Une éthique confisquée et dissimulée : l'éducation
L'apprentissage de la vie, c'est-à-dire l'éducation et l'instruction de la jeunesse, semble de plus en
plus échapper à la réflexion éthique, pour ne faire place qu'à des choix techniques et donc qu'à des
normalisations pragmatiques. Bref, on agit comme si les questions de la formation de l'homme, des fins de
l'éducation, étaient résolues, étaient devenues superflues, ne nous laissant à trancher que sur des méthodes.
Ce passage progressif, dans le débat éducatif, du plan axiologique aux plans techniques et scientifiques, a été particulièrement
favorisé par les promesses des sciences humaines à apporter des solutions objectives, et par l'option technocratique adoptée par
la plupart des politiques éducatives des Etats. Mais n'assiste-t-on pas, dans ce cas, à un exemple significatif de dissimulation d'une
morale, puisque toute action éducative engage un choix en faveur de ce qu'on considère comme bon pour l'homme, même
lorsqu'on ne l'explicite pas ou qu'on le tient pour évident ? Bien plus, ne va-t-on pas parfois jusqu'à confisquer la dimension
critique de la réflexion éthique, en empêchant la société de délibérer sur le choix entre plusieurs modèles, en fonction des
valeurs et fins privilégiées ?
Des moyens aux fins
La situation actuelle offre un contraste saisissant avec la tradition de la réflexion morale. Car la pratique de l'éducation a
toujours constitué un des sujets majeurs de préoccupation philosophique. Dès l'Antiquité, il est admis que les voies suivies pour
former un homme sont multiples, divergentes voire contradictoires (modèles athénien, spartiate, etc.) ; il est cependant
nécessaire qu'une société opère des choix, qui permettent d'introduire une cohérence dans les manières de vivre, de sentir et de
penser des hommes, et qui soient conformes, de plus, aux représentations morales tenues pour vraies. On ne saurait donc
adopter et édicter des objectifs éducatifs, des contenus d'enseignement, des méthodes d'apprentissage, tant
que l'on n'a pas clairement dégagé ce qu'il est bon qu'une société recherche à travers eux. Comme le remarque
déjà Aristote : « A ses diverses phases, l'éducation des enfants s'avère être un des premiers soins du législateur. Personne ne le
conteste. La négligence des Cités sur ce point leur nuit infiniment (...) Il ne faut pas laisser ignorer ce qu'est l'éducation, ni
comment elle doit se faire. Tout le monde n'est pas d'accord sur son objet, c'est-à-dire sur ce qu'il faut enseigner à la jeunesse,
pour parvenir à la vertu et au bonheur; ni sur son but, c'est-à-dire si c'est à la formation de l'intelligence plutôt qu'à celle des
mœurs qu'il faut plutôt s'attacher » (Les Politiques, VIII, 1337 a.)
C'est pourquoi il appartient à la réflexion morale, de droit d'abord, de fait ensuite, de s'interroger sur au moins deux
questions :
1/ D'abord, quelles obligations doit s'imposer une société d'êtres adultes à l'égard des nouvelles
générations afin qu'elles puissent, à l'avenir, entrer dans la même société qu'eux, ou même dans une société
meilleure ? Autrement dit, quel est le devoir des parents et des maîtres, de la famille et de l'école, pour élever l'homme
potentiel vers son humanité et pour lui faire partager les médiations formatrices de la culture ?
2/ A quoi faut-il inversement obliger l'enfant pour qu'il puisse s'arracher à son état transitoire et faire
partie de la communauté humaine à laquelle sa naissance l'amène à participer ? Par-là même, à quoi est destiné un
enfant, à quoi doit viser l'éducation, familiale et publique, et donc quelle est la fin ultime du processus éducatif ?
Subsidiairement, il s'agit de savoir quel est le rôle respectif de la famille et de l'école dans le processus d'apprentissage de la vie,
et comment peuvent-elles participer à la formation du sujet moral ?
Ces questions, qui n'ont cessé de traverser l'histoire de la pensée philosophique et politique, sont la plupart du temps
jugées désuètes ou superflues et refoulées hors des débats publics de la société contemporaine. Pourtant l'éducation familiale et
la formation scolaire donnent des signes évidents de désarroi face à la perte de modèles reconnus et de vérités certaines. Il n'en
reste pas moins que le débat éducatif, au lieu de chercher à renouer avec la question des fins de l'homme, se cantonne
généralement soit dans un discours instrumental sur des techniques et des sciences éducatives, soit dans un débat politique sur
les modalités institutionnelles de l'éducation et de l'enseignement :
1/ Dans le premier cas, on privilégie l'expérimentation et l'application de techniques pédagogiques qui doivent permettre
de donner satisfaction aux différentes parties impliquées dans des relations éducatives (parents-enfants ; maitres-élèves ;
éducateur-administrateur ; apprenti-employeur, etc.), en évitant au maximum les conflits, les dysfonctionnements et les échecs.
