de 1984.
(5) Bien que moins spectaculaire que dans 1984, la question du langage et du rapport
de l’espèce humaine au langage est importante dans l’utopie du MM. Il s’agit du
langage naturel, traditionnel, celui que l’on utilise librement et dont la littérature
procède. L’expression “ Brave New World ” est empruntée à Shakespeare, et le
hasard a voulu que dans sa Réserve, John le Sauvage a pu disposer des œuvres de
Shakespeare auxquelles il se réfère et qu’il cite abondamment. La littérature, les
livres sont ici aussi le refuge contre la déshumanisation utopique. Ce qui signifie que
l’humanité est implicitement définie comme une forme de vie essentiellement
caractérisée par l’activité symbolique : spécialement, lire-écrire.
Il n’est pas inintéressant de se demander si ne s’exprime pas à travers ces utopies le
conflit de cultures que Peter Snow a décrit de façon exemplaire dans les années
cinquante (The Two Cultures) : le conflit entre la culture littéraire, traditionnelle et la
culture scientifique et technique. Conflit formulé dans nos anti-utopies à partir des
fantasmes et des angoisses propres à la culture littéraire, traditionnelle, qui méconnaît
22
“ Le christianisme sans larmes, voilà ce qu’est le soma ”, dit l’Administrateur (p.399).
l’autre culture, et lui dénie même le statut de véritable culture. La seule culture
possible, humaine et légitime serait, de ce point de vue, la culture symbolique. Le
reste – la technique en particulier, et la science en tant que connaissance des lois de la
nature – n’est ou ne concerne que la matière.
Cette hypothèse conduirait à s’interroger sur la nature de la “ littérature de SF ” ? Ne
voilà-t-il pas un monstrueux amalgame, un oxymore ? Comment reconnaître comme
littérature digne de ce nom une entreprise qui - par son objet même : la technoscience
- représenterait la contestation du littéraire ? Ce serait là une hypothèse relative aux
racines profondes de la résistance culturelle à l’égard de la littérature de SF.
3.3. Le Meilleur des Mondes revisité : Huxley et Orwell
En 1958, Huxley publie une série d’essais sous le titre Brave New World Revisited23.
Il y réfléchit sur l’actualité des diverses techniques de gestion socio-politique
imaginées dans le MM dont la réalisation lui apparaît beaucoup plus proche qu’en
1932. Il compare aussi son utopie avec celle d’Orwell.
Les deux causes principales de l’inéluctabilité du MM sont la croissance
démographique (spécialement dans le monde en développement) et la R&D
technoscientifique. Un monde surpeuplé nécessite une organisation stricte et efficace
imposée par un pouvoir centralisé dont les technologies modernes offrent les moyens.
Or, de ce point de vue, le MM est, suivant Huxley, une utopie plus probable que
1984. Pourquoi ? Parce que 1984 contrôle la société d’une manière violente,
agressive, par la punition et la menace de punition psychologique et physique. Ces
moyens sont moins efficaces que “ le renforcement systématique du comportement
souhaité à l’aide de plusieurs espèces de manipulations quasi non violentes, à la fois
physiques et psychologiques, et par la standardisation génétique. ” (p. 13). Huxley
insiste sur la supériorité de la technique de la récompense sur celle de la punition et
sur l’importance de la diversité des technique symboliques et biophysiques
complémentaires. A la différence du monde de 1984, divisé par des guerres
23
Je renvoie à l’édition de 1974 chez Chatto&Windus, Londres.
permanentes, le MM est unifié et pacifié, durablement stable. Enfin, la venue du MM
et de son utilitarisme hédoniste est portée non seulement par le Big Government mais
aussi par le Big Business, tout à fait absent de 1984.
Le MM et 1984 convergent en tant qu’anti-utopies qui dénoncent les risques de
disparition ou d’amenuisement grave des libertés individuelles sous l’effet d’une
organisation sociale totalitaire, dont le régime communiste est l’archétype. Dans les
dernières pages, Huxley laisse entendre que ces risques ne sont pas simplement
circonstanciels. Evoquant le discours du Grand Inquisiteur de Dostoïevski qui inspire
celui de Mustapha Menier, il constate que la masse des gens demandent depuis
toujours à ne pas être libres pourvu que leur besoins de base soient satisfaits. “ Rien
n’a jamais été plus insupportable à l’homme ou à la société humaine que la liberté. ”
(cité par Huxley, p. 162). Et aujourd’hui, les sciences et les techniques offrent des
moyens bien plus efficaces que les religions pour répondre à cette aspiration.
4. Second volet philosophique : “ L’avenir de la nature humaine ” selon Habermas
En 2001, Habermas publie un ouvrage – L’avenir de la nature humaine. Vers un
eugénisme libéral ?24 - qui l’a conduit à expliciter davantage certains aspects de sa
philosophie.
