Histoire des idées politiques (L3 AGES, M. Le Masson, cours de 24 heures) Ce cours d’histoire des idées politiques est centré sur la période contemporaine et est à relier au cours d’histoire de la vie politique et sociale. Il en résulte le fait que bon nombre de philosophies politiques ou de pensées politiques ne seront pas ici abordées. Ce cours, s’appuyant sur l’ouvrage d’O. Nay, s’articulera autour de deux questions donnant lieu à des prolongements dans l’histoire des idées politiques : - la Révolution Française ; - la société industrielle en question. Il en résulte le fait que ce cours est essentiellement le travail de résumé de résumés. Par ailleurs, ce cours a été réalisé dans l’urgence pour une année universitaire, il en résulte une utilisation par trop massive de wikipédia, mauvais signe s’il en est. Mais ce cours n’a qu’une seule ambition : celle de vous inviter à lire les auteurs essentiels en histoire des idées politiques. Plus pratiquement, il convient de relever que les étudiants en sciences économiques ou en AGES, présentent dans les concours de la fonction publique un défaut de formation que ce cours a prétention - dans l’absolu - de résorber. Pour le formuler autrement, tout étudiant issu de la filière sciences économiques ou d’AGES, qui travaillent sérieusement à la construction d’une culture générale en Histoire des idées politiques, travaillent fondamentalement à la résorption de l’écart fondamental de formation et donc de réussite entre les étudiants issus des IEP et eux-mêmes. Bibliographie indicative - D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999. - O. Nay « Histoire des idées politiques », éd A. Colin, 2004. (ouvrage conseillé). - O. Nay, « Dictionnaire de la pensée politique », éd Dalloz, - Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002. - P. Ory, « Nouvelle histoire des idées politiques », éd Hachette, 1987. - M. Prélot, G. Lescuyer, « Histoire des idées politiques », éd Dalloz. - J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (2 tomes), éd Puf, (rééd) 2006. - J. Grondeux, Histoire des idées politiques en France au XIXème siècle Au delà des ouvrages généraux, la lecture des auteurs s’impose, pour tous ceux qui souhaitent « en savoir plus », mais là, la liste est infinie, ce qui ne suppose pas de ne pas commencer. 1 Première partie : La Révolution française et ses prolongements dans l’histoire des idées politiques SECTION I : LE MOMENT REVOLUTIONNAIRE Dans les interprétations de la Révolution française, deux thèses principales s’affrontent : - l’une consistant à considérer qu’elle est le fruit d’un héritage, qu’elle est le produit de l’évolution des idées en particulier du développement des idées de Raison et d’individu ; - l’autre insistant sur la rupture entre la société d’Ancien régime et la nouvelle société qui se dessine ; thèse plus particulièrement défendue par la mythologie républicaine. I) Révolution française ou révolution atlantique A) La convergence des révolutions Nombre d’auteurs ont souligné que la Révolution française correspondait à un mouvement universel de sortie de la féodalité. En cela, elle serait à situer dans le prolongement des révolutions anglaises (1642-1649, 1688-1689), des soulèvements des colonies américaines et à mettre en rapport avec le développement du système capitaliste et de la bourgeoisie. Document n°1 Les révolutions américaine et française « semblent ouvrir les portes d’un monde nouveau dans lequel les hommes seront libres et égaux, pourront constituer le gouvernement de leur choix, auront la possibilité de rechercher par les moyens qui leur paraîtront être le mieux adaptés le bonheur auquel ils sont droit. C’est la fin du monde médiéval dominé par la religion et l’autorité et le début du monde moderne caractérisé par la raison et la liberté. Les révolutions américaine et française sont une étape importante dans l’évolution de la pensée politique car elles sont l’aboutissement d’un mouvement de réflexion sur l’homme, sa nature et sa place dans la société, qui s’était notamment développé depuis le milieu du XVIIème siècle avec la philosophie rationaliste et les théories du droit naturel et qu’elles mettent en place les bases de la construction d’une société nouvelle dont l’organisation sociale et politique est établie sur l’idée que les hommes ont des droits qu’ils tiennent de leur nature même, auxquels personne ne peut porter atteinte, et qu’il leur appartient notamment de choisir leur mode de gouvernement. D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.285. B) La spécificité des contextes historiques Pour d’autres auteurs, l’idée d’une révolution française marquée par la révolution atlantique est contestable dans la mesure où les contextes historiques sont sensiblement différents. Si les deux révolutions défendent un idéal de liberté, ils ne s’appuient pas sur les mêmes références. 2 Document n°2 « Lorsque les colons se plaignaient du sort qui leur était fait par le gouvernement anglais, ce n’était pas au nom de principes nouveaux dont ils souhaitaient l’application, mais en invoquant les règles de la monarchie anglaise qui n’étaient pas respectées dans les colonies américaines. Ce point est très important pour comprendre la signification de la révolution américaine et la raison d’être des règles constitutionnelles qui ont été appliquées après l’indépendance. Lorsque les colons américains lancèrent le slogan « No Taxation Without Representation », ils ne faisaient que demander l’application des principes de la monarchie anglaise, tel qu’ils avaient notamment été établis par la Magna Carta et par le Bill of Rights, qui garantissaient qu’aucun impôt ne pourrait être prélevé sans que le Parlement en ait donné l’autorisation ». D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.289. Document n°3 Révolution américaine et Révolution française “Si les Etats-Unis détiennent le record de la longévité d’une Constitution écrite, la France se révèle ainsi le plus grand producteur et consommateur de Constitutions du monde occidental. A l’origine pourtant, l’histoire semblait ouvrir aux deux pays des voies identiques. Les mêmes principes animaient en Amérique les chefs de la guerre d’indépendance et en France les leaders de la Révolution en marche. Les mêmes penseurs, les mêmes philosophes, les inspiraient. Locke et sa théorie du contrat étaient présents dans tous les esprits. Montesquieu guidait ici comme là les tenants de la séparation des pouvoirs. Les constituants qui se retrouvaient à Philadelphie en ce printemps de 1787 étaient imprégnés de la philosophie française des Lumières. Rien de plus significatif à cet égard que la subtile exégèse à laquelle James Madison se livrait en affirmant “qu’il (Montesquieu) n’a jamais voulu dire qu’aucun de ces trois pouvoirs ne puisse partager ou contrôler les actes des deux autres”, pour mieux fonder le délicat système de checks and balance de la Constitution américaine. Phénomène exceptionnel de “feed back” intellectuel : la pensée des philosophes français inspirait les constituants américains, et l’exemple américain hantait à Paris tous ceux qui rêvaient d’une Constitution garantissant la liberté. (...)Le constitutionnalisme, ce produit américain où l’on retrouve l’esprit français, fait fureur à Paris - et même à Versailles. Franklin, avec l’assentiment de Louis XVI et contre le voeu de ses ministres, fait éditer en France un recueil des Constitutions des Etats-Unis et en offre à Versailles au roi lui-même un exemplaire superbement relié aux armes de l’Union. Les écrits se multiplient sur les Constitutions américaines. Condorcet, le dernier des encyclopédistes, l’ami de Voltaire et de D’Alembert, comme de Jefferson et de Thomas Paine, publie successivement les “Considérations sur l’influence de la Révolution des EtatsUnis” et les “Lettres d’un Bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie”. L’exemple américain apportait en effet la preuve aux révolutionnaires français que leur conception de l’homme et de la société civile et politique n’était pas seulement une utopie, mais un modèle applicable à la réalité. Et comme ce modèle était à leurs yeux dicté par la Raison, il avait valeur universelle et pouvait être mis en oeuvre partout, et d’abord en France, patrie des Lumières. Dès le 12 juillet 1789, La Fayette demanda à l’Assemblée constituante que, à l’exemple des Constitutions des Etats américains, la Constitution française fût précédée d’une solennelle Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Elle sera votée par l’Assemblée constituante du 16 au 26 août 1789 - deux ans avant la Bill of Rights américain. 3 Mais la réalité est têtue, et du modèle américain enfin on sait ce qu’il advint. Le premier problème qui se posait aux constituants américains était de faire naître un Etat unique de ce qui n’était qu’une confédération d’Etats. Même partage entre Fédéralists et antiFédéralists , pour l’essentiel les constituants américains étaient sensiblement d’accord : ils partageaient une même foi dans la République, la souveraineté du peuple, la séparation des pouvoirs, les libertés publiques et les droits des individus. Ils se méfiaient d’un Etat trop fort, d’un gouvernement oppresseur. Si leurs vues divergeaient sur les modalités techniques - rapport du président et du Congrès, bicaméralisme, rôle du judiciaire, - ils n’avaient pas d’opposition sur les principes fondamentaux. Ajoutons, que pour la chance des Etats-Unis, rarement autant d’hommes éminents se sont trouvés réunis, comme de bonnes fées, autour du berceau d’une Constitution. En France, la situation était radicalement différente. Non que les talents individuels fissent défaut à la Constituante, ni les personnalités puissantes. De Mirabeau à Sieyès ou à Robespierre, bien des hommes qui allaient jouer un rôle décisif dans la Révolution étaient présents aux Etats généraux réunis à Versailles en mai 1789, deux mois après que Washington eut été élu président des Etats-Unis. Mais précisément, il n’y avait pas en France de Washington - quels que fussent les rêves de La Fayette - mais un roi, incarnation d’une monarchie héréditaire qui régnait sur la France depuis huit siècles. Il n’y avait pas de représentants d’Etats locaux, jaloux de préserver leur souveraineté et leurs droits, mais des représentants du clergé, de la noblesse et du tiers-état, ployés sous l’autorité d’un roi absolu, héritier d’une très ancienne monarchie, dont le gouvernement était le plus fort et le plus centralisé de l’Europe. L’appareil de l’Etat ne comptait pas quelques centaines de soldats et une poignée de fonctionnaires comme aux Etats-Unis, mais une armée permanente de plus de cent mille hommes et une bureaucratie pléthorique. Enfin, ce roi était de droit divin, c’est à dire qu’il considérait ne tenir son pouvoir que de Dieu - et non du peuple. Et ce pouvoir s’appuyait sur l’Eglise catholique, dont la foi était religion d’Etat et qui détenait des richesses immenses. Ainsi, les constituants américains avaient pour tâche de faire naître un Etat nouveau, à partir de principes communément acquis. Alors que les constituants français avaient pour but de changer une monarchie absolue de droit divin en une monarchie constitutionnelle, respectueuse de la souveraineté du peuple et des droits du citoyen. Ajoutons que, pour les constituants américains, la révolution et la victoire étaient déjà acquises, tandis que pour les constituants français, la Révolution était à faire et la guerre des souverains européens à la Révolution prévisible. Ainsi le système américain pouvait-il servir de référence aux constituants de 1789, il ne pouvait servir de modèle parce qu’il n’était pas transposable à la monarchie et à la société françaises. On connaît la suite. La Constitution de 1791 emprunta aux Etats-Unis le principe d’une Déclaration solennelle des droits de l’homme précédant la Constitution et s’imposant au respect du législateur. Elle consacra la règle de la séparation des pouvoirs entre exécutif et législatif, en donnant au roi le pouvoir exécutif et à une assemblée élue le pouvoir législatif. Pour satisfaire les monarchistes, elle donna au roi sur les lois votées un droit de veto suspensif inspiré de celui du président américain - en même temps qu’elle soustrayait ses ministres à toute responsabilité politique devant l’Assemblée. Elle créa un pouvoir judiciaire, élu, et totalement indépendant des deux autres pouvoirs. Mais entre les deux Constitutions l’essentiel résidait dans les différences plus que dans les ressemblances. Les Etats-Unis étaient un Etat fédéré. La France demeurait une monarchie centralisée. Et surtout, entre les président des Etats-Unis et le roi de France, tous deux maîtres de l’exécutif selon les Constitutions, demeurait une altérité de nature plus encore que de condition. 4 Entre un président élu pour quatre ans et un Congrès dont les représentants étaient soumis à la réélection tous les deux ans et les sénateurs tous les six ans, les conflits devaient se résoudre par la négociation et le compromis permanents. Et la Constitution américaine y pourvoyait par un mécanisme subtil de checks and balance, et notamment par le veto présidentiel et le contreveto du Congrès. Mais entre un monarque absolu et sacré, disposant en outre de pouvoirs considérables et une Assemblée issue de l’élection, c’est à dire se jugeant dépositaire de la volonté du peuple, le conflit s’il s’élevait, ne pouvait qu’être tranché par la force. (...) Et la monarchie vaincue emporta dans sa chute la première Constitution et avec elle, les premières références à l’exemple américain”. R. Badinter, art : “L’exemple américain”, in “Le Monde”, 18 septembre 1987. C) Les distinctions philosophiques et juridiques On peut relever que les révolutionnaires américains portent une philosophie politique bien différente de celle des jacobins. Ainsi, G. Washington est inspiré par les idées de Montesquieu ou de J. Locke, ce qui débouche sur le fédéralisme, une volonté d’assurer une intervention limitée du peuple et l’accent mis sur les droits concrets des citoyens au moyen du développement de la justice. Les jacobins de leur côté sont des défenseurs d’un Etat fort et centralisé et défendent les droits abstraits des citoyens. Il en résulte donc de profondes distinctions philosophiques et juridiques entre révolution atlantique et révolution française même s’il convient de rappeler qu’une interrogation est toujours posée, est-ce que la Révolution française est un bloc ? Document n°4 "(...) l'avenir promis par la philosophie doit assurer "le plus grand bonheur du plus grand nombre d'individus". Selon qu'on insiste sur la première partie ou sur la seconde partie de la formule, les Lumières se présentent comme une philosophie de la liberté ou comme une philosophie de l'égalité et débouchent sur la Révolution de 1789 ou sur celle de 1793" . Delon (M.), art: "Bonheur", in P. Ory, « Nouvelle histoire des idées politiques, p.72. II) Révolution bourgeoise ou révolution populaire ? Parmi les grandes interrogations que l’on retrouve sur la Révolution française, il y a celle de savoir si elle est l’œuvre de la bourgeoisie, de la bourgeoisie et du peuple ou du peuple. A cette question, la mythologie républicaine répondait sans fard, pour Jules Michelet le peuple en 1789 a pris son destin en main. A) L’étude de la bourgeoisie révolutionnaire Dans les analyses de la Révolution française, on trouve tout un courant qui insiste sur le rôle des grands hommes, évidemment issue de la bourgeoisie. Cette approche héroïque de la Révolution française accorde donc une grande place aux meneurs mais également aux forces obscures tel que représenté par l’ouvrage de l’abbé Barruel « Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme » (1796). Plus fondamentalement, ce courant correspond à une certaine approche de l’histoire très en vogue au cours du XIXème siècle qui laissait peu de place aux masses et dont le « Malet-Isaac » en est le plus illustre représentant, valorisant les grandes figures de la révolution française. 5 B) L’analyse des insurrections populaires C’est en grande partie sous l’effet de la diffusion de la pensée marxiste que de nouvelles lectures de la Révolution française vont peu à peu s’imposer. Il revient, pour exemple, à J. Jaurès d’avoir étudié le rôle des masses dans la Révolution française et d’avoir assurer une distinction entre peuple urbain et peuple rural : - un peuple urbain, composé de boutiquiers et de petits artisans, hostile à la bourgeoisie enrichie et modérée, un peuple urbain qui versera massivement dans le radicalisme révolutionnaire, dans ce que l’on appellera les « sans-culottes » ; - un peuple rural qui, avant 1789, multipliait les jacqueries et qui a contribué à la disparition des exploitations seigneuriales et à la redistribution des biens communaux. Plus tard, la communauté des historiens sera largement influencée par les analyses de F. Braudel qui - d’inspiration marxiste – appellera à se dégager d’une historiographie centrée sur les « grands hommes », les évènements et à se concentrer sur les « temps longs de l’histoire », sur les conditions de vie des masses. III) La Révolution : continuité ou rupture historique ? A) Les « temps longs » de la Révolution 1°) Ancien Régime et Révolution Française : rupture ou continuité ? On peut relever des analyses qui consistent à considérer que les découvertes scientifiques qui remettent en cause les conceptions fixistes de l’univers et la naissance d’une nouvelle classe en l’occurrence la bourgeoisie sont des mouvements longs qui aboutissent presque naturellement sur 1789. Mais, parmi les auteurs qui réfutent l’idée que la révolution française constitue une rupture, on trouve en premier lieu Alexis de Tocqueville. Pour lui, 1789 est le fruit d’une passion pour l’égalité en œuvre sous l’Ancien régime qui conduit à la centralisation, l’unification et l’uniformisation des législations et statuts qui rendent les privilèges résiduels insupportables. Une centralisation administrative maintenue de l’Ancien Régime à la Révolution Dans L’Ancien Régime et la Révolution, A. de Tocqueville ( De la démocratie en Amérique, 1835.– L’Ancien Régime et la Révolution, 1856.) montre que la Révolution de 1789 ne constitue nullement une rupture dans l’Histoire de France. Selon Tocqueville, l’Ancien Régime s’inscrit déjà dans le processus d’égalisation des conditions qui s’explique par deux évolutions complémentaires sur un plan institutionnel et sur le plan des valeurs. A bien des égards, et en particulier du point de l’organisation du pouvoir, les choses n’ont guère changé selon Tocqueville. - Les effets limités des changements de régime politique Document n°5 « Nous avons vu nous-mêmes en France, depuis 89, plusieurs révolutions qui ont changé de fond en comble toute la structure du gouvernement. La plupart ont été très soudaines et se sont accomplies par la force, en violation ouverte des lois existantes. 6 Néanmoins le désordre qu’elles ont fait naître n’a jamais été ni long ni général; à peine ont-elles été ressenties, par la plus grande partie de la nation, quelquefois à peine aperçues. C’est que, depuis 89, la constitution administrative est toujours restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques. On changeait la personne du prince ou les formes du pouvoir central, mais le cours journalier des affaires n’était ni interrompu ni troublé; chacun continuait à rester soumis, dans les petites affaires qui l’intéressaient particulièrement, aux règles et aux usages qu’il connaissait; il dépendait des pouvoirs secondaires auxquels il avait toujours eu l’habitude de s’adresser, et d’ordinaire il avait affaire aux mêmes agents; car, si à chaque révolution l’administration était décapitée, son corps restait intact et vivant; les mêmes fonctions étaient exercées par les mêmes fonctionnaires; ceux-ci transportaient à travers la diversité des lois politiques leur esprit et leur pratique. Ils jugeaient et ils administraient au nom du roi, ensuite au nom de la république, enfin au nom de l’empereur. Puis, la fortune faisant refaire à sa roue le même tour, ils recommençaient à administrer et à juger pour le roi, pour la république et pour l’empereur, toujours les mêmes et de même; car que leur importait le nom du maître ? Leur affaire était moins d’être citoyens que bons administrateurs et bons juges. Dès que la première secousse était passée, il semblait donc que rien n’eût bougé dans le pays. Tocqueville (Alexis de), in “L’Ancien Régime et la Révolution”, Paris, Gallimard, 1967, pp.309-311. Pour Tocqueville, la centralisation politique et administrative se poursuivent de l’Ancien Régime à la Révolution, si la centralisation politique lui semble acceptable et même nécessaire, il n’en est pas de même de la seconde. - Vertus de la centralisation politique et vices de la centralisation administrative Document n°6 « La centralisation est un mot que l’on répète sans cesse de nos jours, et dont personne, en général, ne cherche à préciser le sens. Il existe cependant deux espèces de centralisation très distinctes, et qu’il importe de bien connaître. Certains intérêts sont communs à toutes les parties de la nation, tels que la formation des lois générales et les rapports du peuple avec les étrangers. D’autres intérêts sont spéciaux à certaines parties de la nation, tels, par exemple, que les entreprises communales. Concentrer dans un même lieu ou dans une même main le pouvoir de diriger les premiers, c’est fonder ce que j’appellerai la centralisation gouvernementale. Concentrer de la même manière le pouvoir de diriger les seconds, c’est fonder ce que je nommerai la centralisation administrative. Il est des points sur lesquels ces deux espèces de centralisation viennent à se confondre. Mais en prenant, dans leur ensemble, les objets qui tombent plus particulièrement dans le domaine de chacune d’elles, on parvient aisément à les distinguer. On comprend que la centralisation gouvernementale acquiert une force immense quand elle se joint à la centralisation administrative. De cette manière elle habitue les hommes à faire abstraction complète et continuelle de leur volonté; à obéir, non pas une fois et sur un point, mais en tout et tous les jours. 7 Non seulement alors elle les dompte par la force, mais encore elle les prend par leurs habitudes; elle les isole et les saisit ensuite un à un dans la masse commune. Ces deux espèces de centralisation se prêtent un mutuel secours, s’attirent l’une l’autre; mais je ne saurais croire qu’elles soient inséparables. Sous Louis XIV, la France a vu la plus grande centralisation gouvernementale qu’on pût concevoir, puisque le même homme faisait les lois générales et avait le pouvoir de les interpréter, représentait la France à l’extérieur et agissait en son nom. L’Etat, c’est moi, disaitil; et il avait raison. Cependant, sous Louis XIV, il y avait beaucoup moins de centralisation administrative que de nos jours. De notre temps, nous voyons une puissance, l’Angleterre, chez laquelle la centralisation gouvernementale est portée à un très haut degré; l’Etat semble s’y mouvoir comme un seul homme; il soulève à sa volonté des masses immenses, réunit et porte partout où il le veut tout l’effort de sa puissance. L’Angleterre qui a fait de si grandes choses depuis cinquante ans, n’a pas de centralisation administrative. Pour ma part, je ne saurais concevoir qu’une nation puisse vivre ni surtout prospérer sans une forte centralisation gouvernementale. Mais je pense que la centralisation administrative n’est propre qu’à énerver les peuples qui s’y soumettent, parce qu’elle tend sans cesse à diminuer parmi eux l’esprit de cité. La centralisation administrative parvient, il est vrai, à réunir à une époque donnée, et dans un certain lieu, toutes les forces disponibles de la nation, mais elle nuit à la reproduction des forces. Elle la fait triompher le jour du combat et diminue à la longue sa puissance. Elle peut donc concourir admirablement à la grandeur passagère d’un homme, non point à la prospérité durable d’un peuple. Qu’on y prenne bien garde, quand on dit qu’un Etat ne peut agir parce qu’il n’a pas de centralisation, on parle presque toujours, sans le savoir, de la centralisation gouvernementale. L’empire d’Allemagne, répète-t-on, n’a jamais pu tirer de ses forces tout le parti possible. D’accord. Mais pourquoi ? parce que la force nationale n’y a jamais été centralisée; parce que l’Etat n’a jamais pu faire obéir à ses lois générales; parce que les parties séparées de ce grand corps ont toujours eu le droit ou la possibilité de refuser leurs concours aux dépositaires de l’autorité commune, dans les choses mêmes qui intéressaient tous les citoyens; en d’autres termes, parce qu’il n’y avait pas de centralisation gouvernementale. La même remarque est applicable au moyen-âge; ce qui a produit toutes les misères de la société féodale, c’est que le pouvoir, non seulement d’administrer, mais de gouverner, était partagé entre mille mains et fractionné de mille manières; l’absence de toute centralisation gouvernementale empêchait alors les nations de l’Europe de marcher avec énergie vers aucun but. Tocqueville (Alexis de), in “De la Démocratie en Amérique”, Paris, Gallimard, 1951, (1835, 1ère édition), tome 1 (extraits). Document n°7 Ce que j’admire le plus en Amérique, ce ne sont pas les effets administratifs de la décentralisation, ce sont les effets politiques. Aux Etats-Unis, la patrie se fait sentir partout. Elle est un objet de sollicitude depuis le village jusqu’à l’Union entière. L’habitant s’attache à chacun des intérêts de son pays comme aux siens mêmes. Il se glorifie de la gloire de la nation; dans les succès qu’elle obtient, il croit reconnaître son propre ouvrage, et il s’en élève; il se réjouit de la prospérité générale dont il profite. Il a pour sa patrie un sentiment analogue à celui qu’on éprouve pour sa famille, et c’est encore par une sorte d’égoïsme qu’il s’intéresse à l’Etat. Souvent l’Européen ne voit dans le fonctionnaire public que la force, l’Américain y voit le droit. 8 On peut donc dire qu’en Amérique l’homme n’obéit jamais à l’homme, mais à la justice ou à la loi. Aussi a t’il conçu de lui-même une opinion souvent exagérée, mais presque toujours salutaire. Il se confie sans crainte à ses propres forces, qui lui paraissent suffire à tout. Un particulier conçoit la pensée d’une entreprise quelconque; cette entreprise eût-elle un rapport direct avec le bien-être de la société, il ne lui vient pas l’idée de s’adresser à l’autorité publique pour obtenir son concours. Il fait connaître son plan, s’offre de l’exécuter, appelle les forces individuelles au secours de la sienne, et lutte corps à corps contre tous les obstacles. Souvent sans doute, il réussit moins bien que si l’Etat était à sa place, mais à la longue le résultat général de toutes les entreprises individuelles dépasse de beaucoup ce que pourrait faire le gouvernement. (...) Je crois les institutions provinciales utiles à tous les peuples; mais aucun ne me semble avoir un besoin plus réel de ces institutions que celui dont l’état social est démocratique. Dans une aristocratie, on est toujours sûr de maintenir un certain ordre au sein de la liberté. Les gouvernants ayant beaucoup à perdre, l’ordre est d’un grand intérêt pour eux. On peut dire également que dans une aristocratie le peuple est à l’abri des excès du despotisme, parce qu’il se trouve toujours des forces organisées prêtes à résister au despote. Une démocratie sans institutions provinciales ne possède aucune garantie contre de pareils maux. Comment faire supporter la liberté dans les grandes choses à une multitude qui n’a pas appris à s’en servir dans les petites ? Comment résister à la tyrannie dans un pays où chaque individu est faible, et où les individus ne sont unis par aucun intérêt commun ? Ceux qui craignent la licence, et ceux qui redoutent le pouvoir absolu doivent donc également désirer le développement graduel des libertés provinciales. (...) Tocqueville (Alexis de), in “De la Démocratie en Amérique”, Paris, Gallimard, 1951, (1835, 1ère édition), tome 1, pp.94-97 et 197-198 (extraits), in “Problèmes Politiques et Sociaux n°708, “Décentralisation et démocratie locale”. - L'évolution des structures de l'administration d'Ancien Régime A la fin du XVIII° siècle, l'administration est soumise au feu de la critique, ce dont témoignent notamment les cahiers de doléances, rédigés pour préparer les Etats généraux. Au contraire du roi, exalté comme le père bienfaisant de la nation, elle est chargée de tous les maux qui accablent le pays. On attaque à la fois le despotisme ministériel et la tyrannie des intendants. On dénonce trop de décisions arbitraires prises sans égards pour les droits des particuliers. L'administration est encore critiquée pour ses multiples incohérences, notamment les chevauchements de frontières de ses circonscriptions et les nombreuses exceptions et privilèges qui émaillent son action. Les bourgeois dénoncent l'accaparement de la haute fonction publique par la noblesse. Enfin, l'administration apparaît aux yeux des roturiers comme une machine à prélever des impôts. Louis XVI, qui manque d'autorité et est soumis aux pressions de puissants corps conservateurs, est incapable de mettre en place une réforme globale, fondée sur la rationalité des structures et l'égalité des administrés. Au bout du compte apparaît une monarchie administrative centralisé: Document n°8 "Récapitulons: un corps unique, et placé au centre du royaume, qui règlemente l'administration publique dans tout le pays; le même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures; dans chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail; point de corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans qu'on les autorise d'abord à se mouvoir; des tribunaux exceptionnels qui jugent les affaires où l'administration est intéressée et couvrent tous ses agents. 9 Qu'est ceci, sinon la centralisation que nous connaissons ?". La constitution de cette monarchie administrative centralisée a rendu possible la révolution. Tocqueville, in "L'Ancien Régime et la Révolution": Document n°9 "J'ai fait voir de quelle manière le gouvernement du roi, ayant aboli les libertés provinciales et s'étant substitué dans les trois quarts de la France à tous les pouvoirs locaux, avait attiré à lui toutes les affaires, les plus petites aussi bien que les plus grandes; j'ai montré d'autre part, comment, par une conséquence nécessaire, Paris s'était rendu le maître du pays dont il n'avait été jusque là que la capitale, ou plutôt était devenu alors lui-même le pays tout entier. Ces deux faits, qui étaient particuliers à la France, suffiraient seuls au besoin pour expliquer pourquoi une émeute a pu détruire de fond en comble une monarchie qui avait supporté pendant tant de siècles de si violents chocs, et qui, la veille de sa chute, paraissait encore inébranlable à ceux mêmes qui allaient la renverser". Tocqueville in "L'Ancien Régime et la Révolution": La tête était d'autant plus fragile qu'elle ne disposait plus de bras, les nobles étant dépourvus de pouvoir et en outre, de ce fait même, était perçu comme inutile, et leurs privilèges comme indus. Document n°10 "Les nobles avaient des privilèges gênants, ils possédaient des droits onéreux; mais ils assuraient l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires communes. A mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids de ses privilèges paraît plus lourd, et leur existence même finit par ne plus se comprendre". Tocqueville, in "L'Ancien Régime et la Révolution": Sur le plan institutionnel, la France pré-révolutionnaire est donc déjà fortement centralisée. Cette centralisation est marquée par : - par l’existence d’un pouvoir central omniprésent sur le territoire par le biais de ses intendants ; Document n°11 “Au centre du royaume et près du trône s’est formé un corps administratif d’une puissance singulière, et dans le sein duquel tous les pouvoirs se réunissent d’une façon nouvelle, le conseil du roi. Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de date récente. Il est tout à la fois: cour suprême de justice, car il a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaire; tribunal supérieur administratif: c’est de lui que ressortissent en dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir du roi, la puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et répartit les impôts. Comme conseil supérieur d’administration, c’est à lui d’établir les règles générales qui doivent diriger les agents du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n’a point de juridiction propre. C’est le roi qui seul décide, alors même que le conseil semble prononcer. Même en ayant l’air de rendre la justice, celui-ci n’est composé que de simples donneurs d’avis, ainsi que le dit le parlement dans une de ses remontrances. 10 Ce conseil n’est point composé de grands seigneurs, mais de personnage de médiocre ou de basse naissance, d’anciens intendants et autres gens consommés dans la pratique des affaires, tous révocables. Il agit d’ordinaire dicrètement et sans bruit, montrant toujours moins de prétentions que de pouvoir. Aussi n’a t’il pour lui-même aucun éclat; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est proche, si puissant qu’il touche à tout, et en même temps si obscur que c’est à peine si l’histoire le remarque. De même que toute l’administration du pays est dirigé par un corps unique, presque tout le maniement des affaires intérieures est confié au soin d’un seul agent, le contrôleur général”. Tocqueville, in “l’Ancien Régime et la Révolution”: Le conseil du roi sous l’Ancien Régime Document n°12 “L’intendant possède toute la réalité du gouvernement. Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n’exerce point ses pouvoirs par droit d’élection, de naissance ou d’office acheté; il est choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du Conseil d’Etat et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente, et c’est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le nomme commissaire départi. Dans ses mains sont accumulés presque tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède; il les exerce tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois administrateur et juge. L’intendant correspond avec tous les ministres; il est l’agent unique, dans la province, de toutes les volontés du gouvernement. Au dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un fonctionnaire révocable à volonté, le subdélégué. L’intendant est d’ordinaire un nouvel anobli; le subdélégué est toujours un roturier. Néanmoins il représente le gouvernement tout entier dans la petite circonscription qui lui est assignée, comme l’intendant dans la généralité entière. Il est soumis à l’intendant, comme celui-ci au ministre”. Tocqueville, in “L’ancien Régime et la Révolution”: L’intendant sous l’Ancien Régime - par la remise en cause de l’autonomie des villes sous l’effet de l’accroissement du pouvoir des intendants ; Document n°13 “Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution, ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les administrer, ni faire emploi de l’excédent de leurs recettes, sans qu’il intervienne un arrêt du conseil sur le rapport de l’intendant. Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans et d’après des devis que le conseil a approuvés par arrêt. C’est devant l’intendant ou ses subdélégués qu’on les adjuge, et c’est d’ordinaire l’ingénieur ou l’architecte de l’Etat qui les conduit. Voilà qui surprendra bien ceux qui pensent que tout ce qu’on voit en France est nouveau. Mais le gouvernement central entre bien plus avant encore dans l’administration des villes que cette règle même ne l’indique; son pouvoir y est bien plus étendu que son droit. Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu du siècle par le contrôleur général à tous les intendants: “Vous donnerez une attention particulière à tout ce qui se passe dans les assemblées municipales. Vous vous en ferez rendre le compte le plus exact et remettre toutes les délibérations qui y seront prises, pour me les envoyez sur-le-champ avec votre avis”. Tocqueville, in “L’Ancien Régime et la Révolution”: La force des intendants dans les villes 11 - la remise en cause progressive du pouvoir de la noblesse par l’Etat (on assiste par exemple à un accroissement du pouvoir des intendants aux dépens des Seigneurs). Document n°14 “Au XVIII° siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n’étaient plus les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus; les uns étaient nommés par l’intendant de la province, les autres élus par les paysans eux-mêmes. C’était à ces autorités à répartir l’impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, à rassembler et à présider les assemblées de la paroisse. Elles veillaient sur le bien communal et en réglaient l’usage, intentaient et soutenaient au nom de la communauté les procès. Non seulement le seigneur ne dirigeait plus l’administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, (...). Bien plus, on ne voit presque plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse, comme l’intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n’est plus lui qui est chargé d’y appliquer les lois générales de l’Etat, d’y assembler les milices, d’y lever les taxes, d’y publier les mandements du prince, d’en distribuer les secours. Tous ces devoirs et tous ces droits appartiennent à d’autres. Le seigneur n’est plus en réalité qu’un habitant que des immunités et des privilèges séparent et isolent de tous les autres; sa condition est différente, non son pouvoir. Le seigneur n’est qu’un premier habitant, ont soin de dire les intendants dans leurs lettres à leur subdélégués”. Tocqueville, in “L’Ancien Régime et la Révolution”: La force des intendants dans les paroisses - une puissance publique à l’abri de la justice. Document n°15 “Si l’on veut bien lire les édits et les déclarations du roi publiés dans le dernier siècle de la monarchie, aussi bien que les arrêts du conseil rendus dans ce même temps, on en trouvera peu où le gouvernement, après avoir pris une mesure ait omis de dire que les contestations auxquelles elles peut donner lieu, et les procès qui peuvent en naître, seront exclusivement portés devant les intendants et devant le conseil. “Ordonne en outre Sa Majesté que toutes les contestations qui pourront survenir sur l’exécution du présent arrêt, circonstances et dépendances, seront portés devant l’intendant, pour être jugées par lui, sauf appel au conseil. Défendons à nos cours et à nos tribunaux d’en prendre connaissance”. C’est la formule ordinaire. Dans les matières réglées par des lois ou par des coutumes anciennes, où cette précaution n’a pas été prise, le conseil intervient sans cesse par voie d’évocation, enlève d’entre les mains des juges ordinaires l’affaire où l’administration est intéressée et l’attire à lui. Les registres du conseil sont remplis d’arrêts d’évocation de cette espèce. Peu à peu l’exception se généralise, le fait se transforme en théorie. Il s’établit, non dans les lois, mais dans l’esprit de ceux qui les appliquent, comme maxime d’Etat, que tous les procès dans lesquels un intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l’interprétation d’un acte administratif, ne sont point du ressort d’un juge ordinaire, dont le seul rôle est de prononcer entre des intérêts particuliers. En cette matière nous n’avons fait que trouver la formule; à l’ancien régime appartient l’idée”. Tocqueville, in “L’Ancien Régime et la Révolution”: La question des juridictions administratives sous l’Ancien Régime 12 - L'administration en révolution Document n°16 "Le passé est pour les économistes (du XVIII° siècle) sans bornes. "La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes; tout semble y avoir été fait au hasard", dit Letronne. Partant de cette idée; ils se mettent à l’œuvre; il n'y a pas d'institution si vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire dont ils ne demandent l'abolition, pour peu qu'elle les incommode et nuise à la symétrie de leurs plans. L'un d'eux propose d'effacer à la fois toutes les anciennes divisions territoriales et de changer tous les noms des provinces, quarante ans avant que l'Assemblée constituante ne l'exécute. Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et administratives que la Révolution a faites, avant que l'idée des institutions libres ait commencé à se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très favorables au libre-échange des denrées, au laisser faire ou au laisser passer dans le commerce et dans l'industrie; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils n'y songent point, et même quand elles se présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent d'abord. La plupart commencent par se montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux et secondaires, et, en général, de tous ces contrepoids qui ont été établis, dans différents temps, chez tous les peuples libres, pour balancer la puissance centrale. "Le système des contreforces, dit Quesnay, dans un gouvernement est une idée funeste". "Les spéculations d'après lesquelles on a imaginé le système des contrepoids sont chimériques" dit un ami de Quesnay. La seule garantie qu'ils inventent contre l'abus du pouvoir, c'est l'éducation publique; car comme dit encore Quesnay, "le despotisme est impossible si la nation est éclairée". Tocqueville in "L'Ancien Régime et la Révolution": Document n°17 "Ils avaient admis comme idéal d'une société un peuple sans autre aristocratie que celle des fonctionnaires publics, une administration unique et toute puissante, directrice de l'Etat, tutrice des particuliers. En voulant être libres, ils n'entendirent point se départir de cette notion première; ils essayèrent seulement de la concilier avec celle de la liberté. Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centralisation administrative sans bornes et un corps législatif prépondérant: l'administration de la bureaucratie et le gouvernement des électeurs. La nation en corps eût tous les droits de la souveraineté, chaque citoyen en particulier fut resserré dans la plus étroite dépendance: à l'une on demanda l'expérience et les vertus d'un peuple libre; à l'autre les qualités d'un bon serviteur". Tocqueville in "L'Ancien Régime et la Révolution". Document n°18 « Diminuer le rôle de l’Etat central, c’est aller à l’envers de la tradition qui, depuis les premiers Capétiens, et jusqu’à la monarchie absolue, réduit les pouvoirs féodaux locaux, détruit les principautés territoriales, asservit puis fait disparaître les Parlements provinciaux, unifie progressivement les langues, les monnaies, les mesures, la justice. […] Les Jacobins reprennent, accentuent même, la centralisation étatique et triomphent des Girondins qui peuvent être considérés, dans une certaine mesure, comme des décentralisateurs. Nous devons à Napoléon 1er la construction de notre administration sur le modèle de l’organisation pyramidale et hiérarchique de l’armée. […] 13 La troisième République naissante accentue la centralisation par la loi de 1871 sur les départements et par la loi de 1884 sur les communes qui instituent, toutes deux, la tutelle de l’Etat sur les collectivités locales ». G. Gontcharoff, « La décentralisation a dix ans » Textes et documents pour la classe, n°623, 1992 - Le processus d’égalisation des conditions en œuvre sous l’Ancien Régime Sur le plan des valeurs d’autre part, A. de Tocqueville rend compte de la montée de l’individualisme sociologique qui place l’individu-citoyen et avec lui le concept d’égalité au centre des préoccupations morales et politiques (J.J. Rousseau : Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes). C’est la convergence de ces deux logiques qui rend de plus en plus inacceptable l’inégalité des conditions : « le désir d’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (A. de Tocqueville). Il en conclut que le progrès de l’égalité a précédé la Révolution ; il en est une des causes et non une de ces conséquences : « tout ce que la Révolution a fait, se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un procédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état politique à l’état social, les faits aux idées, les lois aux mœurs ». B) Une brèche dans l’histoire occidentale En opposition aux thèses de Tocqueville, on trouve des historiens qui insistent sur le caractère de rupture de la Révolution française, en relevant que bien des évènements ont contribué à cette rupture. C’est le cas de Timoth Tackett qui, dans son ouvrage « Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires » publié en 1996 insistent sur les circonstances particulières qui ont donné naissance à la première république. Il relève que, lors des états généraux il n’y avait point d’hostilité à l’égard de la monarchie et encore moins à l’égard de la personne du roi. Mais que c’est la fuite du Roi en juin 1791 et son arrestation à Varennes qui va faire basculer l’ordre des choses et faire de la Révolution de 1789 une rupture. Document n°19 Les assemblées sous la Révolution française Proclamation du principe de Des Etats généraux à l’Assemblée nationale (maisouveraineté de la nation juillet 1789) - L’Assemblée constituante (juillet 1789 – septembre 1791) - - -Réorganisation juridique, financière et administrative de la France (création des départements) Préparation de la nouvelle constitution - - 2 mai 1789 : Réunion des états généraux à Versailles ; -17 juin : les représentants du tiersétat se proclament « Assemblée nationale » ; -20 juin : serment du jeu de Paume ; -6 juillet : l’assemblée se proclame constituante -14 juillet 1789 : prise de la Bastille ; - 4 août 1789 : Abolition des privilèges 26 août 1789 : Déclaration des Droits de l’Homme et du 14 - - A l’assemblée, domination des députés du « Marais » sur ceux de la « Montagne » - - L’Assemblée législative (oct 1791- sept 1792) - - Instauration de la monarchie constitutionnelle Les Girondins et le club des « feuillants » dominant l’Assemblée - - - La Convention (sept 1792-oct Instauration de la République 1795) parlementaire. Trois périodes sont généralement retenues : - La « Convention girondine » (sept 1792juin 1793) - La convention montagnarde, période de la Terreur (juillet 1793-juillet 1794), dirigée par le Comité de salut public - La « Convention thermidorienne » (juillet 1794-oct 1795, au cours de laquelle les députés travaillent à une nouvelle Constitution - Le Directoire (oct 1795 – nov 1799) - Création d’une « République bourgeoise » dirigée par un directoire Révolutionnaires et royalistes menacent le Directoire - - - - - - - Citoyen 2 nov 1789 : Nationalisation des biens de l’Eglise 12 juillet 1790 : Constitution civile du Clergé 20-21 juin 1791 : fuite du roi et arrestation à Varennes 20 avril 1792 : Déclaration de guerre à l’Autriche ; - Eté 1792 : Mouvements populaires parisiens. L’insurrection du 10 août entraîne la déposition du roi : le régime monarchique est renversé - 20 sept 1792 : Bataille de Valmy (contre les Prussiens) 21 sept 1792 : Proclamation de la République 21 janvier 1793 : Exécution de Louis XVI Févr-sept 1793 : Insurrection royaliste de Vendée 1793 : crise économique et financière Juin 1793 : Arrestation des Girondins. Adoption de la Constitution Montagnarde (jamais appliquée) 10 juin 1794 Loi de Prairial réorganisant la justice révolutionnaire (Grande terreur) Oct 1795 : Constitution de l’an III ; - 9-10 nov 1799 : renversement du Directoire par le « coup d’Etat du 18 brumaire » du général Bonaparte ; - Déc 1799 : La constitution de l’an VIII instaure le Consulat. O. Nay, Histoire des idées politiques, p.269. 