Actes de l'Université d'été de Saint-Flour
Le calcul sous toutes ses formes
- 257 -
Les aspects expérimentaux en théorie des nombres
Don Zagier,
Collège de France, Paris
Comme toute science, les mathématiques s’expérimentent pour découvrir des réalités. Parfois
l’expérience montre, par un contre-exemple bien choisi, qu’une conjecture qui avait été posée était fausse (on en
verra de nombreux exemples dans la suite). Il convient alors de rejeter la conjecture, et l’affiner si c’est possible
pour aboutir à un résultat correct. Le plus souvent les expériences fournissent des idées de conjectures, qui ne
pourront être établies que par des raisonnements directs. Ici expérimenter, par exemple aujourd’hui avec des
ordinateurs, ne peut servir à démontrer une propriété, mais seulement à lui donner quelques apparences de
vraisemblance. Le domaine de la théorie des nombres est l’un de ceux où le recours à l’expérience a toujours joué
un rôle majeur pour son avancement.
Seuls certains exemples, plus longuement traités devant l’assistance, sont présentés ci-dessous, parfois
de manière abrégée.
I. Nombres premiers et sommes de deux carrés
Les premières questions sur les nombres datent de Diophante ; elles sont soulevé l’intérêt de Fermat au dix-
septième siècle qui a énoncé un très grand nombre de résultats dont il n’a publié presque aucune preuve, mais qui
se sont révélés exacts à une exception près. Parmi elles, la suivante fut d’une grande importance :
À quelle condition un nombre premier est-il somme de deux carrés ?
Nombres
Premiers
Sommes
de deux
carrés
Nombres
Premiers
Sommes
de deux
carrés
2
1² + 1²
23
Non
3
Non
29
5² + 2²
5
2² + 1²
31
Non
7
Non
37
6² + 1²
11
Non
41
5² + 4²
13
3² + 2²
43
Non
17
4² + 1²
47
Non
19
Non
L’idée naturelle qui se dégage de ce tableau est qu’un nombre premier p n’est somme de deux carrés que si, et
seulement si,
p
ou p-1
2 est pair. Cette condition est visiblement nécessaire pour des questions de parité. En fait, la
table laisse penser qu’elle est aussi suffisante : un premier p du type 4k+1 est toujours somme de deux carrés.
C’est exact, et cela a notamment été prouvé par Fermat et Euler. Il existe un très grand nombre de preuves de ce
fait : le conférencier en a lui-même écrit une tenant sur une seule ligne (ou plutôt consistant en une seule
affirmation, mais suffisamment détaillée pour que l’énoncé contienne en lui-même sa solution). Cette
démonstration, sans doute la plus courte connue, repose sur une fonction involutive (c’est-à-dire dont le carré est
l’identité) explicitement définie sur l’ensemble fini S des triplets d’entiers vérifiant l’égalité
pcab 2
4
avec
a
et
b
positifs. Le problème revient alors à chercher des points fixes de cette involution.
Voici l’un des énoncés possibles (voir aussi le livre “Proofs of the Book » de chez Springer) :
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a) Montrer que S est la réunion disjointe de ses deux sous-ensembles
et
2
S
respectivement définis par
cba
et
cba
,
b) Etablir une bijection explicite entre eux : (a,b,c)
),,( cab
,
c) Montrer que
f
définie sur
par
)2,,(),,( cbbcbacbaf
est une involution,
d) Exhiber un point fixe de
f
(en utilisant que p est du type 4k+1),
e) Montrer qu’il est unique (en utilisant que p est premier),
f) En déduire que le cardinal de
S
est du type 4k+2,
g) Montrer que 4 divise le cardinal du sous-ensemble
3
S
de
S
défini par
ba
,
h) Conclure.
II. Le "problème de Bâle"
En 1644, Pierre Mengoli (1625-1686) posait déjà la question : calculer la somme des inverses des carrés des entiers
naturels. Dans son "Tractatus de seriebus infinitis" publié à Bâle en 1689, Jacques Bernoulli relançait le problème :
même si l'on savait que le résultat était proche de 1,6 (en dépit de la relative lenteur de la convergence), le
problème resta entier jusqu'à 1735 où Euler (1707-1783) donna la réponse.
Son travail peut se décomposer en trois parties :
a) améliorer (dès 1731) de manière significative la technique de calcul approché de la somme de cette série
qui converge lentement ; la méthode qu’il a mise au point porte son nom ainsi que celui de MacLaurin ;
b) analyser la structure de ce que donnait l’utilisation de ses calculs devenus bien plus exploitables ;
c) comprendre et démontrer ce que l’expérience lui avait permis de conjecturer.
Le résultat est bien connu : la somme
S
vaut
6
La méthode de convergence accélérée
consiste en approximer S par des expressions corrigées comme :
97532
12301
421
301
61
2111 NNNNN
N
n
N
n
■ Sans l’accélération de la convergence, les résultats fournis étaient trop instables :
Somme avec 10 termes : 1.54976
Somme avec 100 termes : 1.63498
Somme avec 10 000 termes : 1.6448340
Somme avec 1 000 000 termes : 1.644933068.
