b) conditions negatives du bonheur : (§ 123-127)

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Le bonheur
SONDAGE réalisé auprès d’un échantillon de 83 élèves de Terminale du Lycée J.J.Rousseau de
Sarcelles ( entre le 5/11 au 15/12 2014 à choix multiples) sur le thème : « le bonheur pour vous ».
En voici les résultats en guise d’amorce de la réflexion.
1
2
Si le philosophe voulait commencer par la fin , il dirait qu’en apparence ( un sondage
demeure une photographie héraclitéenne de la chose…) les élèves de J.J.R seraient, du moins prima
facie, plutôt épicuriens et kantiens. D’où l’impératif de découvrir ce que sont ces positionnements
philosophiques à l’aune de cette question aussi redoutable qu’allègre : « C’est quand le bonheur ? »
3
Contenu
Le bonheur .............................................................................................................................................. 1
Sondage ................................................................................................................................................... 1
Introduction :........................................................................................................................................... 4
I .Qu’est-ce que le bonheur ? (sa nature)................................................................................................ 6
A.Le bonheur au regard de la connaissance........................................................................................ 6
B. Le devoir s’oppose-t-il au bonheur ?.............................................................................................. 7
C. Le bonheur : une notion relative, objet de doctrine en vue d’une pratique .................................. 7
II. Les conceptions du bonheur : les doctrines antiques au chevet de la Modernité et de l’hypermodernité ................................................................................................................................................ 7
A.L’hédonisme : ................................................................................................................................... 7
B.L’ascétisme : la vertu comme fondement de tout bonheur ............................................................ 8
_Exposition et critique du désir ....................................................................................................... 8
C. Limite de la position ascétique et redéfinition de la vertu comme « arêté « ( Aristote) ................ 9
III. L’hédonisme ascétique : que signifie réellement « être épicurien » ?............................................ 12
A.Exposition et approfondissement de la doctrine matérialiste: analyse de la Lettre à Hérodote .. 12
B. Plan de la lettre à Ménécée : ........................................................................................................ 13
C. Analyse linéaire approfondie de la lettre à Ménécée ................................................................... 15
EXPLICATION DETAILLEE DU TEXTE ................................................................................................... 17
Introduction :
Travail de recensement des expressions du sens commun ( cf.Le robert) en référence directe
avec la notion de bonheur ( 3,4 minutes individuellement) afin d’exploiter les matériaux sémanticorélexifs.
« Au petit bonheur la chance » : renvoie à l’étymologie lat. augurium : présage d’où l’aspect
contingent du bonheur ce qui en fait peser un doute sur sa réalisation voire sa réalité.
« Le malheur des uns fait le bonheur des autres » : condition exclusive d’autrui comme intrinsèque au
bonheur en vertu de sa fragilité ( question des affects)
« Ce serait le bonheur » : conditionnel indiquant le caractère idéal, simple horizon, voire l’irréalité du
bonheur
« Nager dans le bonheur » : « être comble » : idée de complétude, absence d’obstacle avec la liberté
comme condition du bonheur.
4
« Le bonheur est dans le pré » : rapport entre le bonheur et la nature avec une identification spatial
ce qui rend possible mais aussi réel en vertu de don inscription dans l’expérience ( hic et nunc) par
opposition à un bonheur d’outre-monde promis par les religions et autres eschatologies.
« Pour vivre heureux, vivons cachés » : caractère privé et fragile du bonheur excluant autrui et la
société (éviter l’injustice par exemple), impératif épicurien de cultiver son jardin .
Définition générale extraite de ces expressions : le bonheur est état de satisfaction suprême,
représenté comme le but ultime de tout individu. Analogie entre la morale et son caractère universel
(il y a des morales partout, dans toutes les sociétés) et le bonheur dans l’universalité du désir
éprouvé par chaque individu et dans sa recherche.
Le bonheur est l’objet d’une heuristique (heuristikê tekhnê « art de découvrir », heuriskein,
« trouver ») et non d’une algorithmique ( processus systématiques de résolution d'un problème
permettant de décrire les étapes vers le résultat, ie une suite finie et non-ambiguë d’instructions
permettant de donner la réponse à un problème comme c’est le cas dans une recette de cuisine.) En
effet le bonheur est une recherche seulement approché et convenable.
Ex d’algorithme : une recette de cuisine car contient les éléments constitutifs :



des entrées (les ingrédients, le matériel utilisé)
des instructions élémentaires simples, dont l'exécution amène au résultat voulu
un résultat : le plat préparé.
L’interprétation des expressions du sens commun conduisent à refuser l’évidence à la notion de
bonheur et à sa réalité. D’où l’impératif de se mettre à la recherche d’un centre de gravité de la
notion.
Le fil conducteur de notre analyse résidera conséquemment dans les interrogations suivantes :
( problématique du cours)
Quid de la nature du bonheur : est-il inscrit dans l’espace et le temps c’est-à-dire dans l’expérience
humaine ou bien est-il transcendant ? Plus radicalement n’est-il qu’un idéal , voire une simple
aspiration illusoire ? Si c’est le cas pourquoi le rechercher malgré tout ?
Par ailleurs la recherche du bonheur est-elle clairement identifiée ? En effet les critères
antagoniques du plaisir et de la vertu sont-ils assez heuristiques pour saisir et réaliser le bonheur ?
A défaut y-a-t-il un critère essentiel du bonheur, critère saisissable rationnellement ? Si oui lequel
à défaut en quoi le bonheur fait-il l’objet d’un art et est-il sujet au génie ? Enfin le bonheur comme
simple horizon se pense-t-il par homologie avec la recherche de la sagesse ?
Trois axes d’exploration: ( esquisse de résolution des apories )
1. Assimilation du bonheur au plaisir ou la perspective hédoniste : le plaisir des sens convoquant la
sensibilité et ayant pour critère la sensation. De la multiplicité des plaisirs et des désirs.
2. Définition du bonheur comme une pratique : celle de la vertu ou la perspective rationnelle
(ascétique) : le bonheur du point de vue de la raison comme équilibre et modération dans les
techniques de soi.
3. Tentative de réconciliation du plaisir et de la vertu : la synthèse rigoureuse de l’épicurisme comme
hédonisme ascétique (la ≠° des plaisirs, leur classification, le rôle du jugement ). Question : la vertu
est-elle un moyen ou une fin du bonheur ? (étude littérale de la Lettre à Ménécée d’Épicure)
5
I .Qu’est-ce que le bonheur ? (sa nature)
Etymologie : lat. augurium, augure, présage
A.Le bonheur au regard de la connaissance
Enjeu : saisir (au sens de comprendre) ce qu’est le bonheur avant de saisir (au sens prendre) le
bonheur.
PB : concept indéterminé car malgré le désir de tout homme d’arriver à être heureux, il ne peut
jamais dire en termes précis et de manière cohérente ce qu’on veut. Pourquoi ?
Tous les éléments appartenant à la notion de bonheur sont empiriques, ie empruntés à l’expérience
alors même que l’idée de bonheur renvoie à un idéal : celui d’un tout absolu conjugué au présent et
au futur.
Texte de Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs , 2e s° :
« Veut-il la richesse? Que de soucis, que d’envie, de pièges […].Veut-il beaucoup de connaissance et
de lumière ? Un regard plus pénétrant pour lui représenter de manière plus terrible les maux […].
Veut-il une longue vie ? Ce serait une longue souffrance. Veux-t-il la santé ? L’indisposition du corps
fait tomber une santé parfaite etc.
Bref, il est incapable de déterminer avec une certitude entière d’après des principes ce qui le
rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience ».
Définition du bonheur au regard de la connaissance : ce dont on ne peut donner un principe a priori
pour agir.
Il faut distinguer :
des conseils empiriques qui recommandent ( ex : un régime pour être en bonne santé) : observable
≠°
des commandements de la raison (préceptes) ie d’impératif : inexistant pour le bonheur
Déterminer de façon sûre et générale quelle action peut favoriser le B est un problème insoluble car
le bonheur n’est pas un idéal de la raison mais un idéal de l’imagination fondé uniquement sur des
principes empiriques incapables d’atteindre la totalité d’une série de conséquences utiles à l’action
heureuse.
Autrement dit, si l’on tire les conséquences du raisonnement kantien : le bonheur n’est pas possible,
mais on peut se rendre digne d’être heureux en agissant moralement . Ce résultat négatif et radical
d’emblée n’empêche pas pour autant la recherche du bonheur en raison de sa structure désirante (
le manque). Se pose alors la question de l’agir en rapport avec la recherche du bonheur.
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B. Le devoir s’oppose-t-il au bonheur ?
Cf. corrigé de la dissertation
C. Le bonheur : une notion relative, objet de doctrine en vue d’une pratique
« Au petit bonheur la chance » souligne l’étymologie du B ( lat. augurium : augure, présage). C’est un
pléonasme. Une part m’en échappe toujours : c’est l’ « heure » qui est bonne, chanceuse et qui rend
heureux celui qui la traverse, au contraire du malheur qui est la mauvaise heure, une période de
déveine.
Qu’en-est-il de la définition courante ? Il appert que plaisir et B sont confondus pour le sens
commun. Est-il légitime d’assimiler le bonheur au plaisir ?
Une étude des doctrines portant sur le bonheur est ici requise pour tenter de répondre à cette
question.
II. Les conceptions du bonheur : les doctrines antiques au chevet de la
Modernité et de l’hyper-modernité
A.L’hédonisme :
Df° : doctrine qui fait du plaisir le bien suprême.
Qu’est-ce que le plaisir ?
Sens courant du plaisir : satisfaction physique ( un mets) ou morale ( une bonne action).
Tout plaisir à pour moteur le désir ie un manque qui devient pluriel à cause de la sensibilité ( au sens
de faculté des sens). Aussi l’éloge de la satisfaction des plaisirs devient celui de la satisfaction de ses
désirs.
Telle est la position de Calliclès le dialogue du Gorgias ( 390 a) de Platon :
« Veux-tu savoir, Socrate, ce que sont le beau et le juste selon la nature ? Je vais te le dire
franchement ! C’est que pour bien vivre, on doit laisser aller ses propres désirs, si grands soient-ils ,
et ne pas les réprimer. Il faut être capable de mettre son courage et son intelligence au service de
ses désirs afin de les assouvir à mesure qu’il naissent.»
Objection : peut-on atteindre le B sans la mesure ?
Réponse avec l’allégorie du Tonneau des danaïdes ( cf. la peinture « Les Danaïdes » par John William
Waterhouse, 1903) : imaginez deux hommes avec un tonneau chacun. Le premier à son tonneau
remplit de miel, le second a son tonneau percé. Le premier renvoi à une vie tempérante (celle de
l’homme juste avec lui-même), le second renvoi à une vie déréglée (homme injuste car démesuré).
Le désir correspond à ce tonneau vide.
7
Le mythe : l’ oracle ayant révélé à Danaos, roi d’Arabie, que l’intention des fils de son frère Egyptos,
était de tuer ses 50 filles après les noces, il décide de s’enfuir avec elles et parvient jusqu’à Argos, où
il devient roi avec l’appui d’Athéna.
Les fils d’Égyptos se rendent néanmoins jusqu’à lui, sur l’ordre de leur père, et finissent, sous la
menace d’un siège, par le faire revenir sur sa décision de leur donner ses filles en mariage. Le soir des
noces, craignant toujours que se réalise la prédiction de l’oracle, Danaos ordonne à ses filles de
cacher dans leurs cheveux une grande épingle dont elles se serviraient pour percer le cœur de leurs
maris dès qu’ils dormiraient. Toutes obéissent sauf une, Hypermnestre, qui sauve son époux Lyncée
et l’aide à s’enfuir.
Par la suite, celui-ci revient et se venge en tuant les coupables ainsi que Danaos. Lyncée et
Hypermnestre règnent alors sur Argos. Arrivées aux Enfers, les Danaïdes sont jugées et précipitées
dans le Tartare, condamnées à remplir éternellement des jarres percées. Ce châtiment est resté
célèbre par l’expression du « tonneau des Danaïdes », qui désigne une tâche absurde ou sans fin.
Comme un tonneau des Danaïdes , le désir est sans fin car son fond ( verticalité du désir, régression à
l’infini).
Autre objection : Sur le plan horizontal : pour un désir satisfait, naissent plusieurs autres désirs : la
figure de l’Hydre ( progression à l’infini).
Le mythe : Poséidon s'éprend d’Hydra. Séduite par le dieu dans un temple dédié à Athéna, elle est
punie par la déesse qui la transforme en Gorgone. Ses cheveux deviennent des serpents et désormais
son regard pétrifie tous ceux qui le croisent. (Selon certaines versions, c'est Aphrodite qui, jalouse de
sa chevelure et de sa beauté, change ses cheveux en serpents) Persée la décapitera.
Conséquence : l’identification du plaisir deviennent intenable et appelle la réintroduction de la raison
dans la recherche du bonheur afin de viser à la tranquillité et la de l’âme. Par contraste le bonheur ne
résiderait-il pas dans l’absence complète de désir ie une position ascétique ?
B.L’ascétisme : la vertu comme fondement de tout bonheur
_Exposition et critique du désir
L’ascétisme désigne une doctrine visant à atteindre un idéal élevé, comme la santé, le bonheur, la
sagesse, le salut, ou la vérité. Ce renoncement aux fruits de l'acte tout en s'y consacrant entièrement
est une découverte religieuse qui se transmet depuis à d'autres domaines, comme l'art.
La sage est souvent assimilé à un ascète en ce qu’il renonce aux biens dits terrestres dont le plaisir au
premier rang. Par comparaison : la figure du jouisseur raffiné (débauche…) comme signification
moderne du bonheur pour un philosophe dans Le neveu de Rameau de Diderot. A l’inverse la
conception grecque s’inscrit dans un cadre déterminé et transcendant qu’est le cosmos ( par
opposition à l’émergence de l’individu chez les Modernes).
Approfondissement de la position ascétique à travers le bouddhisme ( cf. supra La religion).
8
C. Limite de la position ascétique et redéfinition de la vertu comme « arêté
« ( Aristote)
Aristote dans sa Physique au livre I , ≠° le monde supralunaire (dirigé par la nécessité ie le monde
des dieux à et le monde sublunaire (monde du changement et de la contingence : celui des
hommes) . Le B est donc soumis au changement, à la contingence ce qui en rend sa recherche, voire
sa préhension difficile. D’où la question de la sagesse associée à celle du bonheur : la sagesse devient
la voix et l’expression ( au sens vocal) de la recherche du bonheur.