15 SECTION II : LA PROCLAMATION DE LA SOUVERAINETE DU PEUPLE I) - Les luttes idéologiques sous la Révolution La période révolutionnaire est marquée par l’affrontement entre clubs politiques : club des jacobins dans lequel sont présents Robespierre et Saint-Just ; club des cordeliers dans lequel on trouve Danton, Desmoulins, Hebert et Marat ; club des feuillants dans lequel on trouve La Fayette, Siéyès, Barnave. Au delà de l’existence de ces clubs, on trouve dans l’assemblée un affrontement entre « Montagnards » (placés en haut de l’assemblée) qui par leur figures emblématiques tels que Danton ou Robespierre vont dominer la période qui court de 1792 à 1794 et le « Marais » ou la « Plaine », partisans d’une monarchie parlementaire au début de la Révolution et qui domineront la période 1795-1799. A) Le radicalisme révolutionnaire : « le modérantisme (..) est à la modération, ce que l'impuissance est à la chasteté » (Robespierre) 1°) Robespierre : la morale, l’égalité et le peuple « L’incorruptible » Maximilien de Robespierre (1758-1794) peut être présenté, selon O. Nay, comme un déiste inspiré par Rousseau. Mais ce qui est frappant chez Robespierre, c’est également : - une vision mystique du peuple et au fond l’idée qu’il porte l’expression du peuple, mais d’un peuple déifié ; - une série de discours contre ses adversaires ou ennemis : si la bible est une généalogie, les discours de Robespierre sont des séries de profession de foi, d’auto-justification, d’un homme qui croit en ses idées et qui ne peut donc supporter les mécréants : « Que suis-je, moi qu'on accuse ? un esclave de la liberté, un martyr vivant de la République, la victime autant que l'ennemi du crime, Tous les fripons m'outragent ; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres, sont des crimes pour moi, Un homme est calomnié dès qu'il me connaît : on pardonne à d'autres leurs forfaits ; on me fait un crime de mon zèle » (Dernier discours de Robespierre prononcé devant la Convention le 8 Thermidor an II) ; - une vie sans passion, sans progéniture, une vie marquée par la rectitude et la frugalité, toute entière tournée vers un bonheur futur du peuple à accomplir, une vie tournée vers le principe sacrificiel : « Citoyens, parcourez, d'un pas ferme et rapide, votre superbe carrière ; et puissé-je, aux dépens de ma vie et de ma réputation même, concourir avec vous à la gloire et au bonheur de notre commune patrie ! » (Discours du 5 novembre 1792 devant la Convention). La morale et l’égalité Pour Robespierre, les réformes institutionnelles ne suffisent pas, il faut pour aboutir à l’égalité, une politique qui repose sur la vertu, une vertu synonyme de frugalité, de sobriété, d’abstinence et de contrôle de soi. Déiste, il développe une religion de « l’Etre suprême » qui est une quête de Dieu en dehors des voies de l’Eglise. 16 Document n°20 « Le vice et la vertu font les destins de la terre : ce sont deux génies opposés qui se le disputent. La source de l’un et de l’autre est dans les passions des hommes. Selon la direction qui est donnée à ses passions, l’homme s’élève jusqu’aux cieux ou s’enfonce dans les abîmes fangeux. Or le but de toutes les institutions sociales, c’est de les diriger vers la justice, qui est à la fois le bonheur public et le bonheur privé ». Ainsi, « le fondement unique de la société, c’est la morale ». Discours du 7 mai 1794, «Sur le rapport des idées religieuses et morales avec les principes républicains » in D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.302. Document n°21 « On a supposé qu'en accueillant les offrandes civiques, la Convention avait proscrit le culte catholique : non la Convention n'a point fait cette démarche et ne le fera jamais; son intention est de maintenir la liberté des cultes qu'elle a proclamée. Il est des hommes qui veulent aller plus loin; qui, sous le prétexte de détruire la superstition, veulent faire une sorte de religion de l'athéisme lui-même. Tout philosophe, tout individu peut adopter là-dessus l'opinion qui lui plaira; quiconque voudrait lui en faire un crime serait insensé; mais l'homme public, mais le législateur serait cent fois plus insensé qui adopterait un pareil système. La Convention nationale l'abhorre : elle est un corps politique et populaire; l'athéisme est aristocratique. L'idée d'un grand être , qui veille sur l'innocence opprimée et punit le crime triomphant, est toute populaire. Le peuple, les malheureux m'applaudissent; si je trouvais des censeurs, ce serait parmi les riches et parmi les coupables. J'ai été, dès le collège, un assez mauvais catholique; mais je n'ai jamais été ni un ami froid ni un défenseur infidèle de l'humanité : je n'en suis que plus attaché aux idées morales et politiques que je viens de vous exposer. Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer. Maximilien Robespierre au club des Jacobins, 21 novembre 1793 Document n°22 « Prêtres ambitieux, n'attendez donc pas que nous travaillions à rétablir votre empire ; une telle entreprise serait même au-dessus de notre puissance. Vous vous êtes tués vous-mêmes, & on ne revient pas plus à la vie morale qu'à l'existence physique. Et, d'ailleurs, qu'y a-t-il entre les prêtres & Dieu ? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! Il ne connaît rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions qu'ils ont faites. A force de défigurer l'Être suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il était en eux ; ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un boeuf, tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable. Ils l'ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendants de Clovis, pour régner sous son nom & se mettre à sa place. Ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un palais, & ne l'ont appelé sur la terre que pour demander à leur profit des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs & de la puissance. Le véritable prêtre de l'Être suprême, c'est la Nature; son temple, l'univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la fraternité universelle, & pour lui présenter l'hommage des cœurs sensibles & purs. Prêtres, par quel titre avez-vous prouvé votre mission? Avez-vous été plus justes, plus modestes, plus amis de la vérité que les autres hommes ? Avez-vous chéri l'égalité, défendu les droits des 17 peuples, abhorré le despotisme & abattu la tyrannie ? C'est vous qui avez dit aux rois : " Vous êtes les images de Dieu sur la terre; c'est de lui seul que vous tenez votre puissance. " & les rois vous ont répondu : " Oui, vous êtes vraiment les envoyés de Dieu ; unissons-nous pour partager les dépouilles & les adorations des mortels. " Le sceptre & l'encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel & pour usurper la terre. Laissons les prêtres, & retournons à la divinité. Attachons la morale à des bases éternelles & sacrées ; inspirons à l'homme ce respect religieux pour l'homme, ce sentiment profond de ses devoirs, qui est la seule garantie du bonheur social ; nourrissons-le par toutes nos institutions ; que l'éducation publique soit surtout dirigée vers ce but. Vous lui imprimerez sans doute un grand caractère, analogue à la nature de notre gouvernement & à la sublimité des destinées de la République. Vous sentirez la nécessité de la rendre commune & égale pour tous les Français. Il ne s'agit plus de former des messieurs, mais des citoyens : la patrie a seule droit d'élever ses enfants ; elle ne peut confier ce dépôt à l'orgueil des familles, ni aux préjugés des particuliers, aliments éternels de l'aristocratie & d'un fédéralisme domestique, qui rétrécit les âmes en les isolant, & détruit, avec l'égalité, tous les fondements de l'ordre social. Mais ce grand objet est étranger à la discussion actuelle ». Robespierre, rapport sur les idées religieuses & morales, discours prononcé à la tribune de la Convention le 7 mai 1794 - 18 floréal A II Document n°23 « Ne nous étonnons pas si tous les scélérats ligués contre vous semblent vouloir nous préparer la ciguë. Mais, avant de la boire, nous sauverons la Patrie. Le vaisseau qui porte la fortune de la République n’est pas destiné à faire naufrage ; il vogue sous vos auspices, et les tempêtes seront forcées à le respecter. Asseyez-vous donc tranquillement sur les bases immuables de la justice et raviver la morale publique. Tonnez sur la tête des coupables et lancer la foudre sur tous vos ennemis. Quel est l’insolent qui, après avoir rampé aux pieds d’un roi, ose insulter à la majesté du Peuple français en la personne de ses représentants ? Commandez à la victoire, mais replonger surtout le vice dans le néant. Les ennemis de la République, sont tous des hommes corrompus. Le patriote n’est autre chose qu’un homme probe et magnanime dans la force de ce terme. C’est peu d’anéantir les rois ; il faut faire respecter à tous les peuples le caractère du Peuple français. C’est en vain que nous porterons au bout de l’Univers la renommée de nos armes, si toutes les passions déchirent impunément le sein de la patrie. Défions nous de l’ivresse même des succès. Soyons terribles dans les revers, modestes dans nos triomphes, et fixons au milieu de nous même la paix et le bonheur par la sagesse et par la morale. Voilà le véritable but de nos travaux ; voilà la tâche la plus héroïque et la plus difficile ». 18 floréal de l’an II (7 mai 1794), discours dit de l’Être suprême, discours testament de Robespierre Document n°24 « Puisque l’âme de la République est la vertu, l’égalité, et que votre but est de fonder, de consolider la République, il s’ensuit que la première règle de votre conduite politique doit être de rapporter toutes vos opérations au maintien de l’égalité & au développement de la vertu ; car le premier soin du législateur doit être de fortifier le principe du gouvernement. Ainsi tout ce qui tend à exciter l’amour de la patrie, à purifier les mœurs, à élever les âmes, à diriger les passions du cœur humain vers l’intérêt public, doit être adopté ou établi par vous. Tout ce qui 18 tend à les concentrer dans l’abjection du moi personnel, à réveiller l’engouement pour les petites choses & le mépris des grandes, doit être rejeté ou réprimé par vous. Dans le système de la Révolution française, ce qui est immoral est impolitique, ce qui est corrupteur est contrerévolutionnaire. La faiblesse, les vices, les préjugés, sont le chemin de la royauté. Entraînés trop souvent peut-être par le poids de nos anciennes habitudes, autant que par la pente insensible de la faiblesse humaine, vers les idées fausses et vers les sentiments pusillanimes, nous avons bien moins à nous défendre des excès d’énergie que des excès de faiblesse. Le plus grand écueil peut-être que nous avons à éviter n’est pas la ferveur du zèle, mais plutôt la lassitude du bien, & la peur de notre propre courage. Remontez donc sans cesse le ressort sacré du gouvernement républicain, au lieu de le laisser tomber. Je n’ai pas besoin de dire que je ne veux justifier ici aucun excès ; c’est à la sagesse du gouvernement à consulter les circonstances, à saisir les moments, à choisir les moyens ; car la manière de préparer les grandes choses est une partie essentielle du talent de les faire, comme la sagesse est ellemême une partie de la vertu ». Robespierre, « Sur les principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale dans l’administration intérieure de la République », discours prononcé à la Convention le 5 février 1794 - 17 pluviôse An II La morale et la religion doivent être au service d’un but : l’égalité en droit. mais également l’égalité sociale par un nivellement des richesses et la mise en œuvre d’un impôt progressif. Pour lui le droit de propriété est second par rapport au droit à l’existence. Document n°25 « Vous oubliez de consacrer la base de l’impôt progressif. Or, en matière de contribution publique, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice que celui qui impose aux citoyens de contribuer aux dépenses publiques progressivement, selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société ». Robespierre, discours du 24 avril 1793 in D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.302. Document n°26 « Quel est le premier objet de la société ? c’est de maintenir les droits imprescriptibles de l’homme. Quel est le premier de ces droits ? celui d’exister. La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter ; c’est pour vivre d’abord que l’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes ». Robespierre, Opinion sur les subsistances, prononcé à la Convention le 2 décembre 1792 19 Volonté du peuple et théorie du gouvernement révolutionnaire Suivant les enseignements de Rousseau, pour lui la souveraineté doit appartenir au peuple. Le peuple par sa « faculté de vouloir » dispose du monopole de l’expression de la volonté générale, mais c’est un peuple en corps et sa volonté générale ne peut être soumise à la critique. Il y a donc chez Robespierre un rejet de l’option libérale qui reconnaît la légitimité des contre-pouvoirs. Document n°27 « La souveraineté est le pouvoir qui appartient à la nation de régler ses destinées. La nation a elle-même tous les droits que chaque homme a sur sa personne et la volonté générale gouverne la société comme la volonté particulière gouverne chaque individu isolé ». Robespierre, « Lettre à ses commettants, in D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.305. Document n°28 « Tout homme a part sa nature, la faculté de se gouverner par sa volonté ; les hommes réunis en Corps politique, c'est-à-dire, une Nation, a par conséquent le même droit. Cette faculté de vouloir commune, composée des facultés de vouloir particulières, ou la Puissance législative, est inaliénable, souveraine & indépendante, dans la société entière, comme elle l'était dans chaque homme séparé de ses semblables. Les lois ne sont que les actes de cette volonté générale. Comme une grande Nation ne peut exercer en corps la Puissance législative, & qu'une petite ne le doit peut-être pas, elle en confie l'exercice à ses Représentants, dépositaires de son pouvoir. Mais alors il est évident que la volonté de ces Représentants doit être regardée & respectée comme la volonté de la Nation ; qu'elle doit en avoir nécessairement l'autorité sacrée & supérieure à toute volonté particulière, puisque, sans cela, la Nation, qui n'a pas d'autre moyen de faire les Lois, serait en effet dépouillée de la Puissance législative & de sa Souveraineté ». Robespierre, Discours non prononcé, septembre 1789 Pour illustrer son hostilité aux principes du libéralisme, on peut relever qu’il souhaite l’émergence d’un régime d’assemblée dans lequel le principe de la séparation des pouvoirs n’est guère retenu. Plus exactement, il s’agit pour Robespierre de faire en sorte que, dans le régime de ses vœux, l’exécutif se contente d’exécuter. Pour ce qui est des régimes non conformes à ses vœux, point n’est nécessaire de s’attarder sur le principe de la séparation des pouvoirs. Document n°29 « Quant à l'équilibre des pouvoirs, nous avons pu être les dupes de ce prestige dans un temps où le mode semblait exiger de nous cet hommage à nos voisins, dans un temps où l'excès de notre propre dégradation nous permettait d'admirer toutes les institutions étrangères qui nous offraient quelque faible image de la liberté ; mais pour peu qu'on réfléchisse on s'aperçoit aisément que cet équilibre ne peut être qu'une chimère ou un fléau ; qu'il supposerait la nullité absolue du gouvernement s'il n'amenait nécessairement une ligue des pouvoirs rivaux contre le peuple ; car on sent aisément qu'ils aiment beaucoup mieux s'accorder que d'appeler le souverain pour juger sa propre cause : témoin l'Angleterre, où l'or et le pouvoir du monarque font constamment pencher la balance du même côté ; où le parti de l'opposition même ne 20 paraît solliciter de temps en temps la réforme de la représentation nationale que pour l'éloigner, de concert avec la majorité qu'elle semble combattre ; espèce de gouvernement monstrueux, où les vertus publiques ne sont qu'une scandaleuse parade, où le fantôme de la liberté anéantit la liberté même, où la loi consacre le despotisme, où les droits du peuple sont l’objet d'un trafic avoué, où la corruption est dégagée du frein même de la pudeur. Eh ! que nous importent les combinaisons qui balancent l'autorité des tyrans ? C'est la tyrannie qu'il faut extirper : ce n'est pas dans les querelles de leurs maîtres que les peuples doivent chercher l'avantage de respirer quelques instants, c'est dans leur propre force qu'il faut placer la garantie de leurs droits ». Robespierre, « Sur la Constitution à donner à la France », Discours prononcé devant la Convention le 10 mai 1793. Toutefois, Robespierre reconnaissait le fait que le peuple, le législateur souverain pouvait se tromper. Document n°30 « Le législateur n’est point infaillible, fût-il le peuple lui-même. Les chances de l’erreur sont bien plus nombreuses encore, lorsque le peuple délègue l’exercice du pouvoir législatif à un petit nombre d’individus ; c’est-à-dire, lorsque c’est seulement par fiction que la loi est l’expression de la volonté du plus grand nombre, ou ce qui est présumé l’être ; mais je ne respecte que la justice & la vérité. J’obéis à toutes les lois ; mais je n’aime que les bonnes. La société a droit d’exiger ma fidélité, mais non le sacrifice de ma raison : telle est la loi éternelle de toutes les créatures raisonnables ». Robespierre, article paru le 17 juin 1792 dans " le Défenseur de la Constitution " Et pour éviter qu’il ne se trompe, il faut propager l’esprit des lumières. Document n°31 « Chez un peuple libre & éclairé, le droit de censuré les actes législatifs est aussi sacré que la nécessité de les observer est impérieuse. C’est l’exercice de ce droit qui répand la lumière, qui répare les erreurs politiques, qui affermit les bonnes institutions, amène la réforme des mauvaises, conserve la liberté, & prévient le bouleversement des états. La démonstration des vices d’une loi ne la détruit pas ; mais elle prépare doucement l’opinion publique à en désirer l’abrogation ; elle dispose sensiblement l’autorité souveraine à la réaliser. La loi n’est que l’expression de la volonté générale : la volonté générale n’est que le résultat des lumières générales ; & les lumières générales ne peuvent être formées & accrues, que par la libre communication des pensées entre les citoyens. Quiconque met des entraves à ce commerce sublime détruit l’essence même de la loi ; il en étouffe le germe, qui est la raison publique ; il paralyse la puissance législative elle-même ». Robespierre, article paru le 17 juin 1792 dans " le Défenseur de la Constitution " Plus encore, conformément aux options du libéralisme, il est sur l’idée que le meilleur des gouvernement doit peu légiférer et se contenter de laisser libre expression à la liberté naturelle des hommes, annonciateur ici d’un principe de subsidiarité. 21 Document n°32 « Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner : laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires en tout ce qui ne tient pas essentiellement à l'administration générale de la République ; en un mot, rendez à la liberté individuelle et tout ce qui n'appartient pas naturellement à l'autorité publique, et vous aurez laissé d'autant moins de prise à l'ambition et à l'arbitraire ». Robespierre, « Sur la Constitution à donner à la France », Discours prononcé devant la Convention le 10 mai 1793. Il défend par ailleurs le suffrage universel des hommes sauf pour les indigents et les domestiques. Concernant le type de régime politique, c’est seulement en 1792 qu’il défend l’idée de république, auparavant ses positions sont ambiguës, même si sa volonté d’asseoir une véritable démocratie est bien posée, passant pour exemple par la non rééligibilité. Document n°33 Les rois « (…) se disent les images de la Divinité... Est-ce pour la faire haïr ? Ils disent que leur autorité est son ouvrage. Non : Dieu créa les tigres ; mais les rois sont le chef d’œuvre de la corruption humaine. S'ils invoquent le ciel, c'est pour usurper la terre ; s'ils nous parlent de la Divinité, c'est pour se mettre à sa place : ils lui renvoient les prières du pauvre et les gémissements du malheureux ; mais ils sont eux-mêmes les dieux des riches, des oppresseurs et des assassins du peuple ». Réponse de la Convention nationale aux manifestes des rois ligués contre la République, 5 décembre 1793 – 15 frimaire An II, proposée par Robespierre, au nom du Comité de salut public ; décrétée par la Convention. Document n°34 « Il faut se souvenir que les gouvernements, quels qu’ils soient, sont établis par le peuple et pour le peuple, que tous ceux qui gouvernent et par conséquent les rois eux-mêmes, ne sont que les mandataires et les délégués du peuple ». Robespierre, archives parlementaires, in D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.305. Document n°35 « Les plus grands législateurs de l'antiquité, après avoir donné une constitution à leur pays, se firent un devoir de rentrer dans la foule des simples citoyens, et de se dérober même quelquefois à l'empressement de la reconnaissance publique. Ils pensaient que le respect des lois nouvelles dépendait beaucoup de celui qu'inspirait la personne des législateurs, et que le respect qu'imprime le législateur est attaché en grande partie à l'idée de son caractère et de son désintéressement. Du moins faut-il convenir que ceux qui fixent la destinée des nations et des races futures doivent être absolument isolés de leur propre ouvrage; qu'ils doivent être comme la nation entière, et comme la postérité, II ne suffit pas même qu'ils soient exempts de toute vue 22 personnelle et de toute ambition; il faut encore qu'ils ne puissent pas être soupçonnés. Pour moi, je l'avoue, je n'ai pas besoin de chercher dans des raisonnements bien subtils la solution de la question qui vous occupe; je la trouve dans les premiers principes de la droiture et dans ma conscience ». Robespierre, Discours sur la réélection des Membres de l'Assemblée Nationale prononcé devant l'Assemblée Nationale le 16 mai 1791, & imprimé sur son ordre. Pour asseoir la libre expression de la volonté générale, il développe une théorie du gouvernement révolutionnaire. La fin justifie les moyens que sont la mise en œuvre de la terreur et la création du comité de salut public. Malgré une conception de la liberté proche de celle développée par Montesquieu, Robespierre au pouvoir se comporta en dictateur, bien que des interprétations divergent à ce propos, les thermidoriens furent pour bon nombre d’entre-eux des serviteurs zélés de la Terreur, comme Fouché. Document n°36 « La liberté, le premier des besoins de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature … est le pouvoir de l’homme d’exercer à son gré toutes ses facultés. Elle a la justice pour règle, les droits d’autrui pour borne et la loi pour sauvegarde ». Robespierre, Journal des débats, 24 avril 1793, in D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.307. Document n°37 « Après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables, est l’attribut le plus frappant qui distingue l’homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l’homme à l’état social, le lien, l’âme, l’instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d’atteindre le degré de puissance, de lumières & de bonheur dont il est susceptible. Qu’il les communique par la parole, par l’écriture ou par l’usage de cet art heureux qui a reculé si loin les bornes de son intelligence, & qui assure à chaque homme les moyens de s’entretenir avec le genre humain tout entier, le droit qu’il exerce est toujours le même, & la liberté de la presse ne peut être distinguée de la liberté de la parole ; l’une & l’autre est sacrée comme la nature ; elle est nécessaire comme la société ellemême ». Robespierre, Discours prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791 Document n°38 « Sous le régime constitutionnel, il suffit presque de protéger les individus contre l’abus de la puissance publique ; sous le régime révolutionnaire, la puissance publique elle-même est obligée de se défendre contre toutes les factions qui l’attaquent. Le gouvernement révolutionnaire doit aux bons citoyens toute la protection nationale ; il ne doit aux ennemis du peuple que la mort. Ces notions peuvent expliquer l’origine et la nature des lois que nous appelons révolutionnaires ». Robespierre, « Rapport sur les personnes incarcérées », in D.G. Lavroff, « Les grandes étapes de la pensée politique », éd Dalloz, 1999, p.310. 23 Relevons également que Robespierre figure - paradoxalement peut-être - parmi les partisans de l’abolition de la peine de mort. Document n°39 « La peine de mort est nécessaire, disent les partisans de l'antique et barbare routine ; sans elle il n'est point de frein assez puissant pour le crime. Qui vous l'a dit ? avez vous calculé tous les ressorts par lesquels les lois pénales peuvent agir sur la sensibilité humaine ? Hélas ! avant la mort, combien de douleurs physiques et morales l'homme ne peut-il pas endurer ! Le désir de vivre cède à l'orgueil, la plus impérieuse de toutes les passions qui maîtrisent le cœur de l'homme. La plus terrible de toutes les peines pour l'homme social, c'est l'opprobre, c'est l'accablant témoignage de l'exécration publique. Quand le législateur peut frapper les citoyens par tant d'endroits sensibles et de tant de manières, comment pourrait il se croire réduit à employer la peine de mort ? Les peines ne sont pas faites pour tourmenter les coupables, mais pour prévenir le crime par la crainte de les encourir. Le législateur qui préfère la mort et les peines atroces aux moyens plus doux qui sont en son pouvoir, outrage la délicatesse publique, émousse le sentiment moral chez le peuple qu'il gouverne, semblable à un précepteur mal habile qui, par le fréquent usage des châtiments cruels, abrutit et dégrade l'âme de son élève ; enfin, il use et affaiblit les ressorts du gouvernement, en voulant les tendre avec trop de force. Le législateur qui établit cette peine renonce à ce principe salutaire, que le moyen le plus efficace de réprimer les crimes est d'adapter les peines au caractère des différentes passions qui les produisent, et de les punir, pour ainsi dire, par elles-mêmes. Il confond toutes les idées, il trouble tous les rapports, et contrarie ouvertement le but des lois pénales. La peine de mort est nécessaire, dites-vous. Si cela est, pourquoi plusieurs peuples ont-ils su s'en passer? Par quelle fatalité ces peuples ont-ils été les plus sages, les plus heureux et les plus libres ? Si la peine de mort est la plus propre à prévenir de grands crimes, il faut donc qu'ils aient été plus rares chez les peuples qui font adoptée et prodiguée. Or, c'est précisément tout le contraire. Voyez le Japon : nulle part la peine de mort et les supplices ne sont autant prodigués ; nulle part les crimes ne sont ni si fréquents ni si atroces. On dirait que les Japonais, veulent disputer de férocité avec les lois barbares qui les outragent et qui les irritent. Les républiques de la Grèce, où les peines étaient modérées, où la peine de mort était ou infiniment rare, ou absolument inconnue, offraient-elles plus de crimes et moins de vertu que les pays gouvernés par des lois de sang ? Croyez-vous que Rome fut souillée par plus de forfaits, lorsque, dans les jours de sa gloire, la loi Porcia eut anéanti les peines sévères portées par les rois et par les décemvirs, qu'elle ne le fut sous Sylla, qui les fit revivre, et sous les empereurs, qui en portèrent la rigueur à un excès digne de leur infâme tyrannie. La Russie a-t-elle été bouleversée depuis que le despote qui la gouverne a entièrement supprimé la peine de mort, comme s'il eût voulu expier par cet acte d'humanité et de philosophie le crime de retenir des millions d'hommes sous le joug du pouvoir absolu. Écoutez la voix de la justice et de la raison ; elle vous crie que les jugements humains ne sont jamais assez certains pour que la société puisse donner la mort à un homme condamné par d'autres hommes sujets à l'erreur. Eussiezvous imaginé l'ordre judiciaire le plus parfait, eussiez-vous trouvé les juges les plus intègres et les plus éclairés, il restera toujours quelque place à l'erreur ou à la prévention. Pourquoi vous Interdire le moyen de les réparer ? pourquoi vous condamner à l'impuissance de tendre une main secourable à l'innocence opprimée ? Qu'importent ces stériles regrets, ces réparations illusoires que vous accordez à une ombre vaine, à une cendre insensible ! elles sont les tristes témoignages de la barbare témérité de vos lois pénales. Ravir à l'homme la possibilité d'expier son forfait par son repentir ou par des actes de vertu, lui fermer impitoyablement tout retour à la vertu, l'estime de soi-même, se hâter de le faire descendre, pour ainsi dire, dans le tombeau encore tout couvert de la tache récente de son crime, est à mes yeux le plus horrible 24 raffinement de la cruauté. Le premier devoir du législateur est déformer et de conserver les mœurs publiques, source de toute liberté, source de tout bonheur social. Lorsque, pour courir à un but particulier, il s'écarte de ce but général et essentiel, il commet la plus grossière et la plus funeste des erreurs ; il faut donc que la loi présente toujours au peuple le modèle le plus pur de la justice et de la raison. Si, à la place de cette sévérité puissante, calme, modérée qui doit les caractériser, elles mettent la colère et la vengeance ; si elles font couler le sang humain, qu'elles peuvent épargner et qu'elles n'ont pas le droit de répandre ; si elles étaient aux yeux du peuple des scènes cruelles et des cadavres meurtris par des tortures, alors elles altèrent dans le cœur des citoyens les idées du juste et de l'injuste, elles font germer au sein de la société des préjugés féroces qui en produisent d'autres à leur tour. L'homme n'est plus pour l'homme un objet si sacré : on a une idée moins grande de sa dignité quand l'autorité publique se joue de sa vie. L'idée du meurtre inspire bien moins d'effroi lorsque la loi-même en donne l'exemple et le spectacle ; l'horreur du crime diminue dès qu'elle ne le punit plus que par un autre crime. Gardez-vous bien de confondre l'efficacité des peines avec l'excès de la sévérité : l'un est absolument opposé à l'autre. Tout seconde les lois modérées ; tout conspire contre les lois cruelles. On a observé que dans les pays libres, les crimes étaient plus rares et les lois pénales plus douces. Toutes les idées se tiennent. Les pays libres sont ceux où les droits de l'homme sont respectés, et où, par conséquent, les lois sont justes. Partout ou elles offensent l'humanité par un excès de rigueur, c'est une preuve que la dignité de l'homme n'y est pas connue, que celle du citoyen n'existe pas : c'est une preuve que le législateur n'est qu'un maître qui commande à des esclaves, et qui les châtie impitoyablement suivant sa fantaisie. Je conclus à ce que la peine de mort soit abrogée ». Discours de Robespierre, Sur la peine de mort, Assemblée constituante, 30 mai 1791 Paradoxalement peut-être, car il fût de ceux qui réclamèrent la tête du roi au nom de la nécessité de la survie de la patrie. Paradoxalement peut-être, car dans son discours sur le jugement de Louis XVI, apparaît en filigrane, le crime nécessitant la mort : le crime contre l’humanité. Document n°40 Nouvelle difficulté. A quelle peine condamnerons-nous Louis ? La peine de mort est trop cruelle. Non, dit un autre, la vie est plus cruelle encore ; je demande qu'il vive. Avocats du roi, est-ce par pitié ou par cruauté que vous voulez le soustraire à la peine de ses crimes ? Pour moi, j'abhorre la peine de mort prodiguée par vos lois ; et je n'ai pour Louis ni amour ni haine ; je ne hais que ses forfaits. J'ai demandé l'abolition de la peine de mort à l'assemblée que vous nommez encore constituante ; et ce n'est pas ma faute si les premiers principes de la raison lui ont paru des hérésies morales et politiques. Mais vous, qui ne vous avisâtes jamais de les réclamer en faveur de tant de malheureux dont les délits sont moins les leurs que ceux du gouvernement, par quelle fatalité vous en souvenez-vous seulement pour plaider la cause du plus grand de tous les criminels ? Vous demandez une exception à la peine de mort pour celui-là seul qui peut la légitimer. Oui, la peine de mort, en général, est un crime, et par cette raison seule que, d'après les principes indestructibles de la nature, elle ne peut être justifiée que dans les cas où elle est nécessaire à la sûreté des individus ou du corps social. Or, jamais la sûreté publique ne la provoque contre les délits ordinaires, parce que la société peut toujours les prévenir par d'autres moyens, et mettre le coupable dans l'impuissance de lui nuire. Mais un roi détrôné, au sein d'une révolution qui n'est rien moins que cimentée par des 25 lois justes ; un roi dont le nom seul attire le fléau de la guerre sur la nation agitée ; ni la prison, ni l'exil ne peut rendre son existence indifférente au bonheur public ; et cette cruelle exception aux lois ordinaires que la justice avoue ne peut être imputée qu'à la nature de ses crimes. Je prononce à regret cette fatale vérité... mais Louis doit mourir, parce qu'il faut que la patrie vive. Robespierre, Discours sur le jugement de Louis prononcé à la tribune de la Convention le 3 décembre 1792 XVI (1ère intervention) Mais Robespierre fut donc également l’un des premiers théoriciens du gouvernement révolutionnaire, justifiant par les circonstances l’usage de moyens non démocratiques. Document n°41 « Le gouvernement révolutionnaire a besoin d'une activité extraordinaire, précisément parce qu'il est en guerre. Il est soumis à des règles moins uniformes et moins rigoureuses, parce que les circonstances où il se trouve sont orageuses et mobiles, et surtout parce qu'il est forcé de déployer sans cesse des ressources nouvelles et rapides, pour des dangers nouveaux et pressants ». Robespierre, Rapport sur les principes du Gouvernement révolutionnaire, fait au nom du Comité de salut public, prononcé à la Convention le 25 décembre 1793 - 5 nivôse An II. Document n°42 « Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point arrivé où les hommes de bien peuvent servir impunément la patrie : les défenseurs de la liberté ne seront que des proscrits, tant que la horde des fripons dominera ». Robespierre, dernier discours, prononcé devant la Convention le 8 Thermidor an II 2°) Saint Just : de la dégradation sociale au sursaut révolutionnaire « L’archange de la liberté », Louis Antoine Saint-Just (1767-1794) est, contrairement à Robespierre, un orateur habile. Mais comme Robespierre, il se présente facilement dans une logique sacrificielle . Document n°43 « (…) ce serait quitter peu de chose qu’une vie dans laquelle il faudrait être ou le complice ou le témoin muet du mal (…)La renommée est un vain bruit. Prêtons l’oreille sur les siècles écoulés ; nous n’entendrons plus rien ; ceux qui, dans d’autres temps, se promèneront parmi nos urnes, n’en entendront pas davantage. Le bien, voilà ce qu’il faut faire, à quelque prix que ce soit, en préférant le titre de héros mort à celui de lâche vivant ! » Discours commencé par Saint-Just, le 27 juillet 1794. 26 Document n°44 « Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau (…) Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ! mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux » Par ailleurs ses discours sont rigoureux, dogmatiques et marqués par l’intransigeance. On connaît sa justification de la terreur par cette célèbre phrase : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Saint-Just, Institutions Républicaines. Premier fragmentin Saint-Just, "Discours et rapports", préface et commentaires de Soboul (A.), Paris, Ed Sociales, 1977, p.219. Comme Robespierre, ses discours sont des incessants appels à la vertu et à la morale en politique. Document n°45 "Un peuple qui n'est pas heureux n'a point de patrie, il n'aime rien; et si vous voulez fonder une république, vous devez vous occuper de tirer le peuple d'un état d'incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une république, faites en sorte que le peuple ait le courage d'être vertueux; on n'a point de vertus politiques sans orgueil; on n'a point d'orgueil dans la détresse. En vain demandez vous de l'ordre, c'est à vous de le produire par le génie des bonnes lois. On dit souvent, lorsque l'on parle de morale: cela est bon en théorie; c'est que l'on ne voit pas que la morale doit être la théorie des lois avant celle de la vie civile. La morale qui gît en préceptes isole tout; mais fondue, pour ainsi dire dans les lois, elle incline tout vers la sagesse, en n'établissant que des rapports de justice entre les citoyens". Saint-Just, discours prononcé à la Convention, 29 novembre 1792, "Sur les subsistances", in Saint-Just, "Discours et rapports", préface et commentaires de Soboul (A.), Paris, Ed Sociales, 1977, p.75. Document n°46 « La corruption chez un peuple est le fruit de la paresse et du pouvoir ; le principe des mœurs est que tout le monde travaille au profit de la patrie et que personne ne soit asservi ni oisif ». Saint-Just, « Sur la Constitution de la France », discours prononcé à la Convention, 24 avril 1793, in Saint-Just, "Discours et Rapports", op-cit, p.101. Mais Saint-Just est aussi l’homme qui s ‘affirma comme l’un des chefs de la Montagne suite à son discours lors du procès de Louis XVI. Document n°47 « L’unique but du comité fut de vous persuader que le roi devait être jugé en simple citoyen ; et moi, je dis que le roi doit être jugé en ennemi, que nous avons moins à le juger qu’à le combattre, et que, n’étant plus rien dans le contrat qui unit les Français, les formes de la procédure ne sont point dans la loi civile, mais dans la loi du droit des gens. (….) On s’étonnera un jour qu’au dix-huitième siècle, on ait été moins avancé que du temps de César : là le tyran fut immolé en plein Sénat, sans autres formalités que vingt-trois coups de poignard et sans autre loi que la liberté de Rome . Et aujourd’hui l’on fait avec respect le procès d’un homme assassin d’un peuple, pris en flagrant délit, la main dans le sang, la main dans le crime ! (…) Pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir. (…) On ne peut point régner innocemment : la folie en est trop évidente. » Discours de Saint-Just prononcé à la Convention, le 13 novembre 1792. 27 La théorie des deux états Pour Saint-Just, dans on ouvrage « De la nature de l’état civil, de la cité ou les règles de l’indépendance du gouvernement » (1791-1792), il existe des lois historiques d’évolution des sociétés. Pour il existe deux types d’Etat : - un Etat social dans lequel la société est unie, solidaire où règne une égalité parfaite. Dans cet Etat chaque peuple a une identité, vit en harmonie et les décisions prises le sont à l’unanimité, la force et la brutalité sont exclues. - Un Etat politique qui renvoie aux relations entre les peuples, cet Etat est fondé sur la rivalité, la force et la guerre. Pour Saint-Just, l’histoire des sociétés est marquée par l’Etat politique qui tend à dominer l’Etat social, ce qui conduit à la multiplication des affrontements et des guerres et exige par conséquent un sursaut révolutionnaire. Document n°48 "J'ai pensé que l'ordre social était dans la nature même des choses, et n'empruntait de l'esprit humain que le soin d'en mettre à leur place les éléments divers; j'ai pensé qu'un peuple pouvait être gouverné sans être assujetti, sans être licencieux et sans être opprimé; que l'homme naissait pour la paix et pour la vérité, et n'était malheureux et corrompu que par les lois insidieuses de la domination. Alors j'imaginais que si l'on donnait à l'homme des lois selon sa nature et son cœur, il cesserait d'être malheureux et corrompu. Tous les arts ont produit leurs merveilles; l'art de gouverner n'a presque produit que des monstres; c'est que nous avons cherché soigneusement nos plaisirs dans la nature, et nos principes dans notre orgueil". Saint-Just, discours prononcé à la Convention, 24 avril 1793, in Saint-Just, "Discours et Rapports", op-cit, p.96. La nécessité du sursaut révolutionnaire Pour Saint-Just, le dépérissement de l’Etat social conduit nécessairement à la Révolution qui devra supprimer les rapports de puissance, instaurer un ordre social spontané reposant sur des règles civiles qui résultent des liens naturels entre les hommes et faire de l’Etat le lieu d’expression de la volonté générale. Son modèle politique idéal est, à l’exception de sa dimension égalitaire, proche de celui défendus par les « Anciens », par son refus de l’individualisme et du contractualisme - l’individu étant destiné à retrouver sa condition d’être social et à rejoindre le cadre de sa collectivité naturelle ». 3°) L’extrémisme révolutionnaire : hébertistes et babouvistes Durant la Révolution française se sont développées des tendance ultrarévolutionnaires, anti-parlementaire et anti-bourgeoise, prônant l’instauration d’une République populaire et égalitaristes. Il y eut donc les « Enragés » parmi lesquels on trouve Jacques Roux « le curé rouge » condamné à mort le 15 janvier 1794 et qui se poignarda, les « nouveaux cordeliers » ou « Exaltés » dont la principale figure est Hébert et enfin les babouvistes. 