■ Avec celle-ci, dix termes suffisent pour obtenir , ce qui n’a sans doute pas permis, même à un
calculateur hors de pair comme Euler, de reconnaître la valeur cherchée, mais lui a permis d’être certain d’un
résultat obtenu par ailleurs en confirmant une technique de calcul hardie qui avait donné la bonne valeur, ce que les
moyens techniques de l’époque ne permettaient pas de justifier complètement.
Il suffira de dire ici qu’Euler avait considéré le quotient
xxsin
comme un polynôme de degré infini dont les racines
sont les multiples de
par les entiers relatifs, donc égal à

1)1()1(
nx
nx
: il ne reste plus alors qu’à
identifier les termes en
2
x
.
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Les preuves aujourd’hui reconnues reposent bien entendu sur des techniques d’analyse tout à fait indépendantes de
ces calculs approchés : citons par exemple une démonstration extraordinaire écrite en 1975 par E. Calabi, dont
voici le schéma général.
On justifie facilement les égalités
0
1
0
2
1
0
2
02
)12( 1
4
3
n
nn
ndyydxx
n
S
, ce qui peut être considéré
comme une somme infinie d’intégrales doubles, puis d’une intégrale double d’une somme, plus précisément celle
de la fraction rationnelle
22
11yx
sur le carré formé des couples de réels entre 0 et 1. Or cette intégrale est
calculable par le changement de variable de x en
v
u
cos
sin
et de y en
u
v
cos
sin
qui la transforme en l'intégrale de la
fonction constante 1 sur le triangle formé des (u,v) avec
u
et
v
positifs et
2
vu
.
Euler n’en est pas resté là, et a notamment obtenu les résultats analogues :
1 + 1
24 + 1
34 +…. + 1
n4 + = 4
90
1 + 1
26 + 1
36 +…. + 1
n6 +=
945
6
1 + 1
28 + 1
38 …. + 1
n8 + = 8
9450.
Ce sont des valeurs particulières de la fonction zêta de Riemann (1826-1866), encore aujourd’hui objet de
recherches très profondes. Il n’y a pas d’équivalent connu pour des exposants impairs.
Notons encore qu’au vu des décimales 1.644934 de nombreux logiciels modernes répondent très vite que ce
nombre est proche de
6
2
, et qu’ils auraient incomparablement facilité le travail d’un calculateur du dix-huitième
siècle qui n’aurait pas eu la vision d’Euler à partir de la fonction sinus. Cela dit, nous verrons plus loin que l’aide
de tels logiciels, si précieuse soit-elle, peut être mise en défaut même après des vérifications expérimentales très
poussées.
III. Un produit infini d’Euler
Euler avait déjà utilisé des produits infinis pour l’établissements de certaines des formules ci-dessus (qui servirent
au démarrage des travaux de Riemann). Mais ce ne sont pas les seuls. Ainsi il aurait calculé les (cinquante premiers
termes des) cinquante premiers polynômes de la forme :
(1-x) = 1-x
(1-x) (1-x²) = 1-x-x2+x3
(1-x) (1-x²) (1-x3) = 1-x-x2+x4+x5-x6
(1-x) (1-x²) (1-x3) (1-x4) = 1-x-x2+2x5-x8-x9+x10
(1-x) (1-x²) (1-x3) (1-x4) (1-x5) = 1-x-x2 +x5+x6+x7-x8-x9-x10 +x13+x14-x15
Dans le quatrième exemple ci-dessus, apparaît un coefficient 2 pour
5
x
, mais il disparaît aussitôt après. Se basant
sur les résultats de ces calculs, Euler a conjecturé que la « limite » de ce produit ne contenait, comme coefficients,
que des 0, des 1 et des 1. Plus précisément, le coefficient de
n
x
est nul, sauf s’il existe une entier
, positif ou
négatif, tel que
2)13(
mm
n
, auquel cas il vaut
m
)1(
(Ces nombres sont appelés nombres pentagonaux
généralisés). Ici encore, le résultat est exact, même si sa démonstration est un peu technique. Notons simplement
qu’un produit fini comme le cinquième de la liste ci-dessus donne, de manière irréversible, les bons coefficients
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des
n
x
jusqu’à une certaine valeur, ici
9n
, ce qui permet d’obtenir expérimentalement une liste, déjà longue, de
coefficients définitifs sur lesquels on peut dès lors poser une conjecture suffisamment crédible.
Il appartient en fait à la théorie des partitions d’un entier en des sommes d’entiers positifs, chantier combinatoire
fécond et difficile, qu’il a très largement contribué à créer. Le lien avec cette théorie devient clair si l’on note que
l’inverse du produit infini d’Euler
)1( n
nx
est un autre produit infini, qui peut s’écrire sous la
forme
m
m
kn
kn
n
nxmPx
x)(
11
qui rend plausible le fait que
)(mP
soit le nombre de partitions de l’entier
.