Une thèse centrale de celle-ci est que la discussion, informée et argumentée, d’une
question conflictuelle débouche normalement sur une solution consensuelle si cette
discussion est conduite sans contraintes entre tous les intéressés. L’expérience de la
discussion en bioéthique (songeons à l’euthanasie, au statut de l’embryon, au
clonage, etc) dément cette thèse et atteste un pluralisme moral dont il semblerait qu’il
faille s’accommoder. En tous cas provisoirement, car on peut, bien entendu,
continuer d’espérer que le débat débouchera un jour sur des accords universels.
Le problème tout à fait nouveau suscité par la R&D et souligné par Habermas est que
des désaccords croissants concernent des possibilités pratiques, opératoires, qui
comportent plus et autre chose qu’une simple différence d’avis interne aux jeux de
24
La traduction française en 2002 chez Gallimard.
langage de la discussion. Ces possibles – Habermas songe aux modifications
génétiques – entraînent la menace d’une déconstruction bio-physique effective des
conditions de possibilité matérielles de la discussion et de l’éthique de la discussion.
Les conséquences du pluralisme bioéthique concrètement traduites, par exemple,
dans des pratiques eugéniques, comporteraient la destruction des postulats mêmes du
débat pluraliste. Pourquoi ? Parce que ces conséquences conduisent à une rupture de
l’égalité de principe entre tous les hommes : entre tous les acteurs de la discussion.
Cette égalité suppose la permutabilité des rôles, rendue impossible dans l’hypothèse
de la manipulation génétique : jamais le manipulé ne pourra se mettre à la place de
son manipulateur. A la différence de tous les conditionnements langagiers et, plus
généralement symboliques (éducation, propagande, endoctrinement, etc), les
manipulations techniques restent inaccessibles à l’intéressé. Une manipulation
génétique introduit dans l’individu une intention étrangère qui l’instrumentalise en
fonction de visées extérieures ; le manipulé ne peut accéder à cette manipulation
intentionnelle étrangère et la défaire. C’est dans cette inaccessibilité que résiderait
toute la différence avec l’éducation, l’acculturation opérée par les parents, l’école, les
communautés, les religions, la société en général, qui n’utilisent que des moyens
symboliques, principalement langagiers. De tels conditionnements peuvent être
contestés, modifiés, défaits par l’individu à mesure qu’il en prend conscience en
grandissant, éventuellement avec l’aide de la psychanalyse qui est une “ cure de
langage ”.
Face à cette mise en danger potentielle des conditions transcendantales matérielles de
l’éthique de la discussion et, plus généralement, de “ l’être-humain ”, les philosophes
sont invités par Habermas à quitter leur retenue post-métaphysique favorable au
pluralisme moral. Il faut qu’ils élaborent une éthique unique et universelle de
l’espèce humaine en tant que telle : une éthique propre à et respectueuse de l’espèce
humaine en tant qu’espèce symbolisante. L’homme est et doit être homo loquax et
non faber, en tous cas en ce qui concerne le façonnement de sa propre nature. Cette
éthique doit comporter le droit à un génome non manipulé.
De ce point de vue, il est inacceptable que l’espèce humaine se mette à évoluer
autrement que par des voies symboliques. Une évolution autre que symbolique
conduit nécessairement hors de l’humain, dans l’inhumain : le pré-humain animal de
la régulation instinctive ou le post-humain machinique régulé par des normes
mécaniques. Déjà dans un livre ancien, La technique et la science comme idéologie
(1968), Habermas soulignait l’obligation pour l’individu et la société de se réguler
pas des normes intériorisées de nature langagière, discursive, et non par des instincts
ou des automatismes déterministes.
Face à cette menace de déshumanisation, la philosophie doit autoriser le Droit à
imposer, avec l’appui de la force publique (l’Etat), les mesures de protection de
l’humain (les interdits) indispensables. Nous voyons que par des voies différentes
(inspirées de la philosophie critique transcendantale), Habermas arrive à une position
très proche de celle d’un Jonas (qu’il cite) qui prend, lui, directement appui sur la
philosophie de la nature et la métaphysique. Il converge aussi avec Fukuyama qui se
situe pourtant aux antipodes de la philosophie politique.
