LA SCIENCE-FICTION AU CŒUR DE LA PHILOSOPHIE
Copyright Gilbert Hottois
Amateur dès l’adolescence, j’ai lu un grand nombre de romans de SF au cours des
années 1960, moins déjà durant la décennie suivante en raison d’un manque de
disponibilité et d’un investissement de plus en plus exclusif dans la philosophie aux
dépens de la littérature. Plusieurs de mes ouvrages anciens (y compris ma thèse de
doctorat
1
) ou plus récents portent la trace, implicite, de cet intérêt. Mais celui-ci a
aussi été actif et tout à fait explicite en deux sens.
Au début des années 1980, j’ai écrit deux romans de SF (dont le premier a été publié
vingt ans après : Species Technica
2
).
Par ailleurs, à diverses reprises, je me suis efforcé d’articuler mon double amour de la
philosophie et de la SF : en 1985, par la publication de l’ouvrage collectif : Science-
Fiction et Fiction Spéculative
3
; en 2000, par un autre ouvrage collectif : Philosophie
et Science-Fiction
4
; en 2002, à travers le dialogue philosophique qui suit Species
Technica.
Un projet de recherche en cours autour de l’imaginaire des techniques
contemporaines prolonge cet itinéraire.
Le titre de l’essai que l’on va lire reflète son plan général : Fukuyama-Orwell-
Huxley-Habermas. Mais on pourrait en faire une exégèse plus substantielle : la
fiction de La Science ou la science qui fictionne ne sont-elles pas en effet au
cœur de l’activité philosophique ?
L’impulsion qui motive cet essai est toutefois plus empirique : les deux philosophes
étudiés (auxquels on aurait pu joindre Jonas ou Engelhardt) se réfèrent à Huxley
(surtout) ou/et à Orwell. Ils alimentent leur philosophie morale à l’imaginaire très
pessimiste des deux anti-utopies les plus célèbres du XXème siècle.
1
L’inflation du langage dans la philosophie contemporaine, Ed. de l’Université de Bruxelles, 1979.
2
Ed. Vrin, 2002.
3
Ed. de l’ULB.
4
Ed. Vrin.
Plus profondément, j’essaye de montrer que beaucoup se joue autour de la question
du langage, de la définition philosophico-théologique de l’homme comme le vivant
parlant ”, le vivant voué au symbolique.
Chez Orwell, l’importance anthropologique essentielle du langage reste centrale et
explicite. En ce sens, ainsi que le dit Fukuyama, son anti-utopisme est plus familier
aux philosophes, et son approche reflète l’idéalisme linguisticiste contemporain.
Chez Huxley, l’importance du langage est fortement relativisée par rapport aux
techniques matérielles : le défi que l’utopie du Meilleur des Mondes lance à
l’idéalisme philosophique est beaucoup plus radical, comme Habermas l’a bien vu.
C’est chez ce dernier que l’opposition entre rapport technique et relation langagière
est le plus net.
1. Science-Fiction, futurologie et anticipation de l’avenir
L’histoire encore courte de la futurologie et de la prospective permet de tirer une
leçon : les prévision à moyen et long termes (de l’ordre de quelques décennies) ont
pour règle de ne pas se vérifier. C’est particulièrement vrai dans le domaine de la
R&D technoscientifiques, et par conséquent, de nos sociétés en général qui sont si
fortement influencées par la R&D et l’innovation technoscientifiques.
L’histoire de la Science-Fiction (SF) permet de tirer une leçon complémentaire : la
SF est une littérature fortement datée. Elle est d’autant plus rapidement désuète que
l’imagination a voulu prendre appui de manière explicite et détaillée sur l’état des
sciences et des techniques du moment pour les projeter dans le futur. La SF des
années 1950 et 1960, par exemple, n’ignore pas les anticipations d’inspiration
biologique, mais elles expriment, le plus souvent, des craintes de mutations induites
par des rayonnements physiques : la peur de l’atome, du nucléaire. Elles relayaient
aussi les seules techniques disponibles à l’époque pour induire des mutations : le
génie génétique proprement dit ne prend son essor qu’à partir du début des années
1970, et il suscite immédiatement de nouvelles angoisses et espérances, d’abord chez
ses promoteurs généticiens : c’est l’affaire dite du moratoire d’Asilomar (1973-
74).
