Statut des fonctionnaires

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Gerard CLEMENT
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CENTRE RHONE –ALPES D’INGENERIE SOCIALE SOLIDAIRE & TERRITORIALE
REVUE DE PRESSE
DU 5 AU 12 OCTOBRE 2014
 RETRO 2000 Le point de vue de PHILIPPE MOREAU
DEFARGES Le monde comme salle de classe
 Manuel Valls au Royaume Uni : c’est too much
 Europe/Etats-Unis : comment le vieux continent se
tire une balle dans le pied
 Pourquoi les mauvaises politiques ne sont-elles
pas abandonnées ?
 « L’imposture économique », puissante critique de
la théorie économique dominante (1)
 « L’imposture économique » (2) : l’analyse de la
demande des consommateurs ne tient pas la route
 « L’imposture économique » (3) : l’analyse de
l’offre des entreprises est inconsistante
 « L’imposture économique » (fin) : l’idéologie de
l’équilibre des marchés comme optimum social
 Avoir l’ambition d’une généralisation du dialogue
social
 Le vote FN et la transformation de l’entreprise
 Economie collaborative : entre promesses d'avenir
et fragilisation des modèles
 Les quatre R de l'entreprise 2.0
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RETRO 2000 Le point de vue de PHILIPPE MOREAU DEFARGES Le monde comme salle de classe
Le plus grand mérite de la mondialisation - mérite évidemment méconnu - pourrait être d'avoir transformé le monde en
salle de classe. Voici les Etats, ces monstres froids, insensibles à toute amitié, et prompts à en venir aux mains,
transformés en élèves studieux, se disputant la meilleure note, la première place. Etonnante et merveilleuse
métamorphose, qui ferait enfin sortir l'humanité du cauchemar de la guerre !
Que s'est-il passé ? Le facteur fondamental réside dans le passage d'un monde aux ressources finies à un monde aux
ressources infinies, la richesse n'étant plus ce que l'on possède mais ce que l'on crée. Dans un univers interdépendant,
régi par la théorie du chaos, le bonheur des uns ne vient plus du malheur des autres ; au contraire, le malheur de l'autre
annonce notre propre malheur. Les Etats-Unis l'ont compris les premiers à l'issue de la Seconde Guerre mondiale et, de
ce fait, ont reconstruit ceux qu'ils venaient de vaincre. Aujourd'hui, l'Occident sait que sa prospérité sur la longue durée
dépend de son aptitude à attirer les pauvres (Europe orientale, Russie, Chine et autres) dans les circuits de la croissance.
Autrefois, la guerre faisait la vie ou la mort des Etats. Aujourd'hui, la compétition économique fixe leur destin. Ce qui a
détruit l'URSS, c'est son incapacité à rester dans la course technico-économique. Elle faisait des bombes et des fusées,
elle espionnait ; pourtant elle ne parvenait pas à intégrer la révolution de l'information. Les Etats, les sociétés de la
mondialisation sont placés sous une surveillance multiforme et permanente. Les notateurs de toutes sortes se multiplient.
Les agences de notation (rating) sont payées pour cela. Qui ne note pas ? Les opérateurs financiers notent en plaçant ou
en retirant leurs capitaux. Les diplômés notent en restant dans leur pays de naissance ou en le quittant. Les migrants
économiques évaluent les Etats intéressants : ainsi les informaticiens indiens, qu'envisage de faire venir l'Allemagne,
faisant savoir que, tout compte fait, ils préféreraient travailler aux Etats-Unis. Les organisations non gouvernementales
(ONG) consacrent, elles aussi, une grande partie de leur inépuisable énergie à noter : environnement, droits de l'homme,
protection des faibles... Quant aux organisations interétatiques, elles ne cessent de perfectionner l'articulation entre
notation et sanction : n'aura droit à des bonbons, plutôt à des crédits, que celui qui se conduit bien.
Dans le vocabulaire technocratique, cela s'appelle la « conditionnalité ». Ce frénétique et perpétuel travail de notation
entraîne des listes. Voici les meilleurs ou les plus mauvais dans tous les domaines possibles ! Etre noté, cela désacralise
beaucoup. L'Etat, cette majesté impressionnante, n'est finalement qu'un petit garçon anxieux, redoutant de ramasser une
sale note en gestion budgétaire ou en flexibilisation sociale. Les Etats ont, dans leur quasi-totalité, assimilé la leçon. Ils
bûchent les matières importantes : stabilité des prix ; rigueur financière ; rationalisation de la santé publique ; avenir des
retraites ; privatisation et déréglementation... Ils n'excluent pas les impasses, en particulier en matière d'endettement.
Les antisèches sont inutiles ; elles ne font que rappeler que la seule issue est d'être un bon élève. Il est essentiel de lever
le doigt, pour ne pas être oublié (c'est le pire), pour répondre plus vite que les autres
(regardez ma législation fiscale, ma flexibilité sociale, mon inventivité technologique), enfin pour poser sur un ton
respectueux les bonnes questions : ai-je entrepris les bonnes réformes ? suis-je assez transparent ? Il n'y a pas un seul
examinateur, mais des dizaines, tous plus exigeants les uns que les autres, car eux-mêmes, ces experts arrogants, sont
soumis à la pression constante de leurs clients, notamment des incontournables fonds de pension, ces nouveaux maîtres
du monde. Bref, on ne rigole pas sur cette planète, où l'argent est la seule affaire sérieuse.
Les Etats, devenus face au monde des élèves - tous bien peignés et bien élevés derrière leur pupitre - sont, de l'autre
côté, du côté de leur population, des professeurs. Désormais, la mission centrale d'un Etat, outre de se vendre auprès des
investisseurs internationaux, est d'enseigner la mondialisation, d'expliquer à son peuple qu'il n'y échappera pas, qu'il n'a
pas le choix. Le travail n'a rien de réjouissant, le responsable gouvernemental devant finalement avouer son impuissance
et reconnaître qu'il est comme ces personnages de Sempé, minuscules dans le coin droit du dessin, demeurant
convaincus de prononcer le plus important des discours. Ici aussi, quelle désacralisation ! Pour reformuler la belle formule
de Jean Cocteau, l'Etat ne peut même plus feindre d'être l'organisateur des mystères qui le dépassent. Impitoyable
mondialisation ! Le politique doit apprendre à rester à sa place. Il n'est là que pour faire accepter à un peuple
l'inéluctable. Etrange triomphe de la salle de classe planétaire, cette salle d'adultes, de commis-voyageurs en costumecravate, au moment même où l'autre salle de classe, celle des enfants, va mal ! Alors que des enfants revendiquent le
droit d'apprendre comme ils l'entendent, voici l'univers politique apprivoisé par la notation et le classement ! Serait-ce là,
pour les Etats dits souverains, l'ultime moyen de se rassurer ?
Nous voici enfin tous ensemble, ayant renoncé à se faire la guerre, ayant enfin trouvé le remède doux et efficace pour
apaiser l'angoisse et l'ennui des hommes : une compétition économique sans fin, dans laquelle chacun peut être tour à
tour premier. Mais comment ? Tout simplement en imitant celui qui, temporairement, occupe la première place. La classe
parfaite, celle où tous sont attentifs et sérieux, n'existe pas. Notre classe mondiale a ses cancres : Irak, Corée du Nord,
Cuba, pour ne citer que les plus célèbres. Ici surgit la question que se pose tout enseignant : tout élève est-il récupérable
? Y a-t-il des élèves irrécupérables ? Notre philosophie de la mondialisation, mixture d'héritage judéo-chrétien et de
rationalisme optimiste, veut que tous soient récupérables. Que l'un s'échappe (Etat délinquant, narco-Etat, paradis
fiscal...), tous seront tentés par l'évasion. La carotte de la prospérité économique est-elle suffisante pour tous les rallier ?
Ou faudra-t-il, comme dans plusieurs sociétés libérales (Etats-Unis, Royaume-Uni), envoyer en prison tous ceux qui se
refusent à jouer le jeu, l'explosion de la population carcérale devenant une perspective quasi certaine ?
Le monde n'est pas une salle de classe. A côté de toute salle de classe, il y a la cour de récréation, avec ses lois, et la
rue, avec d'autres lois encore. Alors, en ces temps de mondialisation où tout va vers l'intégration et l'organisation, où est
l'ailleurs ? La salle de récréation - les fameux loisirs – ressemble déjà beaucoup à la salle de classe, avec le tourisme
intelligent et les vacances instructives. Mais l'ailleurs, là où règnent la vie, la violence et l'absurde, où est-il ? Longtemps,
à l'ère des relations internationales « classiques », les Etats furent à la fois le rêve et la raison, la violence et la
tranquillité, la guerre et la paix. Désormais, les Etats sont sages. Au moins ceux qui ont choisi la mondialisation !
L'ailleurs - l'irrationnel, la folie - s'est retiré des Etats. Et c'est, malgré tout, un magnifique progrès, auquel la salle de
classe a beaucoup contribué. Mais l'ailleurs, qu'est-ce que vous en faites ? Où est-il ?
Ne risque-t-il pas, tel ces monstres des films d'horreur que l'on croit morts et qui se redressent soudainement, de surgir
de nulle part et renverser la mondialisation ?
Manuel Valls au Royaume Uni : c’est too much
Guillaume Duval
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En visite à Londres, le premier Ministre Manuel Valls a relancé une nouvelle fois la polémique autour du contrôle des
chômeurs. Un diagnostic et des recettes erronées.
« En Grande-Bretagne et en Allemagne, le temps partiel a permis de préserver l’emploi et de repartir de manière plus forte quand la
croissance est revenue. Nous, en France, avons fait le choix d’un chômage très important et très bien indemnisé » avait déclaré Manuel
Valls à Londres au début de la semaine. Enclenchant ainsi une vive polémique au sujet du mode d’indemnisation des chômeurs en France.
Un diagnostic et des recettes erronées.
1)
Du fait du temps partiel les Allemands travaillent moins que nous
Commençons d’abord par la question du temps partiel. Celui-ci est en effet plus répandu, et pour des temps de travail nettement plus
limités en moyenne, tant au Royaume Uni qu’en Allemagne. Dans ces deux pays les salariés à temps plein travaillent sensiblement plus
longtemps qu’en France : 1,3 heures par semaine pour l’Allemagne et 1,6 pour le Royaume Uni. Tandis qu’au contraire les salariés à
temps partiel y travaillent nettement moins, 3,6 heures de moins chaque semaine pour le Royaume Uni et 4,2 heures pour l’Allemagne. Si
bien qu’au final, le salarié moyen de chacun de ces trois pays travaille à peu près autant chaque semaine. Des trois ce sont cependant les
Allemands qui travaillent le moins longtemps. Dans ces trois pays comme partout dans le monde, le temps partiel est cependant presque
toujours du temps partiel féminin.