5. Quelques réflexions philosophiques sur le langage et l’avenir en guise de
conclusion
5. 1. La question du langage et le couple symbolique/technique revisités
Visible tout particulièrement avec Habermas et chez Orwell, la question du langage –
plus généralement du symbolique - est philosophiquement centrale. Cette question est
d’abord celle de la distinction entre deux types de rapport à l’être humain :
symbolique et technique. Le premier type est survalorisé, le second est objet de
méfiance et d’exclusion. L’opération technique serait à réserver au milieu non
humain (extérieur au corps humain) ou à des applications humaines de nature
thérapeutique. Toute cette conception s’enracine profondément dans l’anthropologie
philosophique et religieuse. Celle-ci définit l’homme, essentiellement, comme l’être
du langage, du Logos ou du Verbe, comme l’animal symbolique. Lorsqu’elle prend
en considération l’Histoire, cette anthropologie postule que l’humanité n’est
perfectible, ne peut progresser ou évoluer, que par des moyens symboliques. Plus
fondamentalement encore, cette conception s’enracine dans l’idéalisme et le
spiritualisme traditionnels anti-matérialistes qui persistent, métamorphosés, dans
l’importance immense accordée au langage par la philosophie, durant le XXè siècle.25
La distinction symbolique/technique va de pair avec d’autres couples hiérarchisés de
concepts :
- La distinction (présente chez Habermas) entre deux types de milieux - externe et
interne - soulève la difficile question du statut du milieu interne (qui inclut le corps,
le cerveau, le génome). Or, celui-ci est-il plus et autre chose que le milieu externe
“ le plus proche ” ?
- La distinction entre deux attitudes, l’une technicienne et prométhéenne occupée à
changer le monde, l’autre traditionnellement dite “ morale ”, encourageant le travail
symbolique sur soi-même : “ se changer plutôt que changer le monde ”.
- La distinction entre naturel et artificiel, ou plus exactement entre deux formes
d’artifice : l’artifice naturel (du langage, du symbolique) et l’artifice physique,
matériel (de la technique) qui, seul, romprait avec la nature. L’homme est ainsi défini
comme le vivant naturellement symbolique ou culturel.
Sans développer davantage cette problématique, j’attire l’attention sur les quelques
points suivants en réaction contre certains présupposés philosophico-religieux
dominants rarement mis en question :
- les interventions symboliques ne sont pas immatérielles ;
- les interventions symboliques sont des techniques ;
- les conditionnements symboliques peuvent être très pathogènes et liberticides ;
- les conditionnements symboliques sont souvent inefficaces ;
- les modifications symboliques ne sont pas héréditaires ;
- les interventions technophysiques sont des techniques qui pourraient ne pas
présenter les limites et les défauts des techniques symboliques ;
- les interventions technophysiques n’abolissent pas le langage et les interactions
symboliques : elles en déplacent et en relativisent la portée ;
- aucune nécessité ne rend les interventions technophysiques contraires à
l’épanouissement des capacités humaines.
25
Cfr nos ouvrages : L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, éd. de l’Université de Bruxelles,
1979 ; Pour une métaphilosophie du langage, Vrin, 1981.
En creusant plus profondément encore ces questions, je pense que l’on est conduit à
renouer avec un thème évidemment central à la SF : le temps, l’avenir. Nous vivons
et pensons dans une époque post-darwinienne qui s’efforce d’articuler la question de
la temporalité suivant le couple : Histoire/Evolution. D’où le vocabulaire nouveau de
la “ post-histoire ”, de la “ post-humanité ”, du “ transhumanisme ”, de la
“ transhistoricité ”, etc. D’où les questions vertigineuses du type : “ Qu’en sera-t-il de
l’homme dans 1, 10, 100 millions d’années ? ” et “ Que peut faire, que doit faire
l’homme de l’homme ? ”. Les réponses à inventer devraient s’inspirer autant de
l’Histoire que de l’Evolution, non simplement se calquer sur l’une ou sur l’autre.
5.2. La crise de l’imaginaire du futur
Ainsi que Myriam Revault d’Allonnes l’a écrit26, la crise de l’anticipation crédible du
futur a eu lieu. Elle s’est historiquement exprimée dans l’effondrement des
totalitarismes, en particulier la fin du communisme soviétique, dans lesquels
l’espérance millénariste et messianique avait trouvé un refuge politique.
Mais les causes les plus profondes de la fin des eschatologies et des millénarismes
sont probablement celles-là mêmes qui furent à l’origine de l’utopisme : les sciences
et les techniques modernes.27
D’une part, comme le souligne Jean-Joseph Goux28, fondateur de l’économie
symbolique, “ l’innovation technologique ” est devenue “ le principe moteur de nos
sociétés ” dont “ l’essence même ” est “ qu’elles se transforment par la création
permanente de nouveautés imprévisibles. ” (p.112). Or, “ la notion de cité utopique
implique (…) un équilibre trouvé et maintenu, une harmonie convenue, une stabilité.
C’est un état immuable et non un devenir. C’est un cristal et non un flux. ” - “ L’idée
de création, d’innovation incessante, dont les techniques et les arts nous montrent
26
In Théodorou S. (ed.) (2003), Savoirs et démocratie, Marseille, éd. Parenthèse ; p. 57s.