Depuis un quart de siècle, sous l’influence de la R&D technoscientifiques dans le
domaine de la génétique, la SF a multiplié les anticipations dans lesquelles les
manipulations génétiques et les biotechnologies appliquées à l’homme jouent un rôle
déterminant.
Je mentionne quelques auteurs dont des ouvrages ont été traduits : A.C. Clarke
(Terre, planète impériale), R. Reed (Le lait de la chimère), G. Egan (Téranésie), M.
Resnick (Projet Miracle), G. Bear (L’échelle de Darwin), D. Preston et L. Child
(Cauchemar génétique)… J’y ai participé moi-même avec Species Technica
5
Mais ne
nous y trompons pas : avant que la génétique ne devienne le paradigme des
technosciences biomédicales, la plasticité biologique du vivant et de l’homme
s’exprimait déjà vigoureusement. Soit dans un sens strictement évolutionniste
prenant en considération de très longues périodes sélectionnant des mutations et
spéciations sous l’influence du milieu : c’est l’histoire des Eloïs et des Morlocks dans
la Time Machine de Wells, dès 1895 ! Soit en extrapolant à partir des techniques
biologiques disponibles : par exemple, les greffes dans l’étonnant Docteur Lerne,
sous-dieu de Maurice Renard qui date de 1908. Time Machine est philosophiquement
et politiquement actuelle : cette anticipation met en garde contre le risque que des
inégalités sociales et économiques ne finissent par entraîner un phénomène de
spéciation qui divise l’espèce humaine en deux sous-espèces devenues para-
humaines ou sous-humaines, l’une identifiée comme proie et l’autre comme
prédatrice. Entre ces deux sous-espèces les questions d’éthique ou de politique (de
justice, etc) ne se poseraient plus, pas plus qu’elles ne se posent entre des espèces
animales ayant ce type de relation. Wells voulait mettre en garde contre ce danger
d’évolution qu’il lit dans la société industrielle très inégalitaire du XIXè siècle
6
. Or,
cette problématique rebondit depuis quelques années au cœur de la philosophie
morale et politique autour de l’eugénisme d’Etat et de l’eugénisme libéral ou privé,
ainsi que des questions plus spéculatives soulevées par les mouvements
transhumanistes ” et “ posthumanistes ”.
5
Species Technica, suivi de Dialogue autour de Species Technica vingt ans après, Vrin, 2002.
6
Cfr Green R., “ Last Word : Imagine the Future ”, in Kennedy Institute of Ethics Journal, mars 2005.
Les meilleurs auteurs de SF n’échappent pas totalement au caractère daté de leurs
anticipations. L’imagination de Jules Verne gravite autour de la Machine et des
sciences et techniques de l’Ingénieur qui constituent aussi le paradigme au sein
duquel les philosophes de la technique du XIXè et de la première moitié du XXè
siècle se situent. Mais les grands auteurs illustrent des possibles futurs d’une manière
tellement typique que les moyens technoscientifiques naïvement extrapolés passent à
l’arrière-plan. Aldous Huxley et George Orwell sont de ceux-là. Leurs romans les
plus connus restent d’actualité pour penser le présent et spéculer sur l’avenir.
Depuis plus de deux décennies maintenant, la philosophie politique des sciences et
des techniques celle qui oriente les grands programmes-cadres de R&D tant en
Amérique, qu’au Japon et en Europe privilégie deux axes : l’axe des TIC
(Technologies de l’Information et de la Communication) et l’axe des biotechnologies
et de la biomédecine.
7
1984 d’Orwell illustre l’anti-utopisme des TIC ; Le Meilleur
des Mondes (MM) d’Huxley illustre principalement l’anti-utopisme des
biotechnologies
8
.