Sciences et techniques éducatives se livrent à une surenchère continue pour désigner et imposer les meilleures méthodes pour
élever l'enfant, pour lui enseigner des savoirs pour développer ses aptitudes, pour lui faire acquérir une compétence
professionnelle, etc., comme si la formation se limitait à la mise au point de savoir-faire et que le problème de l'éducation de
l'homme pouvait être épuisé par ce seul pragmatisme.
2/ Dans le second cas, on fait, prioritairement, porter les enjeux sur le choix de telle ou telle institution éducative, entre
lesquelles on se plaît à creuser un antagonisme de valeurs, alors qu'il ne s'agit la plupart du temps que de voies complémentaires
ou concurrentielles. Il est certes important de déterminer la part qui revient, dans la formation de l'homme et du citoyen, à la
famille et à l'Etat, de définir le statut respectif des institutions confessionnelles et laïques, d'opter pour un service privé ou public
d'instruction, de définir la place qui revient à une instruction générale ou à un apprentissage professionnel, etc. Mais ces
questions, qui mettent, certes, en jeu des principes clés, permettent rarement d'aborder les principes fondamentaux, relatifs au
contenu substantiel de l'éducation. N'est-il pas significatif que les institutions de formation, dans les sociétés démocratiques,
n'aient accordé que peu de considération à l'instruction civique, par exemple, et aient quasiment renoncé à prendre en charge la
formation de la conscience morale, sous prétexte d'atteinte à la liberté de l'enfant, sans que cela n'entraîne de véritable contro-
verse publique ?
La question est donc bien de savoir si les sociétés contemporaines peuvent espérer maîtriser les processus
d'apprentissage et de formation, dont l'importance première se mesure, au moins matériellement, au montant des
investissements publics qui lui sont consacrés, tant qu'elles ne prendront pas de nouveau en charge la question des devoirs et
obligations réciproques de l'éducation ?
La vocation morale de l'éducation
Dans cette perspective, il semble essentiel, pour rendre possible, à nouveau, un débat clair et public, de renouer avec
la question philosophique des fins de l'éducation, qui n'a cessé de mettre en évidence la dimension morale de toute activité
éducative, pour l'éducateur comme pour l'éduqué. Car on ne saurait choisir pour l'enfant la part des activités concrètes et
abstraites, du travail et du loisir, de la sévérité et de la licence, de plaisir et d'effort, qu'en fonction d'un choix préalable de
valeurs, de la place qu'on veut accorder à la liberté ou à la servitude, à la spontanéité ou au sacrifice.
Le devenir de l'homme
L'éducation relève, à cet égard, d'une activité morale pour deux raisons: d'une part, elle oblige l'adulte à devoir
développer, en l'enfant, son humanité encore virtuelle ; d'autre part, elle implique, réciproquement, pour tout enfant, un droit
de recevoir de la société constituée les moyens de devenir un homme à part entière. L'enfant est de fait un chaînon de l'espèce
humaine, dont l'inachèvement biopsychique l'expose à une faiblesse congénitale et à un risque permanent de dénaturation.
Priver l'enfant de l'accès à la culture, au langage, au savoir, aux facultés supérieures qui permettent de se rapporter au vrai, au
bien et au beau, constitue, au même titre qu'une privation de soin ou de nourriture, une forme d'abandon, de non-assistance à
personne en danger et donc une faute morale caractérisée. Eduquer représente donc un des premiers devoirs envers autrui,
auxquels sont soumis les géniteurs et la société tout entière, dans la mesure où celle-ci n'existe que par l'incorporation
permanente de nouveaux membres, en remplacement de ceux qui lui sont retirés par la mort.