28 L’antilibéralisme de Hébert et des « nouveaux cordeliers » Parmi les ultra-révolutionnaires, on trouve Jacques René Hébert (1757-1794) qui surnommait Robespierre « L’Endormeur ». Ses thèses égalitaristes étaient défendues dans le journal « Le Père Duchesne » reposant sur : - Un rejet de l’individualisme et du libéralisme ; - Une affirmation de l’égalité contre la liberté économique ; - Une volonté de substituer le droit à l’existence impliquant des moyens de subsister au droit de propriété ; - Un renforcement de l’organisation communale en vue d’assurer une démocratie directe ; - Une défense du cosmopolitisme en vue d’abolir les frontières pour diffuser la Révolution ; - Un sentiment anti-religieux invitant à une déchristianisation de la société. La société communiste de Babeuf et des siens Gracchus Babeuf (1760-1797), membre du club du panthéon, a exposé ses théories politiques dans « le Tribun du peuple ». Théories politiques qui mettaient l’accent sur les inégalités entre riches et pauvres. Document n°49 Si j'observe ensuite la faible minorité qui ne manque de rien, en dehors des propriétaires terriens, je la vois composée de tous ceux qui ne mettent pas de fait la main à la pâte, de tous ceux qui se contentent de calculer, de combiner, de travestir, de raviver et rajeunir sous des formes toujours nouvelles le très vieux complot à l'aide duquel on parvient à faire remuer une multitude de bras sans que ceux qui les remuent en tirent le fruit destiné, dès le principe, à s'entasser en grande masse sous la main des criminels spéculateurs, lesquels, après s'être entendus pour réduire sans cesse le salaire du travailleur, se concertent, soit entre eux, soit avec les distributeurs de ce qu'ils ont entassé, les marchands, leurs co-voleurs, pour fixer le taux de toutes choses de telle sorte que ce taux ne soit à la portée que de l'opulence. Babeuf, Lettre à Germain, 1795. Car enfin, c'est du pauvre auquel on n'a point songé encore, c'est, dis-je, du pauvre qu'il doit être principalement question dans la régénération des lois d'un empire ; c'est lui la cause qu'il intéresse le plus de soutenir. Quel est le but de la société? N'est-ce pas de procurer à ses membres la plus grande somme de bonheur qu'il est possible? Et que servent donc toutes vos lois lorsqu'en dernier résultat elles n'aboutissent point à tirer de la profonde détresse cette masse énorme d'indigents, cette multitude qui compose la grande majorité de l'association? Babeuf, Lettre à Coupé, 1791. Au lieu de cela, les lois sociales ont fourni à l'intrigue, à l'astuce et à la souplesse les moyens de s'emparer adroitement des propriétés communes... Mais ce n'est point là où s'est borné le mal, ces travaux sont devenus enfin une ressource absolument insuffisante pour chaque individu. Tout ayant concouru à ce que les petites fortunes s'engouffrent dans les grandes, le nombre des ouvriers s'est excessivement accru. Non seulement il est résulté que les salaires 29 ont pu être diminué de plus belle, mais qu'une très grande quantité de citoyens s'est vue dans l'impossibilité de trouver à s'occuper, même moyennant la faible rétribution fixée par la tyrannique et impitoyable opulence et que le malheur avait impérieusement forcé l'artisan d'accepter. Babeuf, Cadastre perpétuel, 1789. Ses théories le conduisent à condamner la concurrence. Document n° 50 « La concurrence qui, loin de viser à la perfection, submerge les produits consciencieux sous des amas de produits décevants, imaginés pour éblouir le public qui n'obtient le vil prix qu'en obligeant l'ouvrier à se perdre la main dans les ouvrages bâclés, en l'épuisant, en l'affamant, en tuant sa moralité par l'exemple du peu de scrupule; la concurrence qui ne donne la victoire qu'à celui qui a le plus d'argent; qui, après la lutte, n'aboutit qu'au monopole dans les mains du vainqueur et au retrait du bon marché. la concurrence qui fabrique n'importe comment , à tort et à travers, au risque de ne pas trouver d'acheteurs et d'anéantir une grande quantité de matière première qui aurait pu être employée utilement mais qui ne servira plus à rien ». Babeuf, Lettre à Germain, 1795. Il voit dans la « grande propriété » la source de l’esclavage qu’il combat. Document n°51 « C'est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés, les oisifs gonflés de vanité et les esclaves écrasés sous le poids d'un travail excessif... C'est la grande propriété qui a inventé et soutient le trafic des blancs et des noirs (...) C'est elle qui, dans les colonies, donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Babeuf, Lettre à Dubois de Fosseux, 1786. Pour lui, il convient dans tous les cas de figure, qu’il y ait égalité naturelle ou non des hommes, aboutir à l’égalité entre les hommes. Document n°52 « Dans l'état naturel, tous les hommes sont égaux. Il n'est personne qui ne convienne de cette vérité. Pour justifier l'extrême inégalité des fortunes dans l'état de la société, on a dit cependant que, même dans l'état sauvage, tous les individus ne jouissaient pas rigoureusement d'une égalité absolue, parce que la nature n'avait point départi à chacun d'eux les mêmes degrés de sensibilité, d'intelligence, d'imagination, d'industrie, d'activité et de force ; point par conséquent les mêmes moyens de travailler à leur bonheur, et d'acquérir les biens qui les procurent. Mais si le pacte social était véritablement fondé sur la raison, ne devrait-il point tendre à faire disparaître ce que les lois naturelles ont de défectueux et d'injuste? » Babeuf, Cadastre perpétuel, 1789. 30 Pour Babeuf, un droit prime sur tous les autres le droit de vivre. Document n°53 Le droit de vivre est le droit par excellence, il est tout ce qu'il y a de plus sacré sur terre, il est imprescriptible : attenter à ce droit, c'est commettre le plus grand de tous les crimes... Vivre ce n'est pas pâtir, ce n'est pas languir, ce n'est pas végéter à peine et se traîner tant bien que mal à grand renfort de privations et de misère depuis le berceau jusqu'à la fosse. Vivre, c'est parcourir librement le cercle de notre existence en donnant, à toutes les périodes dont elle se compose, ce qui convient à notre organisation tant au physique qu'au moral. Le droit naturel de l'homme n'est pas autre chose que son droit de vivre, consacré dans la plupart des législations qui punissent non seulement les infanticides, mais aussi les avortements et même les suicides. Vivre, dans le sens qu'il faut donner à ce mot, étant un droit, supérieur à tout ce qui a été parmi les hommes, à tort ou à raison, baptisé de droit, il s'ensuit qu'il doit être maintenu, soutenu, revendiqué, ressaisi par tous les moyens possibles, ruse ou violence dans ce cas, rien n'est illégitime. Le droit de vivre implique d'une manière absolue celui de combattre tout ce qui, de façon ou d'autre, nuit ou s'oppose à l'exercice de ce droit : attaquer, ce n'est alors que se défendre. Babeuf, Lettre à Dubois de Fosseux, 1786. Dans cette perspective, il souhaitait une collectivisation des terres et de tous les biens, une organisation de la production et du commerce par l’Etat afin de réaliser une égalité réelle entre les citoyens et non plus la simple égalité de ceux-ci devant la loi. Document n°54 « Tous agents de production et de fabrication travailleront pour le magasin commun et chacun d’eux y enverra le produit en nature de sa tâche individuelle, et des agents de distribution, on plus établis pour leur propre compte, mais pour celui de la grande famille, feront refluer vers chaque citoyen sa part égale et variée de la masse entière des produits de toute l’association » Le moyen d’arriver à l’égalité de fait, c’est en effet « de supprimer la propriété particulière ; (…) et d’établir une simple administration (…) qui, tenant registre de tous les individus et de toutes les choses, fera repartir ces dernières dans la plus scrupuleuse égalité ». On ôtera « à tout individu l’espoir de devenir jamais ni plus riche, ni plus puissant, ni plus distingué par ses lumières, qu’aucun de ses égaux ». Alors disparaîtront, en même temps que la crainte du lendemain, « l’envie, la jalousie, l’instabilité, l’orgueil, la tromperie, la duplicité, enfin tous les vices ». Babeuf in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.853. Document n°55 « Plus de propriété individuelle des terres, la terre n’est à personne. Nous réclamons, nous voulons la jouissance communale des fruits de la terre ; les fruits sont à tout le monde …. Nous déclarons ne pouvoir souffrir davantage que la très grande majorité des hommes travaille et sue au service et pour le bon plaisir de l’extrême minorité. Assez et trop longtemps, moins d’un million d’individus disposent de ce qui appartient à plus de vingt millions de leurs semblables, de leurs égaux. Qu’il ne soit plus d’autre différence parmi les hommes que celles de l’âge et du sexe. Puisque tous ont les mêmes besoins et les mêmes facultés, qu’il n’y ait donc plus pour eux qu’une seule éducation, une seule nourriture. 31 Ils se contentent d’un seul soleil et d’un même air pour tous : pourquoi la même portion et la même qualité d’aliments ne suffiraient-elles pas à chacun d’eux ? » Babeuf, M. Prélot, G. Lescuyer, « Histoire des idées politiques », éd Dalloz, 1984, p.597. Du point de vue des institutions politiques, son refus de la démocratie représentative le conduisait à défendre les vertus de la démocratie directe. Par ailleurs, afin d’assurer un partage du savoir et de l’instruction, il était favorable à un enseignement polaire et gratuit. Dans cette perspective, il en appelait à l’action insurrectionnelle (« Conjuration des Egaux ») dirigé par un « comité insurrecteur ». Document n°56 « Perfides ou ignorants! vous criez qu'il faut éviter la guerre civile? Qu'il ne faut point jeter parmi le peuple de brandon de discorde? Et quelle guerre civile plus révoltante que celle qui fait voir tous les assassins d'une part, et toutes les victimes sans défense de l'autre? Pouvez faire un crime à celui qui veut armer les victimes contre les assassins? Ne vaut-il pas mieux la guerre civile où les deux partis peuvent se défendre réciproquement?... La discorde vaut mieux qu'une horrible concorde où l'on étrangle la faim. Que les partis en viennent aux prises ; que la rébellion partielle, générale, instante, reculée se détermine ; nous sommes toujours satisfaits. Que l'on conspire contre l'oppression, soit en grand, soit en petit, secrètement ou à découvert, dans cent mille conciliabules ou dans un seul, peu nous importe, pourvu que l'on conspire... Le peuple, dit-on, n'a point de guides : qu'il en apparaisse et le peuple, dès l'instant, brise ses chaînes et conquiert du pain pour lui et pour toutes ses générations ». Babeuf, Manifeste des plébéiens, 1795. Document n°57 « Jamais plus vaste dessein n’a été conçu et mis à exécution … L’instant est venu de fonder la République des Egaux, ce grand hospice ouvert à tous les hommes. Les jours de la restitution générale sont arrivés. Familles gémissantes, venez vous asseoir à la table commune dressée par la nature pour tous les enfants ». Babeuf, Sylvain Maréchal « Manifeste des Egaux » in M. Prélot, G. Lescuyer, « Histoire des idées politiques », éd Dalloz, 1984, p.597. Suite à l’échec de la conspiration des égaux, la postérité du babouvisme sera assurée par Philippe Buonarroti (1761-1837). Mais on peut également relever que K. Marx reconnaîtra Babeuf en tant que communiste et ne le rangera pas sous la bannière des socialistes utopistes en raison notamment de sa stratégie révolutionnaire. B) La révolution modérée Du côté des partisans d’une Révolution modérée, on trouve ceux qui ont peur des excès de la rue et qui sont hostiles à l’idée d’égalité sociale. Ces révolutionnaires penchent en faveur de réformes des institutions politiques sans violence politique. 1°) La politique de la Raison Les révolutionnaires modérés - députés bourgeois - développent une philosophie de la liberté et de la raison, proche des thèses de Locke et de Montesquieu. 32 Ils sont ainsi favorables à la protection des droits individuels et à l’autonomie de la société vis-à-vis de l’Etat. Il reste qu’ils défendent le principe d’une souveraineté appartenant au peuple ce qui les éloignent du modèle de la monarchie anglaise. Ces révolutionnaires modérés domineront la période 1789-printemps 1793 et 17951799. Ils sont à l’origine : - de l’abolition des privilèges ; - de la déclaration des droits de l’homme de 1789 ; - du principe de la souveraineté nationale et de la séparation des pouvoirs ; - de la nationalisation des biens de l’Eglise ; - de la loi Le Chapelier (1791) et du décret d’Allarde (1792) ; - des départements ; - du renforcement de l’usage du français (Rapport sur les langues régionales et les patois de l’Abbé Grégoire -1794 -). Si leur œuvre pratique est conséquente, leur postérité intellectuelle reste limitée, mis à part celle de Condorcet. Les précurseurs Dés le XVIII° siècle, les écrits des philosophes des lumières (Montesquieu , Th Hobbes, J.J. Rousseau, J. Locke), portent pour partie sur l’organisation politique de la Cité. Parmi ces auteurs, on distingue J. Locke et Montesquieu pour qui, il devait y avoir nécessairement une séparation des pouvoirs. Concernant Montesquieu (1689-1755), on peut retenir de ses écrits (L’Esprit des Lois) une classification des gouvernements, une réflexion sur les relations entre mœurs, manières et lois et une défense de la nécessaire séparation des pouvoirs. - La classification des gouvernements Partisan de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, Montesquieu (1689-1755) est aussi à l’origine d’une nouvelle classification des gouvernements, dégageant trois grands types : la monarchie, le despotisme et la république, celle-ci pouvant être de nature démocratique ou aristocratique. Pour lui chaque gouvernement se distingue: - par sa nature, c’est à dire ce qui le fait être tel qu’il est au regard de sa structure; - et par son principe, c’est à dire ce qui le fait agir, les passions humaines qui l’animent. Document n°58 Dans une monarchie,“Le monarque est la source de tout pouvoir politique et civil, mais il n’absorbe pas toute la puissance, car il est encore de la nature de la monarchie d’avoir des pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants qui empêchent la volonté momentanée et capricieuse d’un seul et qui assurent la continuité et la fixité des lois fondamentales”. La monarchie repose sur la prééminence des rangs, sur une noblesse héréditaire et sur des privilèges de toutes sorte, son principe est l’honneur. Dans un gouvernement despotique, un seul gouverne selon sa volonté et ses caprices, sans lois, ni règles; son principe est la crainte. 33 Dans une république démocratique, le peuple y est tout à la fois monarque et sujet. Son principe est la vertu, qui exige de chacun des individus, un sacrifice de ses intérêts particuliers au profit de l’intérêt public. Pour Montesquieu, ce gouvernement n’est pas envisageable dans une grande république, car le bien commun y est mis en danger par les grandes fortunes et par la particularisation des intérêts, alors qu’il est mieux ressenti, connu et plus près de chaque citoyen sur un petit territoire. Dans une république aristocratique, seule une partie du peuple détient la puissance souveraine (aristocratie), le pouvoir y est réservé aux individus distingués par la naissance et préparés au gouvernement par l’éducation. Ce gouvernement a les faveurs de Montesquieu, défendant l’idéal d’une démocratie tempérée, non oppressive dans la mesure où la partie du peuple non détentrice de la puissance souveraine est si pauvre et si petite, que les dominants n’ont aucun intérêt à l’oppression. “Aide Mémoire en sciences sociales”, A.Beitone, C. Dollo, J. Gervasonni, E. Le Masson, Ch. Rodrigues, Ed Dalloz, coll Sirey, 1997. - L’origine des lois Pour Montesquieu, la diversité des lois et des mœurs, n’est pas le fruit du hasard. Toute loi a sa raison, car elle est relative à un ou plusieurs éléments de la réalité physique (le terrain et le climat) ou morale. Document n°59 Du point de vue des causes morales des lois, il distingue celles-ci des manières et des mœurs : “Les mœurs et les manières sont des usages, que les lois n’ont point établis, ou n’ont pas pu ou n’ont pas voulu établir. Il y a cette différence entre les lois et les mœurs que les lois règlent plus les actions du citoyen et que les mœurs règlent plus les actions de l’homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières que les premières regardent plus la conduite intérieure et les autres l’extérieur”. On peut en conclure que les lois sont tributaires des mœurs. Les mœurs, les manières et le caractère d’un peuple esclave sont une partie de sa servitude; ceux d’un peuple libre, une partie de sa liberté. Du point de vue des causes physiques des lois, il prolonge la réflexion de J.Bodin (1530-1596) quant à l’influence des climats sur les lois. Si l’Asie connaît un esprit de servitude, c’est parce qu’elle n’a pas de vraies zones tempérés, que des lieux très froids côtoient immédiatement ceux très chauds et que l’étendue de ses plaines est énorme. “Aide Mémoire en sciences sociales”, A.Beitone, C. Collo, J. Germanique, E. Le Masson, Ch. Rodriguez, Ed Dallas, cull Sire, 1997. - La séparation des pouvoirs Document n°60 « Il y a dans chaque Etat trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens , et la puissance exécutrice de celles qui dépensent du droit civil. Par la première, le prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient des invasions. Par la troisième , il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’Etat. 34 La liberté politique pour un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse craindre un autre citoyen. Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois , celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers ». Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748 2°) Condorcet, la confiance dans le progrès : « La vérité appartient à ceux qui la cherchent et non point à ceux qui prétendent la détenir. » Jean Antoine Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794) est d’abord un scientifique avant d’être un politique. Toutefois, il laisse une trace conséquente dans l’histoire des idées politiques, en particulier en raison de ses positions sur l’éducation. Mais il fut également l’un des seuls révolutionnaires partisans de l’abolition de l’esclavage et de la peine de mort et du suffrage accordé aux femmes. Dans la perspective des philosophes des lumières, il considère dans on ouvrage « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » (1793) que l’histoire des sociétés humaines est une histoire du progrès de la Raison, il y affirme une confiance absolue dans la perfectibilité indéfinie du genre humain. Pour lui la Révolution française constitue une étape dans ce progrès de la Raison et ses espérances dépassent l’état actuel de cette révolution . Document n°61 « Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois point importants : la destruction de l’inégalité entre les nations, les progrès de l’égalité dans un même peuple, enfin le perfectionnement réel de l’homme ». Condorcet in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » ( tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.438. Pour lui, il convient de substituer à la « volonté générale » la « raison générale » et dans le régime de ses vœux, la majorité ne doit pas recueillir des droits sur la minorité, si celle-ci doit se conformer à la nécessité et à l’obligation morale de se conformer à la majorité, cette dernière n’en obtient pour autant pas ni autorité, ni pouvoir sur la minorité. S’il est un révolutionnaire « modéré », cela ne fait pour autant pas de lui un défenseur du modèle anglais, ni même un défenseur de la séparation des pouvoirs tel qu’entendue par Montesquieu dans « L’esprit des lois », en effet Condorcet défend préconise un principe d’ « unité d’action » des pouvoirs publics qu’il croît relativement abouti dans la Constitution de l’An I. De Montesquieu, il en critique également son refus de l’établissement de règles de droit abstraites sur un vaste territoire. 35 Document n°62 « Comme la vérité, la raison, la justice, les droits des hommes, l’intérêt de la propriété, de la liberté, de la sûreté, sont les mêmes partout, on ne voit pas pourquoi toutes les provinces d’un Etat, ou même tous les Etats, n’auraient pas les mêmes lois criminelles, les mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce, etc (…) Si l’on établit un mode jurisprudence uniforme et simple, il s’ensuivra que les gens de loi perdront l’avantage de posséder exclusivement la connaissance des formes ; que tous les hommes sachant lire seront également habiles sur cet objet ; et il est difficile d’imaginer qu’on puisse regarder cette égalité comme un mal ». Condorcet, « Observations sur le XXIXème livre de l’Esprit de lois, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1049. Ses « Mémoires sur l’instruction publique » (1791-1792) font de l’instruction du peuple, une exigence pour réformer la société. Cela suppose de faire de l’éducation un instrument de la liberté, loin des dogmes. Document n°63 "Que la morale fasse partie d'une éducation publique commune à toutes les classes de citoyens. Que l'on écarte avec soin de cette éducation toute influence sacerdotale." Condorcet, Discours d'avril 1790 Il s’agit, pour lui, de rendre les connaissances accessibles à tous et plus pratiquement de mettre en œuvre un système de bourses qui permettra de rendre l’enseignement primaire public ouvert à tous. 3°) Les « idéologues » Le groupe des idéologues Promoteurs de la science des idées (idéologie), les idéologues les plus marquants politiquement sont le Comte Antoine Destutt de Tracy (1745-1836), auteur notamment d’un Commentaire sur l’Esprit des Lois (1812), Pierre Daunou (1761-1840) principal auteur de la Constitution de l’An III , Georges Cabanis (1757-1808), Louis de La Revellière-Lépeaux (1753-1824). Méfiants à l’égard de la souveraineté populaire et hostiles à la monarchie absolue, ils sont partisans tout à la fois de la république, de l’idée de souveraineté nationale et d’un régime censitaire, propre à favoriser un choix rationnel de la part des électeurs en écartant les plus inaptes. Les idéologues ambitionnent de constituer une véritable politique scientifique. Confiants dans le progrès, ils souhaitent voir émerger un système politique dans lequel les décisions sont le produit de l’esprit raisonnant, une République de « citoyens éclairés ». Favorables à une union des peuples, il veulent diffuser les idées des philosophes des lumières. Leur volonté de fonder rationnellement les décisions publiques trouvera un débouché dans le domaine de l’économie politique qui se prête davantage à une modélisation. J.B Say est issu de ce groupe d’idéologue, rédacteur en chef de 1794 à 1800 de la « Décade philosophique, littéraire et politique », il publie en 1803 son Traité d’économie politique. Son œuvre est diffusée par un enseignement au Conservatoire National des Arts et Métiers puis au Collège de France et va dominer l’économie classique française du XIXème siècle. 36 II) Le peuple- Nation érigé en souverain A) L’héritage de Rousseau : la souveraineté du peuple Dans son ouvrage le contrat social (1762), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) développe une conception de la liberté sensiblement différente de celle portée par la déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans la mesure où on perçoit une aliénation des individus et de leurs droits au « corps politique » qu’est le peuple. 1°) La théorie de la volonté générale Pour J.J. Rousseau, le peuple doit être la source de tout pouvoir, peuple qui se gouverne directement. Il est par ailleurs l’un des théoriciens contractualistes. Théories du contrat social Les théoriciens du contrat social pensent que le pouvoir fonde l’organisation de la société : il impose aux individus des comportements conformes à l’intérêt général. Il s’agit de sortir d’un état de nature pour vivre en société. Pour Th. Hobbes, « L’homme est un loup pour l’homme ». Les individus remettent entre les mains d’un homme ou d’une assemblée leurs libertés. Le Léviathan symbolise ce pouvoir absolu qui évite la guerre de tous contre tous et qui soumet ses sujets à ses règles. Pour JJ Rousseau, dans le contrat social, l’individu reste libre dans la mesure où il participe à l’élaboration de la volonté générale, mais il doit s’y soumettre sans réserve par la suite. Pour J. Locke, le gouvernement supervise et protège les libertés individuelles. Rappelons que pour J.J. Rousseau, l’état de nature est un état bienheureux. Document n°64 « Je vois l’homme se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau, trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son repas … Les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nourriture, une femelle et le repos. Les seuls maux qu’il craigne sont la douleur et la faim, il n’a nul besoin de ses semblables et n’en reconnaît aucun individuellement ». J.J. Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755) Document n°65 Pour J.Locke , l’état de nature est un état de paix, de bonne volonté, d’assistance mutuelle et de conservation (…) Il y manque seulement une autorité commune, et c’est pour établir cette autorité que les hommes concluent le contrat social. (…) Ils confèrent au corps social les pouvoirs nécessaires à la poursuite de ses fins : le bien commun et la protection des droits naturels, parmi lesquels Locke fait figurer en bonne place le droit de propriété. Mais comme le pouvoir ne peut être exercé par le peuple constitué en corps, celui-ci doit instituer un pouvoir législatif qui sera le pouvoir suprême. Cette institution n’est cependant pas le résultat d’un contrat. Elle est un trust, ce qui implique au minimum que le peuple peut se révolter lorsque le pouvoir n’est pas exercé conformément au trust. M.Troper, article « le contrat social », Encyclopedia Universalis. 37 Document n°66 Comme le pacte de Hobbes, le contrat social de Rousseau fonde à la fois la société et l’Etat et institue un pouvoir sans limites. Mais (…) Rousseau ne cherche pas comme Hobbes et les autres théoriciens du contrat social à trouver le fondement logique de l’autorité politique quelle qu’elle soit, mais seulement d’une autorité telle qu’elle rende les individus aussi libres dans l’état social que dans l’état de nature (…) « Trouvez une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » (…) Chaque individu renonce à l’indépendance et à tous ses droits naturels et se soumet totalement au souverain. Mais cette soumission n’est que le degré suprême de la liberté car elle est une soumission à la volonté générale et celle-ci présente certains caractères qui font qu’elle ne saurait ni errer ni opprimer. M.Troper, op.cit. Document n°67 T.Hobbes J.Locke J.-J.Rousseau Comment se caractérise l’état de nature chez Hobbes, Locke et Rousseau ? Etat d’insécurité perpétuelle entre les hommes Etat de paix, de bonne volonté, d’assistance mutuelle et de conservation Individus libres. D’où vient la légitimité pour sortir de l’état de nature ? La crainte de la guerre de tous contre tous La protection des droits naturels et la recherche du bien commun La liberté individuelle Pouvoir législatif du « gouvernement civil » : Les individus sont libres de se révolter si les lois se révèlent injustes (contre les droits de propriété par ex.) Pouvoir sans limite de la « volonté générale » : Chaque citoyen (volonté individuelle) détient une part égale de la souveraineté (volonté générale) A quel type de pouvoir mène le pacte social pour les trois auteurs ? Pouvoir absolu du « Léviathan » : Les sujets obéissent en échange d’une protection. La corruption humaine et la nécessité du contrat social J.J. Rousseau développe une vision pessimiste de l’histoire de l’humanité, c’est particulièrement le cas dans son ouvrage « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755). Pour lui, la marche des sociétés est marquée par un processus de dégradation et d’avilissement et ce notamment sous l’effet notamment de l’adoption de la propriété et du processus de la division du travail. Dans l’état de nature, les hommes sont indépendants, libres et égaux, leur entrée dans la société - état de nature « second » - leur fait connaître les conflits et les inégalités. Document n°68 « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur : vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ». J.J. Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755) 38 Document n°69 « On voit ce qu’on doit penser de la sorte d’inégalité qui règne parmi tous les peuples policés, puisqu’il est manifestement contre la loi de la nature …. Qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise une homme sage et qu’une poignée de gens regorge de superfluités tandis que la multitude manque du nécessaire ». J.J. Rousseau, « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755) Il en résulte la nécessité d’établir un nouveau contrat social par lequel « chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ». La souveraineté du peuple Pour J.J. Rousseau, les hommes dans l’état de société future doivent accepter de perdre leur « liberté naturelle », en remettant leur puissance et leurs droits à l’ensemble de la société, c’est-à-dire au peuple conçu et constitué en corps politique. Pour lui, une telle démarche ne génère que des avantages dans la mesure où : - la soumission à des lois communes procure indépendance, sécurité et protection de la propriété privée ; - l’acceptation de la perte de tous les droits individuels constitue une perte apparente mais non réelle puisque le peuple est souverain. Le but du nouveau contrat social est de sauvegarder pratiquement les droits naturels des individus en tant que « partie indivisible du tout », même si la communauté est prééminente. La définition unanimiste du peuple et de sa volonté La perspective rousseauiste conduit à une conception holiste du monde social présupposant une société unie et solidaire - qui génère un rejet des corps intermédiaires, bien loin des perspectives tracées par un certain nombre de penseurs libéraux. Document n°70 « Si quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’Etat : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général ». J.J. Rousseau, « Le contrat social » (1762). Pour J.J. Rousseau, chaque citoyen dispose d’une part de souveraineté, mais il ne peut l’exercer séparément, ce qui conduit à l’idée d’une souveraineté sans partage (souveraineté indivisible) et sans transfert ou cession à un autre (souveraineté inaliénable). Dans ces conditions, la volonté générale constitue une décision unanime que prend le peuple afin de satisfaire le bien commun, elle est - par essence - un dépassement de l’expression des intérêts particuliers, sous condition d’une délibération collective. La volonté générale est l’expression de la vertu civique, de l’engagement de chacun dans la recherche du bien commun. 39 En ce sens, la volonté générale est différente d’une volonté de tous simple somme de l’expression des volontés particulières et par conséquent la soumission à la volonté générale s’impose au delà du fait que chacun participe à sa formation par l’instauration d’un suffrage universel. Document n°71 « Il y a souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et ce n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale » J.J. Rousseau, « Le contrat social » (1762). Document n°72 « On se demande comment un homme peut être libre et forcé de se conformer à des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consentis ? «Je réponds que la question est mal posée (…) Quand on propose une loi dans l’assemblée du peuple, ce qu’on demande n’est pas précisément s’ils approuvent la proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté générale qui est la leur : chacun en donnant son suffrage dit son avis là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté générale. Quand donc l’avis contraire l’emporte, cela ne prouve pas autre chose sinon que je m’étais trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas. Si mon avis particulier l’eût emporté, j’aurais fait autre chose que ce que j’avais voulu, c’est alors que je n’aurais pas été libre ». J.J. Rousseau, « Le contrat social » (1762). 2°) Le rejet de tout mécanisme représentatif La théorie de la souveraineté populaire J.J. Rousseau - dans ses absolus - rejette le gouvernement représentatif, comme système fondamentalement injuste et oligarchique, et développe l’idée de la nécessité de mise en œuvre d’une démocratie directe qui assurerait une « participation active et incessante des citoyens à la vie politique ». Dans cette perspective, il considère que des aménagements institutionnels sont possibles qui laisseraient place à : - des assemblées du peuple dans lesquels l’intérêt général comme dans la République de Rome ou dans la Cité spartienne émergeraient presque naturellement ; - des assemblées du peuple qui seraient d’autant plus pertinente qu’elles correspondraient à de petites communautés et si ce n’était point le cas, une dose de représentation pourrait être admise mais dans le cadre de la mise en œuvre de mandat impératif. Document n°73 « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée. Elle consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté générale ne se représente point. Elle est la même ou elle est autre, il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc et ne peuvent être ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. (…) Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée, n’est point une loi ». J.J. Rousseau, « Le Contrat social », 1762. 40 Par ailleurs, souhaitant confier le monopole de faire des lois au corps social, il critique fortement le principe de la séparation des pouvoirs. Document n°74 « Nos politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet : ils la divisent en force et en volonté ; en puissance législative et en puissance exécutive ; en droits d’impôts, de justice et de guerre ; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées … ». J.J. Rousseau, « Le Contrat social », 1762. Il reste que J.J. Rousseau considère que le gouvernement démocratique est difficile à envisager : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement ». Sa préférence pratique va au gouvernement aristocratique, un Etat démocratique dans lequel un petit nombre d’hommes gouvernent. Une conception archaïque de la société Pour O. Nay, les idées de J.J. Rousseau correspondent à une vision archaÏque de la société dans la mesure où on trouve : - une pensée anti-individualiste qui démontre peu d’attachement à la question de la liberté individuelle et à la subjectivité des droits ; pour lui si un peuple se « (…) plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » (Le Contrat social)) - Une négation des minorités politiques, à l’exception du domaine religieux puisqu’il ne touche pas aux affaires publiques ; - une conception qui consiste à considérer que corps politique et communauté sociale correspondent à une même réalité sociale, au risque du totalitarisme. Pour Ph. Nemo, le portrait est plus critique encore, J.J. Rousseau verse dans l’antiintellectualisme, le culte de la nature et de la force, la haine du progrès. B) La Nation érigée en « être collectif » Les révolutionnaires de 1789, plus précisément les représentants du tiers état, ne sont pas au départ partisans d’une République populaire. Ils ont même, pour une bonne part d’entre eux, une méfiance vis-à-vis du peuple. Ces représentants issus de la bourgeoisie le considère comme marqué par ses passions. En l’absence d’instruction, il manquerait de tempérance. Il reste que les circonstances historiques vont les conduire à finalement affirmer l’égalité des droits et la souveraineté du peuple. Du serment du jeu de paume - consistant à déclarer qu’ils ne se sépareront pas tant qu’une nouvelle constitution ne sera pas établie – à la transformation des états généraux en assemblée nationale puis constituante le 6 juillet 1789, les choses évoluent donc. Elles évoluent dans un premier temps dans le cadre d’une ambition constitutionnelle qui consiste à vouloir établir une monarchie constitutionnelle. L’abolition des privilèges - le 4 août 1789 -, l’égalité en droit sont obtenus par l’affirmation de la souveraineté du peuple, provoquant une véritable révolution intellectuelle, une remise en cause de l’absolutisme monarchique et de la théorie du droit divin. 41 1°) Le transfert de la souveraineté à la nation De la souveraineté Dés le Moyen Age, les légistes de Philippe Le Bel, affirment que le roi est “empereur en son royaume”, ce qui signifie, comme l’écrivait Innocent III lui même, “que le roi de France ne reconnaît pas de supérieur au temporel”.Cette supériorité, qui pouvait apparaître comme attachée à la personne du roi, va peu à peu s’en libérer, devenir un concept à elle seule, dont le roi ne sera que le dépositaire provisoire. Naît ainsi le concept de souveraineté ou puissance souveraine développé par J.Bodin. - Définitions de la souveraineté La souveraineté devient une caractéristique de l’Etat, de la République au sens de la chose publique, et non plus d’une personne, dans son ouvrage, “Les six livres de la république” (1576), J.Bodin écrit ceci: “La république est un droit gouvernement de plusieurs familles et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine” (Jean Bodin, 1529-1596). Sans être à proprement parler un théoricien du droit divin, J.Bodin, avocat, donne en réponse aux violentes attaques des monarchomaques qui menaçaient l’autorité royale naissante, une définition de la souveraineté, la première dans l’histoire de la pensée politique, qui est une préfiguration de la souveraineté de droit divin. La souveraineté est en effet défini par lui comme “la puissance absolue et perpétuelle d’une république”, ce qui signifie qu’un roi ne saurait être dépendant d’aucune instance, car il serait alors sujet, et que le pouvoir doit s’exercer sans discontinuité, sans quoi l’Etat serait dans le plus grand des périls. La seule instance dont le souverain puisse dépendre est Dieu, c’est à Dieu qu’il appartient de donner ou de reprendre le pouvoir au prince, c’est Dieu la cause et l’origine de tout pouvoir. On peut, par ailleurs, retenir une définition plus moderne de la souveraineté attribuée à l’Etat. Ainsi, selon J.Laferrière, la souveraineté de l’Etat est un “pouvoir de droit originaire et suprême”: - un pouvoir de droit: cela signifie que l’Etat n’est pas un simple phénomène de force. Le pouvoir est mû par une idée de droit, c’est à dire par l’idée d’un certain type d’aménagement de la vie, selon des règles préétablies, auxquelles adhèrent consciemment ou inconsciemment les individus dans l’Etat; - originaire: l’Etat ne détient son autorité de personne, c’est à dire d’aucune autre autorité que de lui même, personne ne lui a délégué son pouvoir. Il est avec ce pouvoir; - suprême: aucune autorité dans ou hors de l’Etat ne lui est supérieure, il ne peut rencontrer ni supérieur, ni concurrent dans l’ordre interne. - Les conséquences de la souveraineté Il en résulte que le prince, lorsqu’il est dépositaire de cette souveraineté, détient une supériorité qui s’impose à tous mais aussi à lui même: elle est perpétuelle, absolue et inaliénable. Le roi par exemple, ne peut se “lier les mains”, c’est à dire qu’il ne peut donner à l’un de ses actes une valeur telle qu’il ne puisse le remettre en question. 42 - - Une telle perspective – appliquée à la souveraineté de l’Etat - donnera lieu au fait que : l’Etat dispose d’un pouvoir d’auto-organisation; selon la formule des juristes allemands, l’Etat est titulaire de la compétence des compétences, il peut s’autoorganiser, c’est à dire qu’il a qualité pour déterminer lui même ses attributions et la façon de les exercer; - l’Etat peut édicter des règles de droit, c’est à dire que ses organes vont développer un ordonnancement juridique à partir de la constitution. - les défenseurs d’une souveraineté illimitée. De nombreux auteurs ont justifié la primauté absolue de l’Etat, en en faisant un rempart contre les désordres. C’est le cas de Machiavel (1469-1527): “Les désordres blessent la société toute entière tandis que les rigueurs ordonnés par le prince ne tombent que sur des particuliers” (Le Prince, 1513). Mais c’est surtout Hobbes (1588-1679) qui, dans le Léviathan (1651) propose de limiter le risque de guerre de tous contre tous par un contrat liant la multitude au souverain. Le peuple renonce à sa liberté. En retour, le souverain ne lui doit rien car, en ayant seul droit à la violence, il assure par sa seule présence, la paix civile. Plus généralement, les critiques de la souveraineté se trouvent formulées dans une question: si l’Etat est souverain, comment peut-il être soumis au droit ? De la souveraineté du roi à la souveraineté du peuple: du droit naturel des individus à la séparation des pouvoirs et à la légitimité démocratique de la souveraineté. - Des monarchomaques à l’école du droit naturel, la souveraineté limitée du pouvoir royal. L’idée que le pouvoir ne mérite pas d’être respecté du seul fait de sa force et qu’il doit donc disposer d’une légitimité est ancienne. De Saint Paul (10-67) - “Tout pouvoir vient de Dieu” - à Bossuet (1627-1704)- les rois “sont sacrés par leurs charges, comme étant les représentants de la majesté divine, députés par la providence à l’exécution de ses desseins” -, la divinité fût la source la plus fréquemment utilisée pour la légitimation du pouvoir. Mais en France, dés le Moyen Age, certains soutiennent que le roi ne reste légitime que s’il agit en vue du bien commun. Ainsi, Claude de Seyssel (La monarchie de France, début XVI° siècle) écrit que si le roi n’agit pas en vue du bien commun, chaque sujet “peut le reprendre et arguer publiquement et en sa barbe”. C’est dans les milieux réformés1, pendant et après les guerres de religion, que naîtra le courant des monarchomaques, ainsi appelés parce qu’ils combattent (en grec machein) le pouvoir absolu, et défendent l’idée d’une souveraineté royale dépendante de celle du peuple. Dans un pamphlet vite célèbre, publié en 1573, la “Franco-Gallia, F.Hotman (1524-1590) rappelait que les anciens rois « étaient élus pour être rois sous certaines lois et conditions qui leur étaient limitées, non point pour être tyrans avec une puissance absolue excessive et infinie ». L’idée essentielle des monarchomaques, qui en fait ne contestent nullement la monarchie héréditaire, est qu’aucune autorité n’est légitime, si elle ne s’appuie sur le consentement du peuple. 1 Il convient de relever que dans les milieux catholiques en France, autour de la Ligue animé par les Guises, émergera également une contestation de la monarchie. 43 Ils protestent contre l’abus essentiellement dans le domaine religieux, non contre le pouvoir. Premiers inventeurs du contrat, ils accordent comme leurs successeurs, une légitimité juridique à l’autorité, pourvu qu’elle leur soit bienveillante. D’autres auteurs participent de cette réflexion tels que : Th De Bèze (1519-1605), “Traité de l’autorité des magistrats en la punition des hérétiques” (1575) ou Ph Du PlessisMornay (1549-1623), “De la puissance légitime du prince sur le peuple et du peuple sur le prince” , (1581). En France, ce courant affirma le caractère intouchable des droits féodaux ou des libertés des provinces face au pouvoir royal. Plus encore, les règles mêmes de dévolution et d’exercice du pouvoir furent consolidées, considérées comme intangibles et s’imposant au souverain: c’est l’idée des lois fondamentales du royaume dont le contenu fut peu à peu élaboré (principe de masculinité, de primogéniture, ....). Dans un arrêt Lemaistre du 28 juin 1593, le parlement de Paris affirme que rien ne peut se faire “au préjudice de la loi salique et autres lois fondamentales du royaume de France”. Ce sont donc les monarchomaques qui, en France, ont poussé le plus loin la logique de limitation de l’expression de la souveraineté royale, en rappelant que le roi fut pendant longtemps élu par ses pairs. Par ailleurs une autre tradition théorique - l’école du droit naturel - affirme que l’Etat n’est pas libre à l’égard du droit, que celui-ci lui est à la fois antérieur et supérieur. Cette tradition plonge ses racines dans l’Antiquité, mais c’est à partir du Moyen-Age qu’elle s’affirme avec force. Ainsi Grotius (1583-1645) dans son ouvrage « De jure Belli ac Pacis » affirmera avec énergie, l’existence de droits propres à l’individu, antérieurs à la constitution de la société. Selon Grotius, qui trouve son inspiration en partie dans l’Antiquité (De Républica de Cicéron), “le droit naturel consiste donc dans certains principes de la droite raison, qui nous font connaitre qu’une action est moralement honnête ou malhonnête”. Il n’est pas admissible que le droit élaboré par les pouvoirs viole ce droit naturel. Pour l’école du droit naturel, le droit édicté par l’Etat ne peut être qu’en conformité avec les règles de droit naturel sous peine de non validité. Selon cette école, il y a dans la conscience des individus, des principes moraux ou religieux immanents supérieurs à l’Etat. Cet ensemble de traditions complexes, explique deux des traits fondamentaux de l’Etat démocratique moderne: - l’existence d’une hiérarchie des normes juridiques au sommet de laquelle se trouve la Constitution, que tous les pouvoirs doivent respecter (sauf toutefois le pouvoir constituant, seul habilité à la modifier); - la référence constante aux droits individuels qui, certes, sont affirmés par des textes, mais dont on imagine mal qu’un nouveau texte puisse les mettre à bas, même si juridiquement, rien ne fait obstacle à ce qu’une démocratie se transforme en Etat totalitaire et autoritaire. Pratiquement, ces phénomènes de contestation de la toute puissance du roi furent surtout spectaculaire en Angleterre où la « Grande Charte » déjà en 1215, imposée au roi Jean Sans Terre, constituait une garantie des droits des féodaux, de l’Eglise et des villes contre l’arbitraire du souverain, mais où surtout le “Bill of rights” donna plus tard en 1689 une garantie contre l’arbitraire à l’ensemble des individus et affirmera le rôle du parlement face au roi. 44 Mais il existe une autre façon de limiter la souveraineté de l’Etat, c’est de l’inscrire dans une perspective d’un Etat modéré. - Pour une limitation de la souveraineté de l’Etat: l’Etat modéré, la nécessaire séparation des pouvoirs Aux thèses de Machiavel et de Hobbes, selon qui un tyran est préférable à un pouvoir faible, on peut opposer une tradition intellectuelle attachée à la modération du pouvoir, tradition au sein de laquelle deux noms brillent d’un éclat particulier: John Locke (16321704) - Traité sur le gouvernement civil, 1690 - et Montesquieu (1689-1755) - L’Esprit des Lois, 1748. Cette tradition intellectuelle part d’une certaine confiance dans l’homme et l’a fait aboutir à souhaiter une stricte limitation des interventions du pouvoir sur la sphère privée: dés lors qu’une nation présente des qualités, il “ne faut point chercher à gêner par des lois ses manières pour ne point gêner ses vertus” (Montesquieu). La condition de cette modération est la division du pouvoir en différentes branches (législatif, exécutif et confédératif chez J.Locke; législatif, exécutif et judiciaire chez Montesquieu). Pour Montesquieu, “tout serait perdu si le même homme exerçait ses trois pouvoirs celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ou les différends entre les particuliers”. Les révolutions américaine et française ont fait de ce principe de séparation des pouvoirs, un élément fondamental, que deux siècles de pratique ont conduit à nuancer mais n’ont pas remis en cause. Le principe de la séparation des pouvoirs stipule au fond que le pouvoir doit arrêter le pouvoir, parallèlement, ces deux auteurs seront des grands défenseurs des corps intermédiaires dans la société, sorte de contre-pouvoir. Une autre façon d’envisager une limitation de l’exercice de la souveraineté est de s’interroger sur ce qui doit rendre légitime l’exercice de la puissance souveraine. - Le fondement démocratique de la souveraineté C’est J.J Rousseau qui, dans l’ordre des idées, fera basculer les choses, en indiquant que non seulement, la désignation des gouvernants mais surtout l’élaboration de la loi reviennent au peuple: “Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle; ce n’est point une loi” (Du Contrat social, 1762). Mais peut-être plus fondamentalement, c’est la naissance intellectuelle de la Nation qui fera basculer les choses. La naissance intellectuelle de la nation La remise en cause de la théorie du droit divin s’est opérée par une nouvelle construction idéologique : l’idée de nation. Ce mot a revêtu plusieurs significations. 