LA RÉVOLUTION PERDUE
Allemagne 1918-1923
Chris Harman
INTRODUCTION
e régiment Kaiser Alexandre était passé à la révolution ; les soldats s’étaient précipités
hors des casernes, avaient fraterni avec la foule qui criait dehors ; des hommes se
serraient les mains avec émotion, des femmes et des jeunes filles décoraient de fleurs
leurs uniformes et les embrassaient. Les officiers étaient dépouillés de leurs cocardes et de
leurs broderies d’or... Des processions interminables d’ouvriers et de soldats s’étiraient sans
interruption sur la route... Des camions militaires passaient, décorés de drapeaux rouges ; ils
transportaient des soldats et des travailleurs porteurs de rubans rouges, accroupis,
agenouillés ou debout à côté des mitrailleuses, tous dans une attitude de combat, tous prêts à
faire feu... Tous les hommes entourant les mitrailleuses sur les camions ; ou le fusil sur les
genoux dans des voitures privées réquisitionnées, étaient manifestement remplis d’une
détermination révolutionnaire d’acier.1
L’Hôtel Escherhaus est maintenant le quartier général de l’Armée Rouge. Les chambres
sont bourrées de troupes rouges... A l’extérieur, il y a un mouvement incessant dans cette
mêlée chaotique d’hommes armés. Des marins, des civils pratiquement sans insigne
militaire sur eux, des hommes armés en uniformes ou dans des vêtements militaires
« civilisés », avec des casquettes, des chapeaux ou têtes nues, avec des fusils, des pistolets,
des grenades tout cela grouille comme une fourmilière. Des voitures arrivent constamment
avec de nouveaux chargements d’hommes armés, pendant que de l’autre côté des soldats
rouges défilent en chantant... Des Gardes Rouges, blessés et épuisés, arrivent du front.2
Les messieurs élégants et les dames de la bonne société n’osaient pas se montrer dans les
rues. C’était comme si la bourgeoisie avait disparu de la surface du globe. Seuls les ouvriers
les esclaves salariés étaient visibles. Mais on les voyait armés... C’était une vision sans
précédent : une foule de prolétaires en armes, en uniforme ou en bleu de travail, avançant en
colonnes sans fin. Il devait y avoir 12 à 15.000 hommes armés... Le meeting devant le palais
donnait l’image familière des défilés du Premier Mai – mais l’esprit en était si différent...3
Les révolutions vaincues sont vite oubliées. On les perd de vue ; notes en bas de page de
l’histoire, ignorées de tous hormis d’une poignée d’historiens spécialisés. Les récits de
témoins oculaires cités ci-dessus, relatant des événements intervenus dans trois grandes villes
L
L
différentes d’Allemagne, attestent d’un considérable séisme révolutionnaire. Et, malgré des
similitudes avec se qui se passait au même moment en Russie, à des milliers de kilomètres à
l’est, ils nous parlent d’un soulèvement dans une société industrielle avancée, en Europe
occidentale. A tel point que le premier ministre britannique, Lloyd George, peut écrire au
président du conseil français Georges Clémenceau : ‘Tout l’ordre existant, dans ses aspects
politiques, sociaux et économiques, est remis en cause par les masses d’un bout à l’autre de
l’Europe’.4
Sans une explication de la défaite du mouvement révolutionnaire en Allemagne après la
Première Guerre mondiale, le nazisme qui a suivi ne peut pas être compris. L’immonde
barbarie qui a balayé lEurope dans les années 30 a surgi des cendres d’une révolution
vaincue. La route qui a mené à Buchenwald et à Auschwitz a commencé par des petites
batailles oubliées, à Berlin et à Brême, en Saxe et dans la Ruhr, en Bavière et en Thuringe en
1919 et 1920. La swastika est entrée dans l’histoire moderne comme l’emblème porté dans
ces batailles par les troupes contre-révolutionnaires.
La révolution perdue n’a pas laissé son empreinte dans la seule Allemagne. Celle-ci était, à la
fin de la Première Guerre mondiale, la seconde puissance industrielle mondiale. Ce qui s’y est
produit était destiné à affecter de façon décisive la totalité de l’Europe, et en particulier l’Etat
révolutionnaire qui venait d’être créé en Russie, à quelques journées de marche des frontières
orientales de l’Allemagne.