2)
Les écarts de temps de travail et de rémunération entre hommes et femmes sont beaucoup plus importants au Royaume Uni
et en Allemagne
Ce temps partiel féminin généralisé admiré par notre premier ministre aboutit du coup à des écarts beaucoup plus importants qu'en France
entre le temps de travail moyen des hommes et des femmes (il ne s’agit bien entendu ici que du temps de travail rémunéré, s'y ajoute
évidemment le travail domestique assuré en France comme ailleurs surtout par les femmes). Cet écart hommes-femmes, qui est en
moyenne de 6,6 heures par semaine dans la zone euro, n’est « que » de 4,8 heures en France, alors qu’il est 8,7 heures en Allemagne et
de 8,8 heures au Royaume Uni, quasiment le double de la France.
Ce qui se traduit évidemment aussi par des écarts de rémunérations entre les hommes et les femmes beaucoup plus importants au
Royaume Uni (31 %) et en Allemagne (24 %) qu'en France, où il est pourtant déjà de 19 %. Il en est ainsi parce que les femmes françaises
ont résisté plus qu’ailleurs à la généralisation du temps partiel féminin et que du coup, la France a préféré la voie de la réduction du temps
de travail des hommes ET des femmes via le passage aux 35 heures, plutôt que les démarches discriminatoires adoptées de facto en
Allemagne et au Royaume Uni. Grâce aux 35 heures en effet, le temps de travail moyen des hommes et des femmes s’est rapproché en
France, alors qu’il s’éloignait au contraire, avec la montée du temps partiel en Allemagne et au Royaume Uni.
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3)
Bien qu’ils travaillent moins longtemps quand ils sont employés à temps plein, les Français sont plus productifs.
On reste très loin encore de l’égalité homme-femme sur le marché du travail en France, notamment à cause des inégalités persistantes en
matière de travail domestique. Il n’y a cependant aucune raison d’un point de vue sociétal, de suivre Manuel Valls et de souhaiter
rapprocher la France du « modèle » anglo-allemand, deux pays très proches en effet sur ce terrain. Mais est-ce que le choix français ne
serait pas très défavorable en revanche sur le plan économique ? Il n’y a guère de raisons de le penser. Certes, et c’est l’argument servi si
régulièrement, le fait que les salariés à temps plein travaillent moins longtemps qu’ailleurs peut présenter des inconvénients, mais a
contrario, le travail à temps très partiel est lui quasiment toujours un travail peu productif, qui pose des problèmes en matière de
coordination au sein des entreprises et d’engagement des salariés. Et au final, le temps de travail moyen des salariés français est très
proche de celui des salariés allemands et britanniques mais leur productivité est, elle, malgré les 35 heures, très supérieure : un salarié
français produit en moyenne 17 % de plus de richesses chaque année qu’un britannique et 19% de plus qu’un allemand. Et sur un plan
économique c’est cela qui compte surtout. Ce haut niveau de productivité n’est cependant pas la moindre des causes de notre chômage
élevé. Et d’une certaine façon, Manuel Valls a donc raison : pour limiter cet inconvénient, il faudrait aller plus loin dans le partage du travail
mais certainement pas par le biais du développement du travail à temps partiel féminin. Gageons, et souhaitons, que Manuel Valls ne
réussira pas de toute façon à renvoyer (partiellement) les femmes à la maison pour faire baisser le chômage…
4) les chômeurs français sont loin d’être les mieux indemnisés
Mais c’est surtout la partie du discours de Manuel Valls consacrée à l’indemnisation du chômage qui a déclenché la polémique. Il faut dire
qu’on se demande un peu quelle mouche a piqué le premier ministre pour choisir de s’exprimer à Londres sur de tels sujets en manifestant
son admiration pour l'action du gouvernement conservateur de David Cameron et pour le modèle britannique de gestion du marché du
travail. Tout en critiquant sévèrement l’assurance chômage française, alors que la nouvelle convention Unedic vient tout juste d'entrer en
vigueur au 1er octobre pour deux ans et que le sujet n'a jamais été évoqué en France par le gouvernement, et notamment pas pendant la
dernière grande "conférence sociale", censée fixer l’agenda des discussions dans ce domaine, qui ne remonte pourtant qu'à juillet dernier.
Cela ressemble un peu à un coup de tête d'adolescent impatient. Au risque d’apparaître comme une provocation non seulement vi s à vis
des syndicats et des salariés français mais aussi de François Hollande qui a placé la négociation sociale au coeur de son projet. Son
premier ministre l'accuse en effet ainsi implicitement de ne pas en faire assez en refusant de passer en force pour libéraliser radicalement
le marché du travail comme avait su le faire "avec tant de succès" Margaret Thatcher et ses successeurs…
Sur le fond, les comparaisons sont difficiles entre systèmes d’assurance chômage compte tenu des multiples paramètres en jeu. Le
système français présente incontestablement un certain nombre de spécificités : son taux de remplacement se situe plutôt dans le haut de
la fourchette, sa durée d’indemnisation maximale est relativement longue et surtout le plafonnement des allocations est très élevé, au-delà
de 6000 euros par mois. C’est le point qui a été le plus critiqué. Ce plafond élevé reflète cependant le caractère assurantiel du système : on
cotise à X % de son salaire et en cas de chômage on en touche Y %. Remettre en cause les allocations les plus élevées est évidemment
possible mais l’enjeu économique est en réalité très limité : moins de 5 % des allocataires touchent plus de 2000 euros par mois. De plus le
système est déjà de facto redistributif : les cadres aux salaires élevés cotisent pour des montants importants alors qu’ils perçoivent
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relativement peu de prestations car ils sont moins souvent au chômage que les salariés du bas de l’échelle. Si la remise en cause des
plafonds de prestation devait aboutir à un plafonnement des cotisations des cadres ou à leur retrait du système au profit d’assurances
privées, l’Unedic serait perdante.
Au global en tout cas, si on prend l’ensemble de ce que les différents pays consacrent à l’indemnisation du chômage et qu’on le rapporte à
leur taux de chômage, on constate que la France se situe certes dans le « haut du panier » et que nombre de pays européens sont moins
généreux avec leurs chômeurs. C’est le cas de la Grèce et de l’ensemble des pays ex communistes d’Europe centrale et orientale
(officiellement le chômage n’existait pas avant la chute du mur, ils n’avaient donc aucune institution pour y faire face), le Royaume Uni bien
sûr, mais aussi la Suède qui a véritablement sabré dans l’indemnisation du chômage au cours des dernières décennies. Cela n’empêche
pas cependant que de nombreux autres pays soient aussi plus généreux que la France. C’est le cas notamment de l’Allemagne tant
admiré, malgré les lois Hartz, ou encore de l’Irlande, malgré sa proximité avec le Royaume Uni. Mais c’est le cas surtout du Danemark,
avec sa fameuse flexisécurité, et des Pays Bas, le « modèle polder » : ces deux pays indemnisent leurs chômeurs à peu près deux fois
mieux que nous… Or on nous a régulièrement vanté leurs mérites en matière de gestion du marché du travail et invité à les copier au cours
des dernières décennies…
On peut bien sûr discuter chaque élément de l’indemnisation du chômage et remettre en cause le système français pour le rapprocher des
systèmes nettement moins généreux comme le britannique en particulier, mais cela ne fera qu’aggraver dans l’immédiat les difficultés de
l’économie française en appauvrissant encore les chômeurs et ne réglera absolument pas le fond de la question : si nous avons beaucoup
de chômeurs c’est d’abord parce qu’on crée trop peu d’emplois en France et pas parce que ces chômeurs se tournent les pouces en vivant
comme des nababs avec leurs grasses indemnités…
Guillaume Duval
Europe/Etats-Unis : comment le vieux continent se tire une balle dans le pied
Guillaume Duval
Les politiques de rigueur budgétaire menées en Europe sont moins efficaces pour réduire les déficits que la
politique américaine, plus pragmatique, et donc plus favorable à l’activité économique.
Le déficit fédéral américain s’est réduit d’un tiers au cours de l’année fiscale 2014 qui se terminait le 30 septembre
dernier et le surcroît d’endettement public américain devrait être cette année inférieur à ce qu’il sera en Europe. Mais en
réalité, c’est déjà le cas depuis 2012 malgré des déficits publics plus importants qu’en Europe grâce à la croissance et à
l’inflation plus élevées outre Atlantique.
La comparaison entre l’Europe et les Etats-Unis permet en effet de mesurer combien la politique économique menée sur
le vieux continent est contre-productive, non seulement en matière de lutte contre le chômage, mais aussi en matière de
désendettement public, qui est pourtant censé en être l'alpha et l'oméga. Jusqu’ici les déficits publics européens sont
restés très inférieurs aux déficits publics américains. Mais cette performance est atteinte au prix d'un tel étouffement de
l'activité économique et d’un niveau si faible d’inflation que, au bout du compte, l'endettement public, mesuré en % du
PIB, augmente plus vite en Europe qu'aux Etats Unis depuis 2012.
En effet si vous démarrez l’année avec 90 % du PIB de dette publique, que vous avez 3 % de déficit, 0 % d’inflation et –
1 % de croissance, vous terminez l’année avec 93 de dette pour 99 de PIB, autrement dit avec 94 % de dette rapportée
au PIB. Si vous démarrez toujours l’année avec 90 % de dette mais que vous avez 6 % de déficit et 2,5 de croissance
avec 2,5 % d’inflation, vous finissez l’année avec 96 de dette pour 105 de PIB, soit 91 % du PIB de dette…
Autrement dit, le dogme des 3 % protège moins en réalité l’Europe contre la montée de l'endettement que la politique
américaine, plus pragmatique, et donc plus favorable à l’activité économique….
Guillaume Duval
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Pourquoi les mauvaises politiques ne sont-elles pas abandonnées ?
Arnaud Parienty
Pourquoi persiste-t-on à appliquer de mauvaises politiques malgré leur absence de résultats ? Nul besoin, pour le comprendre,
de recourir à la théorie du complot ou de supposer l'aveuglement de nos dirigeants…
Article tiré du blog d'Arnaud Parienty
Pas un jour ne passe sans une dénonciation de l’austérité, de l’absurdité des politiques européennes, de l’obstination stupide de
l’Allemagne, de l’aveuglement du gouvernement, etc… En fait, tout le monde sait ce qu’il faut faire sauf nos dirigeants, dont la dénonciation
est devenue le fonds de commerce de l’éditorialiste de base. A moins que…
A moins que les choses ne soient un peu plus compliquées que les yaka faukon ne veulent l’envisager. Ce post explore donc les raisons
qui peuvent expliquer pourquoi les gouvernements européens poursuivent les mêmes politiques depuis 2010, malgré leur échec et les
changements de majorité politique.