Qu'est-ce alors que ce devoir d'humanité qui se réalise à travers l'éducation'? On peut, à travers l'histoire, dégager
trois modes d'appréhension de cette obligation, qui renvoient à autant de définitions morales de l'Autre, même s'il est,
dans le cas de l'éducation, une altérité en devenir :
1/ On peut d'abord considérer l'éducation comme une pratique reproduction culturelle, dans la mesure
l'enfant est un être dépossédé de culture, à qui il appartient à terme de s'intégrer dans la communauté
humaine adulte. Eduquer consiste dès lors à inculquer au futur homme l'ensemble des contenus qui constituent la
substantialité de la culture, à lui faire assimiler les modèles de comportements et les croyances en vigueur. Cette conception,
typique des sociétés closes et homogènes, repose sur le postulat d'une extrodétermination totale de l'individu, qui ne parvient à
accéder à l'humanité qu'au prix d'une imitation des mœurs, des manières de travailler et de penser. Tel est, en particulier, le
sens des processus initiatiques des sociétés traditionnelles et des formes d'éducation des sociétés collectivistes (Etat totalitaire,
etc.).
Il est permis, cependant, de craindre que l'obligation d'éduquer n'outrepasse, dans ce cas, son propre contenu en se
substituant de part en part à la volonté de l'autre, qui n'a plus d'autre issue que de se laisser déterminer de manière entièrement
hétéronome. Et on peut redouter alors que, par ce moyen, une société ne fasse autre chose que répéter ses propres modèles,
privant tout nouveau membre de la société, de la possibilité d'actualiser sa liberté potentielle et d'enrichir la culture par ses
innovations. Autrement dit, un projet d'éducation totale, qui n'est pas loin de tourner au dressage, risque de devenir totalitaire
en inhibant toute autre valeur que celles de la culture et de
la morale constituée.
2/ A l'inverse, on peut voir en l'enfant, non un homme en miniature, qu'il s'agit de faire « grandir » en le rendant sem-
blable à des modèles, mais une nature particulière, à préserver et à respecter comme telle. La tâche éducative se propose alors
de développer l'essence singulière de l'enfant, distincte des contraintes de l'être adulte, en favorisant l'épanouissement
de ses dispositions immanentes. Au rapport coercitif et à l'impératif mimétique se substituent alors un rapport libertaire et un
impératif ludique. Ainsi naissent des pédagogies, familiales ou sociales, l'enfant est invité à faire valoir ses désirs spontanés,
ses affects personnels, qui doivent être immunisés contre toute visée adaptative au monde adulte.
Si une telle conception implique qu'on laisse à l'enfant toute liberté de réalisation de soi, on risque, en revanche, de
laisser cette liberté se développer de manière informe et de la priver ainsi de la possibilité de se donner une forme interne, au
contact de la résistance d'un monde commun institué. Bref, l'éducation libertaire, non directive, n'aboutit-elle pas à enfermer
l'Autre dans une indétermination vide, illusoire, qui reste étrangère aux valeurs de la société tutélaire ?
3/ Enfin, on peut estimer que l'éducation n'est jamais mieux comprise qu'à partir de son rapprochement avec educere
(signifiant, en latin, conduire hors de), qui nous rappelle qu'il appartient aux parents et aux maîtres de détacher l'enfant de
sa nature immédiate, spontanée, de le conduire progressivement vers une maîtrise de l'ensemble de ses
dispositions, afin qu'il puisse accéder à une autonomie rationnelle et raisonnable. L'éducation n'est donc pas
adaptation contraignante à l'état de fait de la société éducatrice, ni expérimentation d'une socialité enfantine alternative, mais
renonciation par degrés à la nature indisciplinée, pour permettre au sujet éduqué d'en user librement et solidairement avec
d'autres. Ce projet, conforme à l'idéal d'autonomie du rationalisme moderne, se révèle sans doute comme le plus difficile à
mettre en œuvre, dans la mesure il s'agit d'édifier l'homme à partir d'un terrain reconnu rebelle et instable, mais il réussit
aussi à conjuguer de manière harmonieuse contrainte et liberté.
On peut seulement se demander si la métamorphose de l'être à laquelle s'attache cet idéal d'éducation doit
nécessairement s'achever sur la figure d'une communauté d'êtres régis par leur seule raison. La destinée de tout homme
n'est-elle que de constituer une société contractuelle et rationnelle (Kant) ? L'éducation suppose certes qu'on « cultive » l'être
fruste de l'enfant, pour le faire tendre vers une forme achevée ; mais cette forme ne saurait peut-être privilégier la seule
dimension du citoyen rationnel. La conception romantique de l'éducation voit au contraire dans la formation de soi (Bildung) un
perfectionnement continu, par lequel chaque être singulier accède à son ipséité substantielle, qui intègre aussi bien mythe et
raison, révolte que soumission. La devise goethéenne : « Deviens ce que tu es », invite à se dépasser, à ne pas se
satisfaire de la nature qui nous est donnée, mais ne permet pas de préjuger quel est le point suprême de la
destination d'un être, qui peut se trouver au-delà de la raison. Si l'éducation permet l'accès à la liberté et à la
responsabilité critique, elle ne peut inconditionnellement exiger de chacun la même forme d'autonomie. Les formes d'ex-
pression de l'être libre sont multiples.
