EDUCATION ET ETHIQUE
« L'apprentissage de la vie, c'est-à-dire l'éducation et l'instruction de la jeunesse, semble de plus en plus
échapper à la réflexion éthique, pour ne faire place qu'à des choix techniques et donc qu'à des normalisations
pragmatiques. Bref, on agit comme si les questions de la formation de l'homme, des fins de l'éducation, étaient
résolues, étaient devenues superflues, ne nous laissant à trancher que sur des méthodes. Ce passage progressif, dans le
débat éducatif, du plan axiologique aux plans techniques et scientifiques, a été particulièrement favorisé par les promesses
des sciences humaines à apporter des solutions objectives, et par l'option technocratique adoptée par la plupart des politiques
éducatives des Etats. Mais n'assiste-t-on pas, dans ce cas, à un exemple significatif de dissimulation d'une morale, puisque
toute action éducative engage un choix en faveur de ce qu'on considère comme bon pour l'homme, même lorsqu'on ne
l'explicite pas ou qu'on le tient pour évident ? Bien plus, ne va-t-on pas parfois jusqu'à confisquer la dimension critique de la
réflexion éthique, en empêchant la société de délibérer sur le choix entre plusieurs modèles, en fonction des valeurs et fins
privilégiées ? / …/
La dimension morale de l'éducation apparaît / … /clairement du point de vue de l'éduqué. Au nom de quoi, en effet, un
enfant peut-il être amené à quitter son état immédiat, se laisser éduquer, s'obliger à apprendre, se contraindre à dé-
velopper ses dispositions, à acquérir de nouvelles compétences ? Comment le droit conféré à l'enfant de prendre part à la
société peut-il entraîner un devoir de ne pas demeurer dans son état primitif, de faire naître des obligations à l'égard de lui-
même ? Qu'est-ce qui peut, en un mot, pousser l'enfant à accepter, mieux à vouloir, la destination qui lui est assignée par
l'éducation ?
1/ Soit il est mû, face aux sollicitations éducatives, par la seule recherche du plaisir qui caractérise toute action
immédiate. Mais comment éviter durablement que la satisfaction ne soit pas entravée par de la peine, par les frustrations
nées des contraintes de la socialisation ou de l'apprentissage ? Et si l'enfant trouve, dans le meilleur des cas, plaisir à
l'ensemble des tâches qui lui sont proposées, parce qu'il les sélectionne à son gré, les accomplit à son rythme ou qu'il tire un
bénéfice secondaire de leur accomplissement, il faut encore s'assurer que cette motivation hédoniste conduit l'être vers une
fin bonne. Comment parents et maîtres peuvent-ils alors exercer leur responsabilité en répondant toujours positivement aux
désirs de l'enfant ? Le plaisir est, sans doute, un ressort précieux de l'éducation, surtout à l'âge transitoire de l'enfance,
mais utilisé comme seul mobile, il risque de laisser en friche nombre de possibilités de réalisation de soi et de développer chez
les éducateurs des conduites flatteuses et complaisantes, qui les rendent peu dignes d'estime et de respect.
2/ Soit l'enfant se soumet aux sacrifices imposés par l'éducation, mais en raison du seul principe d'utilité. Les
motivations hédonistes immédiates cèdent la place à un calcul des effets futurs, qui permettent d'accepter les renoncements
actuels. Une telle logique permet d'ailleurs au pédagogue, en cas d'incapacité de l'enfant à raisonner sur l'utile, de se
substituer autoritairement à sa volonté, sûr que son action est légitimée par les bienfaits futurs. L'éducation est finalement
appréhendée de manière fonctionnelle et évaluée selon les critères d'efficacité d'une société.
On risque cependant alors de transformer la tâche éducative en un conditionnement, voire en un dressage, dont les
objectifs, successivement désignés à l'enfant, sont atteints au moyen de stratégies comportementales, et dont la finalité,
c'est-à-dire la réussite objective, se limite à la meilleure adaptation possible au milieu. On voit mal alors comment la formation
de soi peut être perçue comme une tâche éthique puisqu'elle ne vise qu'à la réalisation de buts pragmatiques.
3/ Enfin, l'enfant peut participer activement au processus de formation de soi au titre d'une destination éthique,
parce qu'il fait sienne, à travers elle, la volonté d'atteindre au perfectionnement de soi. Dans ce cas, l'éducation est
inséparable du développement de vertus (sens de l'obéissance, de l'honneur, de la dignité, goût pour l'excellence, recherche
d'une maîtrise de soi), par lesquelles chacun est capable de renoncer à l'emprise tyrannique des désirs, de se contraindre à
travailler, de parvenir à parfaire ses dispositions, etc. En conséquence, les éducateurs, parents ou maîtres, ne sont plus des
agents pourvoyeurs de plaisir, ni des instruments utiles à l'obtention d'une réussite dans la vie, mais des médiateurs destinés à
exemplifier le bien à atteindre. L'obéissance qui leur est due n'est ni servilité ni ruse, mais reconnaissance, à travers leur
personne, des fins à atteindre par et pour soi-même. C'est pourquoi ils sont censés être eux-mêmes vertueux, dignes de
respect, afin d'aider l'enfant à déterminer ce qui est bien et à persévérer dans la voie bonne. Se laisser éduquer relève donc
d'un double devoir : devoirs envers soi, puisqu'il s'agit de s'élever à la plus haute perfection, devoirs envers les autres, en qui
nous respectons la volonté bonne de nous élever et de nous rendre homme de bien et homme libre.
Néanmoins, à supposer qu'existe une telle communauté éthique, familiale ou scolaire, il peut encore se faire que la
discipline morale ne se dégage pas de l'emprise des modèles qui, par leur ascendant ou leur charisme, conduisent seulement à
une plate imitation morale. Si le pédagogue doit être plus qu'un professeur, qui rend publics des savoirs et savoir-faire, il doit
rester distinct du maître de sagesse qui capte la volonté de son disciple. Le problème crucial de l'éducation est bien d'offrir à
l'enfant l'aide d'êtres vertueux, qui le guident vers la moralité, sans pour autant le maintenir en tutelle. L'homme ne peut se
passer de vrais maîtres, mais dont la finalité est de s'effacer pour que l'enfant, devenu à son tour adulte, puisse se
déterminer par soi-même dans le choix de ses valeurs et de ses actions.
En fin de compte, il apparaît que l'éducation ne saurait se maintenir dans les cadres réducteurs de techniques et de
sciences, mais exige la formulation de devoirs et d'obligations, qui prennent leur source dans une interprétation morale. Toute
éducation repose sur un ensemble de présupposés sur les fins à atteindre - quel homme voulons-nous former ? -, qu'il
appartient précisément aux différents partenaires, associés à la tâche éducative, de soumettre à un choix conscient,
responsable et critique, au lieu de ne rechercher que des techniques au succès peu garanti. » ( J. J. Wunenburger, Questions
d’éthique, PUF, 1993 )