45 Document n°75 « Au début de l’ère chrétienne, le terme natio était utilisé comme notion générique pour évoquer toute variété, espèce, race du monde vivant ; au pluriel, les nationes désignaient les peuples non chrétiens (les « païens », les « gentils »). Le mot réapparaît dans les universités médiévales, aux XIIème et XIIIème siècles, où il désigne les corporations d’étudiants regroupées par région. A la fin du XVIIème siècle, sous Louis XIV, le terme est employé pour évoquer la « partie supérieure » de la société (haut-clergé, noblesse de cour, minorité puissante du tiers état)) et, plus particulièrement, les élites sociales qui, lors des déplacements royaux, ont l’honneur d’approcher le roi et de s’incorporer symboliquement à sa personne par attouchement. « Nation » et « peuple » sont alors deux notions qui s’opposent : la première désigne tous les corps qui sont reconnus par la couronne et, par conséquent, sont représentés dans le royaume ; le second n’est que la multitude vulgaire, vile et méprisable maintenue à l’écart de toute représentation institutionnelle. La nation acquiert ainsi un caractère politique : elle existe par son lien avec la puissance monarchique. Elle ne désigne toutefois pas encore un « corps politique » à part entière car dans la monarchie absolue, seul le roi peut incarner l’unité du pouvoir (« la nation ne fait pas corps en France, elle réside tout entière dans la personne du roi » écrit alors Louis XIV). O. Nay « Histoire des idées politiques », éd A. Colin, 2004, p.289. C’est au XVIIIème siècle que le mot nation recouvre son sens moderne. Dans un premier temps, il renvoie simplement à la communauté humaine qui vit sur un territoire donné. Elle ne donne lieu à aucune identité collective, celle-ci étant plutôt le produit, sous l’Ancien Régime, des appartenances aux communautés (village, paroisse, corps de métier, etc.). Il faut donc en réalité attendre la fin du XVIIIème siècle, la veille de la Révolution, pour voir apparaître chez les philosophes hostile à l’absolutisme monarchique, l’idée d’une nation en tant que corps politique, source d’une identité collective. Toutefois, une distinction demeure entre peuple et nation, le premier est toujours assimilé à la multitude, à la populace, tandis que la Nation en est son incarnation politique. La nation comme représentation unitaire du peuple souverain En 1789, les députés proclament donc la souveraineté de la nation, l’Etat devient le lieu d’expression de cette souveraineté ou de cette volonté générale. Mais cette nouvelle attribution de la souveraineté s’effectue au profit d’une nation considérée comme un corps politique indivisible et unitaire. La volonté des révolutionnaires de 1789 est d’en finir avec les divisions du passé, les communautés hiérarchisées, les ordres, les privilèges et les inégalités. Il reste que le peuple réel de 1789 (25 millions de personnes) est marquée par de profondes divisions sociales et culturelles, c’est pourquoi les révolutionnaires de 1789 défendent une idée abstraite de la nation. 2°) Siéyès, la haine de la société des privilèges Auteur en 1788 d’un « Essai sur le privilèges » dans lequel il critique vertement la noblesse, Emmanuel Sieyès (1748-1836) va jouer un rôle actif dans les premières années de la Révolution. 46 La haine des privilèges Sieyès, au nom d’une liberté qui est antérieure à toute société défend un idéal libéral classique considérant que « l’objet de la loi (…) est d’empêcher qu’il ne soit porté atteinte à la liberté ou à la propriété de quelqu’un ». (« Essai sur les Privilèges »). Document n°76 « Le peuple croit presque de bonne foi qu’il n’a droit qu’à ce qui lui est permis par des lois expresses. Il semble ignorer que la liberté est antérieure à toute société, à tout législateur ; que les hommes ne sont réunis que pour mettre leurs droits à couvert des entreprises des méchants et pour se livrer, à l’abri de cette sécurité, à un développement plus étendu, plus énergique et plus fécond en jouissance de leurs facultés morales et physiques. Le législateur est établi, non pour accorder, mais pour protéger nos droits. S’il borne notre liberté, ce ne peut être que pour les actes qui seraient nuisibles à la société, et, par conséquent la liberté civile s’étend à tout ce que la loi ne défend pas ». E. Sieyès, « Essai sur les privilèges » (1788), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.464. Pour lui, les privilèges ne sont pas simplement injustifiables, ils sont nuisibles car ils poussent les individus à ne se soucier que de leurs intérêts particuliers et à verser dans la recherche de pensions et de gratifications, dans une « mendicité » qui rejette la loi commune du travail. Pour lui, les seules hiérarchies à préserver sont celles qui s’établissent entre les agents de l’Etat et émanant de la souveraineté. Document n°77 « La seule hiérarchie nécessaire est celle qui s’établit entre les agents de la souveraineté ; c’est là qu’on a besoin d’une gradation de pouvoirs, c’est là que se trouvent les vrais rapports d’inférieur à supérieur, parce que la machine publique ne peut se mouvoir qu’au sein de cette correspondance. Hors de là, il n’y a que des citoyens égaux devant la loi, tous dépendants, non les uns des autres, ce qui serait une servitude inutile, mais de l’autorité qui les protège, qui les juge, qui les défend ». E. Sieyès, « Essai sur les privilèges » (1788), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.466. L’ennemi de la noblesse Auteur également d’un pamphlet intitulé « Qu’est-ce que le Tiers état ?», il va lors des états généraux fournir les bases programmatiques de bon nombre de députés et notamment les bases d’une remise en cause des privilèges et de la société d’ordres. En premier lieu, il considère que les traditions dans la société d’Ancien régime n’ont qu’une « vertu » : celle de justifier l’oppression. En second lieu, il considère que toute société aspire à plus de justice et de bonheur pour le plus grand nombre, et que dans ces conditions, il n’est point acceptable que le plus grand nombre (25 à 26 millions de personnes) soit sous le joug de moins de 200 000 privilégiés. En troisième lieu, il conteste la représentation égale des trois ordres au sein des états généraux (clergé, noblesse, tiers état) et considère que le tiers état représente le « grand tout » : « Qu-est-ce-que le tiers ? Tout. Qu-a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A y devenir quelque chose ». 47 Pour lui, tiers état et nation ne font qu’un, et la noblesse et le clergé sont des ordres inutiles pour la société. Pour lui , le tiers état « a en lui tout ce qu’il faut pour former une nation complète. Il est l’homme fort et vigoureux dont un bras est encore enchaîné. Si l’on ôtait l’ordre privilégié, la nation ne serait pas quelque chose de moins, mais quelque chose de plus ». Les dimensions constitutives de la nation Sieyès ne défend pas un régime populaire dans le quel le peuple exercerait directement sa souveraineté. Il défend l’idée d’une nation constituée de deux dimensions : - une dimension réelle ou sociologique qui fait de la nation une communauté humaine d’individus et de groupes partageant une même histoire et un même territoire - une dimension intellectuelle, la nation en tant qu’idée abstraite destinée à forger un projet politique, une volonté politique commune. Sieyès défend le principe de la souveraineté de la nation : « La nation existe avant tout, elle est l’origine de tout ; sa volonté est toujours légale ; elle est la loi même. Avant elle et au dessus d’elle il n’y a que le droit naturel ». « Qu’est-ce qu’une nation ? Un corps d’associés vivant sous une loi commune et représentés par la même législature ». Il est l’initiateur de la distinction entre citoyens « actifs » et « passifs ». 3°) L’idéal égalitaire de la nation : la définition de la citoyenneté Le nouveau régime qui se dessine en 1789 affirme le principe de l’égalité en droits, les citoyens disposent de droits (droits « civiques ») et de devoirs identiques (participer à la loi, paiement de l’impôt, défense de la patrie). Ces droits ne demandent qu’à être reconnus. Document n°78 (Rappel) Dans la pensée de la plupart des révolutionnaires de 1789, découlant de leurs conceptions de la Nation, “la liberté du citoyen est un attribut de sa personne; inconditionnelle et métaphysique, elle s’attache à lui partout où il se trouve. Elle n’a pas à être créée mais seulement reconnue. Ce qu’elle exige, c’est que l’ordre social établi, ne lui apporte pas d’entraves”. Dans la pensée de la plupart des révolutionnaires, socialistes ou marxistes, au cours du XIX° siècle, “l’homme (...) attend la libération, c’est à dire un aménagement des rapports sociaux qui lui permette de jouir d’une liberté qu’il n’a pas encore”. D’après G.Burdeau, “La démocratie”, Ed Seuil, 1966, Coll Points Politique, p.32. Il reste que cette égalité n’est qu’en droits, les révolutionnaires de 1789 ne prônent pas l’égalité sociale. Pour eux les inégalités de richesse - si elles ne résultent pas de privilèges, mais du travail, de la liberté du commerce et du négoce – ne constituent pas un mal en soi, mais au contraire permettent l’enrichissement de tous à terme. Nous avons eu l’occasion de le voir Robespierre, Saint-Just n’étaient point favorables à la suppression de la propriété privée, leur idéal de société correspondaient à une société dans laquelle tous seraient propriétaires. Au fond, ils ne s’agissait pour eux que d’instaurer un système qui éviterait une trop grande inégalité, et, en la matière, l’impôt progressif constituait à leurs yeux le meilleur des moyens. Comme nous l’avons relevé, nous sommes loin des thèses des babouvistes ou des « Enragés ». 48 4°) La société politique dans les théories de la fin du XVIIIème siècle Document n°78 Origine du pouvoir Titulaire de la souveraineté Dépositaire du pouvoir Système de gouvernement Conception des partisans de la monarchie absolue La volonté de Dieu L’Etat Le Roi Conception des députés bourgeois Le consentement du peuple La nation Les représentants de la nation Monarchie absolue Régime représentatif (monarchie parlementaire ou république bourgeoise) L’Etat se confond avec Relation entre l’Etat et L’Etat souverain, incarné par la couronne la nation, incarnation la société royale, est séparé de la symbolique du peuple. société. Antérieur et L’Etat est donc le supérieur à celle-ci, il la prolongement de la domine. société. Il doit la protéger. Société de « corps » Association d’individus Organisation de la société Objectifs de la société Le respect de la volonté La réalisation du divine et la reproduction bonheur de l’ordre naturel Naturalisme (la société Thèse du contrat social. Conceptions comme entité naturelle). Individualisme philosophiques Holisme (ou antiphilosophique. dominantes individualisme). Rationalisme. Déisme, Conception agnosticisme ou métaphysique de athéisme. l’univers (s’appuyant sur la théologie) Hiérarchie, autorité, Egalité des droits , Valeurs politiques obéissance Liberté, Propriété dominantes Respect des traditions et Protection des droits Conditions de individuels. Contrôle réalisation de la justice des coutumes. Confiance dans la des institutions politique justice divine politiques et séparation (Providence ). des pouvoirs. Lois fondamentales du Déclaration des Droits Lois fondamentales, proclamations et textes royaume. Edits royaux de l’Homme et du Citoyen (1789). constitutionnels Constitution de 1791 (monarchie constitutionnelle). Constitution de 1795 (république bourgeoise) Conception des révolutionnaires radicaux Le consentement du peuple Le peuple Le peuple réuni en Assemblée Démocratie directe (république populaire) L’Etat se confond avec la volonté du peuple. Aucune distinction n’est envisagée entre l’Etat et la société. Association d’individus La réalisation du bonheur Thèse du contrat social. Individualisme philosophique. Rationalisme. Déisme, agnosticisme ou athéisme. Egalité sociale, Liberté Partage des richesses. Respect de la volonté du peuple. Constitution de 1793 (régime républicain) Déclaration des Droits de l’Homme de 1793 O. Nay, Histoire des idées politiques, p.294. 49 SECTION III : LA REVOLUTION LIBERALE : LES DROITS DE L’HOMME ET LE REGIME REPRESENTATIF Comme nous l’avons évoqué, la plupart des révolutionnaires de 1789 ne sont pas partisans d’une République populaire. Ils défendent un type de régime politique dans lequel les élites bourgeoises accèdent au pouvoir, une société dans laquelle la mobilité verticale par l’effort et le travail est rendue possible. Plus précisément, il aspirent à un régime politique conforme à la pensée libérale du XVIIIème siècle, un régime non autoritaire protecteur des droits des individus et du parlement ouvert aux élites de la nation. I) La philosophie des droits de l’homme Dans l’esprit des députés de 1789, la première des choses à accomplir, dans une société dans laquelle le bonheur des hommes devient le principal objectif, est de proclamer et de défendre un socle de valeurs et de droits. La justice libérée de sa référence divine exige que le plus grand nombre soit libéré de toute oppression physique ou morale. A) Les origines philosophiques et politiques de la proclamation des droits 1°) Des droits naturels aux droits politiques Comme nous l’avons vu, le droit naturel est un ensemble de principes dont la validité ne dépend d’aucune institution humaine et qui s’imposent aux hommes. Pour l’école du droit naturel (Grotius et Pufendorf (1632-1694)), chaque être est par nature (tel que Dieu l’a créé) raisonnable, c’est à dire qu’il trouve en lui même, intuitivement, les règles de sa conduite morale et sociale et elles s’imposent à lui par leur évidence: par exemple, chacun peut, sans recourir aux commandements de Dieu, reconnaître ce principe de la morale naturelle: ne fais pas à autrui, ce que tu ne voudrais point qu’il te fît”; ainsi l’homme en entrant en société, en se soumettant au pouvoir, n’obéit plus à la volonté divine, mais à la raison, à laquelle Dieu est lui même assujetti. Chaque être est par nature sociable, c’est à dire fait pour vivre en société. C’est lui qui crée la société, mais la sociabilité lui est donnée par le Créateur. Cette théorie a deux conséquences: - d’une part, le droit positif ne peut aller à l’encontre des principes de la loi naturelle. - d’autre part, le droit positif, c’est à dire le droit effectivement appliqué, ne peut être que la traduction des principes de la loi naturelle. Ces deux conséquences en entraînent une troisième, elles fondent le droit à la résistance, pour autant, les théoriciens du droit naturel ne défendront guère ce droit. La Révolution française s’inspirera beaucoup des théoriciens du droit naturel, c’est ainsi que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, du 26 août 1789, reconnaît “les droits naturels, inaliénables2 et sacrés de l’homme”, elle ne les crée pas, elle les expose. Le caractère inaliénables de ces droits visent surtout les « vœux monastiques », on peut prononcer des vœux, mais la puissance publique n’est pas tenu de les faire respecter. 2 50 G.Burdeau analysera - comme nous l’avons vu - les apports de la révolution du point de vue de la liberté des citoyens et s’attachera à montrer que la perception du citoyen par les révolutionnaires est une perception abstraite, le citoyen est un être ahistorique et non situé, la liberté est dans la nature de l’homme, elle lui est donnée au départ, nous sommes loin ici, d’une vision marxiste de l’homme en tant qu’homme situé, appartenant à une classe et étant en quête de sa libération. Toujours est-il qu’au cours des XVIIème et XVIIIème siècle, l’idée se diffuse que tout individu a un droit naturel à l’existence (non atteinte à son intégrité physique), à la liberté pour autant qu’elle n’entrave point celle des autres et la propriété. 2°) L’idée d’une déclaration des droits L’idée de retranscrire des droits naturels dans le droit positif n’est pas nouvelle, ce mouvement a déjà eu lieu en Grande Bretagne et aux Etats Unis comme nous l’avons également déjà relevé. Document n°79 « Les déclarations les plus anciennes sont adoptées par la Couronne d’Angleterre à la suite de ses conflits avec la noblesse : la Magna Carta (1215), la Petition of Rights (1629), l’Habeas Corpus (1679) et le Bill of Rights (1688). Elles accordent des droits fondamentaux au Parlement et aux sujets du royaume. Elles contribuent en général au déclin de l’absolutisme royal (le Bill of Rights, par exemple, en proclamant la supériorité de la loi par rapport au roi, fait passer l’Angleterre de la monarchie absolue à la monarchie constitutionnelle). De l’autre côté de l’Atlantique, la Déclaration d’indépendance (4 juillet 1776), rédigée à Philadelphie par Thomas Jefferson (avec l’aide de Benjamin Franklin), est le prélude à huit années de guerre entre les Insurgents et l’autorité britannique. Dans ce texte, treize colonies proclament fièrement leur indépendance en se référant aux « vérités évidentes » que sont la liberté, le droit à la vie, le bonheur et l’égalité entre les hommes. Dans les années qui suivent, la plupart des colonies affranchies placent une déclaration des droits en tête de leur constitution. Conférant à la liberté individuelle (libre propriété, sécurité, liberté religieuse, liberté de réunion, liberté de presse) une place centrale dans la nouvelle hiérarchie des valeurs, elles posent les fondements d’une société résolument libérales sur le plan politique comme sur le plan économique ». O. Nay « Histoire des idées politiques », éd A. Colin, 2004, p.297. Il reste que la ddh de 1789 innove par son ambition universaliste. B) La Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 revêt une importance particulière en raison de son retentissement international du fait même de son ambition universel. 1°) La portée historique de la Déclaration Les 1200 députés de l’Assemblée nationale qui ont adopté cette déclaration, ont voulu, par son ambition universaliste, générer, susciter un mouvement de démocratisation dans l’ensemble des autres nations, en particulier européennes. Cela peut expliquer le caractère court et clair du Texte : dix-sept articles, à la formulation simple. 51 2°) Les quatre droits inaliénables de l’homme On trouve dans l’article 2 de la déclaration les quatre droits inaliénables de l’homme : la liberté, propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. Parmi ces droits, le droit le plus fondamental est celui de la liberté, dans la mesure où la sécurité et la propriété en découlent. Quant à la résistance à l’oppression, il constitue un droit qui ne peut s’exercer que dès lors que la liberté n’existe plus. Par ailleurs, on peut relever que la liberté proclamée des individus est essentiellement orientée autour de la nécessaire préservation de leur autonomie, supposant une absence d’ingérence du pouvoir dans les relations sociales et la préservation de la vie privée. Elle ne connaît qu’une seule limite, celle de la liberté des autres individus (article 4 : Elle « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui »). 3°) L’égalité en droit On peut également relever que l’affirmation du principe de l’égalité en droits des individus découle de l’exigence de liberté des individus. Pour que la liberté existe, il convient de remettre en cause les distinctions qui résultent de la naissance ou de l’appartenance à un corps particulier (caste, ordre) . L’article 1 de la déclaration l’affirme haut et fort : « les hommes naissent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. ». Cette égalité en droits donne lieu : - à une égalité devant la loi et la justice selon l’article 6 de la déclaration : « la loi doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ; - à une égale chance de promotion sociale pour les dignités, places et emplois publics, toujours selon l’article 6 de la déclaration ; - à une égalité devant l’impôt en fonction de sa capacité à participer (article 13). 4°) L’organisation du pouvoir Outre son ambition universaliste, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 présente une autre originalité celle de dégager deux principes d’organisation du pouvoir pour garantir les droits fondamentaux proclamés : - - l’affirmation – en son article 3 -que « le principe de toute souveraineté réside dans la nation » et que « Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » et – en son article 2 – que « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme » l’affirmation de la nécessité de la séparation des pouvoirs (article 16). C) Les prolongements et interprétations des droits de l’homme On le sait, cette Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ne connaîtra – à court terme – que peu de traductions dans les régimes qui se succèderont durant la Révolution française et ce au moins jusqu’en 1848. Elle n’aura donc d’impact qu’à la fin du XIXème siècle et au XXème siècle. 52 1°) Une proclamation éphémère Dès 1793, la déclaration de 1789 est remise en cause par les conventionnels de la Montagne qui vont travailler à l’élaboration d’une nouvelle déclaration, celle de 1793 justement. Celle-ci va mettre l’accent – conformément aux orientations robespierriste – sur la nécessité de travailler au bonheur commun dans une perspective égalitariste, affirmant que « tous les hommes sont égaux par la nature » et non simplement en droits. Par ailleurs cette déclaration proclame le droit au travail pour tous et le droit à l’insurrection non simplement à la résistance. Il reste que cette déclaration sera abandonnée avec la chute de Robespierre et de ses partisans, les thermidoriens vont, en 1795, élaborer une nouvelle déclaration plus conformes aux intérêts de la bourgeoisie, abandonnant la référence à l’article premier de la déclaration de 1789 qui proclamait l’égalité en droits, rajoutant aux droits des citoyens des devoirs et affirmant surtout le droit à la propriété comme étant le socle essentiel de la société. Document n°80 DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME ET DU CITOYEN 24 juin 1793 Le peuple français, convaincu que l'oubli et le mépris des droits naturels de l'homme, sont les seules causes des malheurs du monde, a résolu d'exposer dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés et inaliénables, afin que tous les citoyens pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ne se laissent jamais opprimer, avilir par la tyrannie ; afin que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur ; le magistrat la règle de ses devoirs ; le législateur l'objet de sa mission. En conséquence, il proclame, en présence de l'Être suprême, la déclaration suivante des droits de l'homme et du citoyen. ARTICLE PREMIER Le but de la société est le bonheur commun. Le gouvernement est institué pour garantir à l'homme la puissance de ses droits naturels et imprescriptibles. Article 2 Ces droits sont l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. Article 3 Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi. Article 4 La loi est l'expression libre et solennelle de la volonté générale ; elle est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse ; elle ne peut ordonner que ce qui est juste et utile à la société ; elle ne peut défendre que ce qui lui est nuisible. Article 5 Tous les citoyens sont également admissibles aux emplois publics. Les peuples libres ne connaissent d'autres motifs de préférence, dans leurs élections, que les vertus et les talents. Article 6 La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui : elle a pour principe la nature ; pour règle la justice ; pour sauvegarde la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait. Article 7 Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la vole de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s'assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. La nécessité d'énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme. Article 8 La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. Article 9 La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre l'oppression de ceux qui gouvernent. Article 10 Nul ne doit être accusé, arrêté ni détenu, que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu'elle a prescrites. Tout citoyen, appelé ou saisi par l'autorité de la loi, doit obéir à l'instant ; il se rend coupable par la résistance. 53 Article 11 Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sans les formes que la loi détermine, est arbitraire et tyrannique ; celui contre lequel on voudrait l'exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force. Article 12 Ceux qui solliciteraient, expédieraient, signeraient, exécuteraient ou feraient exécuter des actes arbitraires, seraient coupables, et doivent être punis. Article 13 Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. Article 14 Nul ne doit être jugé et puni qu'après avoir été entendu ou légalement appelé, et qu'en vertu d'une loi promulguée antérieurement au délit. La loi qui punirait les délits commis avant qu'elle existât serait une tyrannie ; l'effet rétroactif donné à la loi serait un crime. Article 15 La loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires : les peines doivent être proportionnées au délit et utiles à la société. Article 16 Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. Article 17 Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l'industrie des citoyens. Article 18 Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre, ni être vendu ; sa personne n'est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu'un engagement de soins et de reconnaissance, entre l'homme qui travaille et celui qui l'emploie. Article 19 Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement, si ce n'est lorsque la nécessité publique légalement constatée l'exige, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Article 20 Nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l'établissement des contributions, d'en surveiller l'emploi, et de s'en faire rendre compte. Article 21 Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. Article 22 L'instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. Article 23 La garantie sociale consiste dans l'action de tous, pour assurer à chacun la jouissance et la conservation de ses droits ; cette garantie repose sur la souveraineté nationale. Article 24 Elle ne peut exister, si les limites des fonctions publiques ne sont pas clairement déterminées par la loi, et si la responsabilité de tous les fonctionnaires n'est pas assurée. Article 25 La souveraineté réside dans le peuple ; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable. Article 26 Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d'exprimer sa volonté avec une entière liberté. Article 27 Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l'instant mis à mort par les hommes libres. Article 28 Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. Article 29 Chaque citoyen a un droit égal de concourir à la formation de la loi et à la nomination de ses mandataires ou de ses agents. Article 30 Les fonctions publiques sont essentiellement temporaires ; elles ne peuvent être considérées comme des distinctions ni comme des récompenses, mais comme des devoirs. Article 31 Les délits des mandataires du peuple et de ses agents ne doivent jamais être impunis. Nul n'a le droit de se prétendre plus inviolable que les autres citoyens. Article 32 54 Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité. Article 33 La résistance à l'oppression est la conséquence des autres Droits de l'homme. Article 34 Il y a oppression contre le corps social lorsqu'un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé. Article 35 Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. 2°) Thomas Paine, défenseur international des droits de l’homme Thomas Paine (1737-1809) fut d’abord un indépendantiste révolutionnaire aux EtatsUnis. Journaliste, il publia en 1776 un ouvrage « Le Sens commun » (Common sense) dans lequel il défend les Insurgents et présente la Royauté comme un « papisme politique ». Il y distingue également les rôles du gouvernement et de la société civile. : « La société est produite par nos besoins, le gouvernement par nos vices ; la première procure notre bonheur d’une manière positive, en unissant nos affections ; le second d’une manière négative en restreignant nos vices. L’un encourage l’union, l’autre crée des distinctions. L’un protège, l’autre punit ». Par ailleurs, il rédige la constitution démocratique de Pensylvanie. En 1789, il est en Europe et ne tarde pas à soutenir les réalisations de la Révolution française. En premier lieu, il publie en 1791-1792 « Droits de l’homme » en réponse aux « Réflexions sur la Révolution de France » d’E. Burke, il y condamne les gouvernements aristocratiques héréditaires, sources de la corruption des hommes, des guerres et des dépenses publiques inutiles, coupables de manipulation du peuple par le biais de leur appel incessant à la parole de Dieu. L’originalité de ses positions réside dans le fait qu’il défend une intervention sociale de l’Etat dans les domaines de la santé, de la natalité et de l’éducation pour la prise en compte des intérêts des classes populaires, indigents et miséreux. Citoyen français par décret en 1792 et élu député, il restera toutefois modéré dans ses prises de position. Ainsi, il sera hostile à l’exécution du roi et à l’idée d’une république populaire, ce qui le conduira en prison lors de l’affaire dite de la « conspiration de l’étranger ». 3°) L’inscription de la Déclaration de 1789 dans l’ordre constitutionnel Comme nous l’avons évoqué, la déclaration de 1789 ne sera reprise que plus tard au cours du XIXème siècle. Cela fût le cas d’abord en 1848, la Constitution de la IIème République, dans son préambule, reprend les droits individuels de 1789 et y ajoute les premières bases d’un droit social. En revanche, la IIIème République, par ses trois lois constitutionnelles de 1875 n’y fait pas explicitement référence, même si par la suite, les républicains au pouvoir s’inspireront de ces droits dans leur action. Il faut donc attendre les préambule de la Constitution de 1946 et de 1958 pour retrouver une référence directe à ces droits. Plus fondamentalement encore, il faut même attendre une décision du Conseil constitutionnel de 1971 pour que ces droits rentrent pleinement dans le droit positif, pour que se forge ce que l’on appellera un « bloc de constitutionnalité » : ensemble des sources juridiques (dont la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 donc) auxquelles recourent le Conseil constitutionnel pour apprécier la constitutionnalité des lois. 55 Relevons enfin que le caractère « bourgeois » de cette déclaration fut particulièrement critiquée par les mouvements socialistes, ce qui donna lieu à l’émergence de nouveau droits plus « situés : les droits sociaux. 4°) Les prolongements internationaux : la Déclaration universelle de 1948 et la Convention européenne de 1950. Au cours du XIXème siècle, la déclaration de 1789 inspira un certain nombre de mouvements nationaux, ce fut le cas en Belgique lors de la rédaction de la constitution en 1831, mais également en Espagne, au Portugal, en Grèce, au Piémont et en Roumanie. Enfin et surtout, à la suite de la seconde guerre mondiale, elle constitua un modèle pour la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, pour la Convention européenne des droits de l’homme adopté le 4 novembre 1950. Document n°81 Déclaration universelle des droits de l’homme (Organisation des Nations Unies, le 10 décembre 1948) PRÉAMBULE Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ; Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité, et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme ; Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ; Considérant qu’il est essentiel d’encourager le développement de relations amicales entre nations ; Considérant que, dans la Charte, les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ; Considérant que les États membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Considérant qu’une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement ; l’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États membres euxmêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction. Article premier. - Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de bienveillance. Article 2. Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. 56 De plus, il ne sera fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international, du pays ou du territoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté. Article 3. Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. Article 4. Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes. Article 5. Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Article 6. Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique. Article 7. Tous sont égaux devant la loi et ont droit, sans distinction, à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration. Article 8. Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi. Article 9. Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu ou exilé. Article 10. Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue, équitablement et publiquement, par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera soit de ses droits et obligations, soit du bienfondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Article 11. 1° Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. 2° Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international. De même, il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’acte délictueux a été commis. Article 12. Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. Article 13. 1° Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. 2° Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Article 14. 1° Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. 2° Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de poursuites réellement fondées sur un crime de droit commun ou sur des agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies. Article 15. 1° Tout individu a droit à une nationalité. 2° Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité. Article 16. 1° À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. 2° Le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux. 3° La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État. Article 17. 1° Toute personne, aussi bien seule qu’en collectivité, a droit à la propriété. 2° Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. Article 18. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. Article 19. Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit. Article 20. 1° Toute personne a droit à la liberté de réunion et d’association pacifiques. 2° Nul ne peut être obligé de faire partie d’une association. Article 21. 1° Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis. 57 2° Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d’égalité, aux fonctions publiques de son pays. 3° La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote. Article 22. Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays. Article 23. 1° Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage. 2° Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal. 3° Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante, lui assurant, ainsi qu’à sa famille, une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale. 4° Toute personne a le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. Article 24. Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques. Article 25. 1° Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux, ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 2° La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale. Article 26. 1° Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. 2° L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix. 3° Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants. Article 27. 1° Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. 2° Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. Article 28. Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet. Article 29. 1° L’individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seul le libre et plein développement de sa personnalité est possible. 2° Dans l’exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n’est soumis qu’aux limitations établies par la loi exclusivement en vue d’assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d’autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l’ordre public et du bien-être général dans une société démocratique. 3° Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s’exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies. Article 30. Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés. 58 5°) Les critiques contemporaines : les analyses de M. Gauchet A la fin des années 70, face au totalitarisme rouge, se développe un mouvement de dissidents à l’Est soutenu à l’Ouest. Ce mouvement se constitue autour d’une défense des droits de l’homme et par l’engagement des « nouveaux philosophes » va prendre en réalité une tournure « droit de l’hommiste » . Les droits de l’homme vont être considérés à l’Est comme à l’Ouste comme étant capable de fonder une politique. C’est cette idée que rejette M. Gauchet dans un article intitulé « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » publié dans la revue « Le débat » en juillet 1980. Pour lui le droit de l’hommisme, expression qu’il n’utilise pas, repose : - sur une politique qui refuse le pouvoir, qui organise et légitime son impuissance, invitant les individus à se mettre à distance du pouvoir, à se mettre en position continue de résistance. Document n°82 Le droit de l’hommisme est marqué par « une impuissance à concevoir un avenir différent pour cette société. C’est particulièrement craint lorsque l’on remonte aux présupposés de l’espèce de vulgate dernier cri qui s’est répandue dans nos campagnes pensantes comme la leçon du goulag. Il y a une malédiction intrinsèque du pouvoir, il ne fat surtout pas chercher à prendre un pouvoir qui retournera automatiquement l’entreprise d’émancipation en entreprise d’oppression, pas de politique qui tache, de la morale qui lave et qui sauve – tout ce qu’on peut faire, c’est résister. Opprimez nous politiquement, nous ferons moralement le reste ». M. Gauchet, art : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in la revue Débat, n°3, juillet 1980, in « La démocratie contre-elle même, éd Gallimard, p.10. - sur une politique qui tend à valoriser l’autonomie des individus contre la société et l’Etat. Document n°83 « Comment ne pas tomber assis de découragement quand on entend resurgir des ritournelles d’un autre âge sur le « mal radical » qui serait, paraît-il inhérent au lien de société ? Sousentendu : si nous étions tout seuls chacun dans notre coin, tout irait pour le mieux ». M. Gauchet, art : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in la revue Débat, n°3, juillet 1980, in « La démocratie contre-elle même, éd Gallimard, p.17. Pour Marcel Gauchet, cette vision ne prend pas en compte le fait que les individus sont sociaux et que la notion même ou catégorie « individu » est une création sociale, une création même étatique. Document n°84 « Malheureusement, nous sommes condamnés à vivre en société, et former une société, c’est nécessairement porter atteinte à l’autonomie de chacun des individus qu’on rassemble pour la former, c’est forcément infliger un irréparable dommage à l’intégrité originaire de leur souveraineté personnelle. Comme si l’individu n’était pas une création, et fort récente, de la société, et en fonction d’un jeu de forces purement sociales, qu’avait pu apparaître la catégorie d’individu. Là réside le plus grand péril que recèle le retour aux droits de l’homme : retomber dans l’ornière et l’impasse d’une pensée de l’individu contre la société, succomber à la vieille illusion qu’on peut faire fond sur l’individu et partir de l’individu, de ses exigences et de ses droits pour remonter à la société ». 59 M. Gauchet, art : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in la revue Débat, n°3, juillet 1980, in « La démocratie contre-elle même, éd Gallimard, p.17. Document n°85 « Et ce n’est, du reste, que grâce au développement de l’Etat, et en fonction de l’accroissement de ses prérogatives, qu’a pu se constituer quelque chose comme l’individu.