L'avenir de l'enfant
La dimension morale de l'éducation apparaît encore plus clairement du point de vue de l'éduqué. Au nom de quoi, en
effet, un enfant peut-il être amené à quitter son état immédiat, se laisser éduquer, s'obliger à apprendre, se
contraindre à développer ses dispositions, à acquérir de nouvelles compétences ? Comment le droit conféré à
l'enfant de prendre part à la société peut-il entraîner un devoir de ne pas demeurer dans son état primitif, de faire naître des
obligations à l'égard de lui-même ? Qu'est-ce qui peut, en un mot, pousser l'enfant à accepter, mieux à vouloir, la destination
qui lui est assignée par l'éducation ?
1/ Soit il est mû, face aux sollicitations éducatives, par la seule recherche du plaisir qui caractérise toute
action immédiate. Mais comment éviter durablement que la satisfaction ne soit pas entravée par de la peine, par les
frustrations nées des contraintes de la socialisation ou de l'apprentissage ? Et si l'enfant trouve, dans le meilleur des cas, plaisir à
l'ensemble des tâches qui lui sont proposées, parce qu'il les sélectionne à son gré, les accomplit à son rythme ou qu'il tire un
bénéfice secondaire de leur accomplissement, il faut encore s'assurer que cette motivation hédoniste conduit l'être vers une fin
bonne. Comment parents et maîtres peuvent-ils alors exercer leur responsabilité en répondant toujours positivement aux désirs
de l'enfant ? Le plaisir est, sans doute, un ressort précieux de l'éducation, surtout à l'âge transitoire de l'enfance, mais utilisé
comme seul mobile, il risque de laisser en friche nombre de possibilités de réalisation de soi et de développer chez les
éducateurs des conduites flatteuses et complaisantes, qui les rendent peu dignes d'estime et de respect.
2/ Soit l'enfant se soumet aux sacrifices imposés par l'éducation, mais en raison du seul principe d'utilité.
Les motivations hédonistes immédiates cèdent la place à un calcul des effets futurs, qui permettent d'accepter les renoncements
actuels. Une telle logique permet d'ailleurs au pédagogue, en cas d'incapacité de l'enfant à raisonner sur l'utile, de se substituer
autoritairement à sa volonté, sûr que son action est légitimée par les bienfaits futurs. L'éducation est finalement appréhendée de
manière fonctionnelle et évaluée selon les critères d'efficacité d'une société.
On risque cependant alors de transformer la tâche éducative en un conditionnement, voire en un dressage, dont les
objectifs, successivement désignés à l'enfant, sont atteints au moyen de stratégies comportementales, et dont la finalité,
c'est-à-dire la réussite objective, se limite à la meilleure adaptation possible au milieu. On voit mal alors comment la formation
de soi peut être perçue comme une tâche éthique puisqu'elle ne vise qu'à la réalisation de buts pragmatiques.
3/ Enfin, l'enfant peut participer activement au processus de formation de soi au titre d'une destination
éthique, parce qu'il fait sienne, à travers elle, la volonté d'atteindre au perfectionnement de soi. Dans ce cas,
l'éducation est inséparable du développement de vertus (sens de l'obéissance, de l'honneur, de la dignité, goût pour l'excellence,
recherche d'une maîtrise de soi), par lesquelles chacun est capable de renoncer à l'emprise tyrannique des désirs, de se
contraindre à travailler, de parvenir à parfaire ses dispositions, etc. En conséquence, les éducateurs, parents ou maîtres, ne sont
plus des agents pourvoyeurs de plaisir, ni des instruments utiles à l'obtention d'une réussite dans la vie, mais des médiateurs
destinés à exemplifier le bien à atteindre. L'obéissance qui leur est due n'est ni servilité ni ruse, mais reconnaissance, à travers
leur personne, des fins à atteindre par et pour soi-même. C'est pourquoi ils sont censés être eux-mêmes vertueux, dignes de
respect, afin d'aider l'enfant à déterminer ce qui est bien et à persévérer dans la voie bonne. Se laisser éduquer relève donc d'un
double devoir : devoirs envers soi, puisqu'il s'agit de s'élever à la plus haute perfection, devoirs envers les autres, en qui nous
respectons la volonté bonne de nous élever et de nous rendre homme de bien et homme libre.