Complot
La première réponse est un grand classique : les capitalistes et leurs alliés ont intérêt à maintenir le chômage à un niveau élevé. L’armée
de réserve industrielle, comme disait Marx, est en effet ce qui empêche la hausse des salaires, donc garantit le maintien des profits. Cette
thèse se heurte à quelques contradictions. En particulier, la hausse du nombre des faillites d’entreprises peut difficilement être une
stratégie menée par les capitalistes. De manière plus générale, l’idée que les entreprises empêcheraient volontairement la croissance
suppose un goût prononcé du paradoxe. Plus encore, il faudrait pour cela que chaque entrepreneur agisse en fonction d’un dessein global
et non en fonction de ses intérêts. Il faudrait expliquer par quel mécanisme.
Ces contradictions, toutefois, ne sont pas décisives et ne peuvent pas l’être, car le marxisme de base est un système clos sur lui-même,
qui peut tout expliquer et qui ne peut donc pas être invalidé par les faits. Par exemple, les faillites sont une manifestation du processus
historique de concentration du capital, les entrepreneurs agissent collectivement car ils sont une classe mobilisée, etc… Cette thèse a donc
encore de beaux jours devant elle.
Aveuglement
La seconde réponse est l’aveuglement idéologique. Par exemple, devant l’effondrement de la croissance allemande, certains
commentateurs, après un moment d’autosatisfaction bien compréhensible (« on vous l’avait bien dit »), se prennent à espérer que le
gouvernement Merkel voit enfin la lumière et se lance dans la relance. Impossible ! Car la pensée néoclassique est un système clos sur luimême, qui peut tout expliquer et qui ne peut donc pas être invalidé par les faits. Ainsi, la réponse ordolibérale évidente est de dire que les
entreprises allemandes ont fait preuve de complaisance, manqué de rigueur en consentant des hausses de salaires que la situation
macroéconomique ne permettait pas, si bien que la compétitivité allemande s’est érodée, entraînant la chute des exportations et de la
production industrielle. Pendant ce temps, les entreprises espagnoles ou irlandaises, dopées par des politiques vertueuses, se redressent
et concurrencent l’Allemagne. Et, si les entreprises italiennes ou françaises ne se redressent pas, c’est que la politique laxiste de la BCE
empêche les forces du marché de contraindre ces pays aux efforts d’ajustement qu’ils devront de toute façon consentir un jour.
Equilibre de Nash
Une troisième réponse est que les acteurs obéissant à leur intérêt individuel prendraient des décisions contraires à l’intérêt général par un
défaut de coordination. Par exemple, dans la tradition de l’école de Virginie, on peut imaginer que le premier objectif du gouvernement
allemand est d’assurer sa survie politique. Celle-ci passe par la satisfaction de son électorat, largement constitué de retraités. Or, les
pensions de retraite en Allemagne ne sont pas indexées sur l’inflation. L’hostilité de l’Allemagne à toute politique monétaire se traduisant
par une hausse de la monnaie en circulation, donc un risque d’inflation, ne s’expliquerait pas autrement. Même si, au final, le
gouvernement allemand percevait correctement la situation, il lui serait impossible de s’écarter de sa ligne traditionnelle par peur d’être
sanctionné aux élections. Par ailleurs, l’Allemagne est proche du plein emploi et n’a donc pas de raison impérieuse d’accélérer sa
croissance.
De même, les technocrates bruxellois ne sont pas forcément bornés, mais leur orthodoxie est la meilleure manière pour eux de conserver
leur emploi et leur réputation. C’est encore plus vrai s’ils sont issus de pays laxistes. Jean-Claude Trichet a ainsi passé son mandat de
président de la BCE à essayer de convaincre les Allemands qu’il était des leurs en remettant une couche de rigueur monétaire dès que
possible et en évitant toute mesure qui aurait pu donner à penser qu’il avait de l’imagination et de l’audace.
Enfin, les autorités françaises successives sont bloquées par les traités, les engagements, etc… On nous a fait une demi-douzaine de fois
le coup de « je vais à Bruxelles et, cette fois-ci, ils vont m’entendre. Les 3%, très peu pour moi. L’emploi et les souffrances des Français
sont plus importants que les chiffons de papier signés par mes prédécesseurs », etc… En général, le retour de Bruxelles est très discret.
En effet, comment s’affranchir des contraintes européennes autrement que par la négociation et le compromis ? Est-ce que, vraiment, la
promesse de tout casser, si efficace pour se faire applaudir dans les meetings électoraux, est crédible ? Sortir de l’euro ? de l’espace
Schengen ? de l’Union européenne ? de la planète Terre ?
Quant à mener tout seul une politique de relance, on a déjà donné, merci. Et encore, en 1982, le taux d’ouverture de notre économie était
nettement inférieur à ce qu’il est aujourd’hui. La seule alternative est de mener une politique de déflation interne pour refiler son chômage
aux voisins, comme l’Espagne le fait à l’heure actuelle. Pas génial.
Chacun, à sa place, poursuit donc les politiques actuelles, même s’il les sait néfastes. Pour rendre compte du désastre actuel, il n’y a pas
besoin d’échafauder des théories du complot ou d’imaginer que les gouvernants, sans doute privés d’oxygène par la proximité des
sommets, seraient incapables de voir ce que tout le monde voit.
Politique
Sauf à se complaire dans la délectation morose, il faut donc essayer de voir comment pourraient être mises en œuvre les politiques qui
semblent fonctionner, comme la droite américaine a su le faire à l’époque où Richard Nixon expliquait que, après tout, « nous sommes tous
des keynésiens, aujourd’hui ». Le seul problème est que ces politiques sont mises en échec par la mondialisation.
On peut en effet remarquer que le refus des politiques budgétaires de relance est directement proportionnel au degré d’ouverture des
économies. Les Etats-Unis, le Japon (ouverture de l’ordre de 15%) ou la Chine (ouverture de l’ordre de 20% si on raisonne en valeur
ajoutée et qu’on élimine les échanges bidons avec HongKong) y recourent volontiers, la France (ouverture inférieure à 30%) moins,
l’Allemagne ou les Pays-Bas (ouverture supérieure à 40%) pas du tout.
La raison est très prosaïque : ces politiques ne fonctionnent pas dans des économies très ouvertes sur l’extérieur, surtout si les taux de
change sont flexibles. Ca a été montré par Mundell il y a un demi-siècle, un délai qu’on pouvait croire suffisant pour que l’idée pénètre les
esprits les moins éclairés. Il faudrait donc mener une politique de relance à l’échelle de la zone euro (ouverture de l’ordre de 17%),
suffisamment fermée sur l’extérieur pour qu’une relance y soit efficace, surtout si quelques grains de sable viennent freiner les transactions
financières dans le même temps. De ce point de vue, le recul français sur la taxation des transactions financières est lamentable.
Beau programme ; mais comment faire ? Le passage en force n’est pas la meilleure solution pour convaincre ses partenaires de mener
une politique coopérative. Un long passé de reniement de ses engagements non plus. En fait, il faudrait transférer du pouvoir à l’échelle
européenne en matière budgétaire. Mais c’est difficile de convaincre l’opinion de la pertinence d’un approfondissement de l’union si on
répète à longueur de journée qu’elle est à l’origine de tous nos maux, au point que plus personne n’ose défendre la construction
européenne de peur de se faire flinguer.
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Evidemment, il y aurait bien le mythe de « l’autre Europe ». Mais il s’agit d’une utopie, d’un Eden dont la route d’accès n’est jamais
détaillée. Il faut admettre que la relance européenne grâce à un budget européen multiplié par 5 ou 10 se fera avec Juncker, Merkel et
compagnie ou ne se fera pas ; et se mettre au travail. C’est ce que fait le gouvernement… à la vitesse d’un escargot et en hésitant
beaucoup sur la tactique.
Arnaud Parienty
« L’imposture économique », puissante critique de la théorie économique dominante (1)
Attention, chef-d’œuvre de la critique économique ! Ce livre de Steve Keen, économiste australien mondialement réputé,
considéré comme l’un des rares « grands » à avoir prédit, dès 2006, l’imminence d’une crise profonde, fin connaisseur de
la théorie dite néoclassique, va sortir en librairie le 9 octobre prochain. C’est un gros volume de 530 pages (27 euros, pas
cher pour une telle œuvre), mais une déconstruction aussi sérieuse, concept par concept, raisonnement par
raisonnement, hypothèse par hypothèse, d’un édifice aussi complexe exige autre chose qu’un survol. Ce livre est la
traduction de l’ouvrage de Keen considérablement révisé et complété en 2011 afin d’y intégrer les enseignements de la «
Grande Récession » actuelle. Une première version avait été publiée en 2001. Elle annonçait l’effondrement de la bulle de
la « nouvelle économie » !
L’auteur s’adresse en premier lieu aux économistes, aux étudiants en économie, aux enseignants de cette discipline, à
tous les professionnels journalistes et citoyens suffisamment informés dans ce domaine, à tous ceux qui ont été formés
ou déformés par l’économie néoclassique.
Mais les lecteurs non économistes qui sont préoccupés par l’invasion du libéralisme économique dans les médias et dans
la vie politique sont également concernés. Au même titre par exemple qu’ils ont été nombreux à apprécier le « manifeste
des économistes atterrés », lequel procédait à une brillante déconstruction du mythe de l’efficience des marchés
financiers, un des piliers théoriques auxquels Keen s’attaque également. Mais l’entreprise de ce dernier porte sur une
bonne dizaine d’autres piliers, tous aussi friables, y compris des concepts de base sur la demande et l’offre !
Ces lecteurs non économistes, s’ils acceptent de « sauter » dans un premier temps les passages les plus techniques, soit
moins de la moitié du livre, peuvent accéder à presque tous les arguments. Et pour les passages techniques, si certains
sont vraiment “hard” en dépit du choix de ne rien mettre en formules mathématiques, d’autres sont compréhensibles
moyennant un peu de persévérance et, comme le dit plaisamment Keen, quelques tasses de café… Un tel investissement
est “rentable”, vu l’enjeu : que les citoyens se rendent compte que tout ce qu’on leur assène comme vérités
économiques, en particulier sur les vertus des marchés, financiers ou « réels », y compris le marché du travail, repose
sur le sable mouvant d’une pseudo théorie truffée 1) de contradictions logiques insurmontables, et 2) d’hypothèses
farfelues dépourvues d’accroche empirique dans le monde réel.