Les dirigeants de la Russie révolutionnaire ne savaient que trop bien que, dans les conditions
misérables d’arriération économique de l’ancien empire des tsars, il n’était pas possible de
créer le royaume d’abondance que les marxistes avaient toujours considéré comme la
condition matérielle première de l’abolition de la société de classe. Ils portaient leurs espoirs,
pour compenser l’arriération russe, vers la révolution internationale.
Quand la nouvelle de la chute de la monarchie allemande atteignit la Russie en novembre
1918, un témoin, Karl Radek, nous raconte comment
des dizaines de milliers de travailleurs laissèrent exploser leur joie. Je n’ai jamais revu une
chose semblable. Jusque tard dans la nuit, des travailleurs et des soldats de l’Armée Rouge
défilèrent. La révolution mondiale était arrivée. La masse du peuple avait entendu sa marche
d’acier. Notre isolement était brisé.5
Les attentes de révolution mondiale devaient s’avérer vaines. Les années 1918 à 1924 virent
la chute des empires en Allemagne et Autriche-Hongrie aussi bien qu’en Russie. Elles
virent les conseils ouvriers gouverner à Berlin, Vienne et Budapest comme à Moscou et
Petrograd. Elles virent des grèves parmi les plus massives de l’histoire britannique, la guérilla
et la guerre civile en Irlande, les premiers grands mouvements de libération nationale en Inde
et en Chine, les occupations d’usines en Italie, des luttes industrielles sanglantes à Barcelone.
Mais cette période s’acheva en laissant la domination capitaliste intacte partout, sauf en
Russie.
Un argument central de ce livre consiste à dire que ce n’était pas inévitable. Mais c’est arrivé.
Et étant arrivé, cela a sapé les bases sur lesquelles la Révolution Russe s’était établie.
‘Sans la révolution en Allemagne, nous sommes condamnés’, disait Lénine en janvier 1918.
La condamnation fut prononcée d’une manière que Lénine n’avait pas prévue. Il avait pensé
qu’une Russie des soviets isolée finirait par s’effondrer sous la pression des forces hostiles
extérieures. Elle a survécu à cela mais seulement à un prix exorbitant, l’isolement
provoquant une dévastation économique, menant elle-même à la fermeture de toutes les
grandes usines, apportant aussi bien aux villes qu’aux campagnes famine et souffrances. Par
dessus tout, cela amena la désintégration de la classe ouvrière industrielle qui avait fait la
révolution en 1917. Les bolcheviks, qui avaient dirigé les travailleurs en 1917, cessèrent
d’être les représentants de la classe ouvrière pour devenir une espèce de dictature jacobine
agissant à sa place. Et dans un pays retardataire, rejeté encore plus en arrière par les longues
années de la guerre mondiale et de la guerre civile, une nouvelle dictature, bureaucratique, ne
pouvait que trop facilement se cristalliser sur cette dictature révolutionnaire.
L’isolement engendra la dévastation et la dévastation engendra la bureaucratie, amenant une
forme nouvelle de domination de classe. Traiter ce sujet nous éloignerait du thème de ce
livre.6 Mais il est essentiel de comprendre que le point de départ du processus de
dégénérescence de la Révolution Russe se situe hors de la Russie. Le stalinisme, autant que le
nazisme, est un produit de la Révolution Allemande perdue.
Il y a une autre raison pour examiner la faite du mouvement révolutionnaire en Allemagne.
Depuis 1968, le monde est entré dans une nouvelle période de secousses révolutionnaires : la
France en 1968, le Chili en 1972-73, le Portugal en 1974-75, l’Iran, le Nicaragua et El
Salvador en 1979-80. Dans chacune d’entre elles, la force qui était centrale dans les
événements d’Allemagne de 1918-23, la classe ouvrière industrielle, a joué un rôle
fondamental.
Une connaissance de ce qui s’est passé en Allemagne, des erreurs des révolutionnaires et des
manœuvres de leurs ennemis, met utilement en lumière les événements d’aujourd’hui. Ce
n’est pas par hasard que ceux qui argumentent sur les possibilités d’une révolution de la
classe ouvrière dans le monde contemporain que ce soient des libéraux américains comme
Barrington Moore7, d’anciens militants communistes comme l’Espagnol Fernando Claudin8,
ou les socialistes révolutionnaires de tous les pays puisent leurs preuves dans les épisodes
de la révolution perdue.