Ces deux classiques sont au cœur de mon exposé, enchâssés dans une enveloppe qui
souligne leur actualité philosophique: Fukuyama pour commencer, Habermas
ensuite.
2. Premier volet philosophique : “ Notre futur posthumain ” selon Fukuyama
Dans Notre futur posthumain de Francis Fukuyama
9
, la vision de l’humanité future
utilisatrice des techniques neuropharmacologiques et génétiques est explicitement
inspirée par le Brave New World d’Huxley qui, dit Fukuyama, “ avait raison ” (p.7).
La toile de fond de la critique par Fukuyama de la R&D technoscientifique est que la
démocratie libérale à économie de marché assurant l’égalité en droits de tous
7
Depuis quelques années, une nouvelle orientation transversale par rapport aux deux autres, tend à s’imposer : la R&D
en nanosciences et nanotechnologies (les “ nanotechnosciences ”).
8
Le premier anti-utopisme n’est pas tout à fait absent du Meilleur des Mondes : l’information fichée et la surveillance
universelles sont indispensables, des techniques de conditionnement font intervenir des TIC (hypnopédie), des
techniques anti-émeutes également (la Voix qui apaise), enfin le Cinéma Sentant préfigure la Réalité Virtuelle ou
simulation multi-sensorielle.
9
Our Posthuman Future. Consequences of the Biotechnology Revolution, New York, Farrar, Strauss and Giroux, 2002
(ma traduction).
constitue le terme de l’Histoire. Ceci signifie qu'aucun nouveau type de régime
politique n’est encore possible ni souhaitable. La démocratie libérale permet en effet
à chacun de se faire reconnaître suivant ses mérites et ses efforts. Elle donne à chaque
individu l’occasion d’accéder à des fonctions professionnelles et sociales, et
d’acquérir des biens. Dans tous les régimes politiques antérieurs, la lutte universelle
pour la reconnaissance individuelle était structurellement faussée, entraînant des
guerres et des révolutions répétées et maintenant l’Histoire en mouvement.
Autrement dit, le bon fonctionnement de la lutte pour la reconnaissance individuelle
grâce aux institutions démocratiques libérales garantit seul la stabilité finale de la
société. Le besoin de reconnaissance est, suivant Fukuyama lecteur de Hegel, au
coeur de la nature humaine. Le triomphe de la démocratie libérale capitaliste et sa
permanence tiennent au fait que ce régime politique ne violente pas cette nature, car
il protège des valeurs telles que la vie privée, la propriété privée, la famille, les
libertés individuellesLes régimes socialistes et communistes ont été aveugles à la
nature humaine, ou ils ont tenté de la modifier par des moyens institutionnels
(abolition de la propriété privée, de la famille, etc) : ces erreurs ont entraîné leur
échec. Telle est la thèse répétée du livre : les institutions capitalistes, libérales et
démocratiques contemporaines ont mieux réussi parce qu’elles se fondent sur des
présupposés relatifs à la nature humaine beaucoup plus réalistes que ceux de leurs
rivaux. ” (p.106 ; p.128 ; et passim).
Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes humains possibles, dont
il faudrait seulement garantir les institutions libérales, si la R&D technoscientifique
n’était pas engagée sur la voie de l’invention de moyens inédits de modifier et d’agir
sur la nature humaine. Ces moyens nouveaux risquent de relancer l’Histoire, soit vers
des conflits (entre clans, classes, castes,…) renouvelés, soit vers des modes
d’organisation sociale post-humains et post-historiques. Pas de fin de l’Histoire,
souligne Fukuyama, sans fin de la science moderne et de la technologie. (p.15).
En conséquence, il veut un arrêt ou, du moins, un contrôle strict des R&D concernés.
Il veut cet arrêt non seulement en raison des risques politiques prévisibles (inégalités
accrues), mais, semble-t-il, plus profondément, parce que les technosciences mettent
la nature humaine en danger. L’obligation de protéger cette nature - qui constitue à la
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