Faire l’explication de texte d’Aristote, Ethique à Nicomaque, I, 10 : « Mode d’acquisition du bonheur
il n’est pas l’œuvre de la fortune, mais le résultat d’une perfection »
« Faut-il donc se refuser à déclarer un homme heureux tant qu'il vit et attendre, selon le conseil de
Solon (27), la fin de son existence ? 2. C'est donc, s'il faut admettre cette proposition, qu'on ne peut
être jugé heureux qu'après la mort ? […]
Si donc il faut attendre la fin de la vie et juger alors non du bonheur présent de chacun, mais de son
bonheur passé, comment ne pas s'étonner, quand un être est heureux, qu'on conteste l'existence en
lui de ce bonheur présent ? La raison en est qu'on ne veut pas déclarer heureux les vivants par suite
des changements qui se produisent dans l'existence, par le fait aussi qu'on attribue au bonheur je ne
sais quelle stabilité soustraite à tout changement, alors que la roue de la fortune tourne même pour
les gens heureux. 8. Il est manifeste, en effet, que si nous suivions les changements de fortune, nous
serions obligés de déclarer souvent qu'un même individu est tantôt heureux, tantôt infortuné, faisant
de l'homme heureux je ne sais quelle sorte de caméléon ou une espèce de construction délabrée et
branlante. 9. Certes il est tout à fait insensé de s'attacher à cette fortune changeante ; car ce n'est
pas d'elle que dépend le bonheur ou le malheur ; néanmoins la vie humaine est tissée de vicissitudes,
comme nous l'avons dit, mais ce sont les activités de l'homme conformes à la vertu qui disposent
souverainement du bonheur, l'activité contraire ne pouvant produire qu'un effet opposé. 10. La
question qui nous embarrasse actuellement vient confirmer notre explication. Aucun des actes de
l'homme ne présente une sûreté comparable à celle des activités conformes à la vertu, qui, de l'avis
commun, l'emportent en stabilité sur les connaissances scientifiques elles-mêmes. Elles sont les plus
précieuses et aussi les plus durables parce que c'est au milieu d'elles que les gens heureux apportent
à vivre vertueusement le plus d'application et de continuité. La cause en paraît être que l'oubli à leur
sujet ne se produit pas.
Cet avantage que nous recherchons , la constance, l'homme heureux le trouvera et il demeurera
heureux sa vie durant ; 11. car sans cesse, ou le plus souvent possible, il exécutera et contemplera ce
qui est conforme à la vertu et on verra du moins l'homme vraiment bon, irréprochable et parfait
comme le carré faire bonne figure aux coups du sort et en toutes circonstances les supporter en
restant dans la note juste. 12. Ceux-ci nous arrivent à l'improviste, fort différents d'importance ; or
ces événements, heureux ou malheureux, s'ils sont de médiocre intérêt, ne font pas pencher
beaucoup la balance de notre existence ; s'ils nous sont particulièrement favorables et se répètent,
ils accroîtront la félicité de notre vie, leur nature les rendant propres à orner celle-ci et leur usage
embellissant et consolidant l'existence. L'adversité, de son côté, restreint et corrompt le bonheur ; car
elle nous cause des peines et entrave mainte activité. Néanmoins, même dans ce cas, la vertu
resplendit lorsqu'un sage supporte d'un front serein bien des infortunes graves, non pas par
insensibilité, mais par générosité et par grandeur d'âme.13. Mais s'il est vrai que l'activité domine
souverainement notre vie, comme nous l'avons dit, aucun être heureux ne deviendra misérable ; car
jamais il n'accomplira d'actes odieux et vils. En effet, l'homme véritablement bon et conscient,
pensons-nous, fait bon visage à tous les coups du sort et, en toutes circonstances, il saura tirer des
événements le meilleur parti possible ; C’est ainsi qu'un bon général utilise au mieux pour gagner la
9
guerre l'armée dont il dispose et que le cordonnier fait du cuir à lui livré le plus beau soulier possible ;
il en va de même de tous les autres artisans. »
Position du sens commun : le bonheur est quelque chose de passif, qu’on attend, dépendant du
hasard/ croyance en la chance et superstitieux ( cf. le succès voyance, chiromancie : interprétation
des lignes de la mains ou encore l’intérêt pour les horoscopes)
Thèse d’Aristote: le bonheur dépend d’une activité et par suite d’une disposition ( la vertu assimilé
ici à un juste milieu incarné par constance : cultiver les qualités pour accéder au bonheur.
Le sage ne croit qu’en lui-même et en sa propre vertu. Il produit son propre B , il s’installe dans la
demeure du B, là où le sens commun s’installe dans la demeure sans toit, ni murs de la chance. De
sortes que le malheur ou l’adversité ne s’opposent plus au bonheur mais le renforce.
Morale et bonheur font-ils signe vers la liberté ? (St Matthieu vs fable de Crantor par
Voltaire)
Statut du malheur pour le sens commun ? Il est négatif car producteur de peine…donc à fuir. A
l’inverse pour le sage grec : le malheur ( « l’adversité »à est paradoxalement une étape constitutive
du bonheur, une condition pour réaliser son B. Le malheur est transformé par le sage en B.
(transmutation)
Comparaison avec : l’Evangile St Matthieu, 5, 3-12 : perspective collective car eschatologie qui
conduit à la souffrance et à l’admission du malheur en raison de la promesse d’un autre monde
meilleur comme c’est le cas avec la figure dit « du bienheureux » :
« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. [ …]
Bienheureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice, à cause de leurs actes justes, la pratique
du bien. C’est à eux qu’est le royaume des cieux. […]
Bienheureux ceux que l’on injuriera, que l’on persécutera, dont on dira, en mentant, toute espèce
de mal, à cause du nom du Seigneur, parce qu’ils aiment le Seigneur, et qu’ils se montrent
ouvertement pour lui au milieu d’un monde qui le hait. Leur récompense est grande dans les cieux,
et non seulement dans le royaume. »
Attention au risque de confusion : ici le concept de « vertu » n’est pas pris au sens judéo-chrétien
(théologale) de bien au sens de foi , espérance, charité ( =faire le bien).
La vertu au sens grec est plus riche et plus complexe , elle se dit d’ « aretè » en grec, ie l’excellence
dans l’accomplissement d’un être. alors que la vertu grecque : individuel, centrée sur soi, dialectique
et structuré comme juste milieu.( « mésotès »)
A partir de l’analyse aristotélicienne on répondre à nouveau frais la ? : Peut-on s’accomplir dans La
richesse ? La gloire ?La santé ? Les biens terrestres ?
10
Objection d’ordre politique : si le B dépend d’une activité alors il pose comme condition la liberté et
sans elle pas de bonheur ? C’est l’objection que fait Voltaire au sage grec mais aussi à la figure du
bienheureux qui semblent tout supporter et retourner chaque événement en ingrédient de leur
bonheur au moyen de leur raison ou de leur projection eschatologique.
Mais ceci est-il vrai dans une situation d’emprisonnement et de torture par exemple ?
Réponse avec un texte de Voltaire : Dictionnaire philosophique (1764), article « souverain bien » :
« La fable de Crantor »
« Nous avons la belle fable de Crantor; il fait comparaître aux jeux olympiques la Richesse, la
Volupté, la Santé, la Vertu; chacune demande la pomme. La Richesse dit: « C’est moi qui suis le
souverain bien, car avec moi on achète tous les biens: » la Volupté dit: « La pomme m’appartient,
car on ne demande la richesse que pour m’avoir; » la Santé assure: « que sans elle il n’y a point de
volupté, et que la richesse est inutile; » enfin la Vertu représente qu’elle est au-dessus des trois
autres, parce qu’avec de l’or, des plaisirs et de la santé, on peut se rendre très misérable si on se
conduit mal. La Vertu eut la pomme. La fable est très ingénieuse; elle le serait encore plus si
Crantor avait dit que le souverain bien est l’assemblage des quatre rivales réunies, vertu, santé,
richesse, volupté: mais cette fable ne résout ni ne peut résoudre la question absurde du souverain
bien. La vertu n’est pas un bien: c’est un devoir: elle est d’un genre différent, d’un ordre supérieur.
Elle n’a rien à voir aux sensations douloureuses ou agréables. Un homme vertueux avec la pierre et
la goutte, sans appui, sans amis, privé du nécessaire, persécuté, enchaîné par un tyran voluptueux
qui se porte bien, est très malheureux; et le persécuteur insolent qui caresse une nouvelle maîtresse
sur son lit de pourpre est très heureux.
Dites que le sage persécuté est préférable à son indigne persécuteur; dites que vous aimez l’un, et
que vous détestez l’autre; mais avouez que le sage dans les fers enrage. Si le sage n’en convient
pas, il vous trompe, c’est un charlatan. »
« l’absurde souverain bien » : le bonheur n’est pas sans la liberté alors que « le sage persécuté »
dépend de la fortune in fine.
Réponse à l’objection qui tienne compte d’une situation impérieuse ( la fortune) : faire de la vertu un
devoir au risque que d’une recherche du bonheur la vertu ne glisse vers une recherche d’elle-même,
abandonnant le bonheur. ( la vertu pour la vertu). Ce glissement se nomme ascétisme.
Objection à l’objection : ( dépassement avec la résolution stoïcienne ) : le fondement de notre
bonheur réside dans la liberté du jugement face à la contingence des évènements et les illusions :
Épictète, Manuel : « I. Distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous »
« 1. Des choses les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Ce qui dépend de
nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions, en un mot tout ce qui est
opération de notre âme ; ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la fortune, les témoignages
de considération, les charges publiques, en un mot tout ce qui n’est pas opération de notre âme.
2. Ce qui dépend de nous est, de sa nature, libre, sans empêchement, sans contrariété ; ce qui ne
dépend pas de nous est inconsistant, esclave, sujet à empêchement, étranger. 3. Souviens-toi donc
que si tu regardes comme libre ce qui de sa nature est esclave, et comme étant à toi ce qui est à
autrui, tu seras contrarié, tu seras dans le deuil, tu seras troublé, tu t’en prendras et aux dieux et
aux hommes ; mais si tu ne regardes comme étant à toi que ce qui est à toi, et si tu regardes
11
comme étant à autrui ce qui, en effet, est à autrui, personne ne te contraindra jamais, personne ne
t’empéchera, tu ne t’en prendras à personne, tu n’accuseras personne, tu ne feras absolument rien
contre ton gré, personne ne te nuira ; tu n’auras pas d’ennemi, car tu ne souffriras rien de
nuisible.»
Épictète introduit un critère de ≠° entre « ce qui dépend de nous » ( ce qui m’appartient réellement
et donc sur quoi je peux agir)/ « ce qui ne dépend pas de nous ». Le sage est celui qui fait cette
démarcation.
Thèse : seul le jugement dépend de nous, ce qui n’est pas le cas de la richesse, de la gloire, de la
santé et des évènements malheureux ou heureux. Cependant via le jugement la crainte c, l’espoir, le
désir, l’impulsion et les passions en général etc peuvent être maitrisés en ce qu’il dépendent de notre
jugement.
Éléments doctrinales de compréhension du stoïcisme :
_c’est un naturalisme : vivre en harmonie avec la nature (retrait par rapport à l’activité politique)
_ c’est un matérialisme : seule existe la matière définie comme un corps ( ex . le passé et le futur
n’existent pas car ce sont des incorporelle donc la passion comme la nostalgie est condamné car
épuise l’âme), l’univers est un ordonnancement cohérent.
_c’est un rationalisme : univers gouverné par une nécessité ne laissant place à aucune modification :
tout ce qui devait arriver arrivera. (≠° fatalisme car place pour l’action individuelle)
Le stoïcisme : plus qu’une doctrine c’est un modèle de comportement, une attitude face aux
évènement, en mesure d’annuler tous les effets négatifs ( tristesse, colère etc) qu’ils peuvent causer
à l’âme. Ce ne sont pas les choses qui nous trompent mais le regard que nous portons sur elle,
changeons notre jugement et nous serons libres.,
Conclusion : la vertu condamnant les richesse, les honneurs, le pouvoir offre la possibilité d’une
élévation de soi via un exercice ( du grec « askein » : s’exercer) qui renonce aux biens du commun.
Peut-on saisir la notion de bonheur articulant plaisir et vertu sans tomber dans l’antinomie de la
simple jouissance et de l’extrême renoncement ?
III. L’éociruisem comme hédonisme ascétique : que signifie réellement
« être épicurien » ?
Support : Lettre à Ménécée
A.Exposition et approfondissement de la doctrine matérialiste: analyse de la
Lettre à Hérodote
La sensibilité comme faculté prééminente ne peut-elle pas être réhabilitée dans son rapport à l’esprit
afin d ‘éviter le dualisme corps/esprit et une exclusion indue du plaisir ?
12
Autrement dit et subséquemment doit-on absolument exclure tout plaisir dans la recherche du
bonheur ou celui-ci peut-il être un élément constitutif de ce dernier? Si c’est le cas à quelles
conditions eu égard aux objections dirimantes déjà formulées à l’endroit du plaisir ?
Tentative de réponse avec l’épicurisme.
Présentation : selon Épicure toute poursuite du bonheur comme éthique est subordonnée à la
recherche du vrai (une science).
La φ intervient dès lors dans la recherche du bonheur comme une médecine de l’âme avec 3
propriétés :
_combattre la fièvre (fébrifuge)
_calmer la douleur et (antalgique)
_créer une Insensibilité à la douleur physique (analgésique).
Afin de comprendre la doctrine épicurienne il est nécessaire d’en expliciter sa doctrine
matérialiste : ( cf.Lettre à Hérodote)
Tout ce qui existe est composé d’atome en mouvement dans le vide : tout est matière ( la sensation _
critère de vérité_ atteste de l’existence des corps) ou vide (autrement le mouvement serait
impossible).
Le concept de clinamen : l’univers était constitué d’atomes aux trajectoires verticales et parallèles.
Dans cette conception du monde, jamais rien n’aurait été créé, s’il n’y avait une déclinaison (ou
clinamen) dans le mouvement des atomes, permettant la rencontre de ceux-ci, et par suite
l’existence de toute chose. C’est sur l’existence de cette infime modification de la trajectoire des
atomes que se fondent à la fois toute création et la possibilité pour tout être humain d’être libre.
Ainsi, l’acte volontaire est une des conséquences de la déclinaison des atomes constituant l’esprit.
Présupposé : l’âme est de nature matérielle. Une déclinaison qui fonde notre libre-arbitre sur une
théorie matérialiste et non métaphysique. Clinamen ( inclinaison) « légère déviation des atomes »
grâce à laquelle l’esprit n’est pas soumis à une nécessité intérieure, ni réduit à une totale passivité.
B. Plan de la lettre à Ménécée :
A) PREAMBULE : (§ 122)
- Il est urgent de devenir heureux car nous mourrons demain.
- La satisfaction de nos désirs ne nous rend pas heureux. Il faut donc changer de méthode.
-Seule la philosophie peut nous donner le bonheur.
-Il est donc urgent de philosopher, c’est-à-dire non pas acquérir des connaissances, mais transformer
sa vie en la pensant.
Comment faire ? Il y a quatre conditions selon Epicure.
B) CONDITIONS NEGATIVES DU BONHEUR : (§ 123-127)
Il faut d’abord se libérer de certaines opinions fausses pour ne plus craindre ce qui n’a pas lieu d’être.
I.PREMIERE CONDITION NEGATIVE DU BONHEUR : § 123-124,5
13
Des dieux : il ne faut pas en avoir d’opinions fausses de façon à ne pas les craindre
a) Il faut rompre avec la religion populaire et savante des platoniciens, car elles sont la cause
essentielle du malheur humain, et reposent sur une fausse piété. (anthropomorphisme)
b) Il faut avoir une connaissance exacte de ce que sont les dieux, en se fondant sur la prénotion que
chaque homme possède en son fond.
II.DEUXIEME CONDITION NEGATIVE DU BONHEUR : § 124,6- 127,6
De la mort : il ne faut pas en avoir d’opinion fausse de façon à ne pas la craindre
a) Ce que l’on craint dans la mort :
b) Les effets de la crainte de la mort
c) Il n’y a rien à craindre dans la mort : EXPLICATION matérialiste
C) CONDITIONS POSITIVES DU BONHEUR : (§ 127-135)
Vivre sans crainte, ce n’est pas vivre heureux. Et il ne suffit pas de ne pas souffrir pour l’être.
