Mais la réalité est têtue, et du modèle américain enfin on sait ce qu’il advint. Le
premier problème qui se posait aux constituants américains était de faire naître un Etat unique
de ce qui n’était qu’une confédération d’Etats. Même partage entre Fédéralists et anti-
Fédéralists , pour l’essentiel les constituants américains étaient sensiblement d’accord : ils
partageaient une même foi dans la République, la souveraineté du peuple, la séparation des
pouvoirs, les libertés publiques et les droits des individus. Ils se méfiaient d’un Etat trop fort,
d’un gouvernement oppresseur.
Si leurs vues divergeaient sur les modalités techniques - rapport du président et du
Congrès, bicaméralisme, rôle du judiciaire, - ils n’avaient pas d’opposition sur les principes
fondamentaux. Ajoutons, que pour la chance des Etats-Unis, rarement autant d’hommes
éminents se sont trouvés réunis, comme de bonnes fées, autour du berceau d’une Constitution.
En France, la situation était radicalement différente. Non que les talents individuels
fissent défaut à la Constituante, ni les personnalités puissantes. De Mirabeau à Sieyès ou à
Robespierre, bien des hommes qui allaient jouer un rôle décisif dans la Révolution étaient
présents aux Etats généraux réunis à Versailles en mai 1789, deux mois après que Washington
eut été élu président des Etats-Unis. Mais précisément, il n’y avait pas en France de
Washington - quels que fussent les rêves de La Fayette - mais un roi, incarnation d’une
monarchie héréditaire qui régnait sur la France depuis huit siècles.
Il n’y avait pas de représentants d’Etats locaux, jaloux de préserver leur souveraineté
et leurs droits, mais des représentants du clergé, de la noblesse et du tiers-état, ployés sous
l’autorité d’un roi absolu, héritier d’une très ancienne monarchie, dont le gouvernement était
le plus fort et le plus centralisé de l’Europe. L’appareil de l’Etat ne comptait pas quelques
centaines de soldats et une poignée de fonctionnaires comme aux Etats-Unis, mais une armée
permanente de plus de cent mille hommes et une bureaucratie pléthorique. Enfin, ce roi était
de droit divin, c’est à dire qu’il considérait ne tenir son pouvoir que de Dieu - et non du
peuple. Et ce pouvoir s’appuyait sur l’Eglise catholique, dont la foi était religion d’Etat et qui
détenait des richesses immenses.
Ainsi, les constituants américains avaient pour tâche de faire naître un Etat nouveau, à
partir de principes communément acquis. Alors que les constituants français avaient pour but
de changer une monarchie absolue de droit divin en une monarchie constitutionnelle,
respectueuse de la souveraineté du peuple et des droits du citoyen.
Ajoutons que, pour les constituants américains, la révolution et la victoire étaient déjà
acquises, tandis que pour les constituants français, la Révolution était à faire et la guerre des
souverains européens à la Révolution prévisible. Ainsi le système américain pouvait-il servir
de référence aux constituants de 1789, il ne pouvait servir de modèle parce qu’il n’était pas
transposable à la monarchie et à la société françaises.
On connaît la suite. La Constitution de 1791 emprunta aux Etats-Unis le principe
d’une Déclaration solennelle des droits de l’homme précédant la Constitution et s’imposant au
respect du législateur. Elle consacra la règle de la séparation des pouvoirs entre exécutif et
législatif, en donnant au roi le pouvoir exécutif et à une assemblée élue le pouvoir législatif.
Pour satisfaire les monarchistes, elle donna au roi sur les lois votées un droit de veto suspensif
inspiré de celui du président américain - en même temps qu’elle soustrayait ses ministres à
toute responsabilité politique devant l’Assemblée. Elle créa un pouvoir judiciaire, élu, et
totalement indépendant des deux autres pouvoirs.
Mais entre les deux Constitutions l’essentiel résidait dans les différences plus que dans
les ressemblances. Les Etats-Unis étaient un Etat fédéré. La France demeurait une monarchie
centralisée. Et surtout, entre les président des Etats-Unis et le roi de France, tous deux maîtres
de l’exécutif selon les Constitutions, demeurait une altérité de nature plus encore que de
condition.