(…)Ce n’est aucunement du dedans des êtres que s’est formée l’intime conviction qu’ils existaient d’abord chacun pour eux-mêmes, au titre d’entités primitivement indépendantes, autosuffisantes, égales entre elles. C’est de l’extérieur, au contraire, en fonction de la ré appropriation globale du pouvoir de l’homme sur l’homme contre les décrets des dieux qui s’est opérée par l’intermédiaire de l’affirmation de l’Etat. Comme c’est, au demeurant, par référence à ce foyer suréminent de détermination des fins du corps social, s’imposant au-dessus de la société comme le point de réfraction de son « absolu » qu’a pu s’effectuer le travail d’abstraction des liens sociaux concrets nécessaire à l’accouchement de la catégorie proprement dite d’individu. Pour qu’advienne de manière opératoire la faculté de se concevoir indépendamment de son inscription dans un réseau de parenté, dans une unité de résidence, dans une communauté d’état ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au – dessus de tous les pouvoirs intermédiaires, familiers, locaux, religieux, corporatifs, un pouvoir d’une nature tout à fait autre, un pur centre d’autorité politique, avec lequel établir un rapport direct, sans médiation, spécifiquement placé sous le signe de la généralité collective ». M. Gauchet, art : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in la revue Débat, n°3, juillet 1980, in « La démocratie contre-elle même, éd Gallimard, p.18-20. Enfin, il finit par considérer que la défense acharnée du capital des libertés formelles ou de la liberté des modernes, non associée à l’exigence de la liberté des Anciens ne conduit finalement pas à une réelle liberté. Document n°86 « La privatisation, on l’a cent fois observé (…), marche de pair avec une massification des comportements et des modes de vie. Les droits de l’homme, d’un côté, mais point de sujet autonome de l’autre côté pour les exercer : telle paraît être la formule vers laquelle se dirigent nos sociétés ». M. Gauchet, art : « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », in la revue Débat, n°3, juillet 1980, in « La démocratie contre-elle même, éd Gallimard, p.24. A travers cet article de M. Gauchet, on saisit toute sa critique à l’égard des actuelles évolutions de la démocratie, et en particulier : - son rejet de la perspective libérale qui consiste à considérer que le politique n’a pas vocation à dire le bien, le mal ou à promouvoir le meilleur chemin de la vie. - Son rejet de la liberté des « modernes » non alliée à la liberté des « anciens » qui fait dire aux droits de l’hommiste : « pourquoi voulez vous faire le bonheur des hommes à leur place ? ». Document n°87 "La modification de la lumière jetée de l'extérieur sur le statut des individus et des groupes les appelle à se redéfinir par l'intérieur". M. Gauchet, « La religion dans la démocratie », Ed Gallimard, 1998, p.110 60 II) La souveraineté confisquée ? La théorie du gouvernement représentatif En 1789, une fois aboli les privilèges et affirmé le principe de la souveraineté du peuple, il convient de s’intéresser à l’organisation du nouveau pouvoir et tout d’abord à la question de savoir qui gouverne ? Dans cette perspective, les députés bourgeois sont dans la difficulté car ils souhaitent que la conduite des affaires publiques ne leur échappent pas tout en affirmant le principe de la souveraineté du peuple. A) Les élus juges du bien commun 1°) L’élitisme bourgeois et la méfiance envers le peuple En 1789, tout oppose socialement les élites roturières de la plus grande masse du peuple, paysans, artisans et boutiquiers ; les uns s’enrichissent par le commerce, leurs hommes de lois contrôlent le justice et leur fraction « savante » participent dans les salons littéraires, les sociétés de pensée ou les loges maçonniques à l’élaboration des idées nouvelles ; les autres sont frappées durement par la crise économique qui sévit dans les années 1780 et sont dans la plus grande ignorance. Politiquement, les députés bourgeois s’avèrent hostiles à toute forme de participation directe du peuple à l’élaboration des lois, il s considèrent que : - le peuple est insuffisamment uni, constituant une entité par trop hétérogène, ainsi pour Sieyès, « le peuple dispersé n’est pas un corps organisé, il n’a ni un vouloir, ni une pensée, ni rien comme un », dans ces conditions, il apparaît impossible de voir émerger un intérêt commun distinct des intérêts particuliers ; - la démocratie directe ne peut exister que dans une communauté réduite ; - le peuple est par trop soumis à ses passions - par défaut d’éducation - risquant de donner lieu à des élans tumultuaires ; - le peuple est par trop soucieux de réduire les inégalités contestant l’idée d’inégalité de nature et par conséquent risquant de réduire les libertés et notamment celle de la propriété ; au fond, le peuple serait prêt à réduire la liberté au profit de l’égalité comme le notait Montesquieu dans l’Esprit des Lois : « Le malheur d’une république, c’est lorsqu’il n’y a plus de brigues, et cela arrive lorsqu’on a corrompu le peuple à prix d’argent : il devient de sang froid, il s’affectionne à l’argent, mais il ne s’affectionne plus aux affaires : sans souci du gouvernement et de ce qu’on y propose, il attend tranquillement son salaire ». De ces considérations il en ressort l’idée développée toujours par Sieyès le 7 septembre 1789 selon laquelle « la plupart de nos concitoyens n’ont ni l’instruction, ni les loisirs nécessaires pour vouloir décider eux-mêmes des affaires publiques (…) C’est pour l’utilité commune qu’ils nomment des représentants bien plus capables qu’eux-mêmes de connaître l’intérêt général et d’interpréter à cet égard leur propre volonté » ou l’idée émise le 31 août 1791 par Barnave selon laquelle « le peuple est souverain ; mais, dans le gouvernement représentatif, ses représentants sont ses tuteurs, ses représentants peuvent seuls agir pour lui, parce que son intérêt est presque toujours attaché à des vérités politiques dont il ne peut avoir la connaissance nette et profonde ». Cet élitisme est justifiée par un idéal méritocratique, ceux qui gouvernent ne le doivent que par leur talent et l’exercice du gouvernement ne peut que s’accomplir au service du bien commun dans la mesure où ces élites sont à l’abri de la misère. 61 2°) La distinction du peuple et de la nation Affirmer la souveraineté du peuple ne doit pas conduire à une république populaire, pour cela les députés bourgeois se rallieront globalement à la position de Sieyès qui attribue la souveraineté à la nation, construction intellectuelle du peuple, personne morale sans existence physique. A partir de là s’opère un renversement des rôles entre représentants de la nation et nation. Il revient au bout du compte aux représentants de faire exister la nation et non l’inverse. Pour Sieyès, « Seule la représentation est le peuple réuni, puisque l’ensemble des associés ne peut pas se réunir autrement (…) L’unité commence là. Donc rien n’est au-dessus de la représentation, elle est le seul corps organisé ». 3°) La souveraineté nationale contre la souveraineté populaire La conception bourgeoise de 1791 : la souveraineté nationale La théorie de la souveraineté nationale, formulée lors de la révolution française génère: - une démocratie représentative disposant que le peuple ne peut exercer directement la souveraineté; - que « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » ( Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ); “ La souveraineté est une, indivisible, inaliénable et imprescriptible. Elle appartient à la Nation ; aucune section du peuple, ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice » ( Constitution de 1791, titre III, art 1) ; - une conception de la Nation en tant qu’entité abstraite et indivisible, qui ne se confond pas avec l’ensemble des citoyens qui la composent; - une conception de l’électorat fonction (rejet du principe du tirage au sort et valorisation de la « distinction sociale ») et non de l’électorat droit, ce qui autorise le suffrage censitaire (en 1791 66% de citoyens « actifs », 34 % de citoyens « passifs »); le geste électoral est un acte de délégation plus que de participation ; - une théorie de la représentation qui considère les volontés politiques des représentants comme étant celles des représentés, celle de la Nation toute entière. Lorsque les représentants décident, c’est la Nation qui a décidé. Le mandat émane de la Nation entière, et pas seulement d’une circonscription électorale particulière. L’article 7 de la Constitution de 1791 stipule que « Les représentants nommés par les départements ne sont pas représentants d’un département particulier mais de la nation entière » ; - une théorie du mandat représentatif s’opposant au mandat impératif. Selon cette théorie, le représentant est à distance des intérêts particuliers de ses électeurs. Il ne doit en recevoir ni ordre, ni instructions. Il n’est pas responsable devant eux, mais seulement devant la Nation. Plus encore, le mandat est considéré comme étant remis par la Nation à l’institution chargée de la représenter. Ce qui fera dire à Condorcet que « vous m’avez choisi pour faire ma volonté et non la vôtre » . Document n°88 On retrouve le même type d’idée dans une lettre de E. Burke à ses électeurs de Bristol en 1774, pour lui un représentant « (…) doit vivre dans la plus étroite correspondance avec ses constituants (…), mais son opinion personnelle, son jugement réfléchi, sa conscience éclairée, il ne doit les sacrifier ni (à ses électeurs), ni à aucun homme, ni à aucune classe. 62 (…) Des instructions impératives, des mandats confiés et auxquels le député est forcé d’obéir aveuglément par ses votes et ses discours(…) sont des choses absolument inconnues aux lois de ce pays (l’Angleterre) (…). Le Parlement n’est pas un congrès d’ambassadeurs représentant des intérêts divers et hostiles, c’est l’assemblée délibérante d’une nation n’ayant qu’un seul et même intérêt en vue, celui du pays ». E. Burke, Lettre à ses électeurs de Bristol en 1774 Au bout du compte émerge une « aristocratie élective » relativement conforme aux vœux de Monstesquieu qui dans « L’esprit des Lois » écrivait que « le peuple est admirable pour choisir ceux à qui il doit confier quelque partie de son autorité » mais « saura-t-il conduire une affaire, connaître les lieux, les occasions, les moments, en profiter ? Non : il ne le saura pas (…) Le peuple n’est pas propre à gérer par lui-même ». « Le grand avantage des représentants, c’est qu’ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n’y est point du tout propre ; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie (…) Il y a un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c’est que le peuple avait le droit d’y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée ». On retrouve ces idées : - chez George Cabanis, faisant partie des « idéologues » qui, dans son ouvrage « Quelques considérations sur l’ordre social » publié en 1799, écrit « «Dans le véritable système représentatif, tout se fait au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs, mais il n’en exerce aucun » - mais également dans le discours du 4 mars 1801 du comte Roederer (1754-1835) pour qui « La démocratie représentative est celle où une partie des citoyens, choisie par l’autre partie, fait les lois et les fait exécuter. Elle est démocratie en ce sens que les représentants sont choisis, sans condition de naissance, par tous les citoyens, sans distinction de naissance ; mais elle est démocratie représentative et non plus démocratie pure, parce que ce n’est plus le gouvernement de la totalité des citoyens, mais seulement d’une partie des citoyens (…). Voilà l’idée que nous avons trouvé dans le mot représentative ajouté au mot démocratie ». La vision sociale de 1793 : la souveraineté populaire La paternité de la théorie de la souveraineté populaire est généralement accordée à J.J Rousseau (1712-1778), pour qui la souveraineté appartient au peuple, théorie largement soutenue les Montagnards. Cette théorie implique : - soit une démocratie directe dans laquelle le peuple participe activement et directement, et non par l’intermédiaire de représentants, au pouvoir législatif (élaboration et vote des lois); pour J.J. Rousseau -rappelons le -, dans « Le Contrat social », « la souveraineté ne peut être représentée pour la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point (…) Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle, ce n’est point une loi ». - soit une démocratie semi-directe dans laquelle, en plus de la désignation de ses représentants, le peuple est invité à participer plus activement à la fonction législative par le biais des référendums (procédure d’approbation ou non d’une loi par la voie d’un vote du peuple), d’un droit de véto populaire (possibilité donnée au peuple de s’opposer à une loi) ou d’un droit d’initiative populaire (possibilité donnée au peuple d’être à l’initiative d’une loi).: 63 - Un fractionnement de la souveraineté, “s’il y a 10 000 citoyens, chaque citoyen a pour sa part la dix-millième partie de l’autorité suprême” (J.J. Rousseau). - Une conception de l’électorat en tant que droit qui appartient à chaque citoyen, libre d’en user. - Un suffrage universel. - Un mandat impératif, disposant que chaque représentant –s’il y en a - ne tient ses pouvoirs que de ses électeurs, devant se conformer aux instructions et aux limites que ceux-ci ont posés, et pouvant être à tout moment révoqué en cas de non respect de son mandat. La Constitution de 1793 - jamais appliquée – instituera une démocratie semi-directe, le suffrage est universel et direct, les mandats législatifs sont réduits à un an, le peuple dispose d’un droit de veto législatif. Elle inspirera les réflexions des mouvements socialistes, plus particulièrement en 1848, lors également de la commune de Paris en 1871, de la révolution russe de 1917 et du soulèvement spartakiste de Berlin en 1919. B)La critique de l’idée de citoyenneté au XIXème siècle Le 5 mars 1848 est rétabli le suffrage universel après un double épisode de suffrage censitaire sous la monarchie de la Charte et sous la monarchie de Juillet. A ce moment, la Seconde République espère promouvoir une véritable démocratie représentative qui en outre avancerait vers la reconnaissance de nouveaux droits sociaux . Ainsi le droit au travail et la liberté de réunion sont reconnus, l’abolition de l’esclavage est proclamée. Mais cette seconde république ne durera qu’un court laps de temps, le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, le 2 décembre 1851 lui est fatale. Suit un épisode autoritaire de 1852 à 1858, Louis Napoléon Bonaparte consacré empereur, concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Il faut attendre la période libérale de l’Empire (1858-1870) pour que ressurgisse la question de la représentation, en particulier au sein du mouvement ouvrier de plus en plus présent. 1°) La prise de conscience de la séparation ouvrière La période libérale de l’Empire débute en 1864 avec la reconnaissance du droit de former des « coalitions », c’est-à-dire la possibilité donnée de réaliser des accords entre des personnes ayant des buts professionnels communs. Un tel droit remet en cause l’héritage juridique de 1789 en matières de relations professionnelles, puisque la loi Le Chapelier interdisait toute forme de regroupement professionnel (corporations, syndicats) mais également l’établissement de toute forme de conventions collectives. C’est à partir de ce nouveau droit que se constituèrent les premières « chambres syndicales » dont l’objectif était de protéger les travailleurs du chômage, au delà du fait qu’elles servirent de lieu de transmission des savoirs faire-professionnels à côté des « sociétés de compagnonnage ». Il reste qu’il faut attendre la IIIème République pour qu’il y ait reconnaissance des syndicats, et ce par la loi du 21 mars 1884 de Waldeck-Rousseau. Il convient de relever par ailleurs que le mouvement ne s’organise pas seulement en France, en Grande Bretagne, sa structuration s’opère des les années 1860 dans le cadre des unions de métiers (trade-unions). C’est aussi en Grande-Bretagne que l’on verra naître la première Internationale ouvrière. En Allemagne, c’est en 1875 qu’est fondé le premier parti ouvrier d’Europe au congrès de Gotha. 64 Cependant les ouvriers restent encore très largement écartés dans tous les pays d’Europe de la représentation politique. 2°) Le mouvement ouvrier et la conception alternative de la représentation politique Le suffrage universel adopté en mars 1848 n’a pas débouché sur une représentation politique de la classe ouvrière, les candidatures ouvrières restent pour le moins peu nombreuses au passage. En 1851, le rêve d’une république sociale qui concilierait démocratisation politique et amélioration de la condition des travailleurs est brisé. Le « Manifeste des soixante » : l’appel à la séparation ouvrière Il faut attendre 1863 pour que le monde ouvrier se décide à présenter partout où il le peut des candidatures ouvrières, mais celles-ci sont écartées par les « comités électoraux » inféodés au régime et en charge de sélectionner les candidats de l’opposition. Ces comités électoraux privilégient les candidats issus du camp républicain ou libéral, se dessine alors une rupture entre républicains et socialistes, les uns représentant la petite et moyenne bourgeoisie, tandis que les autres s’associent définitivement au monde ouvrier. Le 17 février 1864, est publié une tribune dans « L’opinion nationale » intitulée « Le Manifeste des soixante ouvriers de la Seine » dans laquelle un appel est lancé à des « candidatures ouvrières » pour les prochaines élections. Parmi ses initiateurs, on trouve Louis Tolain qui prône une séparation de la représentation de la classe ouvrière d’avec celle de la bourgeoisie et d’une façon générale, loin des principes de la citoyenneté abstraite de 1789, il souhaite une représentation politique conformes aux divisions de la société réelle, une représentation par classe. C’est selon lui, et selon le Manifeste, la seule façon de « faire entendre sa propre voix ». Joseph Proudhon sera parmi ceux qui soutiendront une telle orientation. Le socialisme contre l’ordre parlementaire bourgeois A partir des années 1870, sans défendre la stratégie des candidatures ouvrière mais en rupture avec les républicains, les mouvements socialistes vont s’attacher à la critique de l’ordre parlementaire bourgeois. Mais cette stratégie va vite s’avérer inefficace, dans les années 1890, l’ouvriérisme est timoré par une volonté de s’ouvrir au monde des employés et des fonctionnaires. Plus fondamentalement, la création de la SFIO en 1905 sous l’impulsion de Jean Jaurès (1859-1914), va donner lieu à une acceptation certes encore critique de l’ordre bourgeois parlementaire, mais non au refus de se présenter aux élections. L’ordre parlementaire bourgeois a donc bien résister à la critique, à l’émergence d’individus « situés », mais cette résistance se réalise dans une transition entre un système « aristocratique électif » et une démocratie des partis ouverte à l’expression de groupes sociaux porteurs d’intérêts collectifs. Pour autant, le monde de la politique reste l’affaire de professionnels de la politique pour reprendre une expression de Max Weber. Ce qui semble, aux yeux d’O. Nay, être encore bien le cas aujourd’hui et peut être plus qu’hier, puisque l’on en vient à parler de « classe politique ». 65 III) Le Ralliement du libéralisme à la démocratie Le XIXème siècle, malgré l’essor des mouvements socialistes, est le siècle du libéralisme entendu comme défense des principes du parlementarisme, du constitutionnalisme et de la séparation des pouvoirs. Mais cette diffusion des idées politiques libérales ne donne lieu à guère d’ouverture, à la question qui gouverne ?, on ne peut que constater que partout, les classes moyennes et populaires sont exclus des sphères du pouvoir, sans compter qu’aux Etats-Unis, la ségrégation raciale est en vigueur et que les indiens sont exclus de tout droit. Il reste que la grande bourgeoisie au pouvoir s’appuie sur une idéologie qui ne peut que déboucher sur une société politique plus ouverte. Il reste que le libéralisme politique ne prône pas nécessairement le suffrage universel, c’est sous la pression populaire que les libéraux vont se convertir à l’idée d’un droit de suffrage universel et à revendiquer l’héritage de 1789 et non de 1793 au passage. Le libéralisme politique est avant tout une idéologie qui mêle individualisme et modérantisme du pouvoir politique. Document n°89 “La caractéristique première, la plus vaste et la plus fondamentale du libéralisme, est de considérer que les individus doivent avoir la possibilité d’organiser leur vie comme ils l’entendent, c’est à dire de choisir leurs propres objectifs et de les réaliser comme il leur convient. Cela suppose qu’ils soient protégés des interférences et des empiètements d’autrui. La fonction des lois, dans la pensée libérale, est d’assurer la protection de cette sphère dans laquelle chacun peut se conduire comme il le veut, ce qui implique qu’elles délimitent la latitude d’action laissée à chacun de telle sorte que les différentes libertés puissent coexister pacifiquement. Le libéralisme, en ce sens, est consubstantiel à l’individualisme moderne, en rupture fondamentale avec les normes de la pensée antique ou médiévale (Platon, Aristote, saint Thomas d’Aquin). Accorder à chaque individu le droit de choisir ses objectifs présuppose qu’il n’y a pas de fins objectives et universelles de l’existence humaine en général. Il n’y a aucune idée du bien ou du bonheur sur laquelle les hommes puissent s’accorder; la société ne peut donc être organisée en fonction de cette idée du bien, sauf à ce que quelques-uns imposent leur propre vision du bien amenant ainsi le despotisme. La seule chose sur laquelle les hommes peuvent s’entendre c’est d’organiser la société de façon telle que chacun puisse vivre comme il l’entend, de recherche le bonheur comme il lui plaît”. Bernard Manin, art : “Les deux libéralismes : marché ou contre-pouvoirs”, in les Cahiers Français, n°228, oct-déc 1986, pp.21-22. Document n°90 “Libéralisme économique et libéralisme politique se sont tous les deux construits sur la même notion d’individu, de personne libre et responsable. Au sein du jeu politique, les sujets soumis à un maître, ont fait place aux citoyens qui, comme les agents économiques, se déterminent eux-mêmes. Le libéralisme politique exige donc le libre choix des gouvernants, dont l’action est contenue par le biais des libertés publiques, de la liberté d’opinion, de réunion, d’information, de la liberté de se regrouper en associations ou en partis politiques. Dans la réalité, cependant, libéralisme économique et libéralisme politique ne sont pas inséparables. De nombreuses dictatures politiques se veulent d’économie libérale. Et, à l’inverse, des pays politiquement libéraux ont banni le libéralisme économique”. Jacques Wolff, art : Dialogue sur la naissance du libéralisme économique, in les Cahiers Français, n°228, oct-déc 1986, pp.8-9. 66 A) La réhabilitation de l’héritage révolutionnaire 1°) Mme de Staël et le commentaire de la Révolution Mme Germaine de Staël (1766-1817) philosophe et romancière, fille de Necker ministre de Louis XVI, s’inscrit tout à la fois dans la pensée libérale et dans le mouvement romantique. Comme le groupe des « Idéologues », elle considère que la condition du progrès et de la liberté réside dans la Raison. Elle soutient l’œuvre des premiers révolutionnaires de 1789 mais condamne la Terreur. Comme les libéraux, elle défend le parlementarisme et la protection des libertés, par sa volonté de combattre toutes les tyrannies, elle sera expulsée de France en 1803. Son régime politique de préférence sera la monarchie constitutionnelle. Résidente en Suisse, elle forme le « cercle de Coppet » - village en Suisse - dans lequel figure Benjamin Constant dont elle aura une fille. Dans ses « Considérations sur la Révolution » publiées après sa mort en 1818, elle défend les acquis de 1789 : la fin de l’oppression d’Ancien régime et l’établissement de hautes valeurs morales pour une société plus juste. C’est à elle que revient la paternité (maternité) de la distinction entre liberté antique et liberté moderne. 2°) Benjamin Constant et la liberté des modernes B Constant (1767-1830) était, sous la Révolution, un républicain dans la ligne de Sieyès et des idéologues. Il partage cette orientation avec Mme de Staël. Le couple soutient le Directoire et craint le retour de la monarchie. Bonaparte leur semble une garantie contre le retour des Bourbons mais, en 1814, l’hostilité au pouvoir autoritaire et militaire de l’Empereur entraîne B. Constant ainsi que Mme de Staël à saluer l’avènement de Louis XVIII. Mais durant les Cent jours, il se rallie à l’Empereur et contribue à la rédaction de l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire. Si dans ses sympathies partisanes, il fait preuve d’inconstance, ses écrits, en revanche démontre une grande fidélité aux valeurs et principes du libéralisme politique : « J ‘ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en littérature, en philosophie, en industrie, en politique, et par liberté j’entends le triomphe de l’individualité tant sur l’autorité qui voudrait gouverner par les despotisme que sur les masses qui réclament le droit d’asservir la minorité »3. Ceci explique pourquoi, nous n’entrerons pas dans le détail de ses vues en matière d’organisation des régimes politiques : monarchie constitutionnelle, droit de veto accordé au roi, droit de dissolution, …Mais relevons cependant, qu’il ne fut point un partisan du suffrage universel, considérant qu’un régime assis sur un suffrage confiés au propriétaires est la garantie face à l ‘oppression. Son régime idéal semble être celui d’une monarchie constitutionnelle de propriétaires. Document n°91 « Ceux que l’indigence retient dans une éternelle dépendance, et qu’elle condamne à des travaux journaliers, ne sont ni plus éclairés que des enfants, sur les affaires publiques, ni plus intéressés que des étrangers à une prospérité nationale, dont ils ne connaissent pas les éléments, et dont ils ne partagent qu’indirectement les avantages ». B. Constant, « Les principes de politique » (1815), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.633. 3 B. Constant in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.518-519. 67 Dans cette perspective, il ne considère pas que la propriété résulte d’un droit naturel, mais cela ne le conduit pas pour autant à légitimer l’agissement arbitraire de l’Etat sur la propriété, car « la propriété est intimement liée à d’autres parties de l’existence humaine ». Pour lui, tout collectivisme est porteur de régression sociale. Document n°93 « La propriété existe de par la société : la société a trouvé que le meilleur moyen de faire jouir ses membres des biens communs à tous, ou disputés, par tous avant son institution, était d’en concéder une partie à chacun, ou plutôt de maintenir chacun dans la partie qu’il se trouvait occuper, en lui en garantissant la jouissance, avec les changements que cette jouissance pourrait éprouver, soit par les chances multipliées du hasard, soit par les degrés inégaux de l’industrie ». B. Constant, « Les principes de politique » (1815), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.642. Une souveraineté nécessairement limitée B. Constant s’il défend l’idée que tout régime politique repose nécessairement sur le principe de la souveraineté du peuple ou consentement, ne défend pas autant l’idée d’une souveraineté illimitée. Document n°94 « L’universalité des citoyens est le souverain, dans ce sens que nul individu, nulle fraction, nulle association partielle ne peut s’arroger la souveraineté, si elle ne lui a pas été déléguée. Mais il ne s’ensuit pas que l’universalité des citoyens, ou ceux qui, par elle, sont investis de la souveraineté, puissent disposer souverainement de l’existence des individus. Il y a au contraire une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est, de droit, en dehors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commencent l’indépendance et l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur ; la société ne peut excéder sa compétence sans être usurpatrice, la majorité sans être factieuse. L’assentiment de la majorité ne suffit nullement dans tous les cas pour légitimer ses actes ; il en existe que rien ne peut sanctionner ; lorsqu’une autorité quelconque commet des actes pareils, il importe peu de quelle source elle se dit émanée, il importe peu qu’elle se dise individu ou nation ; elle serait la nation entière, moins le citoyen qu’elle opprime, qu’elle n’en serait pas plus légitime. Rousseau a méconnu cette vérité, et son erreur a fait de son Contrat social, si souvent invoqué en faveur de la liberté, le plus terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme . (…) Le souverain a le droit de punir, mais seulement les actions coupables ; il a le droit de faire la guerre, mais seulement lorsque la société est attaquée ; il a le droit de faire des lois, mais seulement quand ces lois sont nécessaires, et en tant qu’elles sont conformes à la justice. Il n’y a par conséquent rien d’absolu, rien d’arbitraire dans ces attributions (…) Le peuple peut se dessaisir de cette autorité en faveur d’un seul homme ou d’un petit nombre ; mais leur pouvoir est borné comme celui du peuple qui les en a revêtus (…) La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste. Les représentants d’une nation n’ont pas le droit de faire ce que la nation n’a pas le droit de faire elle-même ». B. Constant, « Les principes de politique » (1815), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.623-624. 68 La liberté des modernes B. Constant considère qu’il existe un certain nombre de droits attachés à la personne non susceptible d’être remis en cause par la puissance souveraine, et si c’est le cas, il est légitime de désobéir. Parmi ces droits inattaquables, on trouve la liberté d’opinion, la liberté de religion, le droit de propriété, la liberté individuelle ou sûreté et ses garanties judiciaires. Document n°95 « Les citoyens possèdent des droits individuels indépendants de toute autorité sociale ou politique, et toute autorité qui viole ces droits devient illégitime. Les droits des citoyens sont la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté d’opinion, dans laquelle est comprise sa publicité, la jouissance de la propriété, la garantie contre tout arbitraire. Aucune autorité ne peut porter atteinte à ces droits sans déchirer son propre titre. (…) Si la loi nous prescrivait de fouler aux pieds ou nos affections ou nos devoirs ; si, sous le prétexte d’un dévouement gigantesque et factice, pour ce qu’elle appellerait tour à tour monarchie ou république, elle nous interdisait la fidélité à nos amis malheureux ; si elle nous commandait la perfidie envers nos alliés, ou même la persécution contre des ennemis vaincus (il ne faudrait pas commettre ces injustices et ces crimes). Un devoir positif, général, sans restriction, toutes les fois qu’une loi paraît injuste, c’est de ne pas s’en rendre l’exécuteur. Cette force d’inertie n’entraîne ni bouleversements, ni révolutions, ni désordres. Rien ne justifie l’homme qui prête assistance à la loi qu’il croît inique. La terreur n’est pas une excuse plus valable que toutes les autres passions infâmes. Malheur à ces instruments zélés et dociles (…) agents infatigables de toutes les tyrannies (…). B. Constant, « Les principes de politique » (1815), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.625. B. Constant formule une dichotomie demeurée célèbre entre la liberté des Anciens celle de la citoyenneté grecque ou romaine - qui consistait en une participation directe aux affaires publiques, et la liberté des Modernes qui consiste en une protection de l’individu face à la puissance de l’Etat, protection exprimée par un ensemble de droits. Document n°96 La liberté des modernes « C’est, pour chacun, le droit de n’être soumis qu’aux lois, de ne pouvoir être ni arrêter, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d’aucune manière, par l’effet de la volonté arbitraire d’un ou de plusieurs individus. C’est, pour chacun, le droit de dire son opinion, de choisir son industrie et de l’exercer ; de disposer de sa propriété, d’en abuser même ; d’aller, de venir, sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C’est, pour chacun, le droit de réunir à d’autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours et ses heures d’une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c’est le droit, pour chacun, d’influer sur l’administration du gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains des fonctionnaires, soit par des représentants, des pétitions, des demandes, que l’autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération ». B. Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.656. 69 Document n°97 La position de B. Constant est « fixée dès 1806 dans ses « Principes de politique applicables à tous les gouvernements » (ouvrage clé qu’il renoncera à publier). Elle repose sur la distinction majeure entre la sphère privée, domaine de la vie individuelle, et la sphère publique, lieu de la vie en société. Constant écrit ainsi qu’ « il y a (…) une partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commencent l’indépendance et l’existence individuelle : elle s’exprime dans la vie privée où l’individu jouit d’une totale autonomie ; elle constitue la frontière au delà de laquelle la société n’a aucun droit d’intervenir. Elle « n’est autre chose que ce que les individus ont le droit de faire et ce que la société n’a pas le droit d’empêcher ». En 1806, Constant distingue quatre libertés fondamentales : la liberté d’action, la liberté religieuse, la liberté d’expression, la sécurité. Il ajoutera la « liberté industrielle » (liberté de produire) quelques années plus tard. En revanche, contrairement à ce qu’affirme la Déclaration de 1789, la propriété ne constitue pas pour lui un « droit naturel », car elle s’applique aux biens et non à l’existence humaine. Elle est un droit certes, mais régulé par des conventions sociales. Cette différenciation entre le domaine privé et la vie publique est consolidée plus tard par la célèbre distinction entre la « liberté des Anciens » et la « liberté des Modernes » (« De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », 1819). Constant l’emprunte à Mme de Staël, mais il lui donne une consistance théorique qu’elle n’avait pas jusque là. Evoquant les communautés de l’Antiquité grecque, il note que la vie individuelle n’y était pas séparée de la vie sociale. La société y était conçue comme une totalité indivisible. Les hommes n’avaient pas d’indépendance privée : ils étaient soumis à la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont ils faisaient partie. Ils n’étaient que « des machines dont la loi réglait les ressort et dirigeait les rouages ». L’idée de liberté, chez les Anciens, était donc particulière : elle consistait à pouvoir participer à la vie politique de la cité. Il s’agissait, pour être bref, de la liberté du citoyen s’engageant dans la société. Cette conception est admirable dans la mesure où elle suppose l’implication de tous. Mais elle est inapplicable dans la société moderne où elle ferait le lit des « censeurs », c’est-à-dire tous ceux qui peuvent s’exprimer au nom de la multitude. Elle est aussi intolérable, car, dans le monde moderne, le citoyen a tendance à s’abandonner aux institutions, à autoriser toutes les intrusions dans son existence. Il devient « l’esclave de la nation ». La conception des Modernes est bien différente. Depuis la découverte de l’individu aux XVII-XVIIIème siècle, l’homme devient une fin en soi. Son existence individuelle prime de plus en plus sur la vie en société. De fait, l’idée de la liberté est désormais associée à la protection de l’autonomie individuelle face à la société, plus particulièrement face à l’Etat. La liberté réside donc dans les garanties accordées aux « jouissances privées ». C’est cette conception que la révolution a fait triompher. C’est d’elle qu’il faut partir pour repenser la justice sociale et fixer les institutions politiques qui régleront la nouvelle société ». O. Nay, Histoire des idées politiques, p.321-322. La question du peuple et le constitutionnalisme Par ailleurs B. Constant s’est également efforcé de concilier les thèses de Montesquieu et de Rousseau. De l’Esprit des lois, il retient le principe de la séparation des pouvoirs, mais il considère que cela ne garantit rien du point de vue de la limitation du pouvoir. Pour lui, seul la constitution d’un socle de droits protecteur de l’autonomie individuelle empêche l’extension du domaine de la loi et donc de l’Etat. 70 Du Contrat social, il retient le principe de la souveraineté du peuple, mais il rejette l’unanimisme rousseauiste. Par ailleurs, pour lui « le peuple qui peut tout est aussi dangereux, plus dangereux qu’un tyran ». Document n°98 « Dès que la volonté générale peut tout, les représentants de cette volonté générale sont d’autant plus redoutables qu’ils ne se disent qu’instruments dociles de cette volonté prétendue, et qu’ils ont en main les moyens de force ou de séduction nécessaires pour en assurer la manifestation dans le sens qui leur convient. Ce qu’aucun tyran n’oserait faire en son propre nom, ceux-ci le légitiment par l’étendue sans bornes de l’autorité sociale. L’agrandissement d’attributions dont ils ont besoin, ils le demandent au propriétaire de cette autorité, au peuple, dont la toute puissance n’est là que pour justifier leurs empiètements. (…) Les sophismes les plus grossiers des plus fougueux apôtres de la terreur, dans les conséquences les plus révoltantes, n’étaient que des conséquences parfaitement justes des principes de Rousseau. Le peuple qui peut tout est aussi dangereux, plus dangereux qu’un tyran, ou plutôt, il est certain que la tyrannie s’emparera du droit accordé au peuple. Elle n’aura besoin que de proclamer la toute puissance de ce peuple en le menaçant, et de parler en son nom en lui imposant le silence ». B. Constant, « Les principes de politique » (1815), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.624. Pour lui, seul le gouvernement représentatif permet un équilibre entre participation des citoyens à la vie publique et respect des droits particuliers de chacun. Enfin, il s’inscrit dans une perspective constitutionnaliste imaginant un « pouvoir préservateur » qui arbitrerait les conflits entre exécutif et législatif dans le respect de la Constitution. Document n°99 « Constant définit la liberté comme « la jouissance paisible de l’indépendance privée » et présente une théorie très classique du gouvernement représentatif à l’anglaise : responsabilité ministérielle, pouvoir législatif exercé par deux chambres, défense des libertés locales et de la liberté religieuse : l’Etat réduit au rôle d’un caissier subventionne les cultes mais ne les contrôle pas. Quant au roi, son autorité doit être « neutre » ; « il plane irresponsable au-dessus des agitations humaines » ; il règne et ne gouverne pas. La politique de Constant est censitaire et bourgeoise : « La propriété seule fournit le loisir indispensable à l’acquisition des lumières et la rectitude du jugement ; elle seule donc rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques ». Constant pense qu’il appartient au commerce et à l’industrie de « fonder la liberté par leur action lente, graduelle, que rien ne peut arrêter ». B. Constant, extraits « Des élections prochaines » in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.523. Il reste que B. Constant mesure tout le risque d’un régime politique simplement fondé sur la liberté. des modernes. Document n°100 « ce n’est pas au bonheur seul, c’est au perfectionnement que notre destin nous appelle ; et la liberté politique est le plus puissant, le plus énergique moyen de perfectionnement que le ciel nous ait donné ». B. Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes » (1819), in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.669. 71 B) La genèse intellectuelle de la démocratie libérale A partir du milieu du XIXème siècle dans un contexte historique où nombre de pays connaissent des régimes autoritaires, les libéraux entament de nouvelles réflexions sur la question de la conciliation entre liberté et égalité. 1°) Tocqueville de la passion de l’égalité à la quête de la liberté Document n°101 « J’ai pour les institutions démocratiques, écrit Tocqueville dans une note intime, un goût de tête, mais je suis aristocrate par instinct, c’est-à-dire que je méprise la foule. J’aime avec passion la liberté, la légalité, le respect des droits, mais non la démocratie. Voilà le fond de l’homme ». A de Tocqueville in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.523. La passion de l’égalité Durant son séjour aux Etats-Unis, A. de Tocqueville (1805-1859) s’interroge sur les fondements de la démocratie. Selon lui, celle-ci ne doit pas seulement être entendue dans son sens étymologique et politique (pouvoir du peuple) mais aussi et surtout dans un sens social : elle est un état social . Elle correspond à un processus historique - l’égalisation des conditions ou égalité des conditions - « universel », « durable » et qui «échappe chaque jour à la puissance humaine » . Celle ci se traduit par : – l’instauration d’une égalité de droit. Tous les citoyens sont soumis aux même règles juridiques alors que sous l’Ancien Régime, la noblesse et le clergé bénéficiaient d’une législation spécifique (les nobles étaient par exemple affranchis du paiement de l’impôt). – Une mobilité sociale potentielle alors que la société d’Ordres d’Ancien Régime impliquait une hérédité sociale quasi totale. – Une forte aspiration des individus à l’égalité. L’égalisation des conditions n’implique pas la disparition de fait des différentes formes d’inégalités de nature économique ou sociale. Mais selon A de Tocqueville, le principe démocratique entraîne chez les individus « une sorte d’égalité imaginaire en dépit de l’inégalité réelle de leur condition » et « le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande ». Les dérives de la société démocratique La tendance à l’égalisation des conditions qu’il considère comme inéluctable présente à ses yeux deux dangers. Il constate que ce processus s’accompagne d’une montée de l’individualisme ce qui contribue d’une part à affaiblir la cohésion sociale et d’autre part incite l’individu à se soumettre à la volonté du plus grand nombre. Il relève par ailleurs, que les peuples préfèrent l’égalité à la liberté et peuvent dans ces conditions accepter la tyrannie de la majorité. A partir de ces deux dangers, il se demande si ce progrès de l’égalité est compatible avec l’autre principe fondamental de la démocratie : l’exercice de la liberté, c’est à dire la capacité de résistance de l’individu à l’égard du pouvoir politique. 72 Egalité et liberté semblent en fait s’opposer puisque l’individu tend de plus en plus à déléguer son pouvoir souverain à une autorité despotique et par conséquent à ne plus user de sa liberté politique : « l’individualisme est un sentiment réfléchi (...) qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables (...) de telle sorte que, après s’être créer une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle même » (A. de Tocqueville). Il souligne que « l’envie de s’enrichir à tout prix, le goût des affaires, l’amour du gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles (…) sont (…) les passions les plus communes » en démocratie. Ainsi, le risque pour toute démocratie, sous l’effet du déclin civique, est de voir le développement d’une nouvelle forme de despotisme « prévoyant et doux », un « despotisme mou ». Document n°102 « Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres: ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à coté d’eux, mais il ne les voit pas; il les touche et ne les sent point; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et s’il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu’il n’a pas de patrie. Au dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril; mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance; il aime que les citoyens se réjouissent pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? C’est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre; qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même. L’égalité a préparé les hommes à toutes ces choses: elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait ». Tocqueville (Alexis de), in “De la Démocratie en Amérique”. Le modèle de la démocratie libérale Selon lui, une des solutions pour respecter les deux principes fondateurs de la démocratie, réside dans la restauration des corps institutionnels intermédiaires qui occupaient une place centrale dans l’Ancien Régime (associations politiques et civiles, corporations, etc.). Seules ces instances qui incitent à un renforcement des liens sociaux, peuvent permettre à l’individu isolé face au pouvoir d’Etat d’exprimer sa liberté et ainsi de résister à ce que A de Tocqueville nomme « l’empire moral des majorités ». Dans cette perspective, il convient également de développer la décentralisation administrative, car pour Tocqueville, « en chargeant les citoyens de l’administration des petites affaires (…) on les intéresse au bien public (…), on leur fait voir le besoin qu’ils ont sans cesse les uns des autres pour le produire » (« De la démocratie en Amérique »). 