Néanmoins, à supposer qu'existe une telle communauté éthique, familiale ou scolaire, il peut encore se faire que la
discipline morale ne se dégage pas de l'emprise des modèles qui, par leur ascendant ou leur charisme, conduisent seulement à
une plate imitation morale. Si le pédagogue doit être plus qu'un professeur, qui rend publics des savoirs et savoir-faire, il doit
rester distinct du maître de sagesse qui capte la volonté de son disciple. Le problème crucial de l'éducation est bien d'offrir à
l'enfant l'aide d'êtres vertueux, qui le guident vers la moralité, sans pour autant le maintenir en tutelle. L'homme ne peut se
passer de vrais maîtres, mais dont la finalité est de s'effacer pour que l'enfant, devenu à son tour adulte, puisse se déterminer par
soi-même dans le choix de ses valeurs et de ses actions.
En fin de compte, il apparaît que l'éducation ne saurait se maintenir dans les cadres réducteurs de techniques et de
sciences, mais exige la formulation de devoirs et d'obligations, qui prennent leur source dans une interprétation morale. Toute
éducation repose sur un ensemble de présupposés sur les fins à atteindre - quel homme voulons-nous former ? -, qu'il appartient
précisément aux différents partenaires, associés à la tâche éducative, de soumettre à un choix conscient, responsable et critique,
au lieu de ne rechercher que des techniques au succès peu garanti.
( J.J. Wunenburger, Questions d’éthique, PUF, 1993 )
EDUCATION ET ETHIQUE
« L'apprentissage de la vie, c'est-à-dire l'éducation et l'instruction de la jeunesse, semble de plus en plus
échapper à la réflexion éthique, pour ne faire place qu'à des choix techniques et donc qu'à des normalisations
pragmatiques. Bref, on agit comme si les questions de la formation de l'homme, des fins de l'éducation, étaient
résolues, étaient devenues superflues, ne nous laissant à trancher que sur des méthodes. Ce passage progressif, dans le
débat éducatif, du plan axiologique aux plans techniques et scientifiques, a été particulièrement favorisé par les promesses
des sciences humaines à apporter des solutions objectives, et par l'option technocratique adoptée par la plupart des politiques
éducatives des Etats. Mais n'assiste-t-on pas, dans ce cas, à un exemple significatif de dissimulation d'une morale, puisque
toute action éducative engage un choix en faveur de ce qu'on considère comme bon pour l'homme, même lorsqu'on ne
l'explicite pas ou qu'on le tient pour évident ? Bien plus, ne va-t-on pas parfois jusquconfisquer la dimension critique de la
réflexion éthique, en empêchant la société de délibérer sur le choix entre plusieurs modèles, en fonction des valeurs et fins
privilégiées ? / …/
La dimension morale de l'éducation apparaît / /clairement du point de vue de l'éduqué. Au nom de quoi, en effet, un
enfant peut-il être amené à quitter son état immédiat, se laisser éduquer, s'obliger à apprendre, se contraindre à -
velopper ses dispositions, à acquérir de nouvelles compétences ? Comment le droit conféré à l'enfant de prendre part à la
société peut-il entraîner un devoir de ne pas demeurer dans son état primitif, de faire naître des obligations à l'égard de lui-
me ? Qu'est-ce qui peut, en un mot, pousser l'enfant à accepter, mieux à vouloir, la destination qui lui est assignée par
l'éducation ?
1/ Soit il est mû, face aux sollicitations éducatives, par la seule recherche du plaisir qui caractérise toute action
immédiate. Mais comment éviter durablement que la satisfaction ne soit pas entravée par de la peine, par les frustrations
nées des contraintes de la socialisation ou de l'apprentissage ? Et si l'enfant trouve, dans le meilleur des cas, plaisir à
l'ensemble des tâches qui lui sont proposées, parce qu'il les sélectionne à son gré, les accomplit à son rythme ou qu'il tire un
bénéfice secondaire de leur accomplissement, il faut encore s'assurer que cette motivation hédoniste conduit l'être vers une
fin bonne. Comment parents et maîtres peuvent-ils alors exercer leur responsabilité en répondant toujours positivement aux
désirs de l'enfant ? Le plaisir est, sans doute, un ressort précieux de l'éducation, surtout à l'âge transitoire de l'enfance,
mais utilisé comme seul mobile, il risque de laisser en friche nombre de possibilités de réalisation de soi et de développer chez
les éducateurs des conduites flatteuses et complaisantes, qui les rendent peu dignes d'estime et de respect.