Comme le résume Steve Keen dans l’une des très nombreuses formules imagées qui contribuent au plaisir de lecture : «
La prétendue science économique est un agrégat de mythes qui ferait passer l’ancienne conception géocentrique du
système solaire de Ptolémée pour un modèle puissamment sophistiqué » (p. 20).
Voici des extraits de la préface de Gaël Giraud, qui a assuré la direction scientifique de la traduction.
« Le lecteur de ce livre ne tardera pas à découvrir, sans doute abasourdi, que, dans la plupart des modèles néoclassiques
qui dominent très largement la profession, une crise comme celle de 2008 est tout simplement impossible. Imagine-t-on
des sismologues travaillant avec des modèles qui excluent a priori toute forme de tremblement de terre ? Telle est
pourtant la situation dans laquelle se trouve actuellement la « science économique ». […]
La force de L’Imposture économique est de proposer une déconstruction systématique et raisonnée de ce monde-là. À ma
connaissance, personne n’avait tenté, à ce jour, l’effort d’articuler l’ensemble des critiques qui peuvent se formuler à
l’égard du corpus néoclassique…
Que reste-t-il au terme de ce parcours ? Des ruines fumantes. […] Une bonne partie des critiques formulées dans cet
ouvrage l’ont été par des économistes orthodoxes. Les voix les plus autorisées se sont élevées, depuis un siècle, pour
avertir que les fondations de l’édifice avaient été posées de travers… Mais leur protestation a été oubliée, ou bien
ensevelie sous un déluge d’amendements qui, sans rien changer à l’essentiel, ont pu donner le sentiment que le problème
avait été traité… »
Je fournirai, dans les trois billets à venir, des exemples accessibles, n’exigeant aucune connaissance économique, des
impasses de la théorie soumise à examen par Steve Keen. Bien d’autres question sont traitées dans le livre : comment
une théorie aussi défaillante peut-elle continuer à dominer le monde et l’enseignement de l’économie ? Quelle influence
a-t-elle sur les politiques menées ? Un tel livre suffira-t-il à la mettre à bas (la réponse est : non, mais il peut aider…) ?
Pourquoi n’ont-ils pas vu venir la crise et pourquoi était-il possible d’en anticiper la survenue en jetant par dessus bord
les croyances et raisonnements néoclassiques ? Faut-il incriminer l’usage des mathématiques ? Quelles sont les
principales théories alternatives en vue d’un renouveau de la pensée économique ?
Quoi qu’il en soit des débats qui vont sans aucun doute émerger après la publication de ce livre, il est sans équivalent
sous l’angle de la solidité intellectuelle des critiques accumulées contre une imposture théorique qui fait des dégâts et des
victimes en légitimant les pratiques et les politiques néolibérales, et qui soumet de jeunes cerveaux à un endoctrinement
qu’un bon recul critique suffit à mettre en lambeaux. Le 9 octobre prochain est une date importante pour ceux et celles
qui, en France et dans les pays francophones, se demandent sur quel édifice théorique reposent les préconisations
néolibérales.
« L’imposture économique » (2) : l’analyse de la demande des consommateurs ne tient pas la route
On ne rend pas compte d’un tel ouvrage en quelques pages sans procéder à une sélection sévère d’un nombre très limité de thèmes. Dans
ce billet et dans le suivant, j’ai fait le choix de retenir deux des fondements les plus décisifs et les plus connus des étudiants dès leur
première année d’études économiques : les courbes de demande et les courbes d’offre des marchandises, celles dont la bienveillante
rencontre détermine le « prix d’équilibre ». Je reviendrai dans le troisième et dernier billet sur cette « idéologie de l’équilibre » liée à la
croyance dans les vertus du libre marché dans tous les domaines.
Tous les grands manuels destinés aux étudiants du monde entier, de celui de Paul Samuelson, « L’économique », le plus vendu dans le
monde à ce jour (première édition en 1948, suivie de nombreuses autres jusqu’en 2010) à ceux de Gregory Mankiw (en particulier les «
principes de l’économie », publié pour la première fois en 1998 et qui a connu une diffusion planétaire) et quelques autres, commencent
par ce B-A-BA, accessible à des personnes n’ayant jamais « subi » d’enseignement économique.
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L’analyse de la demande « agrégée » des consommateurs d’une marchandise quelconque est le premiers des piliers de l’édifice
néoclassique (chapitre III du livre de Keen). Pour les néoclassiques, il est évident que, lorsque le prix affiché augmente, l a quantité totale
demandée par les consommateurs diminue. On dit que la « courbe de demande agrégée » (celle qui représente les quantités demandées
en fonction du prix) est décroissante. Cette hypothèse est absolument essentielle à l’établissement d’un prix de marché, l’autre résultat
nécessaire étant que la courbe d’offre des entreprises est croissante (billet suivant). D’où ce graphique partout présenté aux badauds (ici,
on a le prix en fonction de la quantité) :
.
Keen montre ceci : pour pouvoir passer de l’analyse des comportements individuels de consommation (la microéconomie du
consommateur) à celle de l’ensemble des consommateurs, afin d’obtenir une théorie des « prix d’équilibre » de chaque marchandise (puis
de toutes), les théoriciens néoclassiques doivent adopter, pour que la logique soit sauve, deux hypothèses non seulement invraisemblables
mais qui sont contradictoires avec tous leurs discours sur les individus comme égocentriques et hédonistes, chacun doté de ses propres
préférences.
Ces deux hypothèses sont : a) tous les individus doivent avoir les mêmes goûts ; b) ces goûts ne changent pas quand le revenu varie. La
première hypothèse fait de tous les consommateurs des clones parfaits. La seconde ne peut tenir que s’il n’y a qu’un seul bien à
consommer, car dès qu’il y en a au moins deux, tout le monde sait que la structure des achats se modifie fortement quand les revenus
varient.
Conséquence logique suivante : si l’on refuse les hypothèses a) et b) (qui peut les adopter après en avoir été informé ?), alors il est assez
aisé de montrer que la « quantité demandée » d’une marchandise en fonction du prix affiché - LA « COURBE DE DEMANDE » - N’A PLUS
AUCUNE RAISON D’ETRE DECROISSANTE QUAND LE PRIX AUGMENTE. ELLE PEUT AVOIR N’IMPORTE QUELLE FORME.
L’effondrement de ce premier grand pilier de la théorie suffit à la mettre à bas.
Qui plus est, ces résultats ont été produits par de très grands auteurs néoclassiques, cités par Keen, qui souhaitaient prouver l’inverse du
résultat qu’ils espéraient obtenir. Mais, écrit Keen, « le résultat fut enseveli sous une montagne d’obscures considérations et
d’échappatoires qui, par comparaison, font paraître bien innocents les jeux de dissimulation auxquels se livrent beaucoup de grandes
entreprises »…
Certes, une partie, probablement très minoritaire, des économistes « mainstream » connaît cette critique, mais ils sont convaincus que cet
échec peut être contourné par l’ajout de quelques hypothèses. Keen n’a guère de mal à montrer que ces hypothèses salvatrices sont elles
aussi intenables (p. 86-87).
Keen propose une analogie avec les anciens mathématiciens pythagoriciens qui croyaient que tous les nombres réels étaient « rationnels
», c’est à dire pouvaient s’exprimer comme une fraction (un « ratio ») de nombres entiers. La découverte des nombres « irrationnels » par
Hippase de Metaponte les mit d’abord en furie, et on pense qu’ils noyèrent le trublion. Mais par la suite, ils acceptèrent le résultat et
développèrent en conséquence de nouvelles mathématiques.
Les économistes mainstream n’ont noyé personne. Ils se contentent de ne pas recruter de trublions, de noyer les résultats précédents en
prétextant qu’ils ne suffisent pas à remettre en question leurs postulats, et ils écrivent ou utilisent de gros manuels où ces « détails »
n’apparaissent pas. De sorte que la génération d’étudiants qu’ils forment peut aller de l’avant la tête haute, munie d’une théorie réputée
robuste.
Keen cite le grand classique de microéconomie des premiers cycles universitaires, le manuel de Samuelson. Ce dernier n’y va pas par
quatre chemins : « On trouve la courbe de demande de marché en additionnant les quantités demandées par tous les individus pour
chaque prix. Est-ce que la courbe de demande de marché obéit à la loi de décroissance de la demande ? ELLE LE FAIT CERTAINEMENT
»…
Il en va de même dans un autre manuel de référence devenu incontournable, celui de Gregory Mankiw. Keen pose alors la question : ces
auteurs de manuels savent-ils qu’ils sont fautifs ? Preuves écrites à l’appui, il montre que Samuelson, en tout cas, savait. Mais pour des
auteurs « moins brillants que Samuelson », pour les « Mankiw de la profession », il est vraisemblable qu’ils n’ont jamais consulté cette
littérature émanant pourtant de leur propre camp théorique.
Cette critique portant sur la courbe de demande peut sembler purement technique et théorique. Elle est bien plus que cela. En effet, parmi
les conséquences de la « loi de la demande » on trouve l’objectif suprême des néoclassiques : une économie de marchés concurrentiels
maximise le « bien-être social », et donc les « réformateurs » qui voudraient par exemple, redistribuer les revenus des riches vers les
pauvres, ou mettre en place un salaire minimum, réduiraient ce bien-être. Les « inégalités de marché » sont collectivement optimales. Un
tel résultat ne résiste pas à la critique apparemment technique de l’introuvable équilibre de marché au « croisement » des courbes d’offre
et de demande.
D’autant que, comme nous le verrons dans le billet suivant (n° 3), pour la « courbe d’offre », c’est pire : elle n’existe pas !
« L’imposture économique » (3) : l’analyse de l’offre des entreprises est inconsistante
Dans la théorie néoclassique hyper dominante, la « courbe d’offre » repose sur une représentation des décisions des
entreprises de produire plus ou moins afin de maximiser leur profit. Et le critère est qu’elles produisent de sorte que le
prix des marchandises vendues soit égal au « coût marginal » (la dépense additionnelle nécessaire pour produire une
unité supplémentaire de produit). Si cette égalité n’est pas réalisable, la courbe d’offre… ne peut exister. La théorie
suppose par ailleurs 1) que ce coût marginal est croissant lorsque les quantités produites augmentent, et 2) que l’offre et
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la demande répondent à des comportements indépendants les uns des autres. Aucune de ces hypothèses ne résiste à la
critique.