73 Document n°103 « Un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple. […] Il apparaît que la tendance permanente des pays démocratiques est de concentrer toute la puissance gouvernementale entre les mains du seul pouvoir qui représente directement le peuple, de telle sorte que les libertés provinciales sont les seules garanties dont disposent les démocraties pour se mettre à l’abri des excès du despotisme et du gouvernement de l’Etat. La vertu politique de l’autonomie locale n’est pas seulement de constituer une école de la démocratie ; elle est de réaliser un équilibre indispensable des pouvoirs ». A. de Tocqueville, De la démocratie en amérique, 1835 Enfin, il convient également de noter qu’A de Tocqueville considère que si aux EtatsUnis, l’esprit civique perdure, c’est également en raison du maintien de l’esprit religieux qui diffuse un sentiment communautaire. Un projet pour la France A de Tocqueville ne fut pas simplement un philosophe et un historien, il fût également engagé politiquement, député libéral sous la monarchie de Juillet, il travailla à la défense d’une « démocratie libérale « pour la France fondé sur un suffrage élargi, une séparation stricte des pouvoirs, le respect du droit, un régime parlementaire bicaméral et une forte décentralisation.. Il soutient le projet politique des républicains en 1848 et participe aux travaux de rédaction de la Constitution, sans être véritablement écouté. En 1851, suite au coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte, il quitte la vie politique. Document n°104 M.O.BARROT: “Depuis longtemps nous travaillons en idéologues, plus qu’en hommes d’affaires. Nous oublions la base sur laquelle nous devons asseoir notre nouvel édifice. Vous ne voudrez pas sans doute toucher à la famille ni à la propriété, je l’espère du moins; mais la commune n’est qu’une famille étendue. Aujourd’hui, la commune n’est pas constituée, elle est, dans un état d’isolement, d’impuissance et de morcellement qui ne permet guère d’y voir, tout au plus, qu’une simple raison de voisinage. M. de Lamennais, dans son projet de constitution, a été logique en commençant par organiser la commune avant de s’occuper des autres pouvoirs de la république commune. C’est un exemple bon à suivre; car, lorsque nous aurons d’abord constitué une forte base, nous pourrons ensuite y asseoir solidement notre édifice. D’ailleurs, il y a une raison décisive pour constituer en premier lieu la commune, c’est que l’organisation du pouvoir municipal devra exercer une grande influence sur l’organisation des autres pouvoirs de l’Etat, et particulièrement sur la question des deux chambres et sur la composition de celle des deux qui sera appelée à fonctionner comme pouvoir modérateur”. M.DE LAMENNAIS: “J’appuie l’opinion de MOB: il faut bâtir sur un fondement solide. Le type de la liberté, c’est la famille, puis la commune, qui n’est qu’une collection de familles. Personne n’a le droit d’empêcher ces personnes de s’administrer comme elles l’entendent; car la commune doit jouir de la même liberté que la famille. L’Etat ne sera pas pour cela désarmé, car il interviendra pour déclarer si l’affaire réglée par la commune est une affaire locale et inférieure, ou si c’est une affaire à laquelle l’Etat est intéressé. Il faut donc que tout parte de la commune, et dans la commune actuelle, il n’y a point d’éléments politiques, il faut en changer la circonscription. Je n’ai adopté, à titre de changement, le canton que parce qu’il existe aujourd’hui. Mais, on peut faire une circonscription différente, en tenant compte des habitudes qui existent et en conservant le clocher, l’état civil”. 74 M.MARRAST: “En partant de l’individu, on ne tient pas assez compte des faits et des précédents. La France est une et homogène ... Depuis 1839, c’est l’action d’un modeste souspréfet qui empêchait le retour des idées féodales; l’Etat représente seulement l’égalité. Ces intérêts qu’on veut faire défendre par la liberté, je veux les faire défendre par l’Etat et faire dominer le droit social sur le droit individuel”. M DE LAMENNAIS: “Ce système mène à l’apoplexie dans Paris et à l’absence de vie partout ailleurs”. M.O.BARROT: “Tous les gouvernements qui ont régi la France n’ont croulé que parce qu’ils n’avaient pas de base; il a suffi de les frapper au centre pour les détruire d’un seul coup, le télégraphe a fait le reste. Le résultat de la révolution de février sera, je le vois bien, d’aggraver encore ce mal et de donner à la centralisation de nouvelles forces (...)” M.VAULABELLE: “C’est la centralisation qui a sauvé la France. Sans elle l’Alsace et la Lorraine seraient allemandes”. M.CORMENIN: “Il faut détruire la concentration et perfectionner la centralisation”. M.DE TOCQUEVILLE: “Il ne peut être question de renverser la centralisation, ni même d’énerver ses principes constitutifs. Mais on a poussé la centralisation jusqu’à l’abus. La centralisation est le droit donné à l’Etat de faire avec énergie et promptitude ce qui est nécessaire dans son intérêt. Mais il ne faut donner à l’Etat que ce qui intéresse vraiment l’Etat, et laisser à la commune, à la personne locale, ce qui est d’un intérêt local. Il faut que la commune puisse délibérer sur les affaires sans que l’Etat intervienne. C’est à mes yeux une maxime insolente que de dire que l’Etat est le tuteur des gouvernés, qu’il a le droit de forcer les particuliers à bien faire leurs affaires. Cette maxime, qui était incompatible avec la monarchie constitutionnelle, l’est à bien plus forte raison avec la république; car on ne peut faire un gouvernement libre avec un peuple de valets”. M.VIVIEN : “On peut se mettre facilement d’accord sur les principes généraux: la difficulté commence dans l’application, quand il s’agit de déterminer ce qui est l’effet nécessaire ou l’abus de la centralisation (...) . Si toute liberté était laissée à la commune sur ces deux points (les biens communaux et les contributions), les générations à venir pourraient être privées de la propriété communale, d’une part, et, de l’autre, les sources où puise le Trésor pourraient être privées taries par l’excès de l’impôt local. Il faut modifier la centralisation en ce sens qu’on ne fait pas assez vite, qu’on ne résout pas assez de choses verbalement, qu’on ne va pas assez au-devant des communes. Mais si le système républicain ne conservait pas ou n’augmentait même pas la centralisation, on irait à la fédération”. M.DUFAURE : “Revenons à ce qui est le fond du débat, c’est à dire à la question de priorité. Faut il d’abord constituer l’Etat ou la commune ? Il y a cette différence entre l’Etat, le département et la commune, que le premier exerce de l’action sur les deux autres, tandis que la commune et le département n’ont aucune action sur l’Etat!”. M.MARRAST: “Il y a un droit social indépendamment du droit individuel. La commune n’est pas même un droit. Famille et commune ne sont pas la même chose. Si vous créez des cantons, ce ne sera pas non plus un droit, ce sera une chose artificielle. Mais il n’y a plus d’unité si vous créez des forces qui peuvent la briser. Comment songer à amoindrir la centralisation, quand vous avez dans les télégraphes, les chemins de fer, des moyens qui doivent unir plus fortement tous les individus. M.O.BARROT: “C’est au pouvoir central surtout que ces découvertes de la science apportent des forces nouvelles, ne craignez donc pas d’y faire contrepoids par la liberté”. M.DUPIN présente un tableau savant et animé de l’état successif des communes, et prétend que le Bas-Empire s’est perdu dans l’individualisme. La révolution de 89 a vaincu par l’unité, en formant des circonscriptions nouvelles. L’empire, ayant trop attiré à lui, on a cherché l’équilibre en faisant la monarchie constitutionnelle, mais la monarchie, à son tour, a trop resserré son cercle, en laissant dehors des intérêts considérables. 75 Aujourd’hui, on est arrivé tout d’un coup l’ampleur. Avec le suffrage universel, on ne doit pas craindre d’être opprimés; le citoyen est moins libre quand la commune est puissante. Ce qui est oppressif, c’est le pouvoir placé immédiatement à coté du citoyen”. M.DE LAMENNAIS: “Dans l’ordre historique, on n’a pas descendu de l’Etat à la famille et à la commune, mais on a monté de la famille et de la commune à l’Etat”. M.DE BEAUMONT: rappelle comme un fait que les constitutions de 1791, de 1793, de l’an III, se sont occupés de l’organisation de la commune. M.MARTIN DE STRASBOURG: “Oui; mais c’était moins pour les protéger que pour briser le passé par ces circonscriptions”. La commission décide qu’on s’occupera d’abord de la constitution du pouvoir législatif, c’est à dire que l’on commencera comme toujours l’édifice par le faite. Extraits des notes tenues par le secrétaire de la commission de Constitution, séance du 23 mai 1848 2°) John Stuart Mill, la participation et la liberté Fils de James Mill, John Stuart Mill (1806-1873) est le premier philosophe libéral anglo-saxon qui défend l’idéal démocratique, en rupture avec l’élitisme de la société victorienne. Ses idées politiques figurent principalement dans deux ouvrages : « La liberté » (1859) et « Considérations sur le gouvernement représentatif » (1860-1861). La liberté comme participation J. S. Mill est inquiet du développement d’un capitalisme industriel peu soucieux de la misère. Il s’inquiète également des conséquences du développement d’un utilitarisme sans brides supposant que la recherche de la maximisation des utilités individuelles conduit nécessairement à la maximisation de l’utilité commune ou au bonheur commun. Pour la liberté égoïste – si elle est nécessaire – doit cependant être contrebalancée par une liberté qui se construit dans la participation à la vie sociale. Document n°105 « Si l’on sentait que le libre développement de l’individualité est un des éléments essentiels du bien-être ; que ce n’est pas seulement un des éléments constitutifs de ce que l’on appelle civilisation, allant de pair avec l’instruction, l’éducation, la culture, mais une part nécessaire et une condition de toutes ces choses elles-mêmes, il n’y aurait guère de risque que la liberté fût sous-estimée » J.S. Mill in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.578. Document n°106 « Mill essaie de définir ce que doit la sphère individuelle dans laquelle l’Etat ni la société ne doivent interférer. Ce sont les actes d’un individu tels qu’ils ne concernent que lui seul. Comme Mill n’admet pas, en tant qu’utilitariste, l’idée de droits naturels indéfectiblement attachés à l’individu, cette sphère n’est pas très vaste. Par exemple, la prohibition de l’alcool serait attentatoire à la liberté individuelle, alors qu’on peut accepter l’obligation scolaire, puisque l’éducation ou la non éducation de quelqu’un affecte à l’évidence autrui. La fonction d’un Eta libéral ne sera pas seulement négative, comme chez Humboldt. La législation peut et doit être utilisée pour augmenter la liberté de ceux qui son soumis à des coercitions sociales, et J.S ; Mill admettra même sur le tard certaines idées socialistes ». Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.579. 76 Le peuple, les élites et l’Etat Dans « Ses considérations sur le gouvernement représentatif » (1861), il cherche à concilier l’élitisme de la société britannique avec une plus grande ouverture du système politique aux middle-class et classes populaires, en introduisant un suffrage universel ouvert aux femmes (« De l’assujettissement des femmes » (1869)), direct et proportionnel. Par ailleurs, il envisage de limiter le pouvoir en confiant une fonction de contrôle au Parlement tandis qu’une commission restreinte et indépendante serait en charge de la fonction législative. SECTION IV : LA PENSEE CONSERVATRICE APRES LA REVOLUTION : L’ORDRE EN MOUVEMENT - La pensée conservatrice est difficile à cerner dans la mesure où on peut distinguer : un conservatisme d’état d’esprit fondé sur un attachement aux traditions, qu’elles soient sociales, morales ou religieuses ; un conservatisme politique hostile à tout programme ayant pour but de changer la société. Dans les deux cas de figure, il est difficile de trouver une unité idéologique dans la mesure où le conservatisme est d’abord « situé », Proudhon ne disait-il pas qu’il rêvait d’une société dans laquelle il serait conservateur. Etre conservateur en 2006 ne renvoie pas aux mêmes valeurs qu’un conservateur en 1824. Mais selon O. Nay, on peut cependant se risquer à trouver un dénominateur commun entre les pensées conservatrices qui se sont développées depuis la Révolution de 1789. : la défense d’un ordre social considéré comme « naturel ». Document n°107 « Si l’on se risque à rechercher le plus petit commun dénominateur, on peut admettre que toutes les pensées conservatrices se rejoignent autour d’un argument central : il existe dans le monde un ordonnancement naturel résultant de l’accumulation lente des choses. Dans la société, cet équilibre spontané prend la forme d’institutions, de valeurs et de coutumes fixées au fil du temps. Il produit un ordre bienfaiteur qui garantit la stabilité des liens et assure la préservation de l’organisation sociale. Pour la pensée conservatrice, la sauvegarde des acquis du passé est donc le fondement de la cohésion et de la survie de la société. A cet égard, les hommes courent un grand danger à vouloir anéantir l’héritage légué par l’histoire. Dans la pensée conservatrice du XIXème siècle, la société apparaît habituellement comme une communauté naturelle tissée par l’histoire. L’être humain, même s’il a une valeur en soi, n’est rien par rapport à cet ordre social qui le dépasse. A l’inverse, la promotion excessive de l’individu et de ses droits est présentée comme une menace pour les solidarités communautaires. Quant à la passion de l’égalité, elle nie les inégalités naturelles qui distinguent les hommes. Aussi, la plupart des thèses conservatrices défendent un principe d’autorité – celui des traditions, des institutions, des élites naturelles, de la morale commune ou de la religion – même si certains auteurs peuvent tout à fait revendiquer, dans le même temps, un appel à la liberté ». O. Nay, Histoire des idées politiques, op-cit, p330-331. 77 I) La pensée contre-révolutionnaire La pensée contre-révolutionnaire se diffuse bien évidemment à partir de la Révolution de 1789, plus particulièrement sous le Directoire (1795-1799) et ce jusqu’au premiers tiers du XIXème siècle. Son socle d’idées réside dans un refus de l’héritage de 1789 et dans une volonté de restaurer une monarchie dans une société chrétienne et communautaire. En France deux porte-parole se distinguent4 Louis de Bonald (1754-1840) et Joseph de Maistre5 (1753-1821), en Grande Bretagne, on trouve Edmund Burke (1729-1797). Pour le premier, les Lumières sont la source immédiate de la Révolution. Au XVIII ème siècle, la France, par l’intermédiaire des philosophes a, selon lui, corrompu l’Europe. A) Une pensée de la réaction La pensée réactionnaire ou contre-révolutionnaire s’attaque aux trois piliers de 1789 : l’individualisme, l’universalisme et le rationalisme. 1°) Le rejet de l’individualisme Pour la pensée contre-révolutionnaire, l’individualisme est la source de bien des maux, considérant au passage que la Révolution n’a laissé debout que des individus déracinés. Pour les contre-révolutionnaires, l’individu ne peut être autonome, il est « situé » et la société lui préexiste, lui survit et le dépasse. Pour Louis de Bonald, dans son ouvrage paru en 1796 intitulé « Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile », « L’homme n’existe que par la société et la société ne le forme que pour elle ». L’atome ou cellule de base de la société est non l’individu mais les communautés « naturelles » et en particulier la famille. Document n°108 « Dans la république, la société n’est plus un corps général, mais une réunion d’individus : comme la volonté générale n’est plus qu’une somme de volontés particulières, la conservation générale (…) n’est plus que le bonheur individuel ; et l’on voit en effet le bien-être physique de l’homme compenser quelquefois dans les républiques sa dégradation morale (…) : tout s’y individualise, tout s’y rétrécit et s’y concentre dans la vie présente ; le présent est tout pour elles ; elles n’ont pas d’avenir. Tout ce qui est éternel dans la religion, tout ce qui est permanent dans la société y est à la fois détruit et méconnu ». Louis de Bonald, « Théorie du pouvoir politique et religieux dans la société civile, démontrée par le raisonnement et par l’histoire » (1796), in O. Nay Histoire des idées politiques, op-cit, p.333. Les penseurs contre-révolutionnaire rejettent fortement les théories du contrat social. Pour L de Bonald, tout ce que l’homme sait, lui vient du langage qui est un don de Dieu. Ce ne sont pas les individus qui créent un ordre socio-politique pour garantir leurs droits puisque la Société précède l’individu qui la trouve constituée à sa naissance. Toute idée de contrat comme base de l’ordre politique doit être écartée. Pour J. de Maistre, dans ses « Considérations pour la France », « La Constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu ». 4 On peut cependant rajouter Rivarol (1753-1801) qui considérait que la Déclaration des Droits est une « préface criminelle à un livre impossible », défendant l’idée d’une « politique naturelle ». 5 Relevons que Joseph de Maistre est savoyard et sujet du roi de Sardaigne-Piémont. 78 2°) La critique de l’universalisme Les penseurs contre-révolutionnaires condamnent également la vision qui consiste à considérer qu’il existe une nature humaine universelle. Cette vision est à la base, selon eux, de cette conception abstraite de l’individu qui empêche les révolutionnaires de les saisir dans leurs spécificités et leurs attachements. Pour le formuler autrement, ils considèrent que l’individu qui est mis en avant est un individu abstrait, irréel parce que déraciné. Pour E. Burke, dans ses « Réflexions sur la révolution de France »(1790), « les droits affichés par la Révolution sont parfaits dans leur abstraction » mais, « autant ils sont vrais métaphysiquement, autant ils sont faux moralement et politiquement ». Il défend des « libertés concrètes » contre les « libertés métaphysiques » . Document n°109 « Comme les libertés et les restrictions varient avec les époques et avec les circonstances, et qu’elles admettent les unes comme les autres une infinité de modifications, il n’existe pour les définir aucune règle abstraite ; et rien n’est si sot que d’en discuter en pure théorie. (…) à quoi peut bien servir de discuter dans l’abstrait du droit de chacun à se nourrir ou à se soigner ? Toute la question est de savoir comment se procurer de la nourriture, comment administrer les remèdes. Et en pareille circonstance je conseillerai toujours de faire appel au cultivateur ou au médecin plutôt qu’au professeur de métaphysique ». E. Burke, dans ses « Réflexions sur la révolution de France »(1790), in O. Nay Histoire des idées politiques, op-cit, p.334. Document n°110 « (Les philosophes parisiens) sont pires qu’indifférents aux sentiments et aux habitudes qui soutiennent le monde moral …, ils considèrent les hommes dans leurs expériences comme ils le feraient ni plus ni moins de souris dans une pompe à air ou dans un récipient de gaz méphitique …Les décisions nationales ou les problèmes politiques ne sont pas centrés en premier lieu sur la vérité ou l’erreur. Ils ont trait au bien et au mal, … à la paix ou à la commodité mutuelle, …(au) maniement judicieux du tempérament du peuple … La coutume ancienne est le grand soutien de tous les gouvernements du monde ». E. Burke, dans ses « Réflexions sur la révolution de France »(1790), in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.480. 3°) La condamnation du rationalisme Pour L de Bonald, la raison est à rejeter car elle est la source du doute et remet par conséquent en cause les vérités éternelles et divines. Pour E. Burke, si la raison est à remettre en cause, c’est non point pour des motifs religieux, mais parce qu’il y a une prétention à gouverner rationnellement les hommes, prétention qui ne tient pas compte du fait que l’histoire des sociétés échappe essentiellement à la raison des hommes. Dans cette perspective, le constitutionnalisme et le formalisme juridique révolutionnaire sont considérées comme étant non respectueux de ce qui a été construit patiemment et « naturellement » au fil du temps. Pour eux la seule Constitution recevable est celle qui est le produit de l’ordre naturel des choses, en la matière la Constitution de l’Angleterre - de nature coutumière – constitue un modèle. Pour E. Burke, les Constitutions ne peuvent être « faites », elles ne peuvent que « croître » dans le maintien du « patrimoine raisonnable des siècles », et ce qui est valable pour les constitutions l’est également en matière de lutte contre la misère. 79 Pour Burke, la misère des pauvres est le fruit de la providence et nul décret humain ne peut changer « ce qui est arrivé sur un grand laps de temps et par une variété d’accidents ». J de Maistre met en lumière les failles de la conciliation entre constitutionnalisme te volonté générale : comment peut on affirmer que le peuple est souverain et le soumettre en même temps au respect d’une Constitution ? Comment peut-on affirmer la souveraineté du peuple alors qu’il y a avec la Révolution française « anéantissement de ses droits » ? Document n°111 « Ce qu’il y a de sûr, c’est que le système représentatif exclut directement l’exercice de la souveraineté, surtout dans le système français où les droits du peuple se bornent à nommer ceux qui nomment ; où non seulement il ne peut pas donner de mandats spéciaux à ses représentants mais où la loi prend soin de briser toute relation entre eux et leurs provinces respectives, en les avertissant qu’ils ne sont point envoyés par ceux qui les ont envoyés, mais par la Nation ; grand mot infiniment commode, parce qu’on en fait ce qu’on veut. En un mot, il n’est pas possible d’imaginer une législation mieux calculée pour anéantir les droits du peuple ». J. de Maistre « Considérations sur la France », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1068. Comme de L. De Bonald, il critique l’idée que l’on peut « faire » une nation ou même « faire » une Constitution. Document n°112 « L’homme peut tout modifier dans la sphère de son activité, mais il ne crée rien : telle est sa loi, au physique comme au moral. L’homme peut sans doute planter un pépin, élever un arbre, le perfectionner par la greffe, et le tailler en cent manières ; mais jamais il ne s’est figuré qu’il avait le pouvoir de faire un arbre. Comment s’est-il imaginé qu’il avait celui de faire une Constitution ? » « La philosophie moderne est tout à la fois trop matérielle et trop présomptueuse pour apercevoir les véritables ressorts du monde politique. Une de ses folies est de croire qu’une assemblée peut constituer une nation ; qu’une constitution, c’est-à-dire l’ensemble des lois fondamentales qui conviennent à une nation, et qui doivent lui donner telle ou telle forme de gouvernement, est un ouvrage comme un autre qui n’exige que de l’esprit, des connaissances et de l’exercice ; qu’on peut apprendre son métier de constituant, et que des hommes, le jour qu’ils y pensent, peuvent dire à d’autres hommes : faites nous un gouvernement, comme on dit à un ouvrier : faites nous une pompe à feu ou un métier à bas. Cependant, il est une vérité aussi certaine, dans son genre, qu’une proposition de mathématiques ; c’est que nulle grande institution ne résulte d’une délibération, et que les ouvrages humains sont fragiles en proportion du nombre d’hommes qui s’en mêlent, et de l’appareil de science et de raisonnement qu’on y emploie à priori ». J. de Maistre « Considérations sur la France », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1071. B) Le traditionalisme ou le respect des héritages 1°) La tradition, fondement de l’ordre social La pensée contre-révolutionnaire, et en particulier celle d’E. Burke, repose sur l’idée que l’équilibre de la société ne peut être maintenue que par respect des traditions. Il est impossible, à ses yeux, et illusoire de refonder la société et le pouvoir politique par de nouvelles conventions sociales. 80 C’est une critique au fond de l’artificialisme révolutionnaire qui ne tient pas compte de ce que la nature a peu à peu construit, de ce que l’œuvre du temps a réalisé. La pensée contrerévolutionnaire devient ici un traditionalisme. Document n°113 « Il n’y a guère d’avantage à changer les lois civiles. Quand elles sont anciennes et que les peuples ont formé leurs habitudes, leurs mœurs sur ces lois, et ont réglé d’après leurs prescriptions leurs affaires domestiques, les avantages que l’on peut attendre d’un changement ne valent pas les perturbations qu’il occasionne, et puis une fois les esprits lancés dans la voie des innovations et des changements, ils ne s’arrêtent plus ». L. De Bonald, « Correspondance avec le comte de Senfft, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1059. Document n°114 « nulle nation ne peut se donner la liberté si elle ne l’a pas. Lorsqu’elle commence à réfléchir sur elle-même, ses lois sont faites. L’influence humaine ne s’étend pas au delà du développement des droits existants, mais qui étaient méconnus ou contestés. Si les imprudents franchissent ces limites par des réformes téméraires, la nation perd ce qu’elle avait, sans atteindre ce qu’elle veut. De là résulte la nécessité de n’innover que très rarement, et toujours avec mesure et tremblement ». (…) « Jamais il n’exista de nation libre qui n’eût dans sa constitution naturelle des germes de liberté aussi anciens qu’elle ; et jamais nation ne tenta efficacement de développer, par ses lois fondamentales écrites, d’autres droits que ceux qui existaient dans sa constitution naturelle ». (…)« Une constitution écrite telle que celle qui régit aujourd’hui les Français n’est qu’un automate, qui ne possède que les formes extérieures de la vie ». J. de Maistre « Considérations sur la France », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1072. Au delà de la dénonciation de l’artificialisme et dans des propos contemporains du constructivisme des révolutionnaires, on trouve aussi l’idée chez J. de Maistre que les hommes créent des institutions « sans savoir ce qu’ils font ». Document n°115 « Assez couramment, c’est en courant à un certain but que (les hommes) en obtiennent un autre ». (…) On peut remarquer une affectation de la Providence (qu’on me permette cette expression), c’est que les efforts du peuple pour atteindre un objet sont précisément le moyen qu’elle emploie pour l’en éloigner. (…) Tous les hommes qui ont écrit ou médité l’histoire ont admiré cette force secrète qui se joue des conseils humains ». J. de Maistre « Considérations sur la France », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1074. Dans la vie sociale et politique, la pacification des rapports sociaux passe par le respect du code de l’honneur et de la bienséance, l’unité et la cohésion sociale supposent un attachement à la religion, le respect des institutions (monarchie, Eglise), le maintien des ordres et des communautés (famille, village, paroisse, corporations de métier). Pour Louis de Bonald, le progrès économique et le commerce sont antinaturels. 81 Document n°116 « Si le commerce ne se faisait qu’avec les produits du sol ou de l’industrie nécessaires à l’homme, il ne serait utile qu’à la société, puisqu’il ne pourrait jamais s’étendre au delà de la somme des productions naturelles, ou de la quantité des besoins réels. Mais le commerce s’est étendu au delà de la somme des productions naturelles, ou de la quantité des besoins réels. Mais le commerce s’est étendu bien au delà des bornes que la nature lui avait prescrites ; il a fait naître à l’homme des besoins qu’il ne connaissait pas, dans les fragiles ouvrages d’une industrie recherchée, et dans des productions étrangères que la nature peut-être ne destinait pas à être un aliment usuel pour l’homme, parce qu’elles ne croissent qu’à force d’hommes ». L’homme se croit plus heureux parce qu’il satisfait des besoins qu’il n’éprouvait pas : comme il se croit plus riche, parce qu’il a plus d’or pour la même quantité de denrées ; et le commerce abuse l’homme sur son bonheur, comme il le trompe sur ses besoins ». L de Bonald, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1060-1061. 2°) Le providentialisme religieux Pour J. de Maistre et L. de Bonald ; l’histoire des sociétés est le résultat de « lois naturelles » conformes au dessein de Dieu, dans cette perspective, seuls les monarchies de droit divin sont légitimes. Pour J. de Maistre, franc-maçon mystique, la providence divine constitue une puissance infinie qui oriente la marche de l’univers par delà les soubresauts de l’histoire humaine. Document n°117 « Il n’y a point de hasard dans le monde, et même, dans un sens secondaire, il n’y a point de désordre, en ce que le désordre est ordonné par une main souveraine qui le plie à la règle et le force de concourir au but ». J. de Maistre « Considérations sur la France », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1064. Il pense décoder au moins partiellement le message que Dieu envoie aux hommes par l’Histoire. La révolution de 1789 –expression du mal - est une mise à l’épreuve des hommes et Joseph de Maistre attend une nouvelle Révélation. Document n°118 Ce qui distingue la Révolution française, et ce qui en fait un événement unique dans l’histoire, c’est qu’elle est mauvaise radicalement ; aucun élément de bien n’y soulage l’œil de l’observateur(…) Il y a dans la Révolution française un caractère satanique qui la distingue de tout ce qu’on a vu et peut-être de tout ce qu’on verra ». J. de Maistre « Considérations sur la France », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1067. La guerre entre les hommes est également pour J . De Maistre le fruit de la providence divine et produit des bienfaits. Document n°119 « Au-dessus de ces nombreuses races d’animaux, est placé l’homme dont la main destructrice n’épargne rien de ce qui vit … Mais cette loi s’arrêtera-t-elle à l’homme ? … quel être exterminera celui qui les exterminera tous ? 82 Lui. C’est l’homme qui est chargé d’égorger l’homme … C’est la guerre qui accomplira le décret. N’entendez-vous pas le terre qui crie et demande du sang ? … La terre n’a pas crié en vain : la guerre s’allume. L’homme, saisi tout à coup d’une fureur divine, étrangère à la haine et à la colère, s’avance sur le champ de bataille, sans savoir ce qu’il veut, ni même ce qu’il fait … Rien ne résiste à la force qui traîne l’homme au combat ; innocent meurtrier, instrument passif d’une main redoutable, il se plonge tête baissée dans l’abîme qu’il a creusé lui-même … L’ange exterminateur tourne comme le soleil autour de ce malheureux globe et ne laisse respirer une nation que pour en frapper d’autres ». J. de Maistre, « Les soirées de Saint Pétersbourg », in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.485. Document n°120 « Il y a lieu de douter que cette destruction violente soit, en général, un aussi grand mal qu’on le croit : du moins, c’est un des maux qui entrent dans un ordre de choses où tout est violent et contre nature, et qui produisent des compensations. D’abord, lorsque l’âme humaine a perdu son ressort par la mollesse, l’incrédulité et les vices gangreneux qui suivent l’excès de la civilisation, elle ne peut être retrempée que dans le sang (…). Le genre humain peut être considéré comme un arbre qu’une main invisible taille sans relâche, et qui gagne souvent à cette opération. A la vérité, si l’on touche le tronc, ou si l’on coupe en tête de saule, l’arbre peut périr : mais qui connaît les limites pour l’arbre humain ? (…) Il ne faut pas être fort habile pour savoir que plus on tue d’hommes et moins il en reste dans le moment : comme il est vrai que plus on coupe de branches et moins il en reste sur l’arbre ; mais ce sont les suites de l’opération qu’il faut considérer. Or, en suivant toujours la même comparaison, on peut observer que le jardinier habile dirige moins la taille à la végétation absolue qu’à la fructification de l’arbre : ce sont des fruits, et non des bois et des feuilles qu’il demande à la plante. Or, les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre. On sait que les nations ne parviennent jamais au plus haut point de grandeur dont elles sont susceptibles qu’après de longues et sanglantes guerres. Ainsi, le point rayonnant pour les grecs fut l’époque terrible de la guerre du Péloponnèse ; le siècle d’Auguste suivit immédiatement la guerre civile et les proscriptions ; le génie français fut dégrossi par la Ligue et poli par la Fronde : tous les grands hommes du siècle de la reine Anne naquirent au milieu des commotions politiques. En un mot, on dirait que le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle génie ». J. de Maistre, « Considérations sur la France » in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1065-1066. Par ailleurs, Joseph de Maistre s’avèrera utramontaniste, dans ses ouvrages « Essai sur le principe générateur des constitutions politiques » (1814) et « Du pape » (1819) ne croit pas aux limitations des différentes souverainetés par des Constitutions, un seul pouvoir est capable de limiter tout les autres : celui du Pape et les monarchies doivent le reconnaître. Il pense que l’autorité des souverains séculiers et celle du Pape doivent être justifiées par les mêmes arguments car leur remise en cause a été simultanée. Louis de Bonald défend le gallicanisme (non soumission de l’Eglise de France au Saint-Siège). A la différence de J. de Maistre, il pense que l’union nécessaire entre pouvoir civil et pouvoir religieux se fait surtout dans la monarchie sacrée et qu’il ne faut pas chercher à donner au Pape un rôle excessif. 83 Document n°121 Pour L. de Bonald, il existe « des lois immanentes à la création, qui sont « éternelles », naturelles, nécessaires. « L’homme ne pas plus donner une constitution à la société religieuse ou politique qu’il ne peut donner la pesanteur aux corps ou l’étendue à la matière ».Voici ces lois : - une structure ontologique fondamentale de ternarité. Cette structure reflète la trinité de Dieu lui-même, Père, Fils et Saint-Esprit. Elle se retrouve « logiquement » à tous les niveaux de la Création. Dans la Famille : père, mère, enfants ; dans la société civile : monarchie, noblesse, peuple ; dans l’Etat : pouvoir souverain, ministres, sujets. (…) - Le sacrifice. Dieu est amour et il commande l’amour ; mais il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ; Dieu commande donc le sacrifice, mieux la société est un sacrifice pour perpétuel de tous à chacun et de chacun à tous, qui a son type dans le sacrifice du Christ perpétuellement commémoré dans le culte . - Le caractère originairement social de l’homme. (…) Il n’existe pas d’abord comme individu, revêtant ensuite des fonctions sociales père, mère, sujet, noble, roi … Il n’est individu qu’en tant qu’il reçoit l’être de sa fonction . (…) - L’unité de pouvoir. - L’existence de distinctions sociales permanentes. - La prééminence du pouvoir spirituel. Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.1055-1056. Ces deux auteurs s’avèrent donc beaucoup plus défenseur de la théologie de l’Eglise qu’E. Burke plus traditionaliste et surtout protestant. Cela s’explique bien évidemment par le fait que la monarchie s’est appuyée sur la référence à la religion chrétienne et en particulier catholique mais également par le fait que la théologie de l’Eglise catholique s’oppose point par point aux idéaux de 1789. Ainsi, les révolutionnaires de 1789 mettent l’homme au centre des préoccupations tandis que l’Eglise développe une cosmologie identifiant le monde à un ordre régi par des lois supérieures ; les révolutionnaires de 1789 veulent changer la société tandis que l’Eglise souligne le caractère immuable du monde ; les révolutionnaires de 1789 prône la liberté de conscience tandis que l’Eglise défend le respect du dogme ; les révolutionnaires de 1789 mettent tout leur espoir dans la liberté et l’émancipation des individus tandis que l’Eglise prône le respect des écritures et de la toute puissance divine ; les révolutionnaires de 1789 conçoivent les hommes comme maîtres de leur destinée, des êtres distincts et ayant décidé de s’associer, tandis que l’Eglise conçoit l’homme comme pêcheur, frappé par la chute adamique mais devant être unis dans la communauté chrétienne. Enfin pour les révolutionnaires de 1789, l’homme est dans le monde et en quête du bonheur terrestre, tandis que pour l’Eglise, la question de l’accès à l’au-delà doit orienter la vie des hommes par le rachat de leurs péchés. Document n°122 "Pour le chrétien, la véritable histoire de l'humanité n'est pas la suite des empires et des cités, des démocraties et des despotismes, la véritable histoire est scandée par un évènement, la venue du Christ, qui s'est passé à une certaine date et en un certain lieu, mais qui transcende les faits divers de l'histoire politique ou économique. Derrière nous, la venue du Christ, devant nous la fin des temps, telle est l'histoire sacrée de l'humanité, qui au regard du croyant, est le vrai sens de l'histoire profane" . Aron (R.), "Dimensions de la conscience historique", Ed Plon, 1964, Re-Ed 1985, coll "Agora", p.35-36. 84 Document n°123 Protestantisme et esprit du capitalisme Texte de la Confession de Westminster: - "Il existe un Dieu absolu, transcendant, qui a créé le monde et qui le gouverne, mais qui est insaisissable à l'esprit fini des hommes. - Ce Dieu, tout puissant et mystérieux a prédestiné chacun de nous au salut ou à la damnation sans que, par nos oeuvres, nous puissions modifier un décret divin pris à l'avance. - Dieu a créé le monde pour sa propre gloire. - L'homme, qu'il doive être sauvé ou damné, a pour devoir de travailler à la gloire de Dieu et créer le royaume de Dieu sur cette terre. - Les choses terrestres, la nature humaine, la chair, appartiennent à l'ordre du péché et de la mort, et le salut ne peut être pour l'homme qu'un don totalement gratuit de la grâce divine" . Aron (R.), "Les étapes de la pensée sociologique", Paris, Ed Gallimard, 1967, p.537. Gérard Mendel développera cette idée en s'inspirant de l'ouvrage "La peur de la liberté" de Eric Fromm: "La solution que propose Luther au trouble psychologique de la classe moyenne urbaine, traumatisée par l'essor du capitalisme détruisant les liens sociaux traditionnels, est d'accepter leur sentiment d'impuissance et de s'en remettre passivement à Dieu et aux princes. (...) L'unité de la personnalité se reforme, mais au prix d'un immense pas en arrière où la personnalité psycho-familiale et l'individu à appartenance se réunifient sous le signe de la soumission totale à l'arbitraire, (...)". Mendel (G.), "54 millions d'individus sans appartenance", Paris, Ed Robert Laffont, 1983, p.64. "D'une part, se considérer comme élu constituait un devoir; toute espèce de doute à ce sujet devait être repoussé en tant que tentative du démon, car une insuffisante confiance en soi découlait d'une foi insuffisante, c'est à dire d'une insuffisante efficacité de la grâce.(...) D'autre part, afin d'arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce" . Weber (M.), "L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme",Paris, Ed Plon, 1964, p.131-135. "Cette dérivation psychologique d'une théologie favorise l'individualisme. Chacun est seul face à Dieu. Le sens de la communauté avec le prochain et du devoir à l'égard des autres s'affaiblit. Le travail rationnel, régulier, constant, finit par être interprété comme l'obéissance à un commandement de Dieu" . Aron (R.), "Les étapes de la pensée sociologique", op-cit, p.539. 3°) La Contre-Révolution en intransigeance et pragmatisme De la monarchie absolue à la monarchie tempérée, les conflits entre tradition et progrès Pour J. de Maistre et L. de Bonald, s’il ne s’agit point d’instaurer le despotisme, il convient cependant d’en revenir à une monarchie absolue de droit divin qui respecterait les lois « naturelles ». Plus encore, il convient de revenir à une société chrétienne, de restaurer le rôle de l’Eglise et les ordres. 85 E. Burke, de par son origine irlandaise, défend le modèle anglais et ne souhaite qu’une seule chose que la France choisisse le modèle d’un gouvernement tempéré qui concilie les droits de l’aristocratie, du Parlement et de la Couronne. De ce point de vue, il est plutôt assez proche des thèses de Montesquieu, souhaitant l’existence de parlementaires soucieux du bien commun et possédant par conséquent les capacités nécessaires à la gestion des affaires publiques. Dans cette perspective, il n’est pas par essence hostile à toute réforme, dès lors que celle-ci se donne pour objectif de conforter les traditions et héritages. Pour preuve, il défend la légitimité de la révolution anglaise de 1688. De la même façon, il soutient la Déclaration d’indépendance en 1776 parce que la Grande Bretagne a fini par ne pas soutenir son propre droit coutumier qui dispose que toute communauté non représentée dans une assemblée peut s’opposer à Couronne. II) Les traditionalismes Les courants politiques traditionalistes, par essence, ne sont guère portés au formalisme rationnel et à la logique des démonstrations théoriques, il se nourrissent d’une défense des traditions, us et coutumes du passé sur un registre sentimental . A) Le monarchisme réactionnaire 1°) L’utracisme Le courant contre révolutionnaire s’exprime sous le Consulat et l’Empire, dans deux périodiques « Le Journal des débats » et « Le Mercure de France », parfois encouragés, parfois bridés par Napoléon au gré de ses projets politiques. Ce courant qui reçut l’appui notable de Chateaubriand (1768-1848) s’affirme comme pensée « ultraroyaliste » sous la Restauration. Ils sont partisans, dès le Consulat, du rétablissement d’une monarchie autoritaire. Le rétablissement des Bourbons en 1814 correspondait à leurs vœux, mais c’est surtout à partir de l’accession au trône de Charles X en 1824, que leur projet de retour à la société d’Ancien régime semble – à leurs yeux – possible. Sous la houlette du Comte de Villèle puis de Auguste de Polignac, ils vont assurer l’indemnisation des aristocrates spoliés par la Révolution, épurer l’administration de leurs ennemis, rétablir la religion catholique comme religion d’Etat. 2°) Le légitimisme A partir de 1830, se constitue le parti « légitimiste » en lutte contre les orléanistes, les bonapartistes, les républicains et le mouvement socialiste naissant. Leur projet politique ne diffère guère de ce qui a été défini par J. de Maistre et L. de Bonald, il consiste en une volonté de rétablir la société d’Ancien Régime, mais non celle qui correspond à la période de Louis XIV jusqu’à Louis XVI, car s’ils souhaitent une monarchie de droit divin, ils n’adhérent cependant pas à la perspective d’une centralisation administrative. Ils défendent une décentralisation qui garantirait des libertés aux communes, villes, pays et provinces, une décentralisation qui romprait donc avec le découpage « artificielle » de la Révolution de 1789, celui des départements. 86 3°) L’essor du « catholicisme libéral et social », entre tradition et modernité. Le courant du catholicisme libéral et social émerge au début du XIXème siècle, par la prise de conscience des dégâts sociaux du capitalisme marchand et industriel. Dans ce courant on trouve Charles de Montalembert (1810-1870), Henri Lacordaire (1802-1861), Frédéric Ozanam (1813-1853) pour qui « la République peut périr par la faute de ses défenseurs et par l’habileté de ses adversaires. Mais la démocratie est maîtresse et, sous toutes les formes politiques, elle poursuivra ses progrès ; elle finira par prendre la forme républicaine qui est la plus naturelle et la plus sincère »,Villeneuve-Bargemont auteur d’un grand « Traité d’économie politique chrétienne » et Lamennais. Un conciliateur méconnu : BALLANCHE Né à Lyon, le 4 août 1776 et mort le 12 juin 1847, il fut l'ami de Chateaubriand et de Joubert, de Mme Récamier et de Mme de Staël. Écrivain, penseur, philosophe mystique et métaphysicien symbolique, il fit partie de l'Académie de Lyon, et échoua trois fois à l'Académie française avant d'y être élu le 17 février 1842 en remplacement d'Alexandre Duval ; il fut reçu le 28 avril suivant par Prosper de Barante. Ballanche fonde en 1804 une Société chrétienne en relation épistolaire avec J. de Maistre et les romantiques allemands notamment. Pour lui, seul un renouveau religieux peut donner à la société française des bases solides ; il pense, comme J . de Maistre que le châtiment révolutionnaire doit déboucher sur une régénération. Mais cette régénération ne doit ni ne peut être un simple retour en arrière. Dès 1818, Ballanche veut guider les pas de la seconde Restauration, sans pour autant imposer un ordre politique théocratique. Ainsi, pour lui, les défenseurs de la tradition doivent désormais se battre dans l’arène de l’opinion et donc accepter la Charte, alliance – à ses yeux - entre la monarchie traditionnelle et la liberté. Catholique, anti-ultramontain, il croit jusqu’en 1830 à l’alliance possible des Bourbons et de la liberté qui lui semble plus aisée si l’Eglise catholique française conserve une certaine indépendance face à Rome. 1830 est donc pour lui un écroulement. En 1827, il publie sa grande œuvre, ses « Essais de palingénésie sociale », Essais dans lesquels il développe l’idée que toutes les âmes sont immortelles et connaissent des réincarnations ; ce qui implique l’idée que l’individu est susceptible de perfectionnements infinis. Il finira par rencontrer les disciples de Saint Simon dans l’idée d’une refondation de la société, de l’émergence d’un nouvel ordre à partir d’une fusion de l’héritage traditionnel et de la critique du XVIIIème siècle. Document n°124 « Le siècle se refuse à une doctrine imposée : les croyances sociales, non seulement, sont toutes ébranlées, mais ont péri. Il ne reste plus d’autre tradition que celle des mœurs, antique héritage de nos premiers aïeux ». (…) « Une idée acquise est une vraie conquête ; une fois entrée dans le monde, cette idée ne peut plus y périr. Ce qui sert à développer l’intelligence humaine n’est point à dédaigner. Le repos ne peut pas être notre but ». (…) « Jusqu’à présent nous n’avons trouvé, pour base de l’édifice social, que la propriété. Est-il bien certain que nos droits politiques ne se régleront désormais que par le registre des impositions. Encore une fois, attendons ». P.S. BALLANCHEL'ECHO DE LA FABRIQUE : 6 JANVIER 1833 - NUMERO 1 87 Lamennais ou l’éclatement d’une pensée conservatrice : du polémiste ultra à la défense des libertés : de la théocratie à la démocratie L’ouvrage de Lamennais (1782-1854) « L’Essai sur l’indifférence en matière de religion » fut dès la parution de son premier volume en 1817 l’un des best-seller sous la Restauration. Lamennais valorise l’autorité spirituelle comme seul fondement de l’ordre social : la morale est indispensable à l’homme. Il défend un trône qui devra s’appuyer sur l’Eglise et donc sur la papauté. Cet ultra-royaliste n’est pas satisfait de la Restauration qu’il juge trop peu cléricale sous Louis XVIII. Il veut desserrer l’emprise de l’Etat sur l’Eglise gallicane et promouvoir un catholicisme de combat. A partir de 1830, publications de l’« Avenir », « Paroles d’un croyant » (1834) du « Livre du peuple » (1837), il embrasse la cause du peuple. On peut s’étonner de le voir basculer dans la démocratie, choix qui, à l’époque, situe celui qui le fait, tout à fait à gauche de l’échiquier politique (en 1848 il siègera dans les rangs de la Montagne), mais cela se justifie par une association entre volonté du peuple et volonté divine : « La cause du peuple l’emportera. Ce que le peuple veut, Dieu lui-même le veut … La cause du peuple est la cause sainte, la cause de Dieu ». Document n°125 « Plein de foi dans les vérités qui constituent fondamentalement le christianisme, dans sa puissance morale (…), on pouvait, brisant les liens qui asservissent l’Eglise à l’Etat, l’affranchir de la dépendance qui entrave son action, l’associer au mouvement social qui prépare au monde des destinées nouvelles, à la liberté pour l’unir à l’ordre et redresser ses écarts, à la science pour la concilier par une discussion sans entraves avec le dogme éternel, au peuple pour verser sur ses immenses misères les flots intarissables de la charité divine. (…) On le pouvait. Nous le crûmes du moins ». Lamennais, 1835, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, éd Puf, 2002, p.604. Son programme devient celui d’un républicain catholique libéral et social. Libéral par son souci de défendre les libertés politiques et par sa croyance dans le progrès, social par sa volonté de prendre en compte les masses miséreuses. Social mais non socialiste et encore moins communiste, Lamennais ne puit suivre les traces du matérialisme et de l’athéisme. Document n°126 On nous a demandé : Etes-vous ou n’êtes vous pas socialiste ? Si l’on entend par socialisme quelqu’un des systèmes qui depuis Saint Simon et Fourier ont pullulé de toutes parts et dont le caractère général est la négation explicite ou implicite, de la propriété et de la famille, non, nous ne sommes pas socialistes, on le sait. Si l’on entend par socialisme, d’un côté le principe d’association admis comme un des fondements principaux de l’ordre qui doit s’établir, et d’un autre côté la ferme croyance que, sous les conditions immuable de la vie physique et morale elle-même, cet ordre constituera une société nouvelle à laquelle rien ne sera comparable dans le passé, oui, nous sommes socialistes, et plus que qui que ce soit, on le verra bien ». Lamennais, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.604. Il condamne fermement la loi Le Chapelier. 