Le but de ce livre est de présenter l’histoire de cette période au public britannique sous une
forme accessible. Il est destiné à tous ceux qui comme je l’étais moi-même avant
d’entreprendre ce travail sont frustrés dans leur besoin de condenser leurs connaissances
fragmentaires sur la Révolution Allemande à partir d’une pléthore de sources différentes, dont
certaines sont épuisées, et beaucoup, parmi les meilleures, disponibles uniquement en
allemand ou en français. Ce n’est pas une œuvre « originale », dans le sens académique du
terme. Je pense cependant que ce livre sera utile à ceux qui reconnaissent qu’il faut
comprendre l’histoire lorsqu’on veut la changer.
Un dernier point. Il ne s’agit pas d’une de ces œuvres dans lesquelles l’auteur s’efforce de
dissimuler ses propres ‘préjugés’. J’écris à partir d’une position de sympathie pour ceux qui
ont combattu avec l’énergie du désespoir pour faire gagner la Révolution Allemande pour la
simple raison que je suis convaincu que le monde serait immensément meilleur s’ils n’avaient
pas été vaincus.
1. Theodor Wolff, Through Two Decades (Londres 1936), cité in H C Meyer, Germany from Empire to Ruin
(Londres 1973), p77.
2. Buersche Zeitung, 4 mars 1920, cite in Erhard Lucas, Märzrevolution 1920, vol 1 (Fraancfort 1973) p64.
3. Mitteilungsblatt, Munich, 23 avril 1920, cité in Richard Grunberger, Red Rising in Bavaria (Londres 1973).
4. Cité in E H Carr, The Bolshevik Revolution, vol 3 (Londres 1966), p136.
5. Karl Radek, cité ibid, p102.
6. Voir Alan Gibbons, Russia : How the Revolution was Lost , brochure du Socialist Workers Party (Londres
1980).
7. Voir, par exemple, J Barrington Moore, Injustice: The Social Bases of Obedience and Revolt (Londres
1978).
8. Voir, par exemple, Fernando Claudin, Eurocommunism and Socialism (Londres 1978).
Avant l’orage
Les soulèvements sociaux ne se produisent pas parce que des organisations politiques les
convoquent. Les gouvernements, aussi bien que les oppositions, craignent habituellement
comme la peste le déchaînement des passions des masses. Si l’Etat vole en éclats, c’est parce
que le développement des événements lui-même ne laisse pas à des millions de gens, à la
périphérie des vieilles institutions, d’autre choix que celui de changer les choses.
L’Allemagne était en apparence, à l’été de 1914, la plus stable des sociétés. Deux forces se
disputaient la loyauté de la population : l’Etat prussien et le Parti Social Démocrate (SPD) fort
d’un million de membres. Chacun d’eux insultait l’autre régulièrement, et même parfois
s’engageait avec précaution dans des formes restreintes d’action directe contre son adversaire.
Aucun ne reconnaissait la légitimité de l’autre, mais il n’était pas question de bouleverser le
cadre solide dans lequel ils opéraient tous deux, cadre dont les principales composantes
perduraient sans secousse sérieuse depuis près d’un demi-siècle, et dont l’Etat aussi bien que
la social-démocratie étaient convaincus qu’il circonscrirait leurs actes dans un avenir à durée
indéterminée.
L’Etat allemand
L’Etat allemand n’était pas une démocratie bourgeoise conventionnelle. En Allemagne, à
l’inverse de la France, la classe moyenne n’avait pas livré bataille pour conquérir le pouvoir,
et, après son échec piteux de 1848, s’était couchée devant la monarchie prussienne. Le résultat
était un compromis dans lequel la vieille structure monarchique continuait à exister tout en
s’adaptant de plus en plus aux besoins des milieux d’affaires. Des concessions furent faites
aux classes moyennes et de façon très limitée à la classe laborieuse mais la machine
étatique continuait à être dirigée par l’aristocratie foncière prussienne, classe gouvernante
dont l’allégeance allait à l’empereur et non à un quelconque parlement élu.
De ce compromis découlait un chaos d’institutions politiques hybrides. L’Allemagne était un
empire unifié, ou Reich cependant, en plus de l’Etat prussien (plus de la moitié de
l’ensemble) on y trouvait une mosaïque de royaumes, principautés, Etats et cités libres,
acceptant tous la domination prussienne, mais chacun possédant ses propres pouvoirs locaux
et ses structures politiques distinctes. L’empire avait un parlement, le Reichstag, élu au
suffrage masculin, mais ses pouvoirs n’allaient pas au delà d’un droit de veto sur les décisions
d’un gouvernement dont la composition résultait exclusivement du choix du souverain.