Commençons par cette idée que le prix est égal au coût marginal. Elle explique notamment l’hostilité des néoclassiques
envers les monopoles, car ces derniers disposent du pouvoir de fixer les prix au dessus du coût marginal, ce qui interdit
d’envisager une courbe d’offre. Seule la « concurrence parfaite » le permet, selon les néoclassiques.
Or cette dernière assertion est logiquement défaillante. Keen montre que même un marché concurrentiel au sens de cette
théorie conduit à fixer le prix au dessus du coût marginal de production. Cela tient à une sérieuse confusion intellectuelle
entre une quantité « infinitésimale » (très petite) et zéro ! Pour se faire comprendre, Keen propose une analogie : avec
un raisonnement tel que celui des néoclassiques à propos du comportement des entreprises, on devrait conclure que la
Terre est plate, vu que, à une échelle infinitésimale, par exemple en regardant le sol sous nos pieds, elle semble plate. Si
elle l’est aux yeux de tout le monde, elle doit bien l’être pour le monde…
C’est pourtant un raisonnement identique qu’utilisent les néoclassiques lorsqu’ils modélisent le comportement d’une
entreprise isolée, dans un système concurrentiel avec beaucoup d’autres entreprises. Ils supposent en effet qu’alors
l’entrepreneur considère que la quantité demandée (disons son carnet de commande) est indépendante du prix unitaire
(fixé par le marché global). En termes techniques : sa « courbe de demande » en fonction du prix est horizontale. Certes,
sur le marché global de ce produit, la demande doit (selon la théorie) diminuer si le prix augmente, mais l’entrepreneur
individuel est bien trop petit (« infinitésimal ») pour avoir une influence. A son échelle microscopique, quand il regarde
ses pieds, il voit bien que la Terre est plate, et quand il regarde le marché, il voit bien que la demande qui s’adresse à son
échoppe est à prix fixe. Il fera ensuite intervenir ses coûts de production (supposés) croissants pour fixer son offre, mais
il raisonne comme si la demande qui le concerne était à prix donné.
Montrer que ce résultat est logiquement fautif est destructeur pour le second pilier de l’analyse néoclassique des marchés
« réels », celui de l’offre. Non seulement Keen le prouve rigoureusement, mais il appuie là où ça fait mal : ce résultat
avait été obtenu dès… 1957 par un très grand économiste néoclassique, George Stigler, « Nobel » lui aussi. Ce dernier
avait montré, en néoclassique conséquent, que loin d’être horizontales, les courbes de demande s’adressant à des
entreprises individuelles ont la même pente négative que la courbe de demande globale ou « agrégée ».
Ce résultat est connu (mais de qui ?) depuis plus d’un demi-siècle, mais tous les manuels de microéconomie maintiennent
la fiction. Il faut dire que sa remise en cause a comme conséquence logique qu’il est impossible de dessiner la moindre
courbe d’offre dans le cadre néoclassique, et même qu’il n’y a aucune différence entre la concurrence « parfaite » et le
monopole honni !
Dans le chapitre V, Keen déconstruit méthodiquement un troisième pilier de la théorie. En effet, pour les néoclassiques,
une grande loi de la production est que la productivité diminue à mesure que la production augmente, de sorte que si
l’entreprise (ou la branche) produit plus, le coût (et le prix proposé) seront plus élevés. Inutile de dire que cette idée
entre en contradiction avec la plupart des cas réels, comme le montrent des enquêtes, réalisées auprès de chefs
d’entreprises, que l’auteur cite à la fin du chapitre. Dans la vraie vie, les coûts de production sont normalement constants
ou décroissants pour la majorité des biens manufacturés, et ce qui limite la production n’est pas la hausse des coûts
lorsqu’on produit plus, mais bien d’autres facteurs explicités dans ce chapitre.
Mais Keen va un cran plus loin en montrant que le raisonnement néoclassique qui aboutit à une courbe d’offre 1)
croissante, et 2) indépendante de la demande, est inconsistant aussi sur le plan logique car il repose sur deux hypothèses
qui s’excluent mutuellement : si l’une est respectée, l’autre ne peut l’être. Keen s’appuie ici sur un économiste méconnu
du grand public, Piero Sraffa, qui avait obtenu ce résultat en… 1926.
Cela n’a l’air de rien, mais, si la productivité marginale est constante et non pas décroissante, toute l’explication
néoclassique s’évanouit, y compris la théorie de la détermination de l’emploi et du salaire, discutée ensuite au chapitre VI
du livre.
Dernier billet, à suivre : l’idéologie de l’équilibre des marchés comme optimum social
« L’imposture économique » (fin) : l’idéologie de l’équilibre des marchés comme optimum social
C’est très difficile à croire, mais c’est pourtant vrai (chapitre VIII du livre de Keen) : une ligne de défense de très « grands » économistes
néoclassiques conscients des incohérences de leur corpus a été la suivante : l’irréalisme éventuel de certaines des hypothèses de la
théorie n’a aucune importance ! Seul importe l’accord entre les prédictions de la théorie et la réalité.
Le premier à avoir avancé cet argument n’est autre que Milton Friedman, qui est même allé plus loin en soutenant que des hypothèses
irréalistes sont… la marque d’une bonne théorie ! Ce que Samuelson a nommé « The F-twist », la « combine F ». En épistémologie, on
parle d’instrumentalisme.
En s’appuyant sur d’autres grands auteurs, dont Musgrave, Keen réfute cette défense sur la base de considérations fines sur les différents
types d’hypothèses requises dans une théorie. Il montre que les hypothèses comptent vraiment en économie. Il tente également de
comprendre comment une ligne de défense aussi ahurissante a pu se propager sous les auspices de grandes « autorités », et plus
généralement il avance une interprétation de « l’incroyable inertie de l’économie » (p. 206) au regard des sciences « dures » telles que les
sciences physiques ou l’astronomie.
L’EQUILIBRE COMME « IDEOLOGIE INVISIBLE »
Enfin, il propose dans ce même chapitre, une lecture de cette « idéologie invisible » de la théorie néoclassique qu’est la notion d’équilibre.
En voici un extrait : « Ce noyau dur [l’équilibre] explique pourquoi les économistes [néoclassiques] tendent à un conservatisme aussi
extrême dans les grands débats de politique économique, tout en croyant en même temps être uniquement motivés par la connaissance
impartiale, loin de toute forma d’idéologie. Si vous croyez qu’un système de marché libre est naturellement conduit vers l’équilibre, et que
l’équilibre assure le plus grand bien-être possible pour le plus grand nombre, alors, ipso facto, vous croyez aussi que tout autre système
qu’un système de marché complètement libre produit du déséquilibre et réduit le bien-être. Vous vous opposerez alors à une législation sur
la salaire minimum et au versement d’aides sociales, car cela conduirait à un déséquilibre sur le marché du travail. Vous vous opposerez
au contrôle des prix… vous défendrez la fourniture privée de services tels que l’éducation, la santé et peut-être même la police car les
gouvernements, non contrôlés par la discipline de l’offre et de la demande, produisent soit trop, soit pas assez, et facturent trop ou trop peu
les services. En fait, les seules politiques que vous soutiendrez sont celles qui rendent le monde réel plus conforme à celui de vos
modèles… ».
Keen aurait pu ajouter ici, même s’il le dit souvent ailleurs, que si le critère de scientificité est d’aboutir à une prévision correcte, alors cette
théorie devrait s’effondrer tout aussi surement que du fait de ses hypothèses irréalistes et de ses contradictions logiques internes…
Ceux des lecteurs qui se sont intéressés aux travaux critiques de la théorie standard menés en France, surtout depuis les années 1970, et
parfois avant (on pense à François Perroux), ne manqueront pas de remarquer l’absence de référence à ces recherches, pourtant
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foisonnantes, dans le livre de Keen. La barrière linguistique, le fait que la plupart de ces travaux n’ont pas été traduits, suffisent à expliquer
cette absence. Il ne serait sans doute pas inutile aujourd’hui de les mettre en perspective. Car non seulement on y trouve de fortes
critiques internes (voir l’œuvre exceptionnelle de Bernard Guerrien), mais on peut dire que toutes les écoles hétérodoxes françaises ont
bâti leurs approches alternatives en commençant par critiquer, souvent de façon très approfondie, les insuffisances ou les incohérences de
l’approche standard, qu’il s’agisse de la microéconomie ou de la macroéconomie.
Pour conclure ces quatre billets, où j’ai dû laisser de côté un grand nombre de thèmes traités avec précision, EN PARTICULIER TOUT CE
QUI CONCERNE LA CRISE ACTUELLE ET LES RAISONS THEORIQUES DE L’AVEUGLEMENT DES ECONOMISTES DOMINANTS, ce
livre est sans doute plus fragile, bien que toujours passionnant, lorsqu’il s’agit de passer de la déconstruction à la reconstruction. Mais il
faut saluer le fait que l’auteur n’en soit pas resté au premier stade et ait pris le risque de proposer des alternatives théoriques. Il est
également permis de se poser des questions sur certains manques. Par exemple, pourquoi cette absence de considération, chez Steve
Keen et presque tous les post-keynésiens, pour l’écologie dans une éventuelle reconstruction théorique ? En plaidant pour une théorie
d’une « économie monétaire de production » réintégrant à juste titre la monnaie (le crédit) comme principe actif dans le circuit, ce qui serait
certes un énorme progrès vers le réalisme des hypothèses, ne passe-t-on pas à côté d’enjeux écologiques voués à prendre une grande
importance, y compris économique ?
Nul doute également que de bons spécialistes de Marx auront à cœur de commenter le très intéressant chapitre (XVII) que Steve Keen, en
post-keynésien manifestement influencé par Marx, lui consacre. Retenons-en deux idées, les plus provocatrices. D’abord, « la plupart des
marxistes ne sont pas pertinents, alors que presque toute la théorie de Marx l’est ! ». Et ensuite ses arguments, s’inspirant (librement) de
Marx lui-même, contestant l’idée que le travail est l’unique source de profit (et de la valeur), et concluant que « les mathématiques et la
philosophie de Marx confirment que la plus-value – et ainsi le profit – peut être générée par n’importe quel input productif ». Controverse
assurée ! Je n’y participerai pas, mais je me suis déjà exprimé, en d’autres termes que Keen, sur mon rejet de la notion de « valeur
économique », et notamment du concept de « valeur travail ».