88 Document n°127 « Car enfin peuple, il faut que tu saches : les ouvriers n’ont pas le droit de s’entendre même pour améliorer leur sort. On peut dans l’infâme tripot de la bourse, s’entendre pour dépouiller les rentiers ingénus … Ceci est très permis … Mais que des ouvriers s’entendent non pour voler, non pour dépouiller, mais pour s’occuper de leurs plus puissants intérêts, pour les discuter avec ceux qui ont des intérêts connexes, quel crime abominable ! Rien que la prison ne le pourrait expier ». Lamennais, 1841, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.605. Il reste que son libéralisme, sa défense de la liberté est directement à comprendre comme défense des lois de Dieu. Document n°128 « « Vous n’avez donc qu’un père, qui est Dieu, et qu’un maître qui est le Christ. Quand donc on vous dira de ceux qui possèdent sur la terre une grande puissance : voilà vos maîtres, ne le croyez point. S’ils sont justes, ce sont vos serviteurs ; s’ils ne le sont pas, ce sont vos tyrans. La loi de liberté … est la loi de Dieu. «Car sans la liberté, quelle union existerait-il entre les hommes ? Ils seront unis comme le cheval est uni à celui qui le monte, comme le fouet du maître à la peau de l’esclave ». Lamennais, 1841, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.605. B) Le libéralisme conservateur Comme nous l’avons vu, le libéralisme politique n’est pas à confondre avec la démocratie, il peut exister un courant libéral au caractère conservateur. 1°) L’élitisme libéral britannique : la souveraineté des parlementaires et l’équation libérale américaine : liberté des contrats, austérité morale En Grande Bretagne, le courant libéral ne se situe pas dans le courant républicain comme en France généralement. En effet, l’évolution de la royauté britannique à partir de 1688 fait que les élites bourgeoises et libérales accèdent aux fonctions politiques. Il en résulte le fait que c’est autour des questions économiques que les libéraux vont se concentrer : la question du libre échange et la question de la pauvreté. Aux Etats-Unis, la grande bourgeoisie en place au Congrès est également peu tenté par de nouveaux élans démocratiques. Dans le premier tiers du XIXème siècle, le Congrès est dominé par les fédéralistes tels que A. Hamilton (1757-1804) ou J. Adams, hostile à toute forme de république populaire et ayant une vision élitiste du pouvoir. Il faut attendre la présidence d’Andrew jackson (1828-1837) pour voir ressurgir les idées de Thomas Jefferson avec des hommes de lettre comme James Fenimore Cooper, l’historien George Banroft et le poète Walt Whitman. Les idées des jacksoniens ne se confondent pas avec celle de la grande bourgeoisie, car ils souhaitent : - une plus grande participation du peuple, un réel progrès social et se déclarent favorables à l’abolition de l’esclavage, question au cœur de la guerre de sécession entre 1861 et 1865 ; 89 - une liberté du commerce, par conséquent une moindre intervention économique de l’Etat qui, jusqu’alors protégeait globalement les intérêts de la grande bourgeoisie. A la suite de la guerre de Sécession, un nouveau courant va dominer la vie politique américaine organisé autour d’un journal « The nation » animé par L. Godkin. Ce courant va allier défense du libéralisme économique le plus débridé et conservatisme social, donnant lieu à un refus de toute intervention sociale de l’Etat, jusqu’à même refuser toute forme de lutte contre les discriminations raciales encore en vigueur dans les Etats du Sud. A la droite de ce courant émergera des conservateurs traditionalistes souhaitant un retour à un ordre aristocratique dans le cadre d’une société qui réaffirme un certain nombre de valeurs morales et religieuses. A la fin des années cinquante, ces deux courants finiront par s’allier dans le cadre du parti républicain pour finir par perdre le qualificatif de « libéral », celui étant désormais réservé aux défenseurs des politiques sociales. 2°) L’orléanisme en France : la liberté et l’ordre Comme nous l’avons relevé, la tension intime entre libéralisme et démocratie est ancienne : Les libéraux ont, en France, partie liée au moins avec les premiers temps de la Révolution française en ce sens qu’ils ne peuvent pas se désolidariser totalement des acquis de la période 1789-1791 : Droits de l’homme, proclamation de l’égalité civile. En revanche, ils ne sont pas solidaires de la phase jacobine de la Révolution ; selon eux, l’Ordre Nouveau issu de la phase unanime de la Révolution n’a pas réussi à se stabiliser et cela a profité à la dictature napoléonienne. En 1830, les nouveaux venus au pouvoir se scindent en deux grands courants : - le « parti du mouvement » dont fait notamment partie La Fayette (1757-1834), Odilon Barrot (1791-1873), Jacques Laffite (1767-1844) et Charles Dupont de l’Eure (17671855), favorable à un élargissement du suffrage et à un gouvernement soucieux des intérêts de la petite bourgeoisie ; - « le parti de la résistance », composé notamment de Casimir Périer (1776-1832), du duc Victor de Broglie (1785-1870) et surtout de François Guizot (1787-1874), parti qui, très tôt, dès 1831 prendra la direction des affaires publiques en défendant nettement les intérêts de la grande bourgeoisie et les notables de province. Ce « parti de la résistance » forme une droite libérale et conservatrice et s’appuie philosophiquement sur les réflexions des doctrinaires qui ne veulent pas que la révolution de 1830 s’engage dans la même voie que la précédente. Parmi ces doctrinaires, on trouve Charles de Remusat (1797-1875), Prosper de Barante (1782-1866)et Pierre Paul Royer-Collard (17631845). Ceux-ci défendent la monarchie constitutionnelle de 1830 qui s’inspire selon eux de la « Glorious Révolution anglaise » de 1688 (Bill of rights de 1689). Avec les évènements de 1830, le modèle de 1688 devient celui d’une « révolution conservatrice. Il est bien tentant d’assimiler le soulèvement des Parisiens contre la « violation » de la Charte par Charles X, à la réaction des parlementaires anglais de 1688. Pour eux, il s’agit de défendre une politique de « juste milieu » entre ordre et liberté, ils sont partisans d’une démocratie représentative qui réserve le pouvoir aux meilleurs. Leur défense de l’ordre social ne s’appuie point sur le nécessaire respect des traditions ou sur un quelconque principe divin, mais bien sur la Raison et le droit constitue à leurs yeux l’outil essentiel de la stabilité sociale et de la justice. En matière de libertés, il sont favorable à 90 la règle de l’élection qui reste censitaire cependant, au principe du débat public et à la liberté de la presse. F. Guizot (1787-1874) fut le représentant le plus illustre de cette droite orléaniste étant à la tête du gouvernement de Louis-Philippe de 1830 à 1848. Il a cru que la révolution de juillet signifiait que la Charte était implantée en France, qu’elle représentait une sorte de pierre angulaire de la vie politique française : Si Charles X avait trébuché dessus, les Orléans pouvaient fonder sur elle une nouvelle dynastie. La cause de la Révolution de 1830 devenait tout naturellement celle de l’installation d’un régime politique enfin stable parce qu’un peu plus ouvert . La Révolution française devait donc se terminer sur l’établissement de la monarchie de juillet. Mais le conservatisme de Guizot suscita la révolution de février 1848, et la droite orléaniste, au cours de la Troisième République finit par se rallier à la République, celle des opportunistes. Les doctrinaires : un centre ? - Pierre Paul Royer-Collard, figure de proue P.P. Royer-Collard (1763-1845) accueille favorablement la Révolution, opposé à la Commune insurrectionnelle née de la journée du 10 Août 1792, il tente de soutenir les Girondins contre les Montagnards. Il est élu au Conseil des Cinq Cents du Directoire en 1795. Pour Royer- Collard, il faut séparer la Monarchie de l’Ancien Régime. Toute tentative de restauration de privilèges doit être combattue, l’égalité civile maintenue. La lutte contre les ultras se double d’une lutte contre la gauche du parti libéral sur le principe suivant : La souveraineté n’appartient pas à la nation. Elle n’appartient pas non plus au roi mais elle appartient à la raison. C’est une manière de se situer au centre du jeu politique. Il est de tous les grands combats libéraux du règne de CHARLES X et en arrive à soutenir l’idée que le roi doit prendre en compte la majorité parlementaire. Il défendit fortement la liberté de la presse. Il mène un combat contre l’absolutisme de la société d’Ancien Régime mais également contre celui de l’Etat jacobin et napoléonien. Document n°129 « Nous, personnes individuelles et identiques, véritables êtres faits à l’image de Dieu et doués d’immortalité, nous avons dans nos glorieuses facultés le discernement religieux ; mais Dieu ne l’a pas donné aux Etats qui n’ont pas les mêmes destinées ». P.P. Royer-Collard in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.594. - Convictions doctrinaires Pour les doctrinaires, la politique doit être rationnelle, c’est-à-dire qu’elle doit prendre en compte l’ensemble de l’histoire de France, parvenir à un équilibre entre tradition et modernité, concilier l’ordre et la liberté. 91 Ils prônent une société gouvernée par les « capacités » et la « classe moyenne ». Cette politique rationnelle conduit à repousser la souveraineté nationale à laquelle les idéologues républicains étaient attachés. Royer Collard restait en effet attaché à la légitimité royale, mais dans le cadre d’une monarchie constitutionnelle. D’autre part, pour les doctrinaires, la « classe moyenne » doit adopter un système de valeurs qui soit capable d’unifier France moderne et France traditionnelle. Pour RoyerCollard, « les classes moyennes ont abordé les affaires publiques ; elles ne se sentent pas coupables ni de curiosité ni de hardiesse d’esprit pour s’en occuper ; elles savent que ce sont leurs affaires. Voilà notre démocratie ! ». « Le Globe » et « Le journal des débats »était considéré comme l’organe des doctrinaires. Le libéralisme des doctrinaires partage avec le libéralisme anglais le souci de la cohésion sociale et on ne saurait le réduire à un individualisme. Les doctrinaires se rattachent aussi à la tradition française en affirmant hautement les droits de l’Etat. C) Le traditionalisme d’inspiration positiviste Avec la défaite de la France contre la Prusse et l’écrasement de la Commune de Paris, la France apparaît dangereuse et socialement malade. Les courants bonapartiste et légitimiste disparaissent en tant qu’acteurs centraux de la scène politique et la droite orléaniste finit par se convertir à la République. C’est dans ce contexte que Taine et Renan écrivent. Ils développent des thèmes libéraux mais aussi conservateurs comme l’importance accordée au rôle des notables, la crainte des effets du suffrage universel, la valorisation des corps intermédiaires. Ils s’unissent dans la recherche d’un équilibre entre novation et tradition : un traditionalisme d’inspiration positiviste. Un traditionalisme par rejet de l’idée démocratique mais associé à un positivisme qui rejette le monarchisme chrétien et le libéralisme autoritaire au profit d’une confiance dans le progrès des sciences et des techniques. 1°) Taine, la condamnation du jacobinisme et la défense du savoir Hyppolite Taine (1828-1893), historien et philosophe, s’attache à discerner des « lois historiques » d’évolution des sociétés humaines. Pour lui, dans son ouvrage « Histoire de la littérature anglaise, 1864-1872 », l’évolution de l’espèce humaine est largement inévitable parce que déterminée par : - la « race » entendue comme qualités propres et valeurs héritées de chaque peuple , « le ressort du dedans » ; - le « milieu » entendu comme l’espace géographique dans lequel le peuple se meut et ayant une capacité à façonner ses idées et ses mœurs , « la pression du dehors » ; - le « moment » entendu comme étape particulière dans le stade de développement d’un peuple, « l’impulsion déjà acquise ». Suite à la défaite contre la Prusse et à l’épisode sanglant de la Commune, H. Taine travaille à une œuvre qui sera inachevée « Histoire des origines de la France contemporaine ». Dans cet ouvrage, il s’attaque à l’œuvre de la Révolution française, au jacobinisme qui néglige le poids des « lois historiques », nie les hiérarchies « naturelles » et qui a l’outrecuidance de fonder un nouvel homme. Il a horreur de cette « démocratie épaisse » qui donne à l’Etat un rôle trop conséquent : « Prenons garde aux accroissements de l’Etat et ne souffrons pas qu’il soit autre chose qu’un chien de garde ». Dans ses « Notes sur l’Angleterre » (1871), il défend une politique modeste. 92 Document n°130 « Un Français rapportera toujours d’Angleterre cette persuasion profitable que la politique n’est pas une théorie de cabinet applicable à l’instant, tout entière et tout d’une pièce, mais une affaire de tact où l’on ne doit procéder que par atermoiements, transactions et compromis ». H. Taine in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.687. Pour lui, le gouvernement révolutionnaire est le « triomphe de la raison pure et de la déraison pratique ». Il défend une société aristocratique et méritocratique dans laquelle l’éducation est la première priorité et non une société qui confie le pouvoir à des masses incultes. 2°) Renan et l’aristocratie de l’intelligence De son côté Ernest Renan (1823-1892), spécialiste des religions et des langues orientales est comme H. Taine un défenseur de la démarche scientifique. Il va, après avoir dans ses jeunes années fréquenté le séminaire, défendre les principes de la libre pensée, de la nécessaire séparation de l’Eglise et de l’Etat et même faire scandale en 1863 en publiant « La vie de Jésus », ouvrage dans lequel il porte une analyse rationnelle et historique de la vie du Christ le considérant comme un « homme incomparable ». Mais suite à la défaite contre la Prusse et la Commune, dans son ouvrage « La réforme intellectuelle et morale » (1871), il va prendre le parti d’une critique radicale de la Révolution de 1789 considérant qu’ « un pays démocratique ne peut être bien gouverné, bien administré, bien commandé ». Critique de la souveraineté populaire qui confie le pouvoir à une masse d’ « ignorants » et d’ « analphabètes ».et critique du mécanisme de l’élection qui n’empêche pas les tumultes, il défend une société d’ordre où les meilleurs - les savants - gèrent les affaires publiques. A la fin de sa vie, il finira par être convaincu des bienfaits de la IIIème République en raison de la liberté de conscience et de la presse et du développement de l’institution scolaire. D) Le patriotisme romantique : la nation, creuset de l’histoire et des valeurs A la fin du XIXème, le nationalisme change de camp. Porté historiquement par les révolutionnaires qui faisaient de la nation la source de la souveraineté et le moyen de lutter contre les monarchies absolues, il devient l’apanage de la droite, faisant de la nation un moyen de maintenir l’ordre social, un creuset de l’histoire, des valeurs et des traditions. Ce nationalisme de droite est donc conservateur et s’alimente à deux sources : - la xénophobie et l’esprit de revanche ; - l’anti-modernisme par condamnation de l’individualisme, du libéralisme, du parlementarisme et de la démocratie représentative. On est bien loin ici des réflexions de J. Michelet (1798-1874) qui, dans son ouvrage « Le peuple » (1846) , écrivait « La patrie, la grande amitié où sont tous nos attachements nous est d’abord révélés par eux ; puis à son tour elle les généralise, les étend, les ennoblit. L’ami devient tout un peuple. Nos amitiés individuelles sont comme des premiers degrés de cette grande initiation, des stations par où l’âme passe, et peu à peu monte, pour se connaître et s’aimer dans cette âme meilleure, plus désintéressée, plus haute, qu’on appelle la Patrie ». 93 On est loin de cette volonté de Michelet d’associer nation, liberté et révolution, il écrit ainsi : « Par devant l’Europe, la France, sachez le, n’aura jamais qu’un seul nom inexpiable, qui est son vrai nom éternel, la Révolution ». 1°) Les sources intellectuelles du nationalisme de droite Le nationalisme n’est pas né simplement à gauche, on trouve dans les réflexions des contre-révolutionnaires de L. de Bonald et J. de Maistre des éléments qui annoncent l’émergence d’un nationalisme conservateur. Un nationalisme qui insiste sur l’enracinement des individus. La nation se définit à partir de son histoire, son passé, ses traditions, ses coutumes. Sa défense exige un rappel incessant de ses origines, le respect des enracinements et des attachements des individus aux « communautés naturelles » dans lesquelles se forgent les traditions et coutumes. Dans ces conditions, la France est cette communauté éternelle, celle qui était, qui est et qui doit rester en l’état. Cette nation s’est construite sur la base d’un socle religieux, la France est « fille aînée de l’Eglise » et doit le rester. Ce nationalisme de droite s’appuie donc sur une définition essentialiste de la nation et non volontariste comme le fait le nationalisme de gauche. 2°) La synthèse de Renan Il revient à Ernest Renan d’avoir synthétisé la définition essentialiste et volontariste de la nation. De l’aspect volontariste, on retient dans son discours prononcé le 11 mars 1882 à la Sorbonne, « le plébiscite de tous les jours », faisant de la nation une association de citoyens libres et éclairés. De l’aspect essentialiste, on peut retenir l’idée que la nation est la « possession en commun d’un riche legs de souvenirs ». On peut ici relever que si l’aspect volontariste apparaît, c’est aussi en raison de la nécessité de légitimer la reprise de l’Alsace et de la Lorraine. L’Allemagne défend une conception objective ou essentialiste de la nation, la France pour se réapproprier légitimement l’Alsace et la Loraine se doit de développer une conception alternative de la nation. Document n°131 Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j’entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grande chose ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. […] Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, jouir, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l’on comprend malgré les diversités de race et de langue. […] 94 L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. […] Dans l’ordre d’idées que je vous soumets, une nation n’a pas plus qu’un roi le droit de dire à une province : « Tu m’appartiens, je te prends. » Une province, pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu’un en cette affaire a droit d’être consulté, c’est l’habitant. Une nation n’a jamais un véritable intérêt à s’annexer ou à retenir un pays malgré lui. […] Je me résume, messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours du fleuve, ni de la direction des chaînes de montagne. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Ernest Rénan, Qu’est-ce qu’une nation ? (1882), conférence prononcée à la Sorbonne le 11 mars 1882. 3°) L’émergence du nationalisme français à la fin du XIXème siècle La nationalisme de droite est représentée dans les débats politiques des années 18901914 par Maurice Barrès, Charles Maurras et Charles Péguy. Il reviendrait à Maurice Barrès la paternité de la réintroduction de ce terme dans les débats politiques par la publication d’un article en 1892 dans Le Figaro, article intitulé : « La querelle des nationalistes et des cosmopolites ». Le nationalisme de droite fait figure d’idéologie de troisième voie, récusant libéralisme et socialisme internationaliste et imposant la défense de l’identité nationale sur tous les autres enjeux politiques. Peu à peu une distinction sémantique va séparer la gauche et la droite sur la question nationale, la droite sera nationaliste, la gauche patriote. Le nationalisme serait dans le culte de la puissance, dans la recherche de l’expansion et la haine du cosmopolitisme, le patriotisme serait soucieux de souder la communauté des citoyens et donc tourner vers l’intérieur. Le nationalisme de droite s’est forgé à travers les crises politiques de la IIIème République, son antiparlementarisme se construira dans le boulangisme, sa xénophobie et son antisémitisme durant l’Affaire Dreyfus, lui donnant cette caractéristique d’un appel incessant à la lutte contre tous les ennemis de la France, les ennemis intérieurs (juifs, franc-maçons, métèques, socialistes révolutionnaires, etc.) et extérieurs (l’Allemagne principalement à cette époque). 4°) Barrès, le culte de la terre et des morts Maurice Barrès (1852-1935) illustre pleinement les évolutions, circonvolutions du nationalisme de droite. Il va s’associer à tous les mouvements autoritaires et réactionnaires qui vont jalonner la fin du XIXème siècle. Boulangiste, fondateur de la Ligue de la Patrie française (1898) et anti-dreyfusard, il développe peu à peu un nationalisme haineux. Dans son « Programme électoral de Nancy » en 1906, il écrit : « Je me présente contre les politiciens, les francs-maçons, les risques d’anarchie (…) Assainissons la République. Balayons la franc-maçonnerie. Il faut que tous les braves gens, exaspérés par la tyrannie maçonnique et par les menaces anarchistes, défendent (…) leur drapeau, leurs libertés et leur travail ». 95 Document n°132 « La naissance de la IIIème République s’accompagne (…) d’une floraison d’essais et de pamphlets dénonçant violemment l’activité des « forces obscures » oeuvrant contre la « vraie France ». L’accusation est portée tout d’abord contre les francs-maçons. Elle vise surtout le Grand Orient de France (principale obédience maçonnique française) qui devient à cette époque un haut lieu de l’anticléricalisme. Condamnée comme secte par le pape Léon XIII (encyclique Humanum Genus, 1884) pour avoir rompu en 1877 avec toute référence à Dieu (ou « Grand architecte de l’Univers ») dans ses constitutions, la Franc-maçonnerie française compte dans ses rangs de nombreux républicains (comme L. Gambetta, J. Ferry, E. Littré, J. Grévy, J. Simon ou F. Faure). Elle incarne pleinement la « libre pensée » rationaliste et sceptique qui milite depuis des années en faveur de la laïcité. Une partie des lois sociales votées par la majorité républicaine (dont les lois Ferry sur l’enseignement scolaire) a été inspirée par le travail des loges. Société de pensée influente, à la fois spirituelle et laïque, elle ressemble trop à une contre-église professant une « religion civile » pour ne pas s’attirer les foudres des milieux conservateurs catholiques. Aussi, les discours sur la décadence nationale s’alimentent-ils de diatribes particulièrement virulentes à l’égard des francs-maçons ». O. Nay, Histoire des idées politiques, op-cit, p.356-357. Pour lui, le nationalisme est la voie qui permet de libérer les « énergies » humaines, leurs instincts, leurs sentiments réels, leurs animalités. Il convient de revivifier « l’énergie nationale » en luttant contre les « modérés », les « mous », les « profiteurs », les « petits », les « parasites », les « attentistes » et les « opportunistes ». Un nationalisme tout orienté vers la reconquête du cimetière de Chambières6, vers la reconquête de l’Alsace-Lorraine « terre de captivité ». Mais cette libération des énergies ne doit pas se faire en rupture avec le passé. L’énergie nationale se nourrit de la « Terre et des morts ». La France de Barrès est celle des ancêtres qu’il faut aimer toute entière : « Une nation, c’est la possession en commun d’un antique cimetière et la volonté de faire valoir cet héritage indivis ». Cette conception est le produit d’un anti-individualisme qui s’est nourri d’une quête du Moi dans un premier temps. C’est dans cette quête du Moi que Barrès finit par, selon ses dires, retrouver la famille, la race et la nation. Document n°133 « J’ai été un individualiste, et j’en disais sans gêne les raisons ; j’ai prêché le développement de la personnalité par une certaine discipline de méditation intérieure et d’analyse. Ayant longuement creusé l’idée du « Moi » avec la seule méthode des poètes et des romanciers, par l’observation intérieure, j’étais descendu, descendu parmi les sables sans résistance, jusqu’à trouver au fond et pour support la collectivité . Voilà déjà qui nous rabat l’orgueil individuel (…). Tous les maîtres qui nous ont précédés et que j’ai tant aimés, et non seulement les Hugo, les Michelet, mais ceux qui font transition, les Taine, les Renan, croyaient à une raison indépendante existant en chacun de nous et qui nous permet d’approcher la vérité. Voilà une notion à laquelle pour ma part je me suis rattaché passionnément. L’individu ! Son intelligence, sa faculté de saisir les lois de l’univers ! Il faut en rabattre. Nous ne sommes pas les maîtres des pensées qui naissent en nous. Elles ne viennent pas de notre intelligence ; elles sont des façons de réagir où se traduisent de très anciennes dispositions physiologiques. Selon le milieu où nous sommes plongés, nous élaborons des jugements et des raisonnements. 6 Cimetières de Chambières où un monument aux morts dédié à la mémoire des soldats français fait figurer l’inscription « Malheur à moi » et où une pierre commémorative à la mémoire des soldats allemands « jette ce cri insultant » selon M. Barrès : « Dieu était avec nous ». 96 La raison humaine est enchaînée de telle sorte que nous repassons tous les pas de nos prédécesseurs. Il n’y a pas d’idées personnelles ; les idées mêmes les plus rares, les jugements même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et se retrouvent chez tous les êtres de même organisme assiégés par les mêmes images. (…) Dans cet excès d’humiliation, une magnifique douceur nous apaise, nous invite à accepter tous nos esclavages et la mort : c’est, si l’on veut bien comprendre – et non pas seulement dire du bout des lèvres, mais se représenter d’une façon sensible – que nous sommes la continuité de nos parents. Cela est vrai anatomiquement. Ils pensent et parlent en nous. Toute la suite des descendants ne fait qu’un seul être. Sans doute, sous l’action de la vie ambiante, une plus grande complexité y pourra apparaître, mais qui ne dénaturera point. C’est comme un ordre architectural que l’on perfectionne : c’est toujours le même ordre. C’est comme une maison où l’on introduit d’autres dispositions : c’est toujours la même maison. Celui qui se laisse pénétrer de ces certitudes abandonne la prétention de penser mieux, de sentir mieux, de vouloir mieux que ses père et mère, il se dit : « Je suis eux-mêmes ». Et de cette conscience, quelles conséquences il tirera ! Quelle acceptation ! Vous l’entrevoyez. C’est tout un vertige où l’individu s’abîme pour se retrouver dans la famille, dans la race, dans la nation ». M. Barrès, « La Terre et les Morts » et « Scènes et Doctrines du nationalisme », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1180-1181. Il y a dans sa conception du nécessaire rattachement de la nation au culte des morts et des ancêtres, comme un individu qui se met en quête d’éternité et sous le regard des morts. Au fond M. Barrès vit en pensant à sa futur tombe et les yeux ou l’œil qui le regarderaient. Document n°134 « (…)ceux qui ne se connaissent pas avec respect, avec amour et avec crainte comme la continuation de leurs parents, comment trouveront-ils leur direction ? C’est ma filiation qui me donne l’axe autour duquel tourne ma conception totale, sphérique de la vie. Tant que je demeurerai, ni mes ascendants, ni mes bienfaiteurs ne seront tombés en poussière. Et j’ai confiance que moi même, quand je ne pourrai plus me protéger, je serai abrité par quelquesuns de ceux que j’éveille » (…) Il n’y a même pas de liberté de penser. Je ne puis vivre que selon mes morts. Eux et ma terre me commandent une certaine activité. (…) Epouvanté de ma dépendance, impuissant à me créer, je voulus du moins contempler face à face les puissances qui me gouvernent. Je voulus vivre avec ces maîtres et, en leur rendant un culte réfléchi, participer pleinement de leur force. (…) D’autres se décomposent par l’analyse ; c’est par elle que je me recompose et que j’atteints ma vérité ». M. Barrès, « Scènes et Doctrines du nationalisme », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1181. 6°) Péguy, la célébration de l’ancienne France Charles Péguy (1873-1914) est un auteur difficilement classable dans la mesure où il a combiné un moment foi chrétienne et adhésion aux principes du socialisme. Anti-dreyfusard également, il fût ami de L. Blum et admiratif de Jaurès. Mais, très rapidement son socialisme spiritualiste disparut en raison de l’antimilitarisme de gauche, au profit d’un nationalisme célébrant les vertus du peuple de l’ancienne France. Ce nationalisme prit vite : 97 - - une tournure anti-moderne, par condamnation de l’argent qui corrompt, de la politique républicaine dont on en vit contrairement à la mystique républicaine pour laquelle on mourrait ; une tournure haineuse contre les pacifistes, les cosmopolites et les antimilitaristes. 7°) Maurras et le « nationalisme intégral » Charles Maurras (1868-1952) est celui qui incarne le mieux la permanence de la pensée contre-révolutionnaire, mais une pensée contre-révolutionnaire revisitée et régénérée par une forme de positivisme rationaliste et par un nationalisme xénophobe et antisémite. Dans ses ouvrages « Enquête sur la monarchie », « Mes idées politiques » et dans ses articles publiées dans l’Action française (1908-1944), Ch .Maurras aime y décrire une France classique ancrée dans la latinité et l’héritage romain, loin des désirs de liberté illimitée aux origines juives, germaniques, anglo-saxonnes et protestantes. Il y défend une « politique naturelle », une politique scientifique qui repose sur la biologie et l’histoire, antichrétienne mais catholique. Il reste que son rationalisme affiché se construit sur la base de la confirmation du sentiment, il vient après comme confirmation de la politique naturelle. Pour Ch . Maurras, la philosophie doit « éclaircir et fixer le sentiment ». La condamnation de la France moderne : pour une « politique naturelle » Pour Charles Maurras, la France connaît la voie de la décadence depuis que la République a été choisie. Pour lui, le progrès de l’humanité ne peut provenir d’une gestion des affaires publiques par le peuple. Seul le petit nombre peut gouverner dans le sens de l’intérêt national et le retour à l’autorité est la condition de la stabilité sociale. Il convient donc de retrouver les voies d’une « politique naturelle », « au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée et les progrès d’une civilisation menacée ». Il est non naturel « qu’il soit au petit d’homme d’élire son papa et sa maman, ni que sa liberté, si souveraine soit-elle, puisse choisir l’emplacement de son berceau ». Cette « politique naturelle » doit respecter la force et l’autorité « naturelles ». Document n°135 « La force est bonne en soi … Le service, bon ou mauvais, auquel on met la force, c’est une question ; le prix de la force en soi est une autre question. Nous parlons de la force pure. Moralement la force est une vertu et physiquement c’est un bien » (…) L’autorité ne se construit ni par en bas ni par en haut … L’autorité est née … L’autorité, saisie ainsi à sa naissance, est quelque chose de simple et de pur. Certains types humains la possèdent, les autres en sont démunis. En laissant de côté ceux qui ne savent que subir, l’homme de liberté, reconnaissable à la fierté d’un cœur que rien ne dompte, diffère de celui que la dignité caractérise et qui inspire surtout le respect : l’homme d’autorité diffère des deux autres. Sa liberté s’impose naturellement à la liberté d’autrui, sa dignité est rayonnante, elle entraîne et transporte. Ce n’est pas le respect et l’admiration, sentiments inertes, c’est une docilité enthousiaste qui lui répond (…) L’instinct tout de même a raison …. L’autorité est du même ordre que la vertu ou le génie ou la beauté ». Ch. Maurras in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1196. 98 Cette politique naturelle doit bien évidemment se garder de mettre en cause l’ordre naturel7, ce qui justifie une condamnation du jacobinisme et du socialisme. Document n°136 « L’Etat politique doit éviter de s’attaquer aux infrastructures de l’Etat social qu’il ne peut pas atteindre et qu’il n’atteindra pas, mais contre lesquelles ses entreprises imbéciles peuvent causer de sérieuses blessures à ses sujets et à lui même ». Ch. Maurras in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1198. Monarchisme, nationalisme et rationalisme Ch. Maurras prône le retour à une monarchie héréditaire et traditionnelle, une monarchie antiparlementaire qui s’appuierait sur les communautés « naturelles » : familles, corporations, institutions religieuses, provinces ; une monarchie qui serait décentralisée. Dans la préface à « Mes idées politiques », il écrit : « Les seuls gouvernements qui vivent longuement, les seuls qui soient prospères, sont, toujours et partout , publiquement fondés sur la forte prépondérance déférée à l’institution parentale ». Document n°137 « L’Action française est née (…)du nationalisme, celui qui au cours de l’affaire Dreyfus menace le régime républicain établi . Tout le soin de Charles Maurras, qui prend vite l’ascendant sur la petite société créée par Maurice Pujo et Henri Vaugeois en 1899, est de donner au nationalisme français une armature doctrinale et une unité d’organisation. A ses yeux le nationalisme français ne sera véritablement accompli, ne sera véritablement « intégral », que s’il conclut sa critique, ses refus, ses colères, par la restauration monarchique. Chez Maurras, point de sentiment, point d’attachement affectif à une dynastie, point même de conviction catholique : le choix royaliste est celui de la raison. En disciple d’Auguste Comte, il pense la nation en termes de société organique et juge que la Révolution a détruit l’unité que la monarchie avait su réaliser en s’appuyant sur l’Eglise. Quatre « Etats confédérés » se sont emparés des pouvoirs publics : les protestants, qui ont importé de Suisse et des pays du Nord l’individualisme, le libéralisme, l’anarchie ; les Juifs, qui sont un particularisme jaloux doublé d’un cosmopolitisme propre à dissoudre les forces vives de la nation ; les francs-maçons, qui perpétuent de manière néfaste l’action des Lumières, en particulier contre le catholicisme ; les « métèques », c’est-à-dire les étrangers qui parasitent le pays. Retrouver l’unité perdue exige la lutte contre ce quadruple envahisseur : en assurer la pérennité impose le choix de la monarchie héréditaire. La méthode doit conjuguer la conquête de l’opinion par les idées et la préparation du « coup de force » pour atteindre au pouvoir. Une dictature royale, pendant un certain temps, aura pour mission de réduire les adversaires à néant. La monarchie qui succédera sera forte à la tête de l’Etat, mais décentralisée jusqu’à la commune, où les libertés locales remplaceront au mieux l’abstraite Liberté dont se gargarisent les républicains ». M. Winock, « La France politique, XIXème-XXème siècle », éd Seuil, 2003, p.140-141. 7 Il reste que Ch. Maurras en ne développant cependant guère ce point, ne considère pas tout à fait que le but du politique est de sauvegarder un ordre naturel fixé pour l’éternité des temps, dans la mesure où il considère qu’il existe un intermédiaire entre la nature brute et l’artificialisme politique : une seconde nature qui, elle , est à sauvegarder dans le cadre d’une politique naturelle. 99 Document n°138 « L’Enquête sur la monarchie repose sur trois points majeurs : 1) la déliquescence du régime issu de la Révolution ; 2) le retour aux traditions de la vraie France ; 3) une restauration de l’Etat (…) a. C’est d’abord une critique en règle de la République : le régime est miné par le principe de l’élection : le député, prêt à tout pour être réélu, n’a aucun intérêt véritable pour la défense de la nation et de l’Etat. L’exemple du « syndicat Dreyfus », coalition des révolutionnaires, l’a suffisamment prouvé. Sans cesse tiraillé entre des intérêts opposés, soumis aux pressions des oligarchies, le régime n’a ni politique intérieure, ni politique extérieure stable et durable. Il est guidé et gouverné par les intérêts de l’étranger : les « quatre Etats confédérés » - à savoir, « les juifs, les franc-maçons, les protestants et les métèques » qui détruisent chaque jour la substance française. (…) Le catholicisme qui a fait la France, est éliminé –lourde et gravissime perte pour la nation. b. Le retour à la monarchie aura pour immense avantage le rétablissement de l’ordre. Ordre historique car retour à la véritable tradition nationale ; ordre social, dans la mesure où les hiérarchies sociales naturelles recouvrent leurs responsabilités naturelles ; ordre politique, puisque le roi, entouré de son conseil et légitimement soucieux de l’intérêt de la nation, qui coïncide nécessairement avec celui de sa dynastie, n’aura d’autre dessein que de le réaliser ; ordre administratif puisque les provinces, rétablies dans leurs dignités et fonctions, retrouveront leur pouvoir local, supprimé par le jacobinisme départemental ; ordre religieux dans la mesure où l’Eglise catholique, enfin rétablie dans ses privilèges, jouira de toutes ses prérogatives et de son influence dans l’Etat. Ainsi le « pays réel » pourra enfin se substituer en « pays légal ». c. « Le roi en ses conseils, les français en leurs états, « l’autorité en haut, les libertés en bas » (…). Depuis la Révolution, l’Etat a tout envahi et se mêle de questions que les citoyens mieux avertis que lui connaissent davantage, alors que – paradoxe du régime républicain – on demande à ses citoyens, qui seraient tout à fait aptes à régir au mieux leurs affaires locales, de trancher par l’élection « les questions les plus lointaines, les plus profondes et les plus épineuses de la politique générale ». Le rétablissement de l’exercice de la souveraineté au sommet de l’Etat, dans la branche survivante capétienne, est le remède proposé par Maurras ». Charles Maurras cité par Jacques Prévotat, « L’action française », Ed Puf, coll Quesais-je ? », 2004, p.14-15-16. Sa défense de la monarchie réside dans le fait qu’elle est le régime « naturel » par excellence qui reconnaît le rôle du père. Document n°139 « Au commencement de la royauté nationale, par-delà le phénomène de protection et de patronage, il faut placer d’abord un fait aussi complet, aussi primordial, aussi digne de vénération et d’admiration que possible, le fait de force qui est aussi un fait d’amour, le fait de nature qui est aussi un acte de volonté : la paternité. Les Rois de France ont été les Pères de la Patrie». Ch. Maurras, « Mes idées politiques », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1215. 100 Cette monarchie se doit d’être héréditaire, car les métiers se transmettent « naturellement ». Document n°140 « On naît juge ou marchand, militaire, agriculteur ou marin, et lorsqu’on est né tel ou tel on se trouve en outre, non point seulement par nature, mais encore, mais encore par position, plus capable d’accomplir d’une façon utile la fonction correspondante : un fils de diplomate ou de commerçant trouvera dans les entretiens de son père, dans le cercle de sa famille et de son monde, dans la tradition et la coutume qui l’envelopperont et le soutiendront, les vivants moyens d’avancer plus rapidement que tout autre, soit dans le commerce, soit dans la diplomatie. La carrière de sa famille lui aura fait trouver la ligne du moindre effort et du plus grand effet utile, c’est-à-dire du meilleur rendement humain». Ch. Maurras, « Trois idées politiques », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1216. Une monarchie qui s’appuierait sur le rôle essentiel de la famille, mais d’une famille particulière, non celle avancée par les révolutionnaires organisant le partage successoral égalitaire, celle qui reconnaît au père le droit de choisir un seul de ses enfants comme héritier. Une monarchie qui s’appuierait sur le rétablissement de l’aristocratie, une aristocratie légitime car étant dotée de devoirs plus que les autres. Une monarchie, parce qu’elle est un pouvoir fort, qui assurerait la mise en œuvre de la décentralisation, face à une République qui, par peur de ses ennemis, est dans l’incapacité intrinsèque de réaliser un tel processus. Document n°141 « Qui ne voit qu’en une République, c’est-à-dire sans chef permanent, la prudence patriotique fera un devoir de décentraliser beaucoup plus chichement qu’on n’oserait le faire sous un régime monarchique ? Seul un Roi, un pouvoir stable et héréditaire, peut répondre de l’unité de la patrie».(…) Les républicains « ne peuvent décentraliser, car ils n’existent, ils ne durent, ils ne gouvernent que par la centralisation. Tout pouvoir républicain sort en effet de l’élection. S’il veut se maintenir à l’élection suivante, l’élu, ministre ou député, a besoin de tenir de près son électeur. Qui tient l’électeur ? Le fonctionnaire. Qui tient le fonctionnaire ? L’élu, ministre ou député, par la chaîne administrative. Décentraliser l’administration, c’est donc couper en deux ou trois endroits cette chaîne de sûreté ; c’est rendre au fonctionnaire une part d’indépendance, à l’électeur la liberté correspondante. Le ministre ou le député perd ses moyens électoraux. Soyez persuadé qu’il n’y renoncera que contraint et forcé ». Ch. Maurras, « Enquête sur la monarchie», in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1222-1223. Mais une monarchie qui pose un roi dictateur, au dessus-du droit, susceptible d’enfermer tout individu par simple lettre de cachet. Document n°142 « On le sait, nous sommes les partisans résolus des lettres de cachet. Entourés des garanties de la magistrature royale, ces actes d’arbitraire souverain, avoués, sigillés, dont un homme vivant et une famille régnante prenaient hautement, fièrement la responsabilité, ont souvent, ont longtemps prévenu le mal avant de le laisser porter des fleurs et des fruits». Ch. Maurras, in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1221. 