Comment faire, donc, pour être effectivement heureux ?
I . PREMIERE CONDITION POSITIVE DU BONHEUR : § 127-132
De la vie prudente : il faut réguler ses désirs
a) Des plaisirs : la nature recherche les plaisirs, il faut donc assouvir certains plaisirs. La question est
de savoir lesquels, et de quelle façon : comment distinguer désirs et plaisirs.
b) Des désirs :
Tous les désirs ne sont pas naturels. Certains désirs, comme nous l’avons vu, sont les produits de
l’angoisse.
- Il faut donc distinguer différents types de désirs :
vains : à proscrire. Il s’agit d’une part de désirs naturels illimités (manger comme un goinfre…),
d’autre part de désirs ni naturels ni nécessaires.
Naturels : parmi les désirs naturels, il y a des désirs simples et d’autres nécessaires. Ces désirs
nécessaires peuvent être nécessaires à la vie ( avoir faim, soif), au bien-être du corps (se protéger du
froid …), au bonheur, ou bien-être de l’âme (philosopher. Les désirs naturels simples : ils visent
l’agréable, en tant qu’il n’entraîne aucune douleur (désir sexuel, désir esthétique).
c) Le plaisir selon la nature : L’analyse des désirs grâce à la philosophie nous permet d’apprécier une
recherche du plaisir conforme à notre nature. Le bonheur est alors possible, dès lors que l’on
recherche, c’est-à-dire désire pour le corps l’absence de douleur et pour l’âme l’absence de crainte.
d) Il faut donc agir de façon à souffrir le moins possible, et faire le calcul des plaisirs et des peines
avant de désirer agir.
e) Enfin, les vertus ne doivent pas être recherchées pour elle-même mais pour le bonheur qu’elles
peuvent apporter, et n’ont de valeur que comme telles.
II.DEUXIEME CONDITION POSITIVE DU BONHEUR : § 133-135
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Pour ne plus craindre la mort, se libérer de la douleur … Il faut nécessairement croire que certaines
choses sont en notre pouvoir, c’est-à-dire que l’homme n’est pas soumis à un destin, même s’il est
soumis à la nécessité, autrement dit, que l’homme est libre dans une certaine mesure.
a) Comment la nécessité est-elle compatible avec la liberté : la théorie du Clinamen
b) Qu’est-ce que le hasard ?
c) La contingence, en tant qu’indétermination rend possible l’action libre.
D) CONCLUSION : LE SAGE (§ 135)
Le sage est heureux car il est dans la vérité, comme un Dieu, il est donc libre et connaît la paix
C. Analyse linéaire approfondie de la lettre à Ménécée
Introduction :
A) Pourquoi une méthode du bonheur ?
Epicure propose une méthode du bonheur dans cette lettre, qui comporte deux originalités :
-c’est une méthode corrective. Elle ne concerne que ceux qui ne parviennent pas à être heureux.
Sous-entendu que ce n’est pas la seule méthode possible, même si elle lui semble la plus efficace.
Elle repose, comme il l’indique en préambule, sur l’activité philosophique, au sens à la fois de
réflexion sur soi-même et de connaissance du monde qui nous entoure. Et elle est très simple : il
s’agit d’être heureux le plus rapidement possible.
C’est une méthode qui s’appuie sur un présupposé original : elle suppose que l’homme est
naturellement heureux. Le malheur est donc comme une maladie dont il souffrirait et qu’il faut
guérir. Mais ce bonheur naturel à l’homme n’a rien à voir avec ce qu’on appelle spontanément
bonheur (réalisation de tous ses désirs). Il ne s’agit pas de trouver le bonheur au sens de me donner
les moyens de satisfaire tous mes désirs, mais de faire disparaître ce qui m’empêche d’y accéder : le
malheur. Le bonheur ici, c’est l’absence de malheur, dans lequel je peux profiter sereinement de
certains plaisirs, qui ne sont pas infinis, car l’homme ne peut disposer dans toute société que d’un
pouvoir limité. Il y a donc des désirs absurdes. Pourquoi les ressent-on ?
Parce que je suis malheureux, c’est-à-dire malade, troublé. Donc je ne désire plus naturellement, je
désire -pour me divertir de mon malheur- toutes sortes de choses vaines et irréalisables qui ne me
viendraient même pas à l’idée si je n’étais pas malheureux, comme être le plus riche, l’homme le plus
honoré …
Je ne peux être heureux, c’est-à-dire profiter des plaisirs que je ressens dans ma vie qu’à deux
conditions : l’aponie (absence de trouble du corps) et l’ataraxie (absence de trouble de l‘âme). Ces
deux conditions sont ce que recherche naturellement l’homme.
La méthode que construit Epicure ne cherche donc pas tant à me rendre heureux qu’à me permettre
de profiter à nouveau d’un bonheur qui est donné à l’homme dès son enfance, qui suppose l’absence
d’inquiétude. Elle suppose, parce que je n’y arrive pas en étant insouciant, l’accès à un exercice
particulier de la raison, et la mise en place de ce qu’il appelle Béatitude (aponie et ataraxie). Une fois
l’accès à celle-ci assuré, tout ce qui m’arrive dans ma vie me permettra d’être heureux, même la
souffrance car elle ne m’inquiètera plus. Je serais alors « tel un dieu parmi les hommes », car satisfait
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de tout, et jamais troublé. Epicure ne cherche pas tant à me rendre heureux qu’à me garantir l’accès
inconditionnel au bonheur, que je trouverai en suivant ensuite mon chemin, mes inclinations, mes
goûts ou la vie qui m’est donnée.
Voyons donc quelle est cette méthode qui doit me permettre de retrouver un bonheur perdu depuis
l’enfance :
Elle se découpe en deux temps :
Une fois le préalable à toute méthode donné, (il faut faire de la philosophie), Epicure énonce des
conditions négatives au bonheur : ne pas craindre la mort et les dieux. Elles sont négatives, car la
crainte de la mort, comme des dieux sont des passions. Comme toute passion (cf. les stoïciens) elles
troublent mon esprit. Elles empêchent l’exercice de ma raison, qui ne sait plus distinguer quels sont
les désirs possibles à réaliser et qui correspondent à un vrai besoin du corps. Elles favorisent la
création de désirs substitués, où je ne sais plus lesquels sont miens et lesquels sont produits par la
société. Or il est facile de comprendre (cf Freud) que si je passe mon temps à réaliser des désirs qui
ne me sont pas propres, je n’en ressors pas satisfait, je n’y trouve pas vraiment de plaisir, et il me
manque toujours autant de choses. Donc le manque ressenti m’empêche d’être heureux. Tant que je
ressens la crainte, je ne pourrai jamais être heureux, quoique je fasse. Donc ce sont des conditions
préalables à toute recherche du bonheur.
Pour m’en libérer, Epicure propose un double travail : sur les causes de ces craintes (l’ignorance, qui
favorise l’imagination qu’un mal peut nous arriver). On ne remédie à ces causes que par la
connaissance scientifique. Et une fois ces causes anéanties, sur leur mise en pratique : il faut
comprendre le lien entre l’ignorance d’un événement et mon comportement, grâce à une réflexion
personnelle, pour pouvoir corriger ces comportements volontairement.
Puis Epicure énonce ce qu’il appelle des conditions positives au bonheur : le calcul des plaisirs et des
peines, ou prudence, et la capacité à supporter la souffrance. Ici encore, ces deux conditions ne
signifient pas que je suis heureux immédiatement, mais leur application doit me libérer de toute
souffrance (objective cette fois, et non imaginée) excessive que mon corps ou mon esprit n’aurait
pas la force de supporter, et qui me prive souvent d’un bonheur acquis, en rendant celui-ci illusoire
car non durable. Ces deux conditions sont plus pratiques : il nous propose des « recettes » ( à défaut
d’algorithme) , une diététique de vie, qui me rendrait heureux si je l’appliquais. Mais ces recettes
s’appuient implicitement sur des connaissances scientifiques, ce qui légitime leur universalité et leur
efficacité.
Une fois ces quatre remèdes appliqués dans l’ordre, je ne peux plus me dire malheureux. Donc les
plaisirs ou satisfactions que je pourrais rencontrer dans ma vie suffiront à me rendre heureux. Ils
suffisent donc, en supprimant les sources de souffrances insurmontables à m’éviter d’être
malheureux. Mais il faut admettre une chose : mon bonheur, analogue à celui des dieux, ne sera
jamais le même que celui que peut ressentir un être parfait, tout puissant et immortel dont je rêve
aujourd’hui. Mais ne souffrant pas trop, je l’admettrai facilement : il ne me manquera plus ce
bonheur idéal et illusoire.
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EXPLICATION DETAILLEE DU TEXTE
I PREAMBULE : § 122
Ce paragraphe veut montrer deux choses : qui si l’on est malheureux, le seul outil pour accéder au
bonheur, c’est la philosophie.
Et que si je suis malheureux, c’est urgent de s’y mettre que je sois jeune ou vieux.
a) Pourquoi la philosophie est-elle un préalable à la méthode du bonheur ?
On a vu que chez Platon aussi c’est un préalable. Il faut faire de la philosophie, des maths, de la bio…
pendant un nombre d’années indéfini. Dans ce cas, je ne suis pas prêt d’être heureux.
Mais ici, il faut entendre cela en un sens différent.
La philosophie n’a aucun intérêt pour Epicure du point de vue de la méthode de penser qu’elle
permet d’acquérir, raison pour laquelle il faut philosopher chez Platon. Et l’intérêt des connaissances
qu’apporte la philosophie est limité.
La philosophie ici est un outil de la raison qui m’aide à juger, mais cette philosophie ou réflexion ne
demande pas de connaissances préalables, seulement de distinguer le vrai de l’opinion, et de douter
de ce qui semble évident. Et cette réflexion repose sur un contenu scientifique (aujourd’hui on dirait
connaissance physique et biologique) qui fonde les bases de mes raisonnements « de bon sens »
En fait, on comprend bien, comme il le dit dans les deux autres lettres (Lettre à Hérodote et Lettre à
Pytoclès), que seules quelques connaissances faciles à apprendre et que je n’ai même pas besoin de
pouvoir démontrer absolument nous intéressent : celles qui ont un rapport avec notre vie
quotidienne, et dont l’ignorance est cause de passion, c’est-à-dire oblige l’imagination à inventer des
explications farfelues qui légitiment la peur.
Les connaissances intéressantes sont ainsi de deux types :
-celles qui me permettent de me connaître moi-même, comment fonctionne mon corps, (donc
surtout ce qu’on appellerait aujourd’hui la biologie), car sans elles, la conscience ne peut pas savoir
de quoi j’ai besoin objectivement.
-celles qui me permettent d’expliquer des phénomènes extraordinaires, qui me surprennent et que
je ne comprends pas spontanément grâce à l’expérience sensible, ou aux prénotions, comme la mort,
les phénomènes célestes, ou météorologiques (foudre, séismes, inondations …)
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Ces connaissances sont construites par des savants, qui passent leur vie à les construire. Mais
pour être heureux, je n’ai pas besoin de refaire le chemin qu’ils ont fait. Je peux me contenter des
résultats, et de quelques éléments de preuves élémentaires qui m’aident à les comprendre, qui les
rendent vraisemblables et m’aident à interpréter mon expérience sensible, sinon fiable.
Ainsi, je peux apprendre la philosophie en quelques heures pour Epicure (le temps de lire et
de comprendre les deux lettres qui précèdent celle à Ménécée), et ensuite, j’aurais qu’à réfléchir
lorsque je devrais agir. Ces connaissances sont faciles d’accès, ne demandent pas d’efforts
inconsidérés, ne sont pas réservés à une élite qui n’a rien d’autre à faire, et m’aideront à me libérer
de mes craintes comme nous le verrons.
b)
Pourquoi est-il urgent de philosopher qu’on soit jeune ou vieux ?
Pour les mêmes raisons qui conduisent Epicure à réduire l’apprentissage de la philosophie au
strict nécessaire pour être heureux :
L’homme est mortel, c’est un fait indéniable, et comme Epicure est matérialiste (il pense que tout ce
qui existe est composé de matière, en l’occurrence d’atomes), il est convaincu que les corps ne
survivent pas à la mort : l’esprit n’est pas une autre chose qu’un organe du corps. Le corps mort,
l’esprit ne vit plus. Il l’explique clairement lorsqu’il montre pourquoi il ne faut pas crainde la mort.
Donc nous n’avons qu’une seule vie pendant laquelle il faut atteindre le bonheur, qui est
naturellement l’objectif de chacun. Et - comme le souligne Pascal- le drame, c’est que nous ne savons
jamais quand nous allons mourir.
Donc il est urgent d’être heureux avant de mourir, si c’est l’objectif de notre vie. On ne se reprochera
jamais d’avoir été heureux plus longtemps que prévu. Par contre tout homme voyant la mort arriver
avant d’avoir été heureux, car la méthode choisie, comme celle de Platon est trop longue pour la vie
qui lui est impartie, le regrettera. Inversement, les hédonistes, qui choisissent de vivre au jour le jour,
sans tenir compte de la durée possible de leur vie, peuvent se retrouver confrontés à la mort en
n’étant plus heureux car, en mourant vieux, ils doivent assumer les conséquences de leurs choix
inconscients plus jeunes (maladie, accident, prison …). Donc comme je ne sais pas quand je vais
mourir, il faut absolument pour ne rien regretter (le regret est une passion qui m’empêche d’être
heureux), que je me dépêche d’être heureux, et que je le sois le plus longtemps possible.
Mais dans ce cas, on peut considérer que Epicure devrait s’adresser à tous les hommes, et pas
seulement aux jeunes ou aux vieux. Pourquoi n’est-ce pas urgent pour tout homme de faire de la
philosophie pour être heureux ?
Il y a des hommes actifs heureux, parce qu’ils ont accomplis leurs rêves, sont occupés par leurs
activités … l’adulte ni jeune ni vieux est soit déjà heureux, et dans ce cas n’a pas besoin de méthode
pour l’être, ou n’en ressent pas le besoin. Celui qu’il faudrait convaincre, c’est celui qui, trop occupé
par ses affaires, voit bien qu’il n’est pas très heureux, mais a trop à faire pour s’en inquiéter. Mais
celui-ci n’est plus disponible pour mettre en place une méthode du bonheur, il n’a pas le temps, il est
trop dépendant du divertissement.
Et l’adulte malheureux ? On peut considérer qu’il s’inquiète déjà d’une manière d’être heureux pour
remédier à ses difficultés. Donc il n’est pas à convaincre.
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Les jeunes et les vieux sont donc ces individus qu’une exhorte doit suffire à convaincre et qui ont le
plus besoin d’une méthode de bonheur. Reste qu’ils ont besoin d’une méthode légèrement
différente, car ils souffrent de choses différentes :
-Le jeune ne sait rien. Pourquoi commencer par cette méthode du bonheur ? N’a-t-il rien de plus
urgent à faire ? Il doit acquérir une bonne méthode du bonheur pour deux raisons. La première
raison, c’est qu’étant jeune, il n’a pas encore de convictions bien arrêtées, mais plutôt des habitudes
de pensées, dont il peut encore facilement se défaire. Il lui sera alors facile de se libérer des opinions
infondées qui suscitent la crainte. Et parce que, sans expérience, il ressent le besoin d’outils pour
comprendre le monde et savoir comment agir : son ignorance peut l’inquiéter. Il a besoin de guide
pour réussir sa vie. Donc la méthode d’Epicure a un double intérêt : elle va l’aider à construire des
opinons vraies, et lui évitera de développer des passions sans fondement, et par ailleurs, elle lui
permet de régler sa vie pour avoir l’assurance d’accéder au bonheur, ce qui le libère de l’angoisse de
l’échec.