Avoir l’ambition d’une généralisation du dialogue social
Jeudi, 2 octobre 2014
Les très petites et les moyennes entreprises sont les ‘déserts’ du dialogue social. Nous l’avons vu précédemment, les
salariés de celles-ci décrochent, voire votent de plus en plus massivement FN. On dit souvent qu’elles seules créent les
emplois en France, ce qui n’est pas faux, mais renvoie à l’explosion des statuts et des cadres juridiques de la Grande
Entreprise: elles sont massivement leurs sous-traitants. En dernier ressort, elles subissent toutes les pressions du
système économique contemporain : disposant des marges les moins importantes, des contrats de travail les plus
précaires et les moins attractifs, du taux de faillites le plus élevé ; de surcroît, la syndicalisation y la plus faible de tout le
salariat français. C’est ainsi qu’il faut aborder la future négociation des partenaires sociaux, qui a débuté, il faut le dire,
fort maladroitement. Fixons d’emblée l’objectif prioritaire : les salariés des petites entreprises doivent pouvoir disposer
des droits équivalents à ceux des grandes entreprises. Ensuite, voyons quelles contreparties négocier.
*
I. Questions de sémantique
Comme le disait Bourdieu dans son ‘propos sur le champ politique’ : la maîtrise du vocable est le lieu même d’exercice de
ce que l’on appelle ‘la politique’. Et force est de constater que cette habilité a cruellement manqué depuis le début du
mois de Mars. Le ministre du travail François Rebsamen, l’a dénommé : « la négociation sur les seuils sociaux ». Mais
dans le même temps, il a bien affirmé que cette négociation était beaucoup plus large. Devant alors discuter de la
démocratie sociale entreprise, et notamment celle des PME/TPE.
Heureusement, de manière subliminale, cet impair a été corrigé. Dans sa conférence de presse du Jeudi 20 Septembre
2014, le Président de la République François Hollande a été bien inspiré d’effectuer un important redressement
sémantique. Il s’agit désormais de discuter plus largement de la ‘généralisation du dialogue social’, notamment dans le
PME/TPE. Nous allons voir de quoi il s’agit, mais avant cela, sachons de quoi nous parlons.
II. Pourquoi renouveler le dialogue social notamment dans les PME/TPE ?
Premièrement, changer la représentativité dans les entreprises de petite taille était un engagement de campagne de
2012, faut-il le rappeler. Dès 2010, François Hollande avait signifié, cartes sur table, dans une allocution à la CGPME, que
ces salariés devaient avoir une représentation digne de ce nom. Rappelons que l’ancien gouvernement avait voté la
première élection, en 2010, mais sous la forme d’un vote ubuesque sur les sigles, dont le taux de participation inférieur à
10% manifestait déjà de l’épuisement du nouveau système.
La deuxième justification est qu’il est impossible d’avoir pour ambition d’augmenter le ‘dialogue social’ durant ce
quinquennat sans réforme majeure de l’entreprise de plus de 90% du salariat. Lequel est le plus mal loti. Les tares du
syndicalisme actuel ne sont-ils pas cette fâcheuse tendance à ne plus protéger que le franges du salariat les mieux
protégés ? Inverser la tendance, c’est changer les règles. Cette question de la représentation syndicale est
intrinsèquement liée à celle dit des ‘seuils sociaux’. Les règles et les coûts vont de pair, tel que nous allons le voir.
III. Quelles sont les règles actuelles ?
A partir d’une dizaine de salariés temps-plein : assujettissement au versement transport ; paiement par mois des
cotisations ; majoration de la cotisation formation professionnelle ; mise en place des délégués du personnel.
Remarquons que la question de la représentation des salariés intervient très tôt. Ensuite, autour d’une vingtaine de
salariés temps pleins : assujettissement au 1 % logement, emploi obligatoire de 6 % de travailleurs handicapés ; mise en
place du règlement intérieur ; puis, imputation des heures supplémentaires sur le contingent au-delà de 35 heures ;
majoration de 25 % des heures au-delà de 35 h, repos compensateur de 50 % au-delà de 41h et de 100 % au-delà du
contingent ; ensuite à 25 salariés : mise en place d’un réfectoire ; création du 2e collège de délégués du personnel ;
assujettissement à la cotisation apprentis.
Et ce n’est qu’à partir des de 50 salariés que la plupart des droits communs s’enclenchent : constitution d’un comité
d’entreprise et d’un CHSCT (ou d’une DUP) ; désignation d’un délégué syndical par section syndicale présente, voire d’un
représentant de section syndicale ; crédit d’heures des DP passe de 10 à 15h / mois ; NAO (négociations annuelles
obligatoires salaires, emploi, emploi des seniors, temps de travail…) ; base de données unique ; formation économique et
syndicale : 0,08 % des rémunérations versées dans l’année ; participation aux résultats ; prime de partage des profits ;
obligation de passer par un plan de sauvegarde de l’emploi, si plus de 10 licenciements économiques sur une période de
30 jours ; imposition de contraintes sur les contrats de génération ; déclaration mensuelle des mouvements de main
d’oeuvre à la DARES.
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Un simple listing de ces différents droits nous fait comprendre aisément trois évidences :
1. En raison de la protection des petites entreprises, le droit social est, pour les petites structures, d’une complexité
infinie (un nouveau droit s’enclenche pratiquement à chaque nouvel employé temps plein) ;
2. Ensuite, il est sans doute possible d’harmoniser et de simplifier l’ensemble dans l’intérêt de tous, sans « déchirer
le code du travail » ;
3. Enfin, la ‘représentation’ des salariés intervient très tôt dans le droit social français : dès 10 salariés temps plein
des DP sont nommés, l’ensemble des IRP n’intervenant que plus tardivement ; la seule question pertinente étant
leur faible capacité à disposer d’IRP pouvant réellement leurs garantir l’effectivité de leurs droits sociaux.
Avant d’en voir les attendus, balisons les principaux écueils possibles d’une telle négociation.
*
IV. Quelles sont les chimères, les périls et les risques de cette négociation ?
Autant aborder cette négociation en s’évitant les faux semblants. Parmi lesquels, nous trouvons :
 La chimère de la recrudescence des embauches suite à la suppression des ’seuils sociaux’. Il n’y aura guère de
recrutements supplémentaires. La principale raison est qu’il y a des dizaines de manières de ‘maquiller’ un seuil
pour un chef d’entreprise. Soit par le type de contrat : les contrats temporaire non compris; soit par des
exonérations de toutes sortes : emplois handicapés, permission durant an après le passage, ou alors la création
d’une nouvelle entité juridique. La liste serait trop longue pour citer toutes ces techniques, qui remplissent les
poches des conseillers juridiques et entretiennent un climat inutilement anxiogène des entrepreneurs. Les études
“économiques”, en la matière n’ont de valeur, comme les promesses électorales, que pour ceux qui y croient.
Mieux vaut ne pas s’engager sur des chiffres, mais sur une ligne et quelques prédicats forts.
 Le péril principal serait d’alourdir encore davantage, à l’aide d’exceptions, de dérogations, d’exonérations, la
complexité du droit du travail pour les TPE. Nous l’avons vu, le droit du travail est d’une complexité déjà infinie ;
et le temps est rare pour s’y consacrer – du point de vue d’un petit entrepreneur. Cela est bien connu : trop
souvent, lors des négociations, les principales centrales syndicales et patronales fournissent leurs meilleurs
experts ; ils aboutissent à des ingénieuses solutions, trop souvent bien trop complexes à mettre en œuvre pour
les petites structures. Gageons qu’un droit social simple sera un droit mieux connu et mieux respecté de tous.
 Le risque est de modifier la fiscalité des très petites entreprises. L’équation est difficile : les seuils sociaux, perçus
comme des ‘contraintes’ par une partie du patronat, sont en réalité des avantages pour les TPE. Les supprimer
reviendraient à revenir au droit commun et rehausser leur coût du travail. De même, développer le dialogue
social reviendra également à rehausser le coût du travail pour les TPE qu’il faut au contraire favoriser.
V. Dès lors, que peut-on espérer de cette négociation ?
Nous l’avons dit, un certains nombre d’obligations légales en terme de contributions se déclenchent à partir de seuils
d’employés en temps pleins de l’entreprise. Deuxièmement, la protection des salariés, à l’aide de ses IRP ne se
déclenchent pleinement qu’à partir d’une certaine taille de l’entreprise. De ce fait, les objectifs de cette négociation
devraient être les points suivants :
1. Généraliser les droits des salariés et les employeurs pour toutes les entreprises
Activer tous les droits et toutes les contributions dès le premier employé pourrait réduire la complexité et les stratégies
de contournement des employeurs. Il s’agirait d’une rupture majeure de notre droit social. Mais ce serait également un
signal fort pour le climat de l’entreprise et l’entreprenariat en France. Tous les salariés, quelque soit la taille de leur
entreprise, auront les mêmes droits et les mêmes protections.
Pragmatiquement, le principe serait simple et radical : toutes les entreprises contribueraient à la formation et au 1%
logement, avec une fiscalité globale des entreprises qui diminuerait conséquemment – afin que cela n’ait aucun impact
sur les TPE en terme de coût du travail.
Côté salarié, le principe serait l’égalité des droits et des protections pour tous ; pour faciliter les instances dans les petites
entreprises, la délégation unique du personnel (DUP) est un outil malheureusement sous utilisé et qui devrait l’être
systématiquement pour les TPE/PME. Tel que nous l’avons dit, les délégués du personnel existent déjà pour les
entreprises de 10 salariés (à titre de comparaison, en Allemagne les délégués apparaissent dans les entreprises de 5
salariés) ; ils verront leurs compétences renforcées ; ils devront alors s’appuyer sur des structures mutualisées pour offrir
à leurs salariés toute la boîte à outil du syndicalisme, à l’instar des grandes entreprises.
2. Innover – pour les TPE/PME – des structures de syndicalisme mutualisées
Si les petites entreprises ne peuvent pas disposer de la logistique des grands groupes en terme de protection des droits
des salariés, alors il faut innover et mutualiser les ressources de chacun. L’objectif est celui de l’égalité des droits des
travailleurs.
1. Pour le dialogue social, il s’agit, dans le jargon du syndicalisme, de créer le fameux ‘4ème niveau de négociation’
: des représentants par territoires et par filières économiques. Ces derniers auraient pour missions de pouvoir à
l’aide juridique nécessaire, l’information pour les salariés, leurs droits, ainsi que les négociations de type GPEC.
2. Ensuite, ces représentants peuvent se faire attribuer les fonctions de santé et sécurité au travail (sur le modèle
des CHSCT de site qui existent déjà).
3. Enfin, ce qui est loin d’être négligeable, des coopératives rassemblant des métiers de petites structures
pourraient donner accès aux œuvres sociales disponibles dans les entreprises de taille moyenne et grande (sur le
mode ce qu’il se fait déjà dans certains métiers).