Notons qu’il y a toute une histoire pré-moderne (médiévale, remontant au moins au Xè siècle) de l’association des
croyances millénaristes avec les techniques et les savoirs qui doivent permettre à l’humanité de reconquérir la condition
qui était la sienne avant la Chute. Cette espérance active d’une “ restauration ” finale du savoir-pouvoir originel dont
l’expression culmine chez Francis Bacon se rencontre au moins dès les XIIè et XIIIè siècles chez Joachim della Fiore et
chez Roger Bacon. Voir à ce propos l’essai de Noble David F. (1999), The Religion of Technology (The Divinity of
Man and the Spirit of Innovation), Penguin Books.
28
“ Naufrages et espérances : jeunesse de l’utopie ”, in Diogène, n°209, janvier-mars 2005.
27
tous les jours le déploiement surprenant, nous interdit toute imagination d’un futur
arrêté. ” - “ L’imagination plausible du futur ” est devenue “ un exercice impossible ”
(p.113).
Mais cette impuissance de l’anticipation du futur n’est pas seulement la conséquence
de la créativité technologique. Elle se retrouve du côté des représentations et des
théories scientifiques : cosmologiques, géologiques, biologiques. D’abord en raison
de l’étendue des durées qui se comptent en milliards d’années vers le passé et en
dizaines, voire en centaines de milliards d’années vers le futur, avec, à l’origine et à
la fin seulement probables, des singularités qui font intervenir l’infini. Cette
immensité frappe d’absurdité le “ principe anthropique ”, refuge contemporain des
eschatologies. Car si l’univers avait été calculé de telle sorte que l’homme puisse ou
doive y apparaître et si l’homme tel qu’il existe constitue la finalité et le sens de cet
univers, on se demande à quoi servent les milliards d’années à venir.
Une autre raison de l’impuissance à anticiper est le caractère radicalement
imprévisible et contingent de l’évolution de la vie : l’anticipation de l’espèce
humaine, de l’humanité – nous, notre forme de vie en ce début du troisième
millénaire – était absolument impossible il y a cinquante, cent, deux cents millions
d’années. La contingence et l’imprévisibilité de l’évolution de la vie au passé se
projette aujourd’hui sur l’avenir de notre forme de vie : elles rendent cet avenir aussi
opaque que vertigineusement ouvert. Elles posent en même temps la question
d’évolutions biologiques différentes ailleurs que sur terre. Le plus déstabilisant peutêtre est que ces questions (Qu’en sera-t-il de l’homme dans 1, 10, 100 millions
d’années ? Y a-t-il, et sous quelle forme, de la vie extraterrestre ?) sont des questions
empiriques. Or, les questions empiriques sont celles que seule l’expérience permet de
trancher, et l’expérience ne permet pas de faire l’économie de la durée : elle est
toujours a posteriori, non a priori à la manière de la spéculation et de l’imagination.
La contingence de l’avenir fait que “ nous ” ne saurons ce qu’il en sera de l’homme
dans 100 millions ou un milliard d’années qu’à ce moment-là.
Lorsque l’on prend au sérieux l’immensité et la contingence du devenir, on s’ouvre à
l’idée que le futur plus ou moins lointain ne peut être projeté simplement ni à partir
de ce que nous savons des formes de l’histoire humaine ni à partir de ce que nous
savons de la préhistoire et des formes de l’évolution de la vie.
Homo sapiens sapiens n’est pas apparu soudainement, né du Verbe ou du Logos.
Pendant des dizaines, voire des centaines de milliers d’années, il a évolué,
contemporain et concurrent, d’espèces de préhumains et d’autres espèces humaines
(neandertalensis, soloensis, floresiensis)29. - “ Une chose est certaine, affirmait
récemment Yves Coppens dans sa dernière leçon au Collège de France, entre
quelques centaines et quelques dizaines de milliers d’années, quatre humanités,
conscientes, intelligentes, cultivées, coexistaient sur notre planète. ”
Nous commençons seulement à prendre conscience de notre être-dans-l’évolution
autant que –dans-l’histoire. Cette prise de conscience devrait progressivement
permettre de penser et de produire l’avenir en articulant positivement et sans
subordination figée le langage et la technique.30
Copyright Gilbert Hottois
29
“ Les premiers humains sont ainsi contemporains et compatriotes des derniers préhumains ” (Yves Coppens, “ Leçon
de clôture ”, in La lettre du Collège de France, n°15, novembre 2005.
30
Nous avons développé ces réflexions notamment dans : Philosophies des sciences, philosophies des techniques, Odile
Jacob, 2004 ; ainsi que dans Species Technica, déjà mentionné.
Téléchargement