-Le vieux a terminé sa vie. Son expérience personnelle tient lieu de connaissances. Ce n’est pas
maintenant qu’il va renoncer radicalement à tous ses préjugés ou convictions. Donc à quoi bon
philosopher ? Il est sans doute trop tard. Ici, la méthode ne vise pas à revoir ses connaissances. Elle
doit permettre celui qui termine sa vie d’affronter la crainte de la mort, car il a bien vécu, et faute
d’avoir eu conscience de ce bonheur passé, il peut le découvrir rétrospectivement grâce aux
souvenirs. Par ailleurs, la vieillesse est souvent l’âge de la maladie, de la faiblesse (les forces
déclinent). Donc les vieux souffrent de leur diminution physique, de leur impuissance, et de perdre
petit à petit tous ceux qui les entourent. Objectivement, ce sont donc ceux qui sont (statistiquement
dirait-on) les plus susceptibles d’être malheureux. Donc ils ont besoin d’outils pour supporter la
souffrance et empêcher celle-ci de me faire oublier le bonheur vécu, et le bonheur qu’ils peuvent
encore vivre.
Ces deux âges sont donc des âges de mutation : la vie se transforme et déstabilise. Ce sont
donc ceux qui ont le plus besoin d’aide pour se convaincre que la recherche du bonheur n’est pas
superficielle, facultative, ou vaine, et ce sont ceux qui, déstabilisés par les changements sont le plus à
même de revoir leurs attitudes pour modifier leurs rapports au monde et en tirer tous les bénéfices.
Pour les autres, à chacun d’adapter cette méthode à soi-même.
II CONDITIONS NEGATIVES DU BONHEUR : § 123-127
Avant d’espérer être heureux, maintenant que je suis convaincu qu’il est urgent que je fasse tout
pour le devenir, je dois me libérer de ce qu’Epicure semble définir comme les deux obstacles
essentiels au bonheur : la crainte des Dieux et de la Mort, qui suscitent les passions, troublent mon
esprit, et m’empêche de distinguer clairement ce qu’il est plus prudent de faire, ce dont j’ai besoin et
ce dont je peux me passer.
Ces conditions sont dans l’ordre : je ne peux pas ne pas craindre la mort si je crains les dieux. C’est
bizarre car si je ne suis pas croyant, je ne crains pas les dieux. Donc spontanément, on penserait qu’il
est plus important de ne pas craindre la mort que de ne pas craindre les dieux. C’est que la religion
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est déjà une réponse à la crainte de la mort, mais une réponse très ambiguë et problématique, que
critique ici Epicure : le croyant ne craint pas la mort, il craint le jugement divin. Or, il n’est pas dit que
ce soit mieux : on constatera qu’il craint le jugement divin pour ne pas craindre la mort, et que cette
crainte est une fausse réponse à la crainte de la mort. Je dois commencer par la déconstruire si je
suis croyant la crainte du jugement divin pour comprendre que c’est un déplacement de la crainte de
la mort, que je découvrirai à l’œuvre dans toute sorte d’autres croyances ou désirs.
A/ IL NE FAUT PAS CRAINDRE LES DIEUX : § 123-124,5
Ici, Epicure veut démontrer deux points :
1) Les hommes craignent les dieux, mais c’est parce qu’ils ont une connaissance impie de ceux-ci, et
que cette conception est entretenue par la religion, qui (c’est implicite ici) exploite cette crainte pour
s’assurer un pouvoir sur les hommes et leur comportement.
2) Il faut donc corriger cette conception erronée des dieux, ce que je peux faire naturellement, en me
fiant à mes prénotions. Lorsque je saurai qui sont le dieux, je ne les craindrai plus.
Ce passage est à rapprocher très clairement de la critique de Marx de la religion, dont il dit que «
c’est l’opium du peuple » qui s’est largement inspiré sur ce point de ce texte (on le sait car Marx a
fait sa thèse de doctorat sur Épicure). Ce qui les distingue, c’est que Marx en tire des conséquences
politiques, là où Epicure ne s’intéresse qu’à la recherche d’un bonheur individuel.
Rappel : Chez les grecs, il y a une religion d’Etat. Donc tout le monde doit croire en l’existence des
dieux telle qu’elle est racontée par la mythologie.
Pourquoi critiquer la manière dont la religion pense les dieux ?
Le texte fait ici la critique des croyances et pratiques religieuses de l’époque, et plus généralement
critique le fonctionnement de toute institution religieuse, parce qu’elle repose sur des croyances non
raisonnables et qu’elle entretient la peur. Mais elle ne l’entretient pas exprès. Cette peur est à
l’origine de mes croyances religieuses. Le problème, c’est qu’au lieu de corriger cette peur, la religion
l’entretient.
Pourquoi les hommes, quelle que soit la société dans laquelle ils vivent, construisent-ils une
institution religieuse ? Les historiens ont montré depuis longtemps que ce qui caractérise toutes les
civilisations humaines c’est le rapport au sacré (et donc à la divinité) qu’elles entretiennent. Plus
précisément, on trouve la trace de ce rapport essentiellement dans les rituels funéraires. La croyance
en un dieu semble intimement liée pour l’homme au rapport à la mort.
De fait, c’est parce que je crois en l’existence de quelque chose après la mort, que j’imagine que le
corps du défunt ne disparaît pas (c’est inimaginable que celui que j’aime, avec lequel j’ai tant partagé
disparaisse d’un coup, et qu’il n’en reste rien) que je comprends, enfant, la fonction des divinités : les
dieux me garantissent un autre monde après la mort.
De ce fait, l’existence des dieux transforme l’anéantissement terrifiant de la mort en un passage vers
une autre vie. Mais cette vie pourrait être pire que celle que je connais. Donc les dieux doivent
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pouvoir me fournir des garanties sur cette vie future, qu’elle sera meilleure que celle que je vis. Mais
cela ne peut se faire qu’à une condition : l’obéissance à leurs lois, ce qu’ils jugeront à ma mort.
La religion déplace alors le problème : elle donne un sens à la mort, elle confirme une intuition de
mon imagination. En faisant cela, elle me libère d’une partie de la souffrance que chacun ressent
quand il perd un proche, et de l’inquiétude que je ressens lorsque je j’essaie de m’imaginer ce qui se
passera à ma mort. Mais elle lui donne un sens à condition que je respecte les règles dictées pas les
dieux. C’est même ces règles qui donneront du sens à ma mort : si je les ai trahies, je serai justement
puni. Sinon, je serai récompensé. En faisant cela, la religion réintroduit du choix là où je semblais
condamné au déterminisme et à l’absurde.
Mais en contrepartie, je dois craindre le jugement divin. Car les dieux voient tout, même ce que
j’ignore en moi et ils pourraient me punir de fautes que je ne sais pas avoir commis, dont je ne me
suis pas (ou pas assez, ou pas sincèrement) repenti. Je n’ai pas de prise sur leur jugement, je ne peux
pas les convaincre de ma bonne foi. Mon avenir est alors entre les mains d’un être supérieur que je
ne contrôle pas et ne comprends pas toujours bien.
A cela, il faut rajouter que les histoires mythologiques sont remplies en Grèce de récits terrifiants :
les dieux semblent déborder d’imagination pour punir les fautifs, et ils semblent inflexibles.
Donc je ne crains plus la mort, mais le jugement des dieux et le pouvoir qu’ils possèdent de me
condamner à une souffrance éternelle, et je ne peux même pas comprendre que ces histoires que
j’imagine sont l’expression d’une peur , elle réelle et fondée : celle de la mort. Donc je ne peux pas
soulager cette crainte.
Mais si je comprends que les conséquences de cette crainte des dieux, (l’angoisse, la peur de mal
faire) m’empêchent d’accéder naturellement au bonheur, je ne vois pas comment cette crainte peut
être dépassée ou être infondée : objectivement, je ne suis pas maître des dieux, et ne peux contrôler
de mes actions que ce qui dépend de moi et ce dont j’ai conscience.
Peut-on ne pas craindre les dieux ?
Epicure ne propose d’agir que sur ce qui est en mon pouvoir, donc mes pensées, mes désirs… Ici, cela
signifie dissocier les dieux et la connaissance raisonnable que j’en ai d’une peur qui leur préexiste et
qu’ils n’ont pas à légitimer : ce n’est pas parce que j’ai peur de mourir, que les dieux me condamnent
au malheur.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas de science des dieux hors de la religion. Donc comment savoir ce
qu’ils sont rationnellement, sans mélanger à la perception, à l’opinion que j’en ai ma peur ? On sait,
en effet, que toute opinion est une construction à partir de la sensation d’une image qui prend sens
en fonction de mes désirs (donc de ma peur).
Pour savoir ce que sont les dieux indépendamment de ma peur, et donc savoir si ma représentation
est vraie, Epicure fait appel implicitement à un point un peu technique de sa théorie, à ce qu’il
appelle « la prénotion » que chacun a des dieux. Cette prénotion est convoquée à d’autres moments,
dans la lettre à Hérodote (sur les fondements de la physique) pour prouver l’existence d’atomes qui
composent les corps. Qu’est-ce que c’est ?
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On constate qu’il est impossible de voir les atomes des choses, dont on sait aujourd’hui pourtant
qu’ils existent. De même on ne voit jamais les dieux. Mais pour qu’on en ait l’idée (la définition), il
faut que cette idée vienne de quelque part. Il y a deux solutions : ou bien je j’ai créée, ou bien je l’ai
découverte.
-Si je l’ai découverte, c’est que je l’ai perçue. Ou je l’ai perçue parce qu’elle est déjà inscrite dans mon
esprit dès ma naissance (elle est innée, comme le défendra Descartes), ou je l’ai perçue grâce à mes
sens. La première solution est exclue par Epicure pour une raison facile à comprendre : mon esprit, à
ma naissance, c’est un organe, composé de matière. Pour lui, il n’existe dans le monde que des
atomes et du vide. Pas de substance spirituelle. Or, la matière ne possède pas d’idée. C’est son
exercice qui contribue à leur création. Donc à ma naissance je ne possède pas d’idée. Pour défendre
le contraire, il faut défendre l’idée selon laquelle l’esprit a toujours existé, que ce n’est pas le produit
de l’activité matérielle des cellules, mais que c’est « une chose » indépendante qui se retrouve pour
un moment dans le corps). Donc cela semble difficile ici : les idées que je possède des dieux ne sont
pas perçues.
-Les idées sont donc des créations de mon activité cérébrale. En même temps, l’homme ne peut rien
créer à partir de rien. Précisément, ce n’est pas un Dieu. Même les animaux imaginaires, il les crée à
partir de quelque chose qu’il a perçu : une licorne, c’est une idée qui associe deux choses connues :
un cheval et une bête avec une seule corne. Un outil possède des analogies avec des objets
naturellement existant …A l’ origine de l’idée, il y a donc des prénotions, ou petites perceptions
inconscientes ou incomplètes que j’ai associées ensemble. Ces prénotions, je les possède car le les ai
perçues distinctement grâce à la sensation. Donc, même si je ne peux pas connaître scientifiquement
cette idée, si je ne peux pas la percevoir clairement, elle repose sur une prénotion perçue, qui a
forcément pour origine quelque chose qui existe.
J’ai donc une idée de dieux, même si cette idée est une composition erronée, parce que j’ai perçu
des prénotions des dieux dans le monde. Or ces prénotions sont, pour Épicure, forcément objectives
même si elles sont parfois incomplètes. En effet, il ne s’agit pas d’une représentation construite
grâce à mon imagination, mais de l’effet sur mes sens d’un objet existant, et que j’interprète souvent
mal. La sensation n’est jamais trompeuse, même dans le cas des illusions d’optiques. En effet, quand
je vois une tour carrée ronde, ce n’est pas parce que mes sens sont trompeurs, c’est parce que ma
sensation est imprécise, et que pour ne pas me retrouver dans l’hésitation, je me hâte d’interpréter
cette sensation incertaine. Quand je trouve le miel amer, il l’est, ce n’est pas une illusion, car c’est
bien l’effet qu’il a sur mes organes malades. Je me trompe car ce qui est vrai c’est « le miel est amer
quand je suis malade », « la tour est ronde quand je suis loin »… Et moi je dis que c’est toujours vrai.
Donc les prénotions sont toujours vraies, car elles expriment précisément le lien entretenu entre la
chose et mon corps à un moment donné. Aussi, si je parviens à distinguer dans mes idées des dieux
ce qui relève de mon interprétation et de ce qu’ai perçu, alors, je saurais qui sont ces dieux, et si ma
crainte est fondée ou non.
Pour cela, je recherche ce que chacun perçoit des dieux. Or, ce que je retrouve, c’est une définition
en creux : les dieux sont immortels et pas moi, ils sont bienheureux, et pas moi, et ils sont parfaits.
Cela, chacun peut le ressentir profondément. Donc cela est conforme aux prénotions que chacun a
des dieux.
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A partir de ces prénotions universellement partagées, je peux tenter d’établir une connaissance
raisonnable des dieux (ce que je peux connaître d’eux seulement à partir de cette définition, par
déduction, et en articulant cette définition à d’autre chose que je sais).
Il y a une certaine cohérence dans cette définition : les dieux sont immortels et bienheureux parce
qu’ils sont parfaits, c’est-à-dire qu’il ne leur manque rien. S’il ne leur manque rien, cela suppose qu’ils
ne désirent rien de particulier : il n’ont pas de manque, d’imperfection, de défauts à combler. Donc
leur bonheur n’est pas le fait de la satisfaction de tous leurs désirs, mais de leur absence de désirs
particuliers. On comprend le renversement qu’opère la multitude : peu soucieuse de la cohérence de
ses prénotions, elle plaque sur leurs dieux une vie humaine. Pour l’homme, être heureux, c’est aussi
ne pas ressentir le manque. Mais comme l’homme est imparfait, pour ne pas manquer, il doit
satisfaire ses désirs, il doit agir… la vie qu’il mène est ainsi l’exact opposé de la vie divine. L’homme
s’agite pour ne pas trop manquer parce qu’il est imparfait et mortel : son corps s’abîme, il est
malade, se blesse, et il lui faut satisfaire ses besoins pour réparer ces manques vitaux. Les dieux sont
presque immobiles. Car ils sont immortels et parfaits. Donc leur corps ne s’altère pas (on
n’imaginerait pas un dieu malade), ils n’ont besoin de rien. Et comme ils sont parfaits, sans défauts,
ils n’ont pas besoin d’agir pour corriger leurs défauts. Comment, dans un tel contexte, imaginer les
dieux s’amuser à punir les hommes, se mêler de leur vie ?
En supposant que les dieux jugeront ma vie, ou revendiquent un pouvoir sur celle-ci, je fais mine
d’ignorer ce qui définit essentiellement le dieu : sa perfection et son immortalité. C’est en cela que je
fais preuve d’impiété pour Epicure.
Mais réciproquement, si je définis les dieux tels qu’ils sont, je ne dois plus les craindre : ils ne se
mêlent pas des affaires des hommes.
