Oui, mais… entre-temps, j'avais une petite enfant. Avec la complicité de son père, je
l'avais voulue, désirée. J'avais découvert, hallucinée, cette prodigieuse puissance de mon
corps gestant de s'offrir comme lieu de l'autre, la capacité de sa dialectique du Même et de
l'Autre. Mon corps faisait de la philosophie, et de la dialectique !
Mais… comme… secrètement.
Cette capacité de faire, pas seulement des actes, des prouesses, des œuvres, mais aussi
cette petite chose infiniment tendre que NOUS AVONS TOUS ETE UN JOUR, avant de
devenir ces sujets durs comme fer, ces auteurs, ces acteurs, ces militants, ces ouvriers, ces
professeurs.
Et de cela, personne, à ma connaissance alors, n'avait vraiment parlé.
Cette femme, cette inconnue au très beau visage, dont la fille était née peu de temps
avant la mienne, osait dire ces choses stupéfiantes que je ne m'autorisais pas encore à penser :
que "l'Immanence", allons, pouvait être délectable, qu'avoir un corps de femme plein de désirs,
de chair, de matière, pouvait être une dilection, qu'il pouvait y avoir un sommet de jouissance
à caresser son ventre rond, à attendre, à donner, à se pencher, à bercer.
Et voilà qu'en outre cette femme était philosophe ! Elle parlait quelque part de ses
élèves de terminale auxquels elle essayait, non sans mal, de communiquer cette conviction :
la philosophie, c'est fait pour jouir. Tristesse de voir ses élèves lui répondre : "Ben nous, ça
nous fait pas jouir…"
Mais cela, moi qui étais aussi professeur de philosophie, je le savais, que c'était notre
rôle, d'amener nos élèves à jouir de et dans la philosophie. Et je savais, comme elle, qu'avec
quelques efforts, on y arrive.
Pour peu que la philosophie, elle-même, accomplisse sa révolution native.
La philosophie EST cette révolution. Malheureusement, une bonne part de ses
serviteurs et sectateurs l'oublient. Traîtres serviteurs qui assignent la philosophie au service
des pouvoirs en place. "Chiens de garde" (terme de Nizan), qu'elle connaît depuis les
Académies, les Scolastiques, la "Sacrée Sorbonne". Annie n'est pas de ce côté. Réfractaire de
toujours.
La philosophie, bien sûr, c'est fait pour jouir.
Et de quoi ? D'être, de se mettre en tête un concept et de le développer, de l'interroger.
Ah bon, tiens, on peut penser ça, je peux penser ça ? Je peux critiquer ça ? Ah que c'est
bon de pouvoir critiquer ça ! Quoi ça ? La vie comme elle va, ses cruautés insupportables, ses
lâchetés, sa sinistre loi du plus fort. Sa loi du Boum-boum-j'écrase, j'arrive, je jette. Sa loi de
l'argent, de la haine et de la guerre.
JE peux penser ? Je peux penser sur moi, je peux penser mon expérience, mon vécu, et
les inscrire dans ma philosophie ? Je peux oser les alléguer, contre ceux ou celles qui pensent
autrement ?
J'en reviens au "Je parlerai aussi de moi" qui caractérise toute la philosophie d'Annie
Leclerc.
Philosophiquement, qu'est-ce qu'elle dit, Annie ?
Ah, des propositions fabuleusement simples. Fabuleusement renversantes aussi,
cristallisées dans cette communication ultime à l’Unesco 2004 :
. Qu'on peut – et doit - philosopher avec son corps DEDANS.
. Que la philosophie qui ne parle pas de l'expérience ne vaut pas une heure de peine.
. Qu'on doit parler du "je". Que le "je", muni de toutes ses expériences et anecdotes, est
le sujet réel de la philosophie. Non pas le "Je transcendantal" et exsangue d'un Descartes,
mais le "je" bien réel, à la manière de Montaigne – et qui a un corps, et par conséquent aussi :