En effet une telle partition est une décomposition telle que
...srqpm
, définie modulo une
permutation près des entiers
,...),,( rqp
, où 1 apparaît
x
fois, 2 apparaît
y
fois et ainsi de suite, de façon que l’on
dispose finalement d’une égalité de la forme
...321 zyxm
, parfaitement cohérente avec la formule ci-
dessus.
Il est facile de vérifier que l’on obtient bien ainsi certaines valeurs simples de
)(mP
. Ainsi, pour calculer
7)5( P
, ce qui résulte des égalités
11111211122131132415
,
on peut se contenter de calculer fini le produit des sommes
kn
kx
jusqu’à
5n
et à noter les sept égalités
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxx ............. 22233245
qui correspondent exactement aux précédentes.
IV. Le théorème fondamental des nombres premiers
Après Legendre, Gauss (1777-1855) étudia expérimentalement de manière approfondie la liste des
nombres premiers calculables à la main avec les techniques de son temps.
On sait qu’il parvint à en déduire une formule approchée donnant le nombre
)(x
d’entiers premiers
inférieurs ou égaux à
x
sous la forme
x
x
xln
)(
; il affirma même que la formule voisine suivante
x
t
dt
x2ln
)(
fournissait une meilleure approximation (le second membre prend le nom de logarithme
intégral).
Ces conjectures, formulées en termes d’équivalence, sont vraies, mais il fallut attendre 1896 pour que,
indépendamment, Jacques Hadamard et Charles Jean De la Vallée Poussin puissent chacun en donner une
démonstration, aujourd’hui encore assez technique bien qu’elle ait pu être notablement simplifiée.
V. L’hypothèse de Riemann
On appelle ainsi une conjecture portant sur les zéros d’une fonction, notée
)(z
(lire zéta de z) dont la restriction
aux nombres réels strictement supérieurs à 1 s’écrit
nx
n
x1
)(
, celle-là même dont Euler a calculé certaines
valeurs comme
6
)2( 2
. Elle affirme que les parties réelles de ses zéros non triviaux sont toutes égales à
2
1
.
Telle quelle, cette affirmation est toujours objet de recherches intensives, mais l’on a pu vérifier expérimentalement
sur ordinateur que les premières 1013 racines sont dans ce cas, sans que l’on ait su en déterminer un contre-exemple.
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VI. La moyenne arithmético-géométrique de Gauss
On connaît au moins deux moyennes de deux nombres a et b : la moyenne arithmétique
2ba
et la moyenne
géométrique
ab
. Gauss a eu en 1799 l’idée de s’appuyer sur elles pour inventer une nouvelle moyenne, notée
),( baM
, appelée moyenne arithmético-géométrique, définie comme étant la limite commune aux deux suites
adjacentes
)( n
a
et
)( n
b
liées par les relations
aa
0
,
bb
0
et
nnn baa
1
,
2
1nn
nba
b
.
La convergence est très rapide. On peut le vérifier par exemple pour le nombre
)2,1(M
, que l’on peut comparer
à l’inverse de la valeur de l’intégrale elliptique
...83462.0
1
21
04
x
dx
: il y a égalité. C'est ce que Gauss,
guidé par des calculs numériques, a pu démontrer. Cette découverte a ouvert des champs de
recherche d'une grande importance et qui sont toujours d'une grande actualité, notamment la théorie des formes
modulaires, aujourd'hui centrale en théorie des nombres.
VII. Des exemples paradoxaux
Dans ce qui suit, nous verrons que des coïncidences numériques, même poussées jusqu’à un très grand nombre de
décimales, peuvent se révéler trompeuses.
a) C’est le cas par exemple pour le nombre exp
3
163
, pratiquement égal à l’entier 640320 car leurs
logarithmes ont leurs 19 premières décimales égales, ce qui conduit à une égalité à
14
10
près ! Ce n’est
évidemment pas tout à fait un hasard, et l’on a été conduit à examiner ce presque-entier par une théorie
difficile dite de la multiplication complexe.
b) De la même manière, exp
6
3502
est pratiquement égal à un produit de la forme
ABCD2
80
10
près)
avec
1
2aaA
3492
2
1071 a
et des égalités analogues pour les trois derniers facteurs
(exemple découvert par D. Shanks). Mais dans aucun de ces deux cas il n’y a égalité entre les deux
membres
c) De la même manière, la suite
)( n
b
définie par
n
nkkn kn
b0)!13()!22( )!2(
semblerait bien ne jamais
prendre de valeurs entières, comme le montre le calcul de plusieurs valeurs : 5/4, 51/14, 277/20, 1497/26,
4045/16… En fait il n’en est rien, mais il faut attendre
2755452n
pour obtenir une valeur entière de
l’ordre de
2019025
10
qui fournit un contre-exemple.
d) C’est exactement le cas opposé pour la suite définie par les relations
n
c
c
n
k
n
1
1
2
2
. Voici en effet un
tableau des premiers résultats :
c1 = 2
c6 = 154
c2 = 3
c7 = 3 520
c3 = 5
c8 = 1 551 880
c4 = 10
c9 = 267 593 772 160
c5 = 28
c10 = 7 160 642 690 122 633 501 504
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