Reste deux questions : à quoi servent des dieux qui existent mais ne se mêlent pas des affaires
humaines ? N’est-ce pas une sorte d’athéisme déguisé ? Et pourquoi Epicure ajoute-t-il qu’ils vivent
dans les inter-mondes ?
Un mystère demeure : pourquoi les dieux sont-ils immortels ? S’ils n’étaient qu’esprit, je pourrais le
comprendre. Mais chez Epicure, il n’y a que des atomes et du vide. Donc si les dieux ont un esprit, il
existe grâce à des organes. Donc un corps. Si les dieux ont un corps, pourquoi seraient-ils immortels
et échapperaient-ils à la maladie, aux blessures … ? Et on serait tenté plutôt que de rechercher un
bonheur analogue aux dieux, de devenir immortels comme eux, grâce à la médecine, à la technique,
à la biologie…
C’est que l’immortalité divine n’est pas le fait d’un caractère propre du corps pour Epicure. Elle est la
conséquence du lieu dans lequel ils vivent. Les dieux ne vivent pas sur terre. Ils vivent dans les
intermondes, au-delà de l’atmosphère, là où le atomes en mouvement sont en nombre nettement
plus limité. Comme ce lieu est presque vide, les corps divins ont un mouvement atomique très limité
: ils perdent très peu d’atomes, attirés par des objets extérieurs, et donc ne s’altèrent pas.
Cette explication un peu fantaisiste a plusieurs conséquences qui intéressent Epicure : si les dieux
venaient sur terre s’occuper des hommes, ils deviendraient mortels comme nous, la terre étant un
lieu dense en atomes, corps, mouvements, chocs… Ils n’y ont donc pas du tout intérêt. Si les dieux
réalisaient autant de désirs que nous, ils deviendraient mortels, car le désir cause l’inquiétude
23
(absence de tranquillité), met le corps en mouvement, lui fait perdre de l’énergie, donc augmente ses
besoins. Enfin, si ls dieux ne vivaient pas si loin, on en aurait une perception bien plus précise, et on
ne comprendrait pas pourquoi tout homme a une prénotion des dieux (je n’en ai pas forcément des
peuples vivant dans le désert australien) et pourquoi elle est si floue. Pour expliquer cela, il faut que
les dieux soient suffisamment loin, comme le soleil, et indistincts.
C’est donc au nom de la cohérence du raisonnement qu’Epicure place les dieux dans les
intermondes, avec les astres, immortels comme eux, dotés comme eux d’un corps.
Les dieux ne se mêlent pas des affaires humaines :
Les dieux n’existent pas pour servir à quelque chose, selon Epicure. Le supposer, c’est déjà prouver a
postériori que la religion, en donnant une fonction pratique aux dieux répond à un besoin humain qui
n’a rien à voir avec la réalité. Et l’homme a les moyens de chercher dans la morale, en lui-même, ou
dans la politique ce qu’il cherche chez les dieux. Cela aura l’avantage en plus de dépendre de lui.
Aussi, comme chez Freud, la fonction divine définie ici par la religion n’est que l’expression de ma
difficulté à assumer ma responsabilité morale et intellectuelle.
Mais ils existent. Et doivent me servir de modèle. En quoi, si je ne les imagine pas comme des pères ?
De modèle pour chercher le bonheur. Les dieux sont parfaitement heureux, car ils ne manquent pas.
Donc c’est le manque, le besoin, le sentiment d’insatisfaction (qu’il ait des causes objecives ou
imaginaires) qui cause le malheur. Je dois alors comprendre, en essayant d’imiter la vie des dieux,
que le plus important, c’est de ne pas souffrir, et me donner des outils pour y parvenir. Si les dieux ne
s’occupe pas des probl èmes des hommes, je peux choisir de les méler à ma vie. Dès lors, une religion
qui repose sur l’amour et l’admiration des dieux et de leur mode de vie est un outil qui m’aide à être
heureux.
Ici, en apprenant quelle est l’origine de ma crainte des dieux , j’ai fait un triple travail :
-de connaissance : j’ai distingué parmi mes représentations ce qui venait de mes désirs, et angoisse,
et ce qui s’appuyait sur une réalité vérifiable sinon absolument vraie. En faisant cela, je peux
désormais faire un deuxième travail :
- De réflexion : en comprenant mes angoisses et leurs causes réelles, j’ai les moyens de m’y
confronter et de tenter de les surmonter. C’est ce que veut faire la seconde condition de la lettre
- De définitions : en repensant le bonheur divin, je peux m’interroger sur le sens d’une recherche des
plaisirs vains, et m’appuyer sur le modèle divin pour rechercher un autre bonheur, qui dépende de
moi, ce qui me donne espoir de trouver celui-ci, puisqu’il existe déjà pour des corps matériels comme
le mien.
24
B/ IL NE FAUT PAS CRAINDRE LA MORT : § 124,6-127,6
Dans cette partie, Epicure s’attaque à la cause essentielle de l’angoisse de l’homme. La
crainte des dieux n’étant qu’une forme substituée de celle-ci. Il veut démontrer deux choses :
1)
Cette crainte a des causes objectives qu’il faut comprendre. C’est ce à quoi s’attache Epicure,
pour voir dans quelle mesure elles sont fondées.
2)
Mais les effets de cette crainte sont bien plus désastreux que la crainte elle-même, et c’est la
raison pour laquelle, même si cette crainte est fondée, il faut utiliser sa raison pour ne pas la subir, et
la supporter.
Ce qu’on comprend ici, c’est que c’est rarement la mort en elle-même que je crains, mais ses
conséquences, et je dois comprendre que ces conséquences n’ont de sens que pour le vivant. Car la
mort, ce n’est que la privation de sensibilité, donc elle n’est rien pour moi : je ne peux pas la
connaître dans ma vie, et je n’en aurai jamais conscience. La mort, c’est un problème pour le vivant,
pas pour le mort. Et la seule chose dont le vivant doit s’inquiéter, c’est de bien vivre, pas de bien
mourir.
Pourquoi on craint la mort ?
La mort suscite l’angoisse chez l’homme. Mais Epicure, en creux, nous montre ici que ce n’est
pas tant la mort que l’ignorance qu’on en a que l’on craint. En effet, si on enquête, comme il le fait
ici, on découvre que les raisons pour lesquelles on la craint sont de mauvaises raisons. Or, si on la
craint pour de mauvaises raisons, on ne peut pas surmonter cette crainte, dont on ne comprend pas
les causes. Il faut, avant de voir pourquoi il ne faut pas la craindre, distinguer l’origine de cette
crainte des raisons fabriquées par l’imagination. Cela n’est possible, une fois encore, qu’en
s’appuyant sur une définition juste de ce qu’est la mort, ou de ce qu’on peut en dire, à partir de nos
seules connaissances, quitte à ce qu’elles soient incomplètes.
On craint la mort pour deux raisons essentielles : parce qu’on suppose qu’elle me fera
souffrir, et parce que je la pense comme privation.
-« La mort est à craindre car elle fait souffrir ». En effet, je l’imagine comme une maladie mortelle. Or
chacun sait que la maladie qui détériore mon corps fait souffrir. En outre, ce que je peux voir de
l’état du mort me prouve que le corps se détériore. Donc je suppose que la mort ne peut se faire que
dans une grande souffrance. Le problème, comme le montre Epicure, c’est qu’en supposant cela, je
construis une analogie erronée entre la mort et la maladie ou la blessure. Certes, la maladie grave
entraine la mort. Mais la mort existe indépendamment de cette maladie. Je peux d’ailleurs imaginer
mourir sans avoir souffert. Ici, l’analogie entre mon corps diminué par la souffrance et la mort n’a pas
lieu d’être, car ce qui caractérise la mort, c’est la privation de sensibilité. Or pour souffrir d’une
blessure, il faut la sentir. Donc si la mort détériore mon corps, sans sensibilité, je ne peux pas en
souffrir. Ce qui caractérise la mort, c’est qu’elle découple systématiquement souffrance et
25
détérioration. Donc j’ai raison de craindre la mort parce qu’elle détériore le corps, mais pas de
craindre de souffrir.
J’ai raison de craindre la maladie si je crains la mort, car une maladie grave peut entraîner la mort.
Mais si je ne crains pas la mort, ce que je crains dans la maladie c’est qu’elle fait souffrir (ce dont se
plaignent les enfants, encore inconscients de leur mort). Et la souffrance n’existe qu’à une condition :
que je possède une sensibilité, donc que je sois vivant. Il y a donc ici deux causes de souffrance : la
souffrance physique, objective. Celle-ci n’a rien à voir avec la mort, elle est même la preuve
paradoxale que je vis et que le reste de mon corps est en « bonne santé », puisqu’il informe de la
souffrance d’une de ses parties. Cette souffrance a une durée de vie limitée, et c’est une douleur
salutaire : elle me permet de combattre la maladie, en me faisant désirer me soigner. Je dois la
supporter, mais pas la craindre. Et la souffrance liée à la crainte de la mort. Mais cette crainte n’est
pas fondée objectivement, puisque la souffrance appartient à la vie, elle utilise la crainte de souffrir
comme une raison qui la légitime. Mais alors, pourquoi craindre la mort, si elle ne me fait pas
souffrir, voire me libère de la souffrance ?
En effet, on voit bien qu’ici, en creux, Epicure fait du suicide , pour les cas où la souffrance est
insupportable (souffrance psychique ou physique) une solution, quelque chose de « désirable », au
sens d’un choix qu’il faut envisager, qui a du sens pour celui qui voit sa vie réduite à la souffrance et
pour lequel il n’existe aucun moyen pour améliorer objectivement ses conditions de vie (ici on peut
remarquer que Epicure pense le suicide, y compris le suicide assisté dans le même cadre que le débat
sur l’Euthanasie il y a peu, et que c’est la seule place qu’il lui donne), dans la mesure où tout
possibilité de bonheur est exclue définitivement de cette vie par la souffrance. Cela prouve que la
souffrance est un problème qui appartient à la vie, et sur laquelle on peut relativement avoir une
action (médicaments, aide …). Pas à la mort.
- Il y a autre chose que je crains dans la mort : la mort est privation. Ici l’argumentation d’Epicure est
plus difficile à soutenir. Essayons cependant de la reconstruire pour la discuter. La mort opère une
triple privation en me privant de la vie : elle me prive de la possibilité de réaliser d’autres désirs, ou
des projets. Elle me prive de mes amis, de mes proches. Enfin, elle me prive du bonheur que j’ai
construit. Dans chacun des cas en mourant, je perds le sens que j’ai donné à ma vie, ou la possibilité
de lui donner un sens. Cette crainte est partiellement fondée, mais en partie fantasmée, et sert pour
Epicure de légitimation à une mauvaise méthode du bonheur.
Lorsque je meurs, je suis privé de mes amis, je suis privé de mon bonheur, et de mes désirs. C’est
vrai. Mais on ne voit pas comment, selon Épicure, j’en aurai conscience une fois mort. Pour que je
puisse en avoir conscience, il faudrait que ma conscience et ma sensibilité survive à mon corps. Une
telle possibilité est impensable pour Epicure, car vaine. Pourquoi ? Car elle suscite plus de craintes
que d’avantages. Mais ce n’est pas un critère de vérité cela. Mais aussi parce que la science ne me
permet pas de le prouver. Donc ce ne peut être qu’une croyance. Pourquoi croire en quelque chose
qui me fait souffrir, sinon parce que cela donne une raison de craindre la mort ?
Pourquoi une telle privation ne prive pas le mort ? Si l’on s’en tient au matérialisme épicurien, pour
une raison très simple : la conscience est produite dans le corps grâce à l’activité d’un organe (qu’il
appelle le cœur, en raison des liens alors connus entre le rythme cardiaque des individus et les
émotions ressenties, on croyait ainsi que c’était le cœur qui faisait émerger les émotions et les désirs,
donc était le lien entre le corps et l’esprit). Or ce qui caractérise un corps, c’est son unité. Chaque
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composant est dépendant des autres : lorsqu’un organe est endommagé, tout le corps souffre, et
lorsque le corps meurt, aucun organe ne peut continuer ses activités. Dans ce cas, lorsque le corps
cesse de vivre, Epicure ne voit pas comment pourrait lui survivre un organe, et un esprit. Donc,
lorsque je meurs, j’en ai pas conscience. Encore moins puis-je percevoir ce que je perds ou quitte.
Mais Epicure n’a pas de preuve que l‘esprit n’existe pas indépendamment du corps. Pourquoi
faire ce pari plutôt que celui qu’enseignent les religions ?
C’est un pari risqué. Il y a une autre raison : Imaginons que l’esprit survive, sans corps. Dans ce cas,
c’est un esprit privé de sensation : pour sentir, il faut des sens, qui sont des organes physiques. Sans
corps, je ne sens rien. Et si je n’ai aucune sensation, je ne peux pas avoir de sentiment (sentation
interne). Donc même si l’esprit survit, privé de sensation, il ne peut pas souffrir de la mort, ni de ce
qu’il a perdu, il est sans sentiment. Dans ce cas, il ne lui reste que (et encore, c’est-à-voir) la capacité
à calculer, raisonner, mais sans objet. Si l’esprit survivait après la mort, ce serait d’une toute autre
manière que cette vie de l’homme, et je ne suis pas certain qu’elle soit désirable (c’est quoi l’intérêt
de vivre sans désir, sans amour, sans émotions, sans rien percevoir du monde ?). Donc, faute de
preuve, mieux vaut me contenter de ce que je déduis de ce que je sais, et supposer que rien ne survit
à ma mort. Dès lors, l’idée de ce que je perds n’est pas un problème pour le mort ; Elle l’est
seulement pour le vivant.
Pourquoi le vivant craint-il de perdre son bonheur, ses amis si ils ne lui manqueront pas une fois mort
? Epicure pointe deux raisons :
-je crains de perdre mon bonheur si je n’ai pas été assez heureux dans cette vie (objectivement, ou
juste parce que je n’ai pas eu conscience du bonheur qui m’a été donné). Alors la mort prive de sens
ma vie : elle rend vain tous les efforts que je n’ai pas concrétisés. J’ai alors raison de craindre la mort.
Mais cette crainte est en même temps très facile à surmonter, et cela ne dépend que de moi : il suffit
de se donner les moyens d’être heureux tout de suite, au lieu de se fixer des objectifs impossibles, de
reporter à plus tard ce bonheur, de le conditionner à la réalisation de tel désir. D’où l’urgence dont
ce texte est imprégné (« il est urgent de philosopher »). Ici, je crains la mort parce que la méthode du
bonheur choisie est une méthode illusoire et vaine, qui nie un élément essentiel de la réalité : je vais
mourir un jour. C’est donc une méthode inconsciente. Satisfaire tous ses désirs c’est impossible, et
attendre de l’avoir fait pour être heureux, c’est pure folie. Conditionner son bonheur à la réalisation
d’un rêve, c’est risqué, car je peux mourir avant. Mieux vaut être heureux avant de l’avoir réalisé.
Dès lors, à ma mort, je ne regretterai rien, et serai satisfait d’avoir bien vécu. Donc si je suis heureux
immédiatement, j’aurai l’assurance que ma vie aura été réussie, à quelque moment que je meure.
Donc je ne craindrai plus la mort avant qu’elle n’arrive, et cela m’aidera d’autant plus à être heureux.
Ce raisonnement semble cohérent puisque on peut constater que les gens heureux, satisfaits de leur
vie ne craignent pas la mort. Ils savent qu’ils ont bien vécu.
Dès lors, le bonheur dessine un rapport au temps bien étrange : il semble indépendant de sa durée.