Conclusion
Loin d’être un slogan pro-patronal, cette négociation peut s’avérer être un ‘marqueur’ essentiel du quinquennat pour la
gauche. Avec pour ambition l’égalité de tous les salariés, quelque soit la taille de l’entreprise dans lesquels ils travaillent,
le dialogue social et le gouvernement pourraient marquer cette Président d’un air nouveau en s’attaquant exactement là
où se produisent toutes les inégalités contemporaines : à la marge de la Grande Entreprise et des filières d’entreprises
sous-traitantes.
Le vote FN et la transformation de l’entreprise
L’électorat ouvrier votant pour le Front National de Marine LePen, c’est un fait avéré depuis déjà bien des années. On peut s’en plaindre.
On peut le regretter. On pourrait s’étendre sur les responsabilités politiques, notamment à gauche, propos sur lequel je m’abstiendrais,
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n’étant pas professionnel de la science politique. Pour autant, le dernier sondage HarrisInteractive, grâce à son volume inédit de données
compilées (6000 personnes interrogées), permet de quantifier un phénomène tout à fait intéressant, pour ceux qui s’intéressent à
l’entreprise et ses rapports à la société (on appelait naguère ces considérations de ‘matérialistes’, ou ‘l’étude des rapports de production’, si
vous voyez ce que je veux dire…).
Les nouvelles inégalités du monde ouvrier
Peut être pour la première fois dans un sondage, nous en savons davantage sur les impacts de la transformation des entreprises et ses
conséquences politiques sur le salariat. Premier constat nécessaire : les ‘classes sociales’ existent toujours, les catégories sociaux
professionnelles expliquent très largement les votes. Deuxièmement, Si nous savions que l’électorat populaire se caractérisait par sa
diversité et sa complexité, ce document permet d’identifier des comportements bien distincts à l’intérieur même du groupe social ‘ouvriers’.
Ce que nous savions déjà, c’est que cette nomenclature de l’INSEE, héritée de l’après-guerre, ne permettait plus de typifier les véritables
séparations et conflits à l’intérieur du salariat. Restait à le quantifier.
Ce sondage innove notamment en distinguant les ouvriers : ceux des petites entreprises ’sous-traitantes’ ou ceux des grandes entreprises
‘donneurs d’ordre’; ceux des secteurs subissant le plus la concurrence par les coûts de l’économie internationale (l’industrie
manufacturière, les transports) et ceux dans des secteurs plus protégés ; ceux des périphéries ou ceux des centres villes.
Le résultat est conforme aux intuitions de ce que chaque responsable syndicaliste a pu voir sur le terrain, encore fallait-il le quantifier : les
ouvriers votent beaucoup plus majoritairement FN lorsqu’ils sont à la périphérie, voire les outsiders du marché du travail. Il en est de
même des bastions entiers du syndicalisme, dans certaines branches professionnelles, où le vote FN est passé du registre de la
protestation à celui de l’adhésion.
Les insiders et les outsiders de la Grande Entreprise
Ce constat permet donc d’infirmer les thèses de sciences politiques contemporaines sur les dimensions ‘culturelles’, que l’on peut lire ici ou
là. Le monde du travail reste un facteur causal de la rationalité de vote ; reste à la science politique à comprendre le monde tel qu’ils
prétendent l’expliquer. A cet effet, il faut insister sur la multiplicité, au sens sociologique, des termes ‘entreprises’, ‘ouvriers’ ; ce que nous
voyons émerger, c’est une fragmentation de ces dénominations qui recouvrent, en leur sein, une diversité devenue trop manifeste pour ne
plus être distinguée.
Nous le savions, mais nous en avons la confirmation à partir de leurs votes : les salariés des grands groupes sont très protégés par le code
du travail, ils ont des contrats généralement stables, ils ont des avantages sociaux (fournies par leur employeur) plus conséquents. A
l’inverse, les salariés des entreprises sous-traitantes paient, eux, le prix fort de la mondialisation : avec le développement massifs des
contrats précaires ; la concurrence de leurs métiers est plus grande, elle se fonde davantage sur le coût du travail ; les syndicats y sont
peu, ou très faiblement représentés. Au-delà de toutes les raisons portées à cette montée inquiétante du Front National, il y a cette
question lancinante de la protection de cette partie désormais majoritaire du salariat français.
Comment protéger les moins protégés ?
Reste la question la plus grave : nos solidarités traditionnelles, notre organisation actuelle du syndicalisme, parviennent-elles encore à
protéger efficacement ces nouvelles formes d’inégalité ?
Parmi ces nouvelles formes, la déconstruction de la ‘Grande Entreprise’ en grands donneurs d’ordre et petits sous-traitants est majeure,
dirimante et cruciale. Le syndicalisme, qui à pour vocation de protèger toujours les salariés les plus menacés, ne semble plus atteindre les
franges les plus précarisés du salariat. Le risque est désormais de ne protéger que les mieux protégés.
Il est ainsi urgent d’avancer sur la représentation des salariés dans les petites et très petites entreprises (au-delà des critères du scrutin de
2010) ; il est urgent de développer les négociations de filières économiques et de la responsabilité des donneurs d’ordre sur les soustraitants ; il est urgent, comme il est en train de se faire avec le compte individualisé de formation et de pénibilité, d’attacher les systèmes
de protection aux travailleurs, non plus, comme avant, aux entreprises; il faut rattacher tous les droits aux salariés, voire au citoyen.
Espérons que ce sondage saura faire prendre conscience, à la gauche, de cette fracture essentielle au sein de la ‘grande entreprise, qui
est en voie de décomposition dans le processus capitaliste actuel. Avec son lot de nouvelles inégalités, qui se traduisent désormais, très
clairement, en terme de vote électoral des plus dangereux, pour la démocratie, mais, surtout, pour la gauche aussi.
Economie collaborative : entre promesses d'avenir et fragilisation des modèles
par Christophe Gauthier - 03 Octobre 2014
12 ans après la maison qui brûle de Jacques Chirac concernant le développement durable, l'intérêt collectif
se porte vers l'économie collaborative. Comme à chaque rechute de l'économie occidentale, l'opinion
publique et les médias partagent temporairement avec les parties prenantes sur le terrain une sensibilité
éthique, environnementale et/ou sociale. Mais aujourd'hui, notamment grâce au numérique, ce sont de
puissants "business models" qui émergent avec le collaboratif. Christophe Gauthier livre pour Metis ses
réflexions en la matière.
Le développement durable hébergeait sous son ombrelle des concepts variés (voire antinomiques) depuis
l'investissement socialement responsable jusqu'à la décroissance. De même, l'économie collaborative englobe ou
reconnaît des relations avec l'économie circulaire, l'économie fonctionnelle, l'écologie opensource, l'économie de la
contribution, l'économie des communs ou encore la "sharing economy".
Culture des contraires et remise en cause des réglements
L'économie collaborative elle aussi cultive ces contraires : on constate une apparente communauté de pensée entre d'un
côté les parties prenantes qui plaident pour dépasser la société consumériste actuelle et de l'autre, les nouvelles
pratiques capitalistes violentes comme celles d'Uber et Lyft. Finalement, ces acteurs se retrouvent autour d'un constat
partagé : la fin du salariat comme équilibre des sociétés occidentales pour les générations nées après la chute du Mur.
Evidemment, les uns célèbrent le retour des solidarités ou de l'autogestion, les autres le nirvana d'une entreprise enfin
débarrassée des employés et disposant d'une main d'œuvre infiniment flexibilisée et taylorisée (Cf.Valérie Peugeot, la
place de la Toile, ~minute 30).
Comment en sommes-nous arrivés là ? Citons quelques-uns des nombreux commentateurs à apporter leur explication.
Pour Bernard Stiegler, c'est le retour du balancier des politiques néolibérales : le citoyen occidental, réduit en 40 ans au
rôle de consommateur pulsionnel, se révolte pour retrouver du sens au travers des nouveaux outils numériques.
Pour Michel Bauwens, c'est la conséquence de la forte contraction récente du salariat, notamment pour les jeunes, qui
poussent les travailleurs « expulsés du système » à se réorganiser entre pairs, suivant des modalités qui rappellent la
création des premières villes indépendantes au Moyen-Âge. Pour Elinor Ostrom, c'est l'erreur théorique de latragédie des
communs : en considérant que, sans marchandisation et/ou privatisation, les biens communs s'épuisaient parce qu'ils
étaient non-exclusif (je peux prendre sans payer) et rivaux (ce qui est pris n'est pas régénéré), les économistes
classiques ont nié la gestion millénaire des communs rivaux, mais aussi totalement sous-estimé l'apparition des biens
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communs non-rivaux de la société de la connaissance comme l'OpenSource ou Wikipedia. Pour Jeremy Rifkin, c'est
d'ailleurs en poussant à l'extrême l'effet d'échelle que le Capitalisme crée son propre poison : la possibilité d'un
bien/service produit par tout le monde à partir de technologies numériques qui divisent par un facteur de 10 à 1000 le
coût de production. Enfin, pour Ellen McArthur ou Gunter Pauli, l'économie circulaire est une conséquence logique de la
finitude des ressources terrestres qui oblige nécessairement à réinjecter dans la création des nouveaux biens et services
des matières premières qui soient recyclées ou réutilisées.
Si on regarde un peu plus loin, on peut même faire l'hypothèse que l'économie collaborative va jusqu'à une remise en
cause de tout le système réglementaire national et international. Les ardents défenseurs de l'économie du
partage égrènent chaque jour un nouveau service de « sharing ». Nous développerons plus bas leurs bienfaits réels mais
constatons également comme Scott Smith que des services comme AirBnB permettent de vendre une nuitée en
contournant toutes les réglementations hôtelières, fiscales, sociales et commencent par faire perdre une prestation aux
chaînes entrée de gamme pour deux prestations vendues sur ce site. Il en va de même pour tous les services de sharing
dans leurs secteurs économiques respectifs.
Amélioration du pouvoir d'achat et consommation contrôlée
La première promesse de cette économie collaborative c'est l'amélioration mondiale du pouvoir d'achat pour le
consommateur final. La demande est la « ressource la plus rare » de la planète (Michael Pettis) et les nations-devises se
concurrencent pour accaparer la plus grande demande possible. Mais, comment stimuler une demande mondialement
trop faible ? Jeremy Rifkin expliquait une moitié de la réponse dans l' Âge de l'accès dans le remplacement des habitudes
de propriété par celles de l'usage qui coûtent moins cher. La sharing economy propose l'autre moitié : générer un revenu
complémentaire pour les consommateurs collaboratifs en leur permettant de vendre/échanger une partie de leurs actifs «
sous-utilisés » : appartements, voitures ou compétences. Forbes estime le chiffre d'affaires du secteur à 3,5 milliards
USD en 2014. Nous faisons face à un phénomène dont l'ampleur cumulée affecte progressivement tous les secteurs
secondaires et tertiaires.