Chaque Etat local avait sa propre mouture de ‘démocratie’, comportant dans les cas les plus
importants une franchise restreinte basée sur un système électoral à trois ou quatre classes,
dans lequel la classe dominante disposait de la plupart des suffrages, et ce pour la désignation
d’un parlement dont le pouvoir de contrôle sur la monarchie héréditaire était sévèrement
mesuré.
Chapitre 1
La liberté de parole existait, mais seulement dans d’étroites limites. Les sociaux-démocrates,
bien qu’ils fussent le parti politique le plus important, avaient été dans la forme interdits
jusqu’au début des années 1890, et la loi était utilisée fréquemment contre la presse socialiste
sous un prétexte ou un autre, dans le cadre de ce qu’une étude a appelé ‘une politique de
guérilla permanente entre le parti et les autorités’.1 Le social-démocrate Max Beer raconte
comment, ayant passé 22 mois à Magdebourg comme rédacteur en chef d’un journal de
gauche, il avait séjourné en tout 14 mois en prison.2 Entre 1890 et 1912 les sociaux-
démocrates furent condamnés à 1.244 ans de prison, y compris 164 ans de travaux forcés 3.
En 1910, le sénat municipal de Brême congédia des instituteurs qui avaient commis le crime
d’envoyer au dirigeant social-démocrate Bebel un télégramme lui souhaitant un bon soixante-
dixième anniversaire.
Le recours à la police et à la troupe contre les manifestations et les grèves était fréquent
comme en 1912, la cavalerie utilisa sabres et balles de fusils contre les mineurs de la Ruhr
en grève.
Les classes moyennes étaient au début hostiles à l’Etat prussien. Mais, dans les années 1860
et 1870, Bismarck avait utilisé ses institutions dans le sens des intérêts de l’industrie
allemande, s’assurant ainsi la collaboration de la bourgeoisie. La plus grande partie de
l’ancienne opposition libérale au trône se rangeait désormais derrière le très monarchiste Parti
Libéral National (plus tard le Parti National du Peuple Allemand), qui prit une position sur la
question de la ‘subversion’ difficile à distinguer de celle de l’aristocratie prussienne. La
‘démocratie libérale’ authentique était une force bien faible, et la seule autre opposition
‘bourgeoise’ était un parti catholique dans les régions de l’Allemagne méridionale qui se
méfiaient du protestantisme prussien. Dans l’ensemble, les enfants et les petits-enfants des
révolutionnaires bourgeois de 1848 étaient d’ardents partisans de l’empire.4 Dans certains
Etats, le résultat était que le régime devenait au fil du temps de moins en moins libéral.
Mais on aurait tort d’imaginer l’Allemagne impériale comme un despotisme sinistre,
totalement oppressif. Le capitalisme allemand avait connu 40 ans d’expansion économique
constante, dépassant en capacité industrielle la Grande Bretagne. Accessoire de cette
prospérité, l’Etat avait consenti à faire des concessions aux classes inférieures. D’importantes
sections de la population ont vécu les années précédant la Première Guerre mondiale comme
une période un peu moins dure.
Les salaires réels avaient augmenté dans les années 1880 et 1890 à partir du niveau très bas
des années 1860 et 1870, même s’ils devaient stagner ou reculer légèrement après 1900,
‘une minorité de travailleurs souffrit d’une véritable baisse de son niveau de vie ; la majorité
connaissait la stabilité, voire une augmentation modérée des salaires’.5
Un élément de la tentative de Bismarck d’affaiblir l’opposition socialiste avait été la mise en
œuvre d’un minimum de protection sociale. Il y eut, pendant la première décennie du
vingtième siècle, une réduction générale de la journée de travail. Dans beaucoup d’industries
plus anciennes, les employeurs avaient reconnu, non sans réticence, les syndicats, et accordé
aux ouvriers un degré limité de contrôle sur leurs conditions de travail. Et si le mouvement
ouvrier ne pouvait exercer pleinement son influence, aussi bien sur le plan national que dans
la plupart des Etats, il pouvait néanmoins s’organiser et tempérer les pires excès de ceux qui
dirigeaient l’empire, réussissant ainsi à constituer des bases dans de nombreuses localités. Il
ne jouissait pas du même degré de liberté que ses homologues français ou britannique, mais il
opérait malgré tout dans un environnement infiniment plus favorable que celui de l’empire
des tsars voisin.
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