On pourrait imaginer facilement que je préfère être heureux 70 ans plutôt que 3 ans. Et donc que je
crains la mort parce qu’elle me prive d’une partie du bonheur que j’aurais pu avoir même si je suis
déjà heureux. Epicure ne le nie pas tout à fait. Mais il montre ici que si je n’ai été heureux que trois
ans, et que je suis satisfait de ce bonheur, les 67 ans de bonheur que je n’aurais pas vécu ne me
manqueront pas. Je ne les regretterai pas, n’ayant pas le sentiment de manquer quelque chose. On
comprend mieux ici ce que veut dire pour Epicure vivre l’instant présent. ce n’est pas profiter de
27
chaque chose à notre portée, sans se projeter dans l’avenir. Je vis l’instant présent parce que je ne
ressens pas le manque. Vivre l’instant présent, ce n’est pas une méthode, ou un objectif pour être
heureux. C’est la conséquence naturelle du bonheur, qui me permet même de savoir que je suis
vraiment heureux. Je n’attends pas alors de l’avenir qu’il m’apporte quelque chose que je n’ai pas. Je
me projette raisonnablement dans l’avenir ou le passé, mais pas affectivement. Lorsque je suis
heureux, je vis l’instant présent dans lequel je suis, sans avoir conscience de sa durée. Donc qu’il dure
10 ans ou quelques heures, je ne m’en rends pas vraiment compte quand je le vis, et sa durée ne lui
apporte rien. On comprend cela facilement lorsque l’on passe un moment très agréable avec ses
amis. Lorsque je suis heureux, la durée, le temps qui s’écoule disparaît, et je ne réfléchis pas
forcément à ce que je vais faire demain, la semaine prochaine pour conserver ce bonheur tant que je
le vis. Donc je ne peux pas craindre la mort lorsque je suis heureux parce qu’elle réduirait mon temps
de bonheur. Celui qui peut dire cela, c’est seulement celui qui n’est pas encore assez heureux, et
espère de l’avenir un bonheur, dont il voudrait profiter le plus possible. Mais il le dit car il n’est pas
heureux. Si je meurs heureux, la mort n’est vraiment rien pour moi, car elle ne me prive de rien.
- Reste que même pour l’homme heureux, la mort, en particulier la mort des gens qu’il aime, estime
ou qui l’entoure est une privation et une souffrance. Et lorsque je pense à ma mort, ce qui me fait
d’abord souffrir, c’est d’imaginer la peine qu’auront les gens que j’aime. Alors, je crains la mort parce
que sais qu’elle fera souffrir les autres du moins, et je crains la mort de ceux dont j’ai besoin pour
être heureux. Ici, c’est l’idée que mes amis morts ne peuvent plus partager mon bonheur qui fait
souffrir. Et c’est une souffrance légitime, la seule qu’Epicure ne critique pas ici, sans l’évoquer
nettement non plus. Car il est une chose qu’il reconnaît : vivre avec ses amis, construire un bonheur
commun, est un désir naturel et nécessaire à l’homme. Ne pas pouvoir le faire, c’est naturellement
souffrir. Et la mort est cet élément inéluctable qui m’empêche de satisfaire ce désir, même si je n’ai
pas qu’un seul ami. On voit ici que le bonheur humain se construit à plusieurs, non pas parce que je
dépends des autres pour être heureux, mais parce que être heureux, c’est partager ce bonheur avec
mes amis. Ici, au-delà des craintes inventées par l’imagination, on saisit l’origine de la crainte de la
mort : je crains la mort car la mort que je vis, c’est celle de ceux que j’aime, et qu’elle me fait souffrir,
et qu’il n’y a pas vraiment de solution pour éviter cette souffrance. Reste que c’est un problème qui
appartient à ma vie (je peux perdre mes amis pour d’autres raisons que leur mort), et à ce titre que je
dois affronter vivant.
Il m’appartient si je veux être heureux de surmonter impérativement cette souffrance, qui sinon,
m’empêchera d’être heureux, et donc m’angoissera un peu plus. D’autant plus que, comme le
montre Epicure, la crainte de la mort ne m’empêche pas d’être heureux seulement parce que la mort
me fait souffrir, ou parce qu’ elle suscite l’angoisse, mais parce que cette crainte, pour être
supportée, lorsque je ne veux pas l’affronter, est à l’origine de pratiques de « divertissement », pour
reprendre le terme de de Pascal qui dérèglent mon comportement, et m’empêche de distinguer les
désirs qu’il faut satisfaire nécessairement pour être heureux et ce qui sont vains. Donc tant que je
craindrais la mort, et que je ne serai pas capable de supporter la souffrance qu’elle cause dans ma
vie, je ne saurai pas distinguer les désirs vains des désirs naturels, et je n’aurai aucune chance d’être
heureux.
Les effets de la crainte de la mort :
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La crainte de la mort que je n’affronte pas est pour Epicure, autant que la société à l’origine de la
fabrication par mon imagination de désirs vains, c’est-à-dire inutiles à satisfaire, car ils sont source de
plus de souffrances que de plaisirs. En particulier d’un type de désirs que chacun fixe souvent comme
objectif de sa vie : des désirs qui ne comblent aucun besoin naturel précis et qui sont indéterminés.
Ici Epicure en cible 3 en particulier qu’il utilise comme exemple : le désir de richesse, le désir de
gloire, ces deux désirs n’étant qu’une manière d’exprimer un désir d’immortalité totalement absurde
(on comprend pourquoi si la mort est inévitable).
-Pourquoi le désir de richesse est-il vain et en quoi sa réalisation m’empêcherait d’être heureux ?
Etre riche, cela ne comble aucun besoin. C’est quelque chose qui est supposé m’aider à combler les
besoins que je peux ressentir. Ainsi, être riche ne protège pas du froid. C’est un moyen qui me
permet d’acheter une maison confortable et de la chauffer. Cela ne nourrit pas mais permet
d’acheter de la nourriture sans me limiter… Et être riche, c’est un « absolu » : lorsque je le dis, je suis
incapable de dire à quel moment je serai assez riche. Car il naîtra toujours de nouveaux désirs que
mes finances ne pourront pas satisfaire. Etre riche, c’est d’abord être assez riche pour ne manquer
de rien. Or, ce n’est pas possible. Etre riche, ce n’est pas avoir des conditions de vie confortables, qui
sont en France relativement accessibles pour le plus grand nombre. Donc je ne suis jamais assez
riche, si mon désir c’est d’être riche. Et même si j’étais infiniment riche, cela ne pourrait pas suffire à
me rendre heureux. Ce qui me rendra heureux, c’est ce que la richesse me permet de faire ou d’avoir
(une belle maison, des caprices…), et il se pourrait que je puisse obtenir cela sans la richesse, et en
faisant moins d’efforts pour y parvenir. Donc désirer la richesse est vain : la réalisation d’un tel désir
est presque impossible, tant c’est un désir illimité, et même si c’était possible, ce serait au prix
d’efforts démesurés par rapport à la satisfaction que j’en retirerais (être riche demande du travail,
me rend dépendant des autres, me soumet aux revers de la fortune…) et pendant ce temps je ne suis
pas heureux. Combien mourront avant d’avoir été riche, et sans avoir été heureux ?
Pourquoi les hommes désirent-ils alors être riches, de manière si universelle ? C’est que le riche
semble mieux protégé de la mort que le pauvre, ce qui n’est vrai qu’en partie : comme il a une vie
confortable, il vit plus longtemps, est moins malade, et peut se soigner facilement, il souffre donc
moins, et son corps dure plus longtemps. Donc la mort le menace moins que celui qui manque du
nécessaire, n’est pas capable de se protéger du froid, de la faim, a du mal à se soigner. Les riches
respirent la santé, le bien-vivre, ils ont l’air de vivre plus, ou mieux que nous. Donc la mort les
menace moins.
En même temps, le riche n’est pas protégé des accidents, il est plus sujet au vol, ou tentatives
d’assassinat, ses amis sont plus intéressés. Et le riche meurt comme le pauvre un jour. Donc la
richesse ne me protège pas de la mort. Elle offre une sécurité illusoire. Désirer la richesse car je
crains la mort a alors deux conséquences néfastes : elle ne fait pas disparaître la crainte de la mort,
que je craindrai autrement (j’aurais peur de me faire agresser), et tant que je ne suis pas riche, je ne
suis pas heureux.
Mais elle induit un dérèglement bien plus problématique pour Epicure. Désirant la richesse, je suis
conduit à faire régulièrement des choix contre nature pour réaliser ce désir : je peux travailler outre
mesure, ne pas profiter de plaisirs simples, obtenir un poste important au détriment de mes amis,
tromper un peu mon client, me priver de ce qui me plairait pour économiser. De tels choix sont
nécessaires si je veux réaliser vraiment ce rêve. Je prends alors l’habitude de mal juger de ce dont j’ai
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besoin pour être heureux, et d’agir contre la morale, ce qui m’attire en société, même quand je ne
suis pas sous le coup de la loi, des inimitiés qui me causent des dommages. Je fabrique alors tout seul
des obstacles à mon bonheur, en faisant des choix qui me coûtent trop, en me faisant des ennemis.
Et si un jour je renonce à ce désir, car je ne parviens pas à le réaliser, j’en garderai une habitude : je
ne saurais pas ce dont j’ai besoin, ou ce qui m’est inutile, je ne serai pas capable d’avoir des relations
parfaitement désintéressées. Et j’aurais perdu encore plus de temps pour être heureux : il ne suffit
pas de renoncer aux désirs créés par la crainte de la mort pour être heureux. Il faut aussi, ce qui est
bien plus difficile, se réhabituer à agir en fonction de ses désirs propres, et de la prudence.
Epicure développe le même type de raisonnement pour les deux autres exemples : désirer la gloire
ou le pouvoir, c’est désirer ne pas mourir, rester dans l’histoire ou le souvenir des autres
éternellement. Mais la gloire ne dépend pas de moi, elle dépend de l’histoire. C’est donc aléatoire, et
pour faire une action glorieuse, il faut être prêt à mourir, et faire preuve de bien des imprudences,
comme l’histoire d’Achille nous le montre. Il faut être fou pour renoncer à 60 ans de sa vie et au
bonheur dans l’espoir de rester dans l’histoire. Comme si l’on pouvait être heureux après sa mort. Et
que reste-t-il du mort s’il est oublié, s’il a passé sa vie à conquérir un pouvoir qu’il a mal exercé ?
Aussi, on voit que la crainte de la mort suscite une inquiétude, c’est-à-dire l’incapacité de
rester en paix dans sa chambre. Et que cette inquiétude me pousse à vouloir réaliser des désirs
impossibles, sous prétexte qu’ils éloigneraient la mort de moi, ou me permettraient de lui survivre.
Espérer cela, c’est être inconscient, refuser le monde réel tel qu’il est donné à l’homme mortel. Et
donc c’est se lancer dans une recherche qui n’est pas compatible avec le bonheur, sans même s’en
rendre compte.
III CONDITIONS POSITIVES DU BONHEUR : § 127- 135
Désormais, je sais ce qui empêche l’homme d’être heureux, les raisons pour lesquels il a construit
des méthodes du bonheur contre-nature, insensées. Mais la critique ne suffit pas à élaborer les
conditions effectives du bonheur, et ne me donne pas les moyens de remédier à mes erreurs. La
seule chose que je sais ici, c’est pourquoi je ne suis pas heureux, et pourquoi ce que je mets en
œuvre pour le devenir est illusoire : je ne suis pas heureux parce que je souffre, la certitude d’être
mortel est un obstacle à mon bonheur. Je ne parviens pas à être heureux parce que cette souffrance
dérègle mes désirs, et me fait prendre pour désirable ce qui est vain. Elle conduit ainsi à rechercher
le bonheur dans des activités vaines et illusoires.
Pour être heureux, je dois donc trouver un moyen pour accepter-supporter la souffrance, soit
construire un bonheur où elle a sa place. Mais on voit bien que je ne peux la supporter que si ma
souffrance est limitée dans le temps et son intensité. Sinon, la seule solution c’est le suicide, le
divertissement n’étant pour Epicure qu’un suicide indirect, symbolique (j’y tue mon bonheur, qui est
ce pourquoi je vis). Donc pour cela, il me faut deux choses :
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-que j’ai la certitude que la souffrance prendra fin. Donc que j’ai les moyens de faire des expériences
sources de plaisir malgré la souffrance.
-Pour en avoir la certitude, j’ai besoin d’une méthode qui me garantisse que les choix faits ne seront
pas source de plus de souffrance.
C’est ces deux points qu’Epicure s’attache ici à développer.
A LE CALCUL DES PLAISIRS ET DES PEINES : § 127-132
Il y a une méthode qui permet de devenir heureux, qu’on appelle « le calcul des plaisirs et des peines
». cette méthode repose sur une qualité naturelle à l’homme : la prudence. Chacun est capable de
réfléchir avant d’agir et de prendre une décision qui occasionne le moins de souffrance.
Cette méthode présuppose que le plaisir comme la souffrance sont aussi un sentiment naturel à
l’homme. Le sentiment de plaisir renouvelé doit alors me permettre d’accéder à un bonheur naturel,
même si en société les autres ou les conséquences de mes choix peuvent m’empécher de jouir de ces
plaisirs, et peuvent causer des souffrances. Etre heureux , c’est souffrir le moins possible dans ma vie
et ressentir le plus de plaisirs possible.
Cette méthode consiste alors à établir pour chacun si le désir correspond à quelque chose de
naturel, dont j’ai besoin pour être heureux indépendamment des autres ou de mes passions, et si sa
réalisation n’entraine pas plus de souffrance que sa non-satisfaction. En l’appliquant, j’aurai
l’assurance de souffrir le moins possible et d’éprouver autant de plaisir qu’il m’est possible. Donc de
devenir heureux.
Reste un problème : il faut pouvoir déterminer à l’avance quel plaisir et quelle souffrance me
procurera la réalisation de mes désirs ou leur insatisfaction. Et il faut le faire non seulement pour
aujourd’hui, mais « dans le passé et dans l’avenir ». Sachant, que toute action humaine désirable
procure du plaisir et de la souffrance dans l’immédiat ou dans la durée. C’est sur cette difficulté que
portera l’essentiel de notre commentaire.
Les différents types de désirs
Epicure fait reposer le calcul des plaisirs et des peines sur une double dichotomie entre désirs vains
et désirs naturels.
- Les désirs vains définissent des désirs inutiles, au sens où il n’est pas utile de les satisfaire pour être
heureux car la souffrance qu’occasionne leur satisfaction est plus grande que le plaisir retiré, et au
sens où il s’agit d’abord de désirs d’opinion, construits par soucis de reconnaissance sociale, pour
m’identifier à un groupe. Mais il y a deux types de désirs vains :
D’un côté des désirs vains car illimités (être riche, devenir célèbre, être ambitieux, obtenir des
honneurs, devenir immortel, avoir du pouvoir…). Les désirs sont vains ici parce qu’ils sont vides. Ils
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sont un substitut à l’angoisse. Donc ils ne correspondent à rien dont je puisse avoir besoin. En effet,
ce qui me manque, puisque mon corps est fini, est forcément limité. Les désirs naturels ont donc une
fin. Ceux-là ne doivent jamais être réalisé, et si je les ressens, je dois retravailler sur les deux premiers
points de la méthode. Cela signifie que mes désirs sont déréglés par les passions et l’angoisse, à tel
point que je ne sais plus ce qui peut rendre l’homme heureux. Alors je substitue aux désirs naturels
des désirs d’opinion, fondés sur une idée fausse du bonheur qui est l’effet de mon inquiétude. Cela
ne signifie pas que pour Epicure, on est heureux en étant pauvre, méprisé, faible. Celui qui serait trop
faible ou méprisé ne peut pas satisfaire ses désirs nécessaires. Donc il y a un minimum : il faut
travailler pour toucher un salaire convenable qui me procure des conditions de vie décente (un toit,
de quoi manger, me soigner, me protéger) . Et si je naîs riche, sans avoir à faire d’effort pour
conserver cette richesse, tant mieux pour moi, à condition que sa perte ne me plonge pas dans le
désespoir absolu.