101 Son « nationalisme intégral » est fortement marquée de xénophobie et d’antisémitisme, pourfendeur de ce qu’il appelle « l’Anti-France », il s’en prend violemment aux juifs, métèques, francs-maçons et protestants. Document n°143 Selon Henri Vaugeois, « l’idéal républicain s’est dégradé sous l’effet de « trois puissances diversement hostiles à nos mœurs françaises » : l’esprit franc-maçon, l’esprit protestant, l’esprit juif. Le régime n’est plus humain : les lois qui régissent le pays sont abstraites comme des « idées pures » ». Henri Vaugeois d’après Jacques Prévotat, « L’action française », Ed Puf, coll Quesais-je ? », 2004, p.12. L’attachement à la nation ou à la patrie n’est pas selon lui le résultat d’un contrat mais un fait naturel. Document n°144 « La patrie est une société naturelle ou, ce qui revient absolument au même, historique. Son caractère décisif est la naissance. On ne choisit plus sa patrie – la terre de ses pères – que l’on ne choisit son père et sa mère. On naît français par le hasard de la naissance, comme on peut naître Montmorency ou Bourbon. C’est avant tout un phénomène d’hérédité ». (…) Les Français nous sont amis parce qu’ils sont Français, ils ne sont pas Français parce que nous les avons élus pour nos amis. (…) La France n’est pas une réunion d’individus qui votent, mais un corps de familles qui vivent ». Ch. Maurras, « Mes idées politiques», in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1213. L’attachement à la nation est le remède aux désespoirs des individualistes romantiques. Document n°145 « Je comprends qu’un être isolé, n’ayant qu’un cerveau et qu’un cerveau, qui se s’épuisent avec une misérable vitesse, se décourage et, tôt ou tard, désespère du lendemain. Mais une race, une nation sont des subsistances sensiblement immortelles ! Elles disposent d’une réserve inépuisable de pensées, de cœurs et de corps. Une espérance collective ne peut donc pas être domptée . Chaque touffe tranchée reverdit plus forte et plus belle. Tout désespoir en politique est une sottise absolue ». Ch. Maurras, « L’Avenir de l’intelligence in Œuvres capitales », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1214. Son rationalisme emprunte à ce qu’il nomme le « classicisme », lui même fondé sur les méthodes d’enseignement de la théologie sans la foi. Document n°146 « Il ne s’agit pas (de la foi), mais des vertus pédagogiques de la théologie dans le catholicisme. A la différence de la théologie protestante, son caractère est de former une synthèse où tout est lié, réglé, coordonné depuis des siècles, par les plus subtils et les plus vastes esprits humains, en sorte qu’on peut dire qu’elle enferme, définit, distribue et classe tout. Point de discussion inutile : tout aboutit. Les doutes se résolvent en affirmations ; les analyses, si loin qu’on les pousse, en reconstitutions brillantes et complètes. Voilà pour de jeunes esprits la préparation désirable. Ils pourront changer plus tard au dogme ce qu’ils voudront et, s’il leur plaît, se faire bouddhistes ou parsis. L’essentiel est qu’ils aient éprouvé les effets d’une discipline aussi forte. 102 Ils réuniront de la sorte à marquer les éléments multiples d’une notion, et (comme répondait Mgr d’Huslt à un député radical qui riait de ses distinguos) ils oseront « distinguer pour ne pas confondre ». Ils seront exercés à juger de sang-froid et à raisonner avec suite. On les aura introduits à l’art de penser ». Ch. Maurras, « Trois idées politiques », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1196. Il condamne la démocratie libérale et la République qui met en avant une liberté sans frein : « La raison prévoit que la vie générale s’abaissera quand l’individu effréné verra patronner par l’Etat sa funèbre liberté de ne penser qu’à soi et de ne vivre que pour soi »8 et souhaite concilier ordre social et liberté individuelle ce qui revient « au carré circulaire et au cercle carré »9. Une démocratie libérale qui a laissé se développer la domination de l’Or. Document n°147 « Quelques centaines de familles sont devenues les maîtresses de la planète (…) De l’autorité des princes de notre race, nous avons passé sous la verge des marchands d’or, qui sont d’une autre chair que nous, c’est-à-dire d’une autre langue et d’une autre pensée. Cet Or est sans doute une représentation de la Force, mais dépourvue de la signature du fort. On peut assassiner le puissant qui abuse : l’Or échappe à la désignation et à la vengeance. Ténu et volatil, il est impersonnel. Son règne est indifféremment celui d’un ami ou d’un ennemi, d’un national ou d’un étranger. Sans que rien le trahisse, il sert également Paris, Berlin ou Jérusalem. Cette domination la plus absolue, la moins responsable de toutes, est pourtant celle qui prévaut dans les pays qui se déclarent avancés » ». Ch. Maurras, « Œuvres capitales », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1208. L’action française Charles Maurras est à l’origine du mouvement politique l’Action française qui est d’abord un journal créé en 1908, auparavant fut créé la Ligue d’action française en 1905, un Institut d’enseignement (1906). A la marge extrême de ce mouvement, on trouve les Camelots du Roy, organisation politique violente qui multiplie les coups de mains contre les ennemis du « nationalisme intégral ». Parmi les sympathisants de l’Action française on trouve le philosophe catholique Jacques Maritain et le romancier Georges Bernanos. Nombre de ses affiliés verseront dans la collaboration en 1940 tels Georges Valois, fondateur du faisceau, l’historien Pierre Gaxotte, Lucien Rebatet ou Robert Brasillach. Le nationalisme de l’Action française présente cependant une originalité, une distance voir une indépendance à l’égard de toute référence chrétienne. Sa défense de l’Eglise ou de la religion catholique ne sert qu’un objectif : la préservation de l’identité nationale : « La politique d’abord ! ». Ce qui signifie deux choses : - la prise du pouvoir politique est la condition de toute réforme sociale et économique ; - le détachement de la politique et de la morale. 8 Ch. Maurras, « Œuvres capitales », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1207. 9 Ch. Maurras, « Œuvres capitales », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1207. 103 Cette orientation lui vaudra une condamnation papale en 1926, condamnation qui ne durera qu’un temps seulement car Pie XII le 1er juillet 1939 lève interdictions et mise à l’index à l’égard des membres de l’association. Document n°148 « En aucun cas, il n’est permis aux catholiques d’adhérer aux entreprises et en quelque sorte à l’école de ceux qui placent les intérêts des partis au-dessus de la religion et veulent mettre la seconde au service des premiers ; il n’est pas permis non plus de s’exposer ou d’exposer les autres , surtout les jeunes gens, à des influences ou des doctrines constituant un péril tant pour l’intégrité de la foi et des mœurs que pour la formation catholique de la jeunesse … Il n’est pas permis non plus aux catholiques de soutenir, de favoriser, de lire des journaux dirigés par des hommes dont les écrits, en s’écartant de nos dogmes et de notre doctrine morale, ne peuvent pas échapper à la réprobation » Allocution de Pie XI, le 20 décembre 1926, in Jacques Prévotat, « L’action française », Ed Puf, coll Que-sais-je ? », 2004, p.64. Par ailleurs, ce que Charles Maurras aime dans le catholicisme, c’est non l’esprit chrétien, mais cette série d’intermédiaires entre Dieu et les individus, série d’intermédiaires qui met en avant la nécessité de l’ordre et du respect de la hiérarchie. Ce qui le conduit bien évidemment à cultiver une haine à l’égard des protestants. Document n°149 « Le mérite et l’honneur du catholicisme furent d’organiser l’idée de Dieu et de lui ôter le venin du déisme ou foi directe de l’individu en Dieu. Sur le chemin qui mène à Dieu, le catholique trouve des légions d’intermédiaires : il en est de terrestres et de surnaturels, mais la chaîne des uns aux autres est continue ». Ch. Maurras, « Trois idées politiques », in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1204. Document n°150 « Le Dieu catholique garde immuablement cette noble figure que lui a dessiné la haute humanité. Les insensés, les vils, les enchaînés par le dogme, ne sont point libres de se choisir un maître de leur façon et de leur image. Celui-ci reste supérieur à ceux qui le prient». Ch. Maurras, « Œuvres capitales »in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.1205. SECTION V : LA REFLEXION ALLEMANDE SUR LE DROIT, LA MORALE ET L’ETAT Dans les autres pays européens, en Russie, en Autriche et en Prusse, de la fin du XVIIIème siècle jusqu’à la fin du XIXème siècle, on assiste au maintien des monarchies héréditaires. La Révolution ne semble faire guère d’émules. Pourtant, on constate que dans les universités et en particulier en Allemagne, les philosophes s’inspirent fortement des enseignements des Lumières. C’est le cas de Emmanuel Kant, Johann G. Fichte (1762-1844), Friedrich von Schelling (1775-1854), Friedrich Hegel, Sören Kierkegaard (1813-1855), Ludwig Feuerbach (1804-1872) et Eugen Dühring (1833-1921), soucieux certes de la préservation de l’identité allemande, ils n’en sont pas moins convaincus par l’universalisme philosophique et marqués par une croyance dans le progrès de l’Esprit humain. 104 Leur originalité réside dans leur idéalisme assez proche des enseignements platoniciens. Idéalistes, il élèvent la raison et la connaissance au dessus du monde sensible. Très éloigné de ce que l’on appellera le matérialisme historique, la connaissance du monde est un travail de l’esprit, l’œuvre de la conscience. L’accès à la vérité repose sur la perception que l’homme se fait des propriétés objectives du monde. I) L’œuvre politique de Kant : du droit à la morale Emmanuel Kant (1724-1804) auteur de « Critique de la Raison pure » (1781), Critique de la Raison pratique (1788) et Critique du jugement (1790), est le chef de file de l’Aufklärung dont il définit le but : « C’est l’émancipation de l’homme sortant de la minorité intellectuelle où il a vécu jusqu’alors du fait de sa propre volonté … Sapere aude, ose faire usage de ton jugement ! ». Document n°151 "Le programme de "l'aufklärung" avait pour but de libérer le monde de la magie" ("Aufklärung", philosophie des Lumières au sens strict du terme). Horkheimer (M.), Adorno (Th.W.), "La dialectique de la raison", Paris, Ed Gallimard, 1974, p.21. Une émancipation de l’homme qui s’appuie sur son « insociable sociabilité », sans elle pas de progrès des sociétés humaines. Document n°152 « (…) sans ces qualités d’insociabilité, peu sympathique certes par elles-mêmes, source de la résistance que chacun doit nécessairement rencontrer à ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient à jamais enfouies en germes, au milieu d’une existence de bergers d’Arcadie, dans une concorde, une satisfaction, et un amour mutuel parfaits ; les hommes, doux comme les agneaux qu’ils font paître, ne donneraient à l’existence guère plus de valeur que n’en a leur troupeau domestique ; ils ne combleraient pas le néant de la création en considération de la fin qu’elle se propose comme nature raisonnable. Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil ». E. Kant, « Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique » in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.514. Pour lui, l’essor de la Raison et sa victoire sur les dogmes religieux n’a pas résolu entièrement la question du lien entre théorie et pratique. Il relève que la connaissance qui relève du jugement ordinaire ou des sciences ne permet pas de saisir les propriétés objectives des choses mais reflète des « intuitions » marqués par le regard subjectif des hommes car lié à l’expérience sensible et aux catégories posés à priori. Document n°153 « La Critique de la Raison pure a montré que nous ne connaissons le réel qu’à travers les formes à priori de la sensibilité et les catégories de l’entendement ; nous ne connaissons donc que les « phénomènes », c’est-à-dire le réel qui apparaît à travers ces prismes, et non les « choses » telles que qu’elles sont « en soi ». 105 Celles-ci ne sont pour nous que des « noumènes », c’est-à-dire des objets que nous pouvons seulement penser. La réalité ultime du monde nous nous échappe. Par conséquent, le déterminisme des phénomènes n’est pas un argument contre la liberté humaine10». Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.510. Politiquement, on peut le classer comme défenseur de la Révolution française de 1789, non de 1793. Il est abasourdi par la Terreur et n’a au fond qu’un objectif : la défense du rationalisme critique et de la liberté inspirés par les philosophes des Lumières. Plus précisément, selon Ph. Nemo, E. Kant n’est ni un conservateur, ni un révolutionnaire, il croit en l’action du temps, en la réforme. Document n°154 « Voici que l’homme en était venu à reconnaître que c’est la pensée qui doit gouverner la réalité spirituelle. Ce fut donc une splendide aurore. Tous les êtres pensants ont communié dans la célébration de cette époque. Il régna dans ce temps, une émotion sublime et un frisson d’enthousiasme avait traversé le monde, comme si la réconciliation véritable du divin et du terrestre s’était enfin accomplie ». E. Kant in J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.486. A) Le droit comme fondement de l’unité et de la paix 1°) Le droit, la liberté et l’ordre Pour Kant, le seul but légitime de toute vie en société est la recherche de la liberté, pour lui cela passe par une justice humaine fondé sur le droit qu’il définit comme « l’ensemble des conditions par lesquelles le libre-arbitre de l’un peut s’accorder avec celui de l’autre suivant une loi générale de liberté ». Dans sa « Doctrine du droit » - qu’il élabore dans son ouvrage « Métaphysique des mœurs publié » - en 1795, il conçoit la justice comme étant l’ensemble des règles qui assure la liberté conformément à une loi universelle qui résulte de la coexistence pacifique des hommes et non à une série de droit proclamés, conformément donc au droit naturel. Document n°155 Les principes du droit naturel sont les suivants : - « « Sois un honnête homme » (honeste vivere), donc « ne fais pas de toi même pour autrui un simple moyen, mais sois pour eux en même temps une fin » ; - ne fais de tort à personne (neminem loede), même si tu dois pour cela t’arracher à tout lien avec d’autres hommes et t’écarter de toute société» ; - « Entre avec d’autres dans une société où chacun puisse obtenir ce qui lui revient (suum cuique tribuere) (…) (c’est-à-dire) où chacun peut voir ce qui est sien garanti à l’égard de tout autre ». E. Kant, « Doctrine du droit » in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.520. 10 Au fond E. Kant, reprenant les enseignements de Platon, annonce les premiers sociologues qui consiste à considérer que notre rapport à la réalité sociale est médié, avant d’autres sociologues ou philosophes qui considère que ce rapport est doublement médié. Plus fondamentalement pour ce qui concerne l’histoire des idées politiques, plongé dans un monde « phénoménal », rien ne peut résister à une nouvelle représentation des « noumènes » et donc au changement social. En ce sens, E. Kant ne peut être que libéral ou du moins ne peut que défendre des institutions libérales. 106 - - Toutefois, des droits de l’homme, il retient : « la liberté comme homme ; l’égalité comme sujet devant une même Loi morale ; le droit à être citoyen, c’est-à-dire le droit de tous ceux qui ne sont pas dans un statut de dépendance (qui exclut domestiques et ouvriers) à se trouver dans un état d’égale fraternité devant une loi commune »11 la propriété comme droit inné de l’homme. Document n°156 Les hommes ont « la faculté (…) d’imposer à tous les autres une obligation que, sinon ils n’auraient pas : l’obligation de s’abstenir d’utiliser certains objets de notre arbitre, parce que c’est nous qui les avons d’abord pris en possession » E. Kant, « Doctrine du droit » in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.520. Ce droit de propriété y compris intellectuelle doit être protégé par l’Etat d’où parfois une conception qui pose un net penchant pour l’ordre sur celui de la liberté. Document n°157 « Il n’y a contre le suprême législateur de l’Etat aucune résistance légitime de la part du peuple, car il n’y a d’état juridique possible que grâce à la soumission à la volonté législative pour tous. On ne peut donc admettre en aucune manière le droit de sédition, encore moins celui de rébellion (…). Pour que le peuple fût autorisé à la résistance, (…) il faudrait que la législation contînt une disposition par laquelle elle ne serait plus souveraine ». E. Kant, « Métaphysique des mœurs » , 1795, in O. Nay, Histoire des idées politiques, p.365. Partisan par ailleurs de la peine de mort, il ne souhaite cependant pas la voir s’appliquer aux duels et aux infanticides maternels (d’un enfant illégitime). Document n°158 « L’enfant qui est venu au monde en dehors du mariage est né hors de la loi (laquelle ici se nomme en effet le mariage), par conséquent aussi en dehors de sa protection. Il n’est en quelque sorte introduit dans la république (comme une marchandise interdite) d’une manière telle que celle-ci (dans la mesure où, en toute justice, il n’aurait pas dû venir à l’existence sur ce mode) peut ignorer son existence, donc aussi son anéantissement» E. Kant, « Doctrine du droit » in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.536. Par ailleurs, la République kantienne est une République qui pose les individus libres et égaux, libres de contractualiser, d’échanger, une République où la communauté de travail s’organise sous les formes du salariat. 11 J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.490. 107 Document n°159 « Par un contrat, nul ne peut s’obliger à une telle dépendance, qu’il cesse d’être une personne ; car c’est uniquement à titre de personne qu’il peut conclure un contrat. Or, certes, il semble qu’un homme puisse s’engager envers un autre, par un contrat où il loue ses services, à accomplir certains services d’une nature permise, mais indéterminés quant au degré, cela moyennant salaire, nourriture ou protection, et que par là il devienne seulement sujet, et non pas serf ; simplement n’est-ce là qu’une fausse apparence. Car si le maître est autorisé à utiliser à son gré les forces de son sujet, il peut même les épuiser (comme c’est le cas avec les Noirs dans les îles à sucre) jusqu’à la mort ou jusqu’au désespoir, et dans ce cas le sujet s’est effectivement abandonné à son maître comme s’il constituait sa propriété, ce qui est impossible. Il ne peut donc que se louer pour des travaux qui sont bien définis quant à leur qualité et leur degré (…) E. Kant, « Doctrine du droit » in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.526. 2°) L’idéal républicain Du point de vue des principes constitutionnels, s’il reconnaît une nécessaire séparation des pouvoirs, il s’inquiète de ses possibles effets sur l’unité du droit. C’est pourquoi, ils considèrent qu’un principe hiérarchique doit exister entre les trois pouvoirs. Le législatif est le pouvoir souverain qui doit dominer l’exécutif et le judiciaire. Du point de vue des régimes politiques, il ne manifeste guère de préférence, son souci restant attaché à la question du nécessaire respect du droit. Monarchie, aristocratie, ou démocratie peu importe, pourvu qu’existe une république kantienne fondée sur un Etat de droit dans laquelle les individus consentent au pouvoir qu’ils se sont librement donnés, dans laquelle « le pouvoir législatif ne peut revenir qu’à la volonté unifiée du peuple ». Cette souveraineté du peuple conduit au droit de voter pour des représentants, mais le suffrage reste non universel dans la mesure où E. Kant exclut du droit de suffrage, les femmes et les serviteurs. Partisan de l’isonomie, il défend une République où les « ordres » disparaîtraient avec leurs privilèges. Dans ses ouvrages « Eléments métaphysiques de la justice » (1797) et « Conflit des facultés » (1798), il considère que dans sa république, la politique doit répondre aux exigences de la morale et l’Etat doit considérer les hommes comme une fin et non comme un moyen. B) Le projet de paix internationale En 1795, il rédige son « Projet pour la paix perpétuel » dans lequel il imagine la constitution d’un ordre juridique international et croit en la possibilité pratique d’une paix universel. Mais cela suppose à ses yeux l’universalisation de son modèle de république et donc la disparition des Etats despotiques et la constitution d’une fédération –et non une République universelle - appelé peu à peu à s’étendre à l’ensemble de la planète. Pour E. Kant, « la guerre est fâcheuse en ce qu’elle fait plus de méchants qu’elle n’en emporte », elle est naturelle à l’homme, c’est pourquoi, il convient d’instituer la paix , ce qui suppose un accord sur une série « d’articles préliminaires » entre Etats qui seraient les suivants : -« Aucune conclusion de paix ne doit faire valoir comme telle, si une réserve secrète donne matière à une guerre future » ; 108 - II) « Aucun Etat indépendant (petit ou grand, cela est indifférent ici) ne doit être acquis par un autre Etat à la faveur d’un échange, d’un achat ou d’un don » ; « Avec le temps, les armées permanentes doivent disparaître totalement »; « On ne doit pas faire de dettes touchant des querelles extérieures de l’Etat » ; « Aucun Etat ne doit s’immiscer par la violence dans la constitution et le gouvernement d’un autre Etat » ; « Aucun Etat en guerre avec d’autres ne doit se permettre des hostilités telles qu’elles rendraient impossible la confiance réciproque dans la paix future, comme le sont le recrutement d’assassins, d’empoisonneurs, la violation de la capitulation, l’instigation de la trahison dans l’Etat avec lequel on est en guerre ». Friedrich Hegel : le mouvement de l’histoire et la philosophie de l’Etat Friedrich Hegel (1770-1831) comme E. Kant cherche à saisir le monde dans sa totalité. S’inscrivant également dans la perspective de l’Aufklärung, il considère que le monde connaît et connaîtra un progrès universel sous le signe du progrès de la raison, levant toutes les contradictions entre sujet et objet, entre singulier et universel, entre « être » et « devoir-être », entre vie spirituelle et vie humaine, entre famille, société et Etat. Il mène ainsi une réflexion sur le devenir historique des sociétés humaines cherchant : - à dégager des « lois de l’Histoire et des « principes transcendants » qui gouvernent la destinée du monde ; - à comprendre les éléments constitutifs des sociétés : Dieu et la religion, l’homme, la nature, l’univers, la philosophie, les sciences, le droit et la morale ; - à promouvoir l’idée que l’Etat est à même de dépasser les contradictions du monde. A) L’histoire ou le mouvement de la conscience universelle Comme nous l’avons relevé, Hegel cherche donc à comprendre l’Histoire des sociétés humaines, mais cette Histoire n’est pas celle qui correspond à l’enchevêtrement plus ou moins cohérent d’évènements, elle correspond au lent mouvement des sociétés, aux « temps longs », bien loin des mouvements contingents et erratiques produits de l’action de quelques grands hommes, bien loin de la « bousculade informe des évènements » et du « monde des apparences contingentes ». 1°) L’Histoire ou la réalisation de l’Esprit Pour Hegel, dans son ouvrage « La phénoménologie de l’Esprit », l’Histoire est à saisir comme histoire du progrès de la conscience ; mais une conscience universelle, générale et objective – non la conscience du cogito cartésien -. Conscience universelle qui se développe dans les institutions, les mœurs, la religion, les sciences, les arts et dans la marche même des évènements et qui conduit à l’Unité du monde. S’inscrivant dans la tradition idéaliste allemande, sa philosophie de l’Histoire est bien loin de ce que sera la philosophie de l’histoire marxiste, pour Hegel, le « monde des idées » précède et détermine « le monde des faits ». Cette philosophie est par ailleurs marquée par un déterminisme, il considère que le rôle du philosophe est de chercher « le but final du monde ». 109 2°) La raison Pour Hegel, « l’histoire universelle n’est que la manifestation de la Raison ». Mais cette Raison ne correspond pas à celle définie par les philosophes des Lumières. Elle est « l’Esprit absolu », « matière infinie de toute vie naturelle ou spirituelle », une « puissance infinie » extérieure et supérieure à la société et à la volonté des hommes raisonnable ou déraisonnables. Au fond la Raison se confond avec la réalité historique : « Tout ce qui est rationnel est réel, et ce qui est réel est rationnel ». 3°) Prolongements contemporains :Raison, Raison objective, Raison subjective, rationalité et rationalisation De La Raison à la Raison objective Document n°160 " (...) au XVII° siècle l'aspect objectif de la raison prédominait toujours parce que l'effort principal de la philosophie rationaliste portait sur la formulation d'une doctrine de l'homme et de la nature qui pût remplir, du moins pour le secteur privilégié de la société, la fonction intellectuelle que la religion avait remplie précédemment. Depuis l'époque de la Renaissance les hommes ont tenté d'élaborer une doctrine aussi compréhensive que la théologie et entièrement à partir d'eux mêmes, au lieu d'accepter que valeurs et fins ultimes leur viennent d'une autorité spirituelle. La philosophie s'enorgueillit d'être l'instrument qui permettait de tirer, d'expliquer et de révéler le contenu de la raison comme reflet de la véritable nature des choses et de la configuration exacte du monde vivant". Horkheimer (M.), "Eclipse de la Raison", Paris, Ed Payot, 1974, p.24. Document n°161 Pour "les pionniers de la civilisation bourgeoise", la Raison, en tant que raison objective, devait constituer le principe axial de constitution et d'explication des sociétés et des comportements des individus: "(...) les idées des pionniers de la civilisation bourgeoise, ces représentants de la middle class ascendante, (...) étaient unanimes à déclarer que la raison joue un rôle directeur dans la conduite humaine, et peut être même le rôle prédominant. Pour eux, une littérature sage était celle dont les lois se conformaient à la raison. Les politiques nationales et internationales étaient jugées selon qu'elles suivaient les voies de la raison. On supposait que la raison gouvernait nos préférences et nos rapports avec les autres êtres humains et avec la nature. On pensait qu'il s'agissait d'une entité, un pouvoir spirituel vivant en chaque homme. Et l'on tenait que ce pouvoir était l'arbitre suprême, mieux même, la force créatrice sous-tendant les idées et les choses et à laquelle nous devions consacrer notre vie" Horkheimer (M.), "Eclipse de la Raison", Paris, Ed Payot, 1974, p.19. Document n°162 La théorie de la raison objective n'était pas centrée sur la coordination entre conduite et but, mais sur des concepts, (même si ces concepts ont aujourd'hui pour nous une résonance mythologique), sur l'idée du plus grand bien, sur le problème de la destinée humaine et sur la manière de réaliser les fins dernières" . Horkheimer (Max), "Eclipse de la Raison", Paris, Ed Payot, 1974, p.15. 110 Document n°163 L'idée de raison objective " (...) fut conçue dans l'intention d'accomplir beaucoup plus qu'une simple régulation des rapports entre les moyens et les fins. On la considérait comme un instrument de compréhension des fins, comme l'instrument de leur détermination" . Horkheimer (Max), "Eclipse de la Raison", Paris, Ed Payot, 1974, p.20. De la raison objective à la raison subjective Document n°164 "La pensée moderniste affirme que les êtres humains appartiennent à un monde gouverné par des lois naturelles que la raison découvre et, auxquelles elle est elle même soumise. Et elle identifie le peuple, la nation, l'ensemble des hommes à un corps social qui fonctionne lui aussi selon des lois naturelles et, qui doit se débarrasser des formes d'organisation et de domination irrationnelles qui cherchent, frauduleusement à se faire légitimer par le recours à une révélation ou à une décision supra humaine. C'est une pensée de l'homme dans le monde, donc d'un homme social. Cette pensée s'est opposée à la pensée religieuse avec une violence qui a varié selon les liens qui unissaient pouvoir politique et autorité religieuse". Touraine (A.), "Critique de la modernité", op-cit, p.49. Document n°165 "La conception occidentale la plus forte de la modernité, celle qui a eu les effets les plus profonds, a surtout affirmé que la rationalisation imposait la destruction des liens sociaux, des sentiments, des coutumes et des croyances appelés traditionnels, et que l'agent de la modernisation n'était pas une catégorie ou une classe sociale particulière, mais la raison elle même et la nécessité historique qui prépare son triomphe" . Touraine (A.), "Critique de la modernité", Paris, Ed Fayard, P.24-25. Document n°166 (...) la raison subjective se révèle comme le fait de savoir calculer des probabilités, et par conséquent de coordonner les moyens convenables avec une fin donnée" et en aucun de se soucier de la pertinence ou non de la fin donnée: "Du point de vue subjectiviste, lorsque le terme "raison" est employé pour connoter une chose ou une idée plutôt qu'un acte, ce terme se réfère exclusivement au rapport entre, d'une part, un tel objet ou un tel concept et, d'autre part, un objectif. Il ne renvoie en aucune manière à l'objet ou au concept proprement dit. Cela veut dire que la chose ou l'idée est bonne pour quelque chose d'autre. Il n'y a pas de but raisonnable en tant que tel. Et parler de supériorité d'un but par rapport à un autre en termes de raison n'a aucun sens" . Horkheimer (Max), "Eclipse de la Raison", Paris, Ed Payot, 1974, p.15-16 B) L’Etat moderne et la liberté humaine Hegel considéra que la Révolution française était un événement qui accélérait la diffusion de la conscience universelle et de la liberté. Plus tard, suite à la menace napoléonienne, ses réflexions se firent plus politique, souhaitant dans son ouvrage « La constitution allemande » (1801), l’édification d’un Etat capable d’incarner le peuple allemand. Suite au Congrès de Vienne en 1815, Hegel entend construire une théorie universelle de l’Etat qui figure dans son ouvrage « Philosophie du droit » publié en 1821. 111 1°) Les trois ordres de l’activité humaine ou de la vie éthique ((Sittlichkeit ) : la famille, la société civile, l’Etat S’interrogeant sur la formation de la puissance étatique, Hegel considère que les Etats modernes ne sont pas simplement à saisir comme des phénomènes contingents, l’Etat est le produit du progrès de la conscience universelle. Pour Hegel il convient de distinguer trois entités qui sont à la base de la vie éthique qui assure une réalisation effective de la liberté humaine, loin des réalités inconsistantes du libre-arbitre et fixant un certain nombre de devoirs, trois entités classés hiérarchiquement : - la famille lieu où les individus agissent pour le bien des leurs ; - la société civile composée de deux sphères : la sphère économique et la sphère juridique une sphère économique incapable sans un ordre supérieur d’éviter la course aux besoins et l’essor d’une « populace » ; une sphère du droit qui fait émerger un droit non rationnel car trop attachés aux anciennes coutumes et traditions ou trop attachés et liés à la sphère économique. Une société civile au bout du compte qui s’avère sans Etat être une illusion inconsistante. C’est ainsi qu’Hegel envisage la création des corporations et d’un corps policier en charge de sanctionner les crimes économiques, pour éviter la rivalité entre les hommes ; - l’Etat, puissance souveraine qui porte un principe unificateur en arbitrant les conflits et en protégeant les individus des menaces étrangères, en maintenant une appartenance universelle qui permet aux individus de se transcender et de s’accomplir dans un Tout universel. Mais un Etat qui n’est pas le produit d’un contrat social et qui n’a surtout pas pour simple objectif de protéger les individus, au contraire, puisqu’il peut exiger d’eux leur sacrifice. Document n° 167 « Le devoir n’est pas une limitation de la liberté, mais seulement une limitation de l’abstraction de la liberté, c’est-à-dire l’absence de liberté. Par le devoir, nous pouvons atteindre l’être, acquérir la liberté affirmative ». Hegel in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.526. Document n°168 « L’Etat n’est pas fondé sur un contrat et son essence substantielle ne consiste pas à assurer inconditionnellement la protection et la sécurité de la vie et de la proprité des individus. Il faut dire, au contraire, que l’Etat est cette réalité plus haute qui a des droits sur cette vie et cette propriété des individus et peut en exiger le sacrifice ». Hegel in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.717. 2°) L’Etat et la réalisation de la liberté humaine Pour Hegel, il ne peut y avoir de liberté sans Etat, « l’Etat est la réalité où (l’homme) trouve sa liberté et la jouissance de sa liberté » car l’Etat propose une vie éthique ou moralité objective, un « Bien général » à l’ensemble des individus qui conduit à l’harmonie, moralité objective qui se distingue de la moralité subjective celle qui résulte des comportements privés et qui peut entrer en contradiction avec la Raison universelle. « L’Etat est la sphère de la conciliation de l’universel et du particulier ». 112 Pour lui, contrairement à la pensée libérale, il y a développement concomitant de l’Etat et de la liberté. La liberté se construit non dans le cadre d’un « libre-arbitre » purement subjectif, mais dans l’engagement. Document n°169 Pour Hegel « (…)il y a « trois moments » de la volonté : un premier où la volonté « veut », un second où elle « veut quelque chose », et un troisième, synthétique, où, tout en voulant quelque chose, elle n’en continue pas moins à vouloir l’universel. C’est en ce troisième moment que se situera la « philosophie du droit ». L’homme du « premier moment » ne possède que « la liberté du vide », il refuse tout ordre quel qu’il soit, c’est un « Hindou » recherchant la non forme du Nirvanna, ou encore un révolutionnaire français fanatique de l’époque de la Terreur détruisant toutes les institutions. Kant et Fichte ont, selon Hegel, privilégié le premier moment. Fichte, en particulier, a posé que le moi illimité seul était l’élément positif. L’homme du « second moment » veut le particulier, mais le problème est qu’il croît devoir renoncer par cela même à l’universel. Il est « entêté » à « vouloir uniquement » « ceci », sans comprendre que « la volonté n’est pas liée à un contenu restreint », mais « doit aller au-delà ». Les deux moments sont ainsi « entièrement abstraits et partiels ». Hegel considère qu’il a accompli, quant à lui, le pas que « la philosophie spéculative avait encore à faire » en reconnaissant que « la volonté est l’unité de ces deux moments ; elle est la particularité réfléchie sur soi et par là ramenée à l’universel ou la singularité, (…) Le Moi (sait que) cette déterminité (est) une simple possibilité par laquelle il n’est pas lié mais dans laquelle il se trouve simplement parce qu’il s’y est placé lui-même. C’est cela qui est la liberté de la volonté et cette liberté constitue le concept ou la substantialité de la volonté, pour ainsi dire sa pesanteur, comme la pesanteur constitue la substantialité des corps ». Il y a mieux qu’être libre au sens d’une liberté flottante, un simple « libre-arbitre » subjectif ; c’est de rendre sa liberté « pesante », de s’engager dans la réalité empirique et l’histoire. Certes, alors, on est embarqué dans une certaine réalité, mais comme c’est une réalité qu’on a choisie, on se trouve être, dans cette réalité, à la fois libre et déterminé. Cet « universel en soi et pour soi », que Hegel appelle la « substance », le « rationnel », l’Idée », est le domaine du droit au sens large défini plus haut, qui recouvre toute la culture et l’histoire humaines, toute cette « existence empirique » où des libertés humaines sont à l’œuvre. Le droit ainsi conçu comporte plusieurs « niveaux » : « Chaque niveau de développement de l’Idée de liberté a son droit propre, parce que ce niveau représente l’existence empirique de la liberté dans une de ses déterminations ». Il y aura le « droit de la personnalité », la « moralité », la « famille », la « société civile », « l’Etat ». Il y aura une hiérarchie entre eux (…) » Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.709-710. Document n°170 « Le monde moderne ne sera plus jamais tel. Par suite du christianisme12, la religion n’est plus la religion d’un peuple particulier, mais la religion de l’esprit universel ; la richesse des cités a 12 Rappelons au passage comme le fait A. Touraine que "C'est le christianisme qui poussa le plus loin "le principe de la subjectivation du divin (...), en rompant le lien de la religion et d'un peuple et en donnant une expression non sociale au peuple de Dieu" et qu’il ressort des premières heures du christianisme, selon G.Lescuyer et M. Prélot, la volonté de constituer une véritable " (...) communauté, unique et universelle, fondée par Dieu lui même, qui réalise la plus grande des universalités. La logique est donc que l'humanité soit juridiquement une, comme elle l'est spirituellement; qu'elle soit soumise à une seule loi et à un seul gouvernement; qu'elle forme la première de ces universitates (...)" . Touraine (A.), "Critique de la modernité", op-cit, p.51 et Lescuyer (G.), Prélot (M.), "Histoire des Idées Politiques", Paris, Ed Dalloz, 8° ed,1984, p.146. 113 donné corps à une société civile qui détache fortement l’individu de la communauté. Dorénavant, il y a opposition entre l’individu et la collectivité organisée qui apparaît à l’individu comme puissance extérieure et force contraignante. Mais cette opposition n’est qu’un moment qui doit être surmonté. Comment ? Par un artifice, ou par ce que Hegel nomme une « ruse ». Cette ruse, c’est l’Etat moderne qui ruse en effet dans la mesure où il se sert de la part de liberté « privée » laissée aux hommes pour les amener à reconnaître le caractère supérieur de son pouvoir et le caractère raisonnable de sa loi. L’Etat est donc cette médiation qui fait la « culture » du « vulgus » (simple agrégat de personnes privées) pour l’amener à se penser comme « populus », c’est-à-dire comme une véritable communauté d’hommes libres qui ont compris que l’Etat, en se tenant au-dessus des intérêts privés, incarne cet universel auquel ils se sont eux-mêmes élevés. La conclusion de Hegel est donc qu’il y a liberté dans l’Etat si les deux conditions ci-dessous se trouvent réalisées : - Si le citoyen peut y trouver la satisfaction des désirs et des intérêts raisonnables qu’en tant qu’être pensant il peut justifier devant lui-même ; - Si les lois de l’Etat peuvent être reconnues justes par tous ceux qui ont renoncé à vivre selon leur instinct naturel immédiat (ou selon leur arbitraire), par tous ceux qui ont compris que l’homme naturel n’est pas réellement libre, mais seul l’être raisonnable et universel peut l’être ». J. Touchard, « Histoire des idées politiques » (tome 2), éd Puf, (rééd) 2006, p.502. A bien des égards, les réflexions qui suivent de E. Durkheim sont dans le prolongement des réflexions hégéliennes. Document n°171 On considère l’Etat comme l’antagoniste de l’individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu’au détriment du second (...). La vérité, c’est que l’Etat a été bien plutôt le libérateur de l’individu. C’est l’Etat qui, à mesure qu’il a pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l’absorber, famille, cité, corporation, etc. L’individualisme a marché dans l’histoire du même pas que l’étatisme. Non pas que l’Etat ne puisse devenir despotique et oppresseur. Comme toutes les forces de la nature, s’il n’est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles. D’où il suit que la force sociale qui est en lui doit être neutralisée par d’autres forces sociales qui lui fassent contrepoids. Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur action n’est pas modérée par celle de l’Etat, inversement celle de l’Etat, pour rester normale, a besoin d’être modérée à son tour. Le moyen d’arriver à ce résultat, c’est qu’il y ait dans la société, en dehors de l’Etat, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux ou professionnels, il n’importe pour l’instant) mais fortement constitués et doués d’une individualité et d’une autonomie suffisante pour pouvoir s’opposer aux empiétements du pouvoir central. Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. Durkheim (E.), art: “une révision socialiste”, in la revue philosophique, 1899, (extrait). Parallèlement ses conceptions d’un Etat « puissance et totalité du corps social » le conduise à des conceptions de l’organisation du pouvoir qui privilégie l’unité sur la séparation des pouvoirs, et au bout du compte, par une préférence pour la monarchie constitutionnelle et par rejet du principe électif (souhaitant voir un système où les corporations et les communes désignent les individus capables de démontrer leur sens de l’autorité et de l’Etat), par refus du 114 principe du libre débat et de la prise en compte de l’opinion publique il envisage de supprimer tout élément de démocratie. Document n°172 « Hegel souligne que le principe de séparation des pouvoirs défendu par les penseurs libéraux est incompatible avec le principe d’unité qui fonde l’Etat universel. Certes, Hegel admet l’existence de trois pouvoirs constitutionnels au cœur de ce qu’il nomme le « gouvernement » : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir du monarque (Hegel ne mentionne pas le pouvoir judiciaire qui, selon lui, s’exerce dans la « société civile »). L’élaboration des lois est confiée aux « Etats » (Stände) qui légifèrent par le biais des parlements. Leur mise en œuvre est assurée par les fonctionnaires dont la tâche est d’appliquer fidèlement et avec impartialité les prescriptions législatives. Le monarque, quant à lui, ne dispose pas d’un réel pouvoir de décision : il est l’incarnation de l’unité de l’Etat et, à ce titre, joue un rôle d’arbitre entre les deux autres pouvoirs. (…)Hegel affirme que la distinction des pouvoirs doit rester une simple règle d’organisation de la vie politique. Elle ne saurait devenir un principe philosophique. Aucun pouvoir ne peut être considéré comme indépendant des autres. L’idée d’unité est en effet bien supérieure à celle de séparation. L’Etat est « puissance sociale et totalité du corps social » : il ne peut donc être dispersé. Sur cette base Hegel justifie sans détours un projet technocratique qui repose tout entier sur la « classe universelle » des fonctionnaires. En effet, son but est clairement de confier la réalité du pouvoir à une administration de métier qui aurait pour seule fin la réalisation du bien commun. Ce serait ainsi les fonctionnaires qui, outre leur pouvoir d’appliquer les lois aux cas particuliers, prépareraient les actes les plus importants pour l’avenir de la communauté. Dans ses écrits, Hegel apparaît hostile à l’idée révolutionnaire de la souveraineté du peuple. Il n’accorde pas plus de crédit au mécanisme de l’élection. Ces deux systèmes ne peuvent conduire qu’à la tyrannie des intérêts particuliers. Le philosophe allemand est néanmoins tout aussi opposé à la monarchie absolue (établie alors en Prusse) qui mène au despotisme. Il accorde sa préférence à la monarchie constitutionnelle : celle-ci maintient l’unité (grâce au monarque), établit un pouvoir modéré (par le parlementarisme) et peut conférer la réalité du pouvoir à la bureaucratie (les fonctionnaires). O. Nay, Histoire des idées politiques, p.372. Enfin Hegel fait de la guerre une exigence dans le processus de constitution des individualités substantielles. Document n°173 « Dans l’état de guerre, la vanité des choses et des biens temporels qui, d’ordinaire, donne lieu à des propos édifiants, est prise au sérieux . C’est pourquoi la guerre est le moment où l’idéalité de ce qui est particulier obtient son droit et devient réalité. Elle a alors cette signification plus haute que, par elle, comme je l’ai dit ailleurs, « se conserve la santé éthique des peuples dans son indifférence vis-à-vis des déterminités et vis-à-vis du processus par lequel elles s’installent comme habitudes et deviennent fixes, tout comme le mouvement des vents préserve les eaux du lac du danger de la putréfaction, où les plongerait un calame durable, comme le ferait pour les peuples une paix durable et à fortiori une paix perpétuelle ». Hegel in Ph. Nemo, « Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains », éd Puf, 2002, p.767. 115