2/ Soit l'enfant se soumet aux sacrifices imposés par l'éducation, mais en raison du seul principe d'utilité. Les
motivations hédonistes immédiates cèdent la place à un calcul des effets futurs, qui permettent d'accepter les renoncements
actuels. Une telle logique permet d'ailleurs au pédagogue, en cas d'incapacité de l'enfant à raisonner sur l'utile, de se
substituer autoritairement à sa volonté, sûr que son action est légitimée par les bienfaits futurs. L'éducation est finalement
appréhendée de manière fonctionnelle et évaluée selon les critères d'efficacité d'une société.
On risque cependant alors de transformer la tâche éducative en un conditionnement, voire en un dressage, dont les
objectifs, successivement désignés à l'enfant, sont atteints au moyen de stratégies comportementales, et dont la finalité,
c'est-à-dire la réussite objective, se limite à la meilleure adaptation possible au milieu. On voit mal alors comment la formation
de soi peut être perçue comme une tâche éthique puisqu'elle ne vise qu'à la réalisation de buts pragmatiques.
3/ Enfin, l'enfant peut participer activement au processus de formation de soi au titre d'une destination éthique,
parce qu'il fait sienne, à travers elle, la volonté d'atteindre au perfectionnement de soi. Dans ce cas, l'éducation est
inséparable du développement de vertus (sens de l'obéissance, de l'honneur, de la dignité, goût pour l'excellence, recherche
d'une maîtrise de soi), par lesquelles chacun est capable de renoncer à l'emprise tyrannique des désirs, de se contraindre à
travailler, de parvenir à parfaire ses dispositions, etc. En conséquence, les éducateurs, parents ou maîtres, ne sont plus des
agents pourvoyeurs de plaisir, ni des instruments utiles à l'obtention d'une réussite dans la vie, mais des médiateurs destinés à
exemplifier le bien à atteindre. L'obéissance qui leur est due n'est ni servilité ni ruse, mais reconnaissance, à travers leur
personne, des fins à atteindre par et pour soi-même. C'est pourquoi ils sont censés être eux-mêmes vertueux, dignes de
respect, afin d'aider l'enfant à déterminer ce qui est bien et à persévérer dans la voie bonne. Se laisser éduquer relève donc
d'un double devoir : devoirs envers soi, puisqu'il s'agit de s'élever à la plus haute perfection, devoirs envers les autres, en qui
nous respectons la volonté bonne de nous élever et de nous rendre homme de bien et homme libre.
Néanmoins, à supposer qu'existe une telle communauté éthique, familiale ou scolaire, il peut encore se faire que la
discipline morale ne se dégage pas de l'emprise des modèles qui, par leur ascendant ou leur charisme, conduisent seulement à
une plate imitation morale. Si le pédagogue doit être plus qu'un professeur, qui rend publics des savoirs et savoir-faire, il doit
rester distinct du maître de sagesse qui capte la volonté de son disciple. Le problème crucial de l'éducation est bien d'offrir à
l'enfant l'aide d'êtres vertueux, qui le guident vers la moralité, sans pour autant le maintenir en tutelle. L'homme ne peut se
passer de vrais maîtres, mais dont la finalité est de s'effacer pour que l'enfant, devenu à son tour adulte, puisse se
déterminer par soi-même dans le choix de ses valeurs et de ses actions.
En fin de compte, il apparaît que l'éducation ne saurait se maintenir dans les cadres réducteurs de techniques et de
sciences, mais exige la formulation de devoirs et d'obligations, qui prennent leur source dans une interprétation morale. Toute
éducation repose sur un ensemble de présupposés sur les fins à atteindre - quel homme voulons-nous former ? -, qu'il
appartient précisément aux différents partenaires, associés à la tâche éducative, de soumettre à un choix conscient,
responsable et critique, au lieu de ne rechercher que des techniques au succès peu garanti. » ( J. J. Wunenburger, Questions
d’éthique, PUF, 1993 )
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