D’un autre côté, il y a des désirs vains car trop déterminés (désirer manger des fraises en hiver, un
gateau au chocolat alors qu’il n’y en a pas, des chaussures luxueuses, un manteau alors que j’en ai
déjà un …) En ce sens, on les dit vains parce que l’effort à accomplir pour les satisfaire est supérieur
au bénéfice obtenu : je peux obtenir le même plaisir en les remplaçant par autre chose plus facile à
obtenir. Dans ce cas, le désir correspond à un manque naturel. Mais au lieu d’exprimer ce manque :
désirer manger quelque chose, désirer me réchauffer … il se porte sur un objet extérieur à moi qui
peut être difficile à atteindre. Pourquoi se porte –t-il sur cet objet ? Parce que la société ou
l’éducation me le présente comme désirable (effet de mode, habitudes alimentaires). C’est ce qu’il
appelle des désirs d’opinion. Je le désire parce qu’on me l’a présenté comme désirable et que par
désir de reconnaissance sociale, je veux moi aussi le désirer. Dans ce cas, ce n’est pas le contenu du
désir qui me permettra de savoir s’il est vain ou non, mais la situation : lorsque je désire manger un
gateau et que je sens l ‘odeur de celui-ci dans le four, c’est un désir simplement naturel : je profite
d’une gourmandise à ma disposition. Mais s’ il faut que je fasse ce gâteau et pour cela que j’aille faire
des courses alors qu’il y a des choses à manger à la maison, c’est un désir vain : sa réalisation me
demande un effort supérieur au bénéfice retiré, et que je pourrais réaliser à moindre frais. Dans ce
cas, on peut dire que je désire correctement, mes désirs ne sont pas déréglés. Mais je ne sais pas
quel est l’origine de ce désir, je confonds sa cause et son effet (illusion finaliste comme dirait
Spinoza). Donc je dois apprendre à mieux le connaître.
- Les désirs naturels. Ce sont des désirs que tout homme ressent naturellement. Ils visent à combler
les déséquilibres du corps et de chacun de ses organes. Il y a donc des conditions objectives au
bonheur, et celui qui ne parvient pas à les remplir ne pourra pas être heureux. Parmi ces désirs
naturels, certains sont simplement naturels, d’autres naturels en nécessaires. Sont naturels et
nécessaires des désirs dont la non-satisfaction entraîne une souffrance qui ne peut être comblée
qu’avec la satisfaction du désir. Il ne suffira pas de ne pas y prêter attention pour que la souffrance
disparaisse. Sont simplement naturels des désirs dont la non-satisfaction n’entraîne pas de
souffrance, mais dont la satisfaction procure de la joie, c’est-à-dire permet d’exprimer le bonheur
que l’on ressent. Or, pour être heureux, il ne suffit pas de ne pas souffrir. Il faut aussi trouver des
moments de joie. C’est ce que permettent ces plaisirs simplement naturels.
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Sont naturels et nécessaires trois types de désirs : Ceux qui sont nécessaires pour la vie (faim, soif …)
sont nécessaires pour deux raisons. Comme nous ne sommes pas des dieux et sommes composés
d’atomes, notre corps est sans cesse en mouvement (il respire, bouge …) et se heurte souvent à
d’autres corps. Cela me fait perdre des atomes (je brûle de l’énergie) et me déséquilibre. Donc j’ai
besoin de compenser mes manques si je ne veux pas mourir. Ils sont donc nécessaires au sens propre
au fonctionnement de mon corps. D’autre part, c’est une condition nécessaire à l’absence de
souffrance et au bonheur : Ces désirs, tant qu’ils ne sont pas satisfaits, causent une souffrance. Bien
sûr, je peux en faire abstraction. Mais cette souffrance m’empêchera d’être heureux. Si j’ai faim et
que je ne me nourris pas, je n’ai pas forcément mal au ventre. Mais je me fatigue. Donc leur non
satisfaction causera toujours plus de souffrance que l’effort à fournir pour les satisfaire, d’autant que
je peux, du moment que cela n’est pas nocif à mon espèce, les satisfaire avec des outils assez
accessibles.
D’autres sont nécessaires pour le bien-être du corps, c’est-à-dire pour son repos, pour qu’il ne soit
pas troublé (aponie). Sont ici nécessaires le repos et la protection contre les agressions extérieures
(danger ou climat). En quoi est-ce nécessaire à l’aponie ? Le froid, comme la blessure cause une
douleur. Cette douleur est le fait d’un bouleversement de la structure atomique des organes
touchés. Elle exprime ainsi le fait que mon équilibre corporel est bouleversé. Cela met le corps en
mouvement et lui fait perdre des atomes. Ici, la douleur exprime l’effort que doit faire le corps pour
rétablir l’équilibre naturel, ce qui nuit au plaisir et donc au bonheur. Donc à chaque fois que cette
équilibre est rompu, je souffre et ne suis pas heureux. Je dois donc me donner les moyens, par mon
hygiène de vie d’éviter autant que possible la maladie. Enfin, certains désirs sont naturels et
nécessaires pour le bonheur (avoir des amis et exercer sa réflexion ou son esprit). Ceux–là sont
indispensables pour atteindre l’ataraxie, ou l’absence d’inquiétude, de trouble de l’âme. En effet, la
réflexion, ou philosophie est nécessaire à l’homme car elle nourrit l’âme et m’aide à lutter contre
l’imagination. D’autre part, nous avons vu en II B que l’absence d’amis m’empêche d’exprimer mon
bonheur et rend celui-ci caduc. Le bonheur suppose une relation satisfaisante à soi-même et à autrui.
En leur absence, mon esprit est inquiet, insatisfait, ce qui entraîne le développement de la crainte de
la mort et m’empêche d’être heureux.
Tous ces désirs nécessaires visent à m’éviter la souffrance, c’est-à-dire à maintenir un équilibre
atomique fragile que la vie terrestre déstabilise toujours. Or, il apparaît de plus en plus nettement
que lorsque cet équilibre est rompu je ne peux pas être heureux.
Sont simplement naturels des désirs qui me procurent de la joie, mais dont la nonsatisfaction n’occasionne pas de souffrance, et surtout, des désirs que je peux facilement remplacer
par d’autres équivalents sans en souffrir. Ils correspondent à un trop plein de mon corps (je déborde
parfois d’énergie) qui le déséquilibre légèrement, et ils ont pour but d’égayer ma vie par quelques
moments d’éclat dans lesquels je mets mon corps en mouvement grâce à l’expression d’émotions
plutôt que de brûler tranquillement cet excès d’énergie lorsque je ressentirai un manque. Epicure
semble faire allusion ici à deux types de désir : le désir sexuel et le désir esthétique. Le désir sexuel
n’est pas nécessaire, car il n’exprime aucun manque. Sa non satisfaction ne cause pas de douleur (je
peux faire n’importe quelle activité physique à la place). Ici, le désir amoureux semble exprimer un
désir d’abandon ou de partage. C’est en ce sens qu’il est la marque d’un excès d’énergie. De même,
le plaisir esthétique (écouter de la musique que je considère belle, voire de belles peintures…) repose
sur le désir d’exprimer, d’extérioriser ou de partager des émotions. De même on pourrait ici ajouter
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tout désir ludique (faire du sport, jouer, faire un dîner entre amis …). Ces désirs ont pour objectif
d’établir un rapport harmonieux entre mes sens, mes émotions et le monde. En ce sens, ils m’aident
à rétablir la paix dans mon esprit. Reste que ces désirs ne sont pas une condition du bonheur. Ils
m’aident à profiter de ce dernier, à en prendre conscience. Et ils comportent un danger : ils reposent
sur l’expression de mon imagination et de mes sensations qui, lorsque ma capacité à distinguer les
désirs vains des autres est brouillée, sont responsables des erreurs de jugement. Et dans bien des
cas, ce qui distingue un désir naturel d’un désir vain est ténu, et je ne peux avoir l’assurance qu’il
s’agit bien d’un désir naturel que lorsque je ne ressens plus de désir vain, que je me suis détaché de
mes craintes et de l’imaginaire collectif que m’impose la société. Aussi, Epicure me dit-il que ces
désirs ne doivent pas être satisfaits tant que je ne ressens encore des désirs vains. Il est trop difficile
de distinguer ces désirs naturels qui me seraient propres et des désirs d’opinion.
A partir de ces dichotomies, on comprend que ce qui va me permettre de distinguer les
désirs à réaliser des autres, c’est non seulement l’effort à déployer pour les satisfaire, ou les
conséquences de actions que je dois mettre en œuvre, mais aussi la connaissance de leur origine.
Ce qui me permet de distinguer la valeur de chaque désir, c’est le plaisir qu’il procure
En effet, on voit ici que mes choix : assouvir tel désir ou non est rapporté à une fin naturelle
construite selon deux entrées : ce désir rapporte-t-il de la joie, ou supprime-t-il une douleur. Et on
voit que la suppression d’une douleur prime toujours sur toute joie ressentie. En posant cela, Epicure
inverse la hiérarchie habituelle des plaisirs . On aurait tendance à accorder plus de valeur à un désir
qui procure une joie qu’à un désir qui supprime une douleur. Ainsi, je préfère ne pas manger et sortir
avec mes amis plutôt que le contraire.
Cette inversion n’est compréhensible que si l’on est attentif à une chose, qu’on a déjà trouvé chez les
dieux : ce qui me décide, ce n’est pas l’émotion ressentie, c’est une certaine définition de ce qui est
bien pour moi, construite à partir du modèle divin : ce qui est bien pour moi, c’est l’absence de
souffrance ou d’inquiétude. C’est-à-dire l’absence de mouvement, le fait de ne pas déséquilibrer
mon corps. Car à chaque fois qu’il est déséquilibré il risque de perdre des atomes, et donc de souffrir.
Ce n’est pas le fait de réussir quelque chose, c’est le fait de ne pas avoir besoin de le faire qui rend
heureux.
Cette position se comprend clairement dans la définition qu’Epicure donne du bonheur qu’il m’aide à
atteindre. Il ne l’appelle pas joie, mais béatitude. On aurait pu penser que c’était parce que la joie,
c’est quelque chose de passager, d’instable… C’est vrai, mais encore faut-il comprendre pourquoi il
est instable : la joie est un plaisir provoqué par une excitation interne, un mouvement de mon corps,
qui retrouve son équilibre, qui est en passe d’être satisfait de lui-même. Elle est donc forcément
passagère, instable. En ce sens , le bonheur qu’elle procure n’est pas durable. C’est un bonheur « en
mouvement ». Mais la béatitude apparaît alors lorsque la joie est passée. Le bonheur que je ressens
lorsque j’ai atteint la béatitude, c’est un juste équilibre entre le monde et moi. Je suis juste satisfait
de ce que j’ai fait. Mais pas joyeux. Seulement sans insatisfaction, remords, frustration ou douleur.
Mais aussi sans joie particulière.
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Le plaisir que recherche Epicure est très éloigné de ce qu’on imagine spontanément : ce n’est pas le
plaisir que je ressens lorsque je bois un verre au soleil. C’est le fait de ne pas ressentir la soif.
Pourquoi recherche-t-il plutôt ce plaisir ? C’est que c’est celui dans lequel, comme les dieux, je ne
manque de rien. C’est un plaisir stable, et donc durable. Il ne s’accroit jamais. Il peut se diversifier, ou
se nuancer. Ce n’est pas un plaisir suprême, mais seulement parfait : il ne s’agit pas d’éprouver la
plus grande joie possible, mais seulement de ne ressentir aucun manque. Etre heureux, c’est ne
manquer de rien. Celui qui vient de manger et de boire, qui est reposé et discute avec ses amis ne
manque de rien. Son bonheur n’est pas pour autant suprême.
Aussi, on peut-on déduire que ce qui permet à l’homme, selon Epicure, d’accéder à un certain
bonheur, c’est que ce bonheur n’est pas construit. Il a une forme de naturalité, ou d’assise : la
béatitude est un bonheur constitutif à l’homme. C’est le fait de vivre ce que l’on doit être. Il n’y a
aucune projection hors de soi, aucune volonté de se surpasser, de transformer le monde ou de se
perfectionner ici, car ce désir-là, s’il est audible, ne peut pas, par définition rendre heureux. Il est la
recherche d’un bonheur suprême. Pour être heureux, ici, il faut se contenter d’abord de son
imperfection, de ce qui est donné. Aller au-delà de soi, donc dans l’inconnu, devenir autre, meilleur
qu’on est ne peut que susciter ou entretenir l’inquiétude. C’est pour cela que, si mon objectif est
d’être heureux, c’est une recherche vaine.
En redéfinissant ainsi le bonheur, Epicure délimite clairement une alternative qu’on retrouvera dans
toute la philosophie moderne :
-Ou bien ce que je recherche, c’est le bonheur. Et dans ce cas, je dois comprendre une chose : le seul
bonheur humain accessible est un bonheur à l’image des dieux, donc un bonheur qui s’ancre dans
une forme d’immobilité que je dois rechercher. Et dans ce cas, le bonheur c’est l’absence de
souffrance et d’inquiétude, pas la joie continue. Et le seul moyen d’y accéder, c’est de renoncer à
tout désir non naturel, qui me projette hors de moi, qui fait de moi l’auteur de ma vie. Donc le seul
moyen d’y accéder, c’est de me contenter de ce que je suis, quitte à m’ennuyer u peu, et à ne rien
réaliser de grand. Le seul bonheur accessible pour l’homme, c’est un bonheur dans lequel il est libéré
de la souffrance : sans douleur ni inquiétude. Et pour cela, je dois d’abord tout mettre en œuvre pour
que le corps ne souffre pas (c’est la douleur du corps qui cause la crainte), donc ait le moins d’efforts
possible à faire. Ce bonheur, on l’appelle béatitude. C’est l’état qu’atteint aussi le sage en orient
grâce à la méditation.
-Ou bien, ce que je recherche, c’est la perfection. Mais alors, je dois renoncer au bonheur. Car un
bonheur suprême humain est illusoire et vain. Pour une raison très simple : le désir de se surpasser,
constitutif de nombreux d’entre nous est la conséquence de l’inquiétude, crée par la crainte de la
mort. Le désir de se surpasser, d’accomplir quelque chose de grand, de devenir un homme digne
d’être aimé… n’est donc pas compatible avec la recherche du bonheur et celui qui imagine qu’il sera
heureux grâce à cela est fou. C’est parce qu’il est malheureux que le désir l’a projeté hors de soi, qu’il
désire cela, Et tant qu’il désire se surpasser, il exprime une chose : qu’il n’est pas heureux. Lorsqu’il
sera heureux, ce désir disparaîtra. L’espoir, l’ambition, le désir de savoir… construisent alors parfois
une vie éclatante, mais pas une vie heureuse, car c’est une vie qui ne se met en mouvement que
parce qu’il y a manque, désir, inquiétude, et ce n’est pas l’éclat de cette vie qui comblera ce manque.
Car la cause de celui-ci, ce n’est pas ma vie, mais mes craintes. En revanche, cela permet à l’homme
d’accomplir des faits exceptionnels, qui donnent une autre valeur à sa vie, quand il y parvient.
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Reste que, une fois que j’ai compris cela et selon quels critères je dois choisir les désirs à
réaliser pour être heureux, je ne fais pas immédiatement les bons choix, car l’action juste ne repose
pas simplement sur une connaissance. Elle suppose aussi une pratique habituelle : c’est à force d’agir
en respectant ces préceptes, et me remettant à chaque fois en cause que je me libère peu à peu des
désirs vains et accède à l’absence de souffrances. La méthode demande donc une pratique, qui
permet l’acquisition de vertus.
La sagesse pratique et la prudence
Le calcul des plaisirs et des peines n’est possible que si je mets en pratique ces règles pour chaque
situation. Car dans la réalité, il n’y a aucun désir absolument mauvais, ni aucun absolument bon. J’ai
besoin du travail de la prudence pour discerner ce qui est meilleur qu’une autre solution. Rien n’est
bon ou mauvais en soi. Tout est mélangé. D’autant que ce qu’Epicure recherche, c’est un plaisir pour
« tout temps », c’est-à-dire un plaisir présent, passé et à venir. Or, il est clair que quelque chose qui
me procure un plaisir aujourd’hui : faire une beuverie entre amis, jusqu’à me soûler, ne sera pas un
plaisir dans l’avenir (j’aurais mal à la tête demain) ni dans le passé : selon comment s’est terminé
l’aventure, cet événement pourrait me causer des regrets, et donc son souvenir, désagréable, me
priver de plaisir lorsque je penserai à mon passé.
On comprend la raison pour laquelle Epicure critique les hédonistes, pour lesquels il faut cueillir les
plaisirs lorsqu’ils se rencontrent, ou les débauchés. Ce n’est pas parce qu’ils recherchent le plaisir,
comme s’il fallait se contenter d’une vie ascétique, mais parce qu’ils le cherchent mal car ils le
cherchent sans réfléchir, ne se considèrent pas libre de refuser un plaisir qui se présente. Ce que doit
permettre de faire la prudence, c’est de rechercher les plaisirs durables, ceux que je ne regretterai
jamais, qui n’auront pas de conséquences néfastes.
Cela suppose alors d’être vertueux dans une certaine mesure Comme il l’énonce dans le paragraphe
132. Les vertus ne sont pas recherchées pour elle-même. Epicure ne croit pas, on l’a vu, que l’homme
ait à devenir meilleur pour devenir heureux. Elles n’ont pas plus d’intérêt que le savoir pour luimême , ou l’argent en soi. Devenir vertueux pour cette raison, c’est l’expression d’un désir vain. Ne
sont souhaitables que les vertus qui m’aident à être heureux.
Et ces vertus sont au nombre de trois : la prudence ou (phronesis), l’honnêteté ( kalos kai agatos) et
la justice (dikaios). Ces trois vertus sont la conséquence d’une certaine sagesse pratique, que
j’acquiers en faisant avant d’agir le calcul des plaisirs et de peines que je retirerais de mes actions.
Qu’apportent ces vertus à la sagesse pratique ? La sagesse pratique m’aide à faire des choix. Elle me
permet de décider ce que je vais faire. Mais choisir, ce n’est pas faire ; Il faut ensuite que je me
tienne à ce que j’ai décidé. Ainsi, si je décide de renoncer à mon désir de richesse, ce n’est pas pour
autant, que dans mes actions, je ne tenterai pas, en ayant plus ou moins conscience de cela
d’ailleurs, de réaliser ce désir. Les vertus m’aident à faire preuve de résolution. Elles me donnent
l’habitude de vivre avec prudence, si bien qu’à un moment, je ferai spontanément les bons choix
pour moi sans avoir à réfléchir. Car je ne peux quand même pas passer ma vie à faire le calcul des
plaisirs et des peines à chaque fois que je veux manger quelque chose.
-Ainsi, vivre avec prudence, c’est prendre l’habitude de réfléchir avant d’agir et repérer
spontanément ce que je dois éviter. L’homme prudent n’a pas besoin d’aide pour savoir ce qui vaut
mieux pour lui.
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- Et être honnête est une vertu, comme être juste qui n’ont de sens que parce que je vis en société,
entouré d’individus, dont la coopération m’est précieuse pour être heureux. Etre honnête, c’est
respecter les lois, les croyances d’une société, et les amis, de manière à n’avoir jamais le sentiment
de son indignité. Car faire une action que les autres jugent indignes, c’est subir une blessure
narcissique. Cela ne peut entraîner que des remords, des reproches, de la honte. Donc cela
m’empêche d’être heureux. De même, être juste, c’est toujours respecter les lois de l’Etat. Car
contrevenir aux lois, cela entraine la crainte d’être puni. Cela ne signifie pas que si je suis sûr de ne
pas être puni, je peux contrevenir aux lois. Je risque alors de commettre une action honteuse,
indigne de moi , ou sans intérêt parce qu’elle n’entraine pas de plaisir et peut me nuire plus tard.
Mais cela signifie que la fonction de ces deux vertus, qui m’aident à agir avec prudence n’ont
d’intérêt que pour moi-même. Il ne s’agit pas de moralité ici, ni de garantir l’accès à une certaine
justice. La justice, comme ce qui rend l’homme honnête est purement conventionnel . Ici, il ne s’agit
pas de rechercher quelque chose qui serait juste en soi. Je me dois de la respecter seulement parce
qu’elle me permet de vivre avec les autres sans être méprisé, ou faible. Etre juste, c’est ce qui
m’assure la possibilité d’avoir des amis, et de vivre en sécurité. C’est là la seule fonction de la vertu
pour Epicure : elle doit me permettre de rechercher le plaisir sans faire de tort à autrui dont je
pourrais avoir besoin plus tard. Mais aussi, je ne fais pas de tort à autrui, car ce qui légitimerai que
j’en fasse, c’est l’envie, ou la jalousie. Or, si je suis comblé, heureux, de quoi serais-je envieux ?
La vertu est ici totalement intéressée : elle me garantit l’accès au bonheur en société, et elle est une
conséquence naturelle du bonheur, qu’elle entretient. Elle ne doit pas me demander d’effort ou
d’ascèse particulière, et n’a pas d’autre objectif que de m’aider à appliquer le calcul des plaisirs et
des peines.
B Il faut supporter la douleur : § 132-135
Les trois premiers points nous permettent d’éviter la souffrance dans la mesure où elle
dépend de nous : on peut ne pas se fabriquer des souffrances inutiles. Mais il y des souffrances qui
ne dépendent pas de nous, et contre lesquelles je ne peux rien faire : la maladie n’est pas toujours
évitable, comme les accidents ou la perte de nos proches. C’est d’ailleurs ce qui me distingue des
dieux. Il peut m’arriver du mal malgré tous mes efforts. Cette souffrance, je dois l’accepter, car elle
n’est pas toujours évitable et je n’en suis pas responsable. Ce n’est pas ma faute. Donc je n’ai pas à
regretter d’avoir fait de mauvais choix. Mais pour l’accepter, il faut que je puisse la surmonter.
Pour cela, Epicure nous donne deux outils : d’abord, des connaissances : la souffrance est le
fait des sensations. A ce titre, elle est forcément limitée comme tout ce qui a pour cause un
fonctionnement mécanique. D’autre part, le bonheur accumulé par le passé doit me permettre de
supporter la souffrance. En effet toute douleur est limitée : elle résulte de la sensation qu’a le corps
de la détérioration de certains de ses atomes. Dès lors, il y a deux solutions : ou bien cette
détérioration est lente. Dans ce cas, la douleur n’est pas très intense. Elle s’intensifie en fonction du
nombre d’atomes qui se détériorent. Et si elle est intense, elle ne peut durer indéfiniment : si le corps
perd trop d’atomes, il meurt, ce qui met fin à la douleur, ou bien on cesse de souffrir, car la
destruction cesse (grâce aux soins, ou autres). C’est inévitable : le corps possède un nombre
d’atomes limité. Donc je sais que la douleur est forcément limitée. Aussi, à cette souffrance
succèdera un plaisir. Cela m’aide à supporter la douleur.
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Par ailleurs, si j’ai bien choisi les désirs à réaliser, pour tout temps, le souvenir de moments
heureux passés, d’action accomplies doit me rendre cette douleur supportable, car cela me rappelle
que même si je souffre, j’ai été heureux, et donc que le malheur présent ne détruit pas le bonheur
vécu. De même, si la douleur ne m’empêche pas de voir mes amis, ou de réaliser d’autres désirs, la
souffrance ressentie peut être compensée par d’autres plaisirs qui lui sont contemporains. Ces
plaisirs ne font pas disparaître la douleur, mais m’aident à l’accepter, car elle demeure ainsi
supportable : les plaisirs amoindrissent la souffrance liée à une douleur.
Mais de telles tentatives n’ont de sens qu’à une condition, dont Epicure ne doute jamais :
pour supporter la douleur, se libérer des opinions, il faut se croire libre, c’est-à-dire qu’il faut être
persuadé qu’il existe des choses en notre pouvoir, qu’on peut modifier le cours de ce qui nous arrive
: qu’on peut faire disparaître la souffrance, réaliser des actions qui nous rendront heureux. Donc il
faut être convaincu que l’homme est libre d’agir, qu’il n’est pas soumis à un destin, ou à la nécessité,
ou au hasard. Sinon, une méthode du bonheur est totalement inutile, et l’absence d’une vie assurée
après la mort ôte tout sens à la vie. Pourquoi parle-t-on d’une conviction ? Je ne peux pas savoir que
je suis libre, car la liberté, qui suppose l’absence de cause qui me détermine à agir ne peut pas être
prouvé : d’un côté, il y a toujours des choses qui me poussent à agir, qu’on les appelle causes ou
raisons. Cela ne signifie pas qu’elles sont la cause de mes actions. De l’autre la science repose sur la
connaissance des causes. Je ne peux pas connaître l’absence de cause. Dans ce cas, s’il n’y a pas de
causes, la seule chose que je peux dire c’est que j’ignore les causes de cette action. Cela ne signifie
pas que je sais que je suis libre. Il faut donc, faute de certitudes, que la réalité me donne des raisons
suffisantes de penser que, au-delà des causes qui me poussent à agir, il y a un espace pour ma
liberté.
Dans l’atomisme Epicurien, les atomes sont mus par la nécessité : ils ont un mouvement
propre, sur lequel ils ne peuvent pas agir, et de temps en temps , ils rencontrent d’autres atomes, qui
par leur choc, modifient leur trajectoire, de manière hasardeuse. Donc, ce qui permet le mouvement
dans le monde, c’est d’un côté la nécessité, ce qui ne peut pas ne pas être, de l’autre le hasard. Dans
les deux cas, on peut dire qu’il n’y a pas de mouvement volontaire. Quelle est alors la place de la
liberté ? les atomes ne sont pas libres d’aller où bon leur semble. Pourquoi l’homme composé
d’atomes le serait ? Le hasard pas plus que la nécessité ne permet d’expliquer physiquement la
possibilité d’une liberté humaine. Or, si elle n’est pas possible, comment croire qu’elle existe ?
Epicure tente d’en rendre compte d’une manière particulière , qui rappellerait aujourd’hui quelque
chose de la physique quantique : il y a quelque chose dans le mouvement atomique qui est
contingent (qui peut être comme ne pas être indifféremment ) : il pose que, de temps en temps, les
atomes ont la possibilité de modifier par eux même leur trajectoire légèrement. Il appelle cela
déclinaison. Cette modification est sans cause. Elle n’est pas volontaire. Mais elle est indéterminée et
imprévisible. Cette déclinaison conduit l’atome à échapper aux chocs qui déterminaient jusque-là sa
trajectoire. Si bien qu’on n’est jamais absolument certain que telle cause produira tel effet.
L’homme, dans ce cas, est libre car lorsque certains de ses atomes déclinent (c’est toujours le cas, vu
les millions d’atomes qui le composent), il est confronté à des choix qui lui permettent d’agir au-delà
des déterminations qui le poussent à agir. La liberté humaine réside dans cette possibilité de choisir
la voie qu’il suivra alors, dans laquelle il est ensuite déterminé, jusqu’à ce qu’un nouveau choix se
présente à lui. L’homme n’est pas libre de choisir les alternatives auxquelles il est confronté. Il n’est
pas libre non plus d’agir comme bon lui semble. Mais lorsque plusieurs solutions se présentent à lui
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indifféremment, du fait du hasard, il est libre de choisir ce qu’i fera. Dès lors, la physique me permet
de croire que l’homme a la possibilité d’être libre, et me permet de comprendre pourquoi certains
phénomènes arrivent par accident : sans causes.
Dès lors on comprend pourquoi cette méthode du bonheur met à ce point l’accent sur
l’analyse des causes qui me poussent à penser, croire, agir. Et sur le travail à fournir pour faire le bon
choix. Une fois que j’ai fait ce choix, je suis engagée dans l’action, car ma liberté est limitée : elle se
limite à comprendre ce qui distingue ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Cela m’évite
de tenter de réaliser des désirs qui ne dépendent pas de moi, que je ne suis pas libre de réaliser car
ils ne sont pas en mon pouvoir. Et cette méthode doit me permettre de bien choisir ce que je veux
faire, car cela seul dépend de moi et m’aidera à réaliser mes désirs. De chaque choix, découle des
actions qui sont déterminées par une combinaison de causes sur lesquelles je n’ai pas de prise.
Enfin, on comprend pourquoi le seul bonheur accessible à l’homme, comme pensable pour
les dieux est dans « l’inaction », le retrait. Cela m’évite de perdre de l’énergie, de souffrir, et cela seul
dépend de moi. Le résultat de l’énergie dépensée ne dépend, lui pas de moi.
IV CONCLUSION : § 135
La méthode du bonheur, reposant sur le quadruple remède doit ainsi me libérer d’un
recherche du bonheur vaine et illusoire. Et me permettre d’accéder à la béatitude, qui, faute d’être
un bonheur suprême, a le mérite d’être parfait, c’est-à-dire parfaitement adapté à notre nature
humaine, et à la réalité dans laquelle je vis, ce qui le rend durable.
L’accès à un tel bonheur fera du sage « un dieu parmi les hommes », c’est-à-dire pas un être tout
puissant, ou immortel. Mais un être qui, parce que la durée de sa vie ne lui importe pas, est
indifférent à sa mortalité. Le bonheur qu’il vit ne lui donne pas le temps de se projeter dans l’avenir
d’un point de vue affectif. C’est donc comme s’il était immortel. Il ne sera pas tout puissant, ou
parfait. Mais il ne souffrira pas des limites de son pouvoir et des imperfections. Donc il n’en tirera ni
envie, ni jalousie, ni méchanceté, et sera bienveillant comme les dieux. Le rapport qu’il entretiendra
donc aux autres sera celui des dieux : bon, et indifférent à leur réussite, car heureux. Sa vie sera celle
d’un homme, mortel, imparfait, souffrant, mais le bonheur qu’il y trouvera sera le même que celui
des dieux : tranquillité et absence d’inquiétude, ou béatitude .
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