Contestation de la propriété intellectuelle et résilience du territoire
La deuxième promesse de l'économie collaborative est de rendre le contrôle au consommateur et de le mettre au contact
d'individus partageant ses centres d'intérêts. Jusqu'ici, nous avons volontairement utilisé des termes économiques pour
qualifier les acteurs. Mais, l'économie collaborative ancre volontiers ses discours dans une transformation des valeurs et
un retour à une humanité des rapports sociaux. Rachel Botsman met d'ailleurs ce dernier aspect à l'intersection
des quatre phénomènes(économie collaborative, du partage, P2P, consommation collaborative).
La troisième promesse de l'économie collaborative est l'innovation et son financement. De nombreux mouvements
contestent l'état actuel de la protection de la propriété intellectuelle (IPR : Intellectual Property Rights). Ils considèrent
que les IPR ne font pas la démonstration que leur profusion a un effet différenciant sur l'innovation et qu'ils étranglent les
pays émergents dont la balance commerciale ne permet pas d'importer les machines-outils pour passer d'exportateurs de
matières premières à une industrie de transformation. A la place, les mouvements proposent des concours primés pour
les innovations très coûteuses ou des licences de production P2P (peer to peer). L'économie collaborative privilégie
l'innovation peu gourmande en ressources dans les principes de l'économie fonctionnelle ou circulaire. C'est une frugalité
de matières premières, mais aussi une obsession de la réutilisation, du recyclage et de la durabilité ; à l'opposé de
l'obsolescence programmée tant décriée. Sur le financement, il y a bien sûr le from subsidy to opensource (exemple
: Elon Musk) qui milite pour une accessibilité des inventions qui ont été rendues possibles via le financement par l'impôt,
même si cette accessibilité n'est pas gratuite comme dans le cas d'Arduino. Il y a ensuite le financement participatif
(crowdfunding) : sous forme de don ou de préfinancement comme dans le cas d'Oculus Rift ; 2,5 M USD collectés soit dix
fois l'objectif initial ! Il y a enfin le recours aux cryptocurrencies, ces monnaies anonymes inspirées de Bitcoin, qui
permettent de monétiser l'échange collaboratif comme la fair coinou d'attacher un logiciel de transaction au bien/service
lui-même comme c'est le cas d'Ethereum.
La quatrième promesse de l'économie collaborative est celle de la résilience du territoire. Dans sa capacité
transformative, le collaboratif reprend la notion de circuit court et d'adaptation aux ressources locales. L'effet d'échelle
qui justifiait l'uniformisation des produits et services est en partie remplacé par le jugaad, un bricolage "modeste et
génial" dirait D.Mermet... Et connecté par la galaxie Internet au milliard de sites où trouver le système D qui lui manque.
Dans un territoire frappé par le manque d'emploi, d'argent, de ressources, le collaboratif entend faire baisser le coût de la
vie local et favoriser le vivre ensemble par la solidarité, la minga comme disent en quechua les expérimentateurs andins.
C'est aussi cela l'économie collaborative, les concepts qui s'assemblent dans un globish dont la langue-origine n'est plus
seulement l'anglais.
Résistance d'une communauté locale face à un malheur inéluctable, réappropriation des ressources et des moyens,
construction de réseaux d'échanges mondiaux, de Séoul à Barcelone, de Naples à Nairobi, les sharing cities affichent un
dynamisme opposé au fatalisme de l'austérité proposé par les Etats-nations. Alors oui, par angélisme ou par cynisme,
l'économie collaborative détruit des emplois, fragilise les modèles économiques et industriels du copyright et du brevet.
Dans le même temps, c'est une proposition radicalement nouvelle pour de nombreux territoires de la Catalogne au Nord
Pas-de-Calais. Les 200 participants ayant écouté Michel Bauwens et Bernard Stiegler le 16 septembre dernierau Centre
Pompidou, grâce à Ouishare, Savoirscom1 et VECAM, pourront témoigner que leur enjeu est de construire un nouvel
avenir collectif.
A propos de l'auteur
Christophe Gauthier (@CGSecaf) est expert économique et dialogue social auprès des représentants des salariés.
Les quatre R de l'entreprise 2.0
par Martin Richer - 06 Octobre 2014
L'intrusion du numérique bouscule les business models. Au point de nous passer de la manufacture (grâce à notre imprimante
3D), de notre agence de voyage, de la détention d'une voiture. La notion même d'entreprise va-t-elle résister à cette vague
déferlante ? Face à l'avenir incertain que nous prépare l'extension du numérique, devons-nous envisager de ressentir la nostalgie
de l'entreprise ?
La maturation progressive d'internet bouleverse les organisations, les modes de production, le travail, les conditions d'emploi, le rapport au
savoir et à la connaissance, l'expression démocratique, les liens sociaux et le rôle de la puissance publique (voir le rapport «La dynamique
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d'internet, prospective 2030 »du CGSP, désormais France Stratégie, juin 2013). Combinée aux autres technologies, elle ne sera pas sans
conséquences sur l'entreprise : son organisation, sa place dans l'économie, son avenir.
L'entreprise fait face à de nombreuses contestations. Souvent présentée, sans excès de nuance, comme un lieu d'aliénation,
d'exploitation, elle se situe très bas dans les indicateurs de confiance des Français (baromètre 2014 du Cevipof). Elle est aussi menacée
par la floraison des business models. Les premières années d'internet en tant qu'outil d'entreprise étaient centrées sur des modèles B2B
(d'entreprise à entreprise), qui se sont ensuite élargis au B2C (d'entreprise à consommateur). Mais ce qui fait l'actualité aujourd'hui, c'est
l'intrusion des modèles C2C (consumer to consumer), qui mettent radicalement en cause l'existence même de l'entreprise pour faciliter le
circuit court et direct entre consommateurs : grâce à Airbnb je me passe des entreprises d'hôtellerie ; avec Blablacar je renonce à rester
client de l'industrie automobile, etc.
Le travail est en grande partie « expulsé » en dehors de l'entreprise : indépendants, autoentrepreneurs, makers, télé-travailleurs,
contractuels, freelances de tout poil : le cadre temporel, spatial et organisationnel du travail explose. L'entreprise est-elle en train de
fabriquer sa propre désintermédiation ? D'expulser définitivement le travail hors de son périmètre organisationnel ? Vague après vague, le
numérique vient saper les fondations de l'entreprise telle que nous la connaissons.
En 2020, la moitié des personnes sur lesquelles une entreprise s'appuie pour développer son activité ne seront pas des salariés qui
travaillent pour elle. Cette assertion un peu provocatrice figure dans l'étude annuelle 2013 du cabinet Deloitte sur les tendances RH. Elle se
justifie par l'évolution d'un marché de l'emploi toujours plus ouvert et le développement de nouvelles formes du travail : modes
d'organisation du travail reconçues par le numérique, extension du télétravail, externalisation, recours plus massif aux contractuels et aux
talents extérieurs... Cette tendance est le résultat de plusieurs facteurs:
- L'éclatement du modèle de la grande entreprise intégrée : les lieux de production se sont atomisés et rapprochés des lieux de
consommation pour permettre une satisfaction des besoins à bas niveau d'émission de carbone ; les salariés exercent une forte pression
pour pulvériser les structures hiérarchiques rigides, qui à force de générer du mal-être deviennent des freins à l'efficacité.
- Le social business : les entreprises s'appuient sur les réseaux sociaux pour connecter et déployer les personnes en lien avec
l'organisation. Les collectifs de travail se recomposent en permanence, sur la base des savoir-faire reconnus à chacun et de la confiance
acquise.
- La globalisation des talents: la virtualisation du travail a unifié le marché mondial des talents et cela modifie radicalement les façons
d'acquérir, de développer et de gérer les talents.
- La fragilisation des structures pyramidales : dans le modèle de l'entreprise intégrée, les sollicitations des clients et les instructions des
managers descendent le long de la structure hiérarchique pour être traitées « en bout de chaîne » par des « exécutants ». Dans l'entreprise
2.0., les clients court-circuitent cette structure pour s'adresser directement à la personne qui leur semble la plus pertinente et c'est aux
collaborateurs de définir eux-mêmes, au plus près des interactions clients, leurs priorités et programmes de travail.
- Le passage du management de contrôle au management entraînant : ces collaborateurs refusent les contrôles et attendent au contraire
de la part du management, un soutien, une exemplarité et des orientations claires. Ils sont davantage jugés sur leurs résultats que sur les
moyens qu'ils mettent en œuvre.
- La pression sur les coûts et les délais : les entreprises vont chercher des solutions plus flexibles que le CDI ; la notion de recrutement et
de séparation est de plus en plus liée aux projets et non plus aux personnes ; la notion de ‘mission' se substitue à celle d''emploi'.
- La puissance des réseaux : ils sont capables de reconfigurer en permanence les chaînes de valeur ; de mettre en contact et de faciliter
l'appariement entre offre et demande de travail.
- La polarisation du marché du travail : les travailleurs les plus qualifiés se vendent sans difficultés aux plus offrants alors qu'un
« lumpenproletariat numérique » est livré aux tâches répétitives distribuées à l'échelle mondiale par des plateformes de services.
- Le développement de la multi-activité : les talents clés, gagnants de cette mondialisation digitale, bénéficient d'une grande liberté de choix
dans l'orientation de leur carrière et se forment continuellement. L'aspiration à l'autonomie les pousse à adopter des statuts d'entrepreneurs
ou mixtes (salarié à temps partiel et entrepreneur ou membre d'une micro-entreprise). Les travailleurs les moins qualifiés viennent aussi à
la multi-activité, mais de façon contrainte.
- L'atomisation du travail : le travail organisé par des workflow standardisés, automatisé par des robots qui dévorent le travail physique et
des logiciels qui absorbent le travail intellectuel répétitif, s'est atomisé.
Dans ce contexte, l'entreprise en tant que collectif humain, cellule de base de l'économie, a-t-elle encore un avenir ? Face au déferlement
du numérique, l'entreprise a-t-elle encore quelque chose à nous dire ?
L'entreprise 2.0 apprivoise les mutations du travail
Le travail s'est décomposé en tâches élémentaires codifiées au sein de workflows, régulées par des objets connectés à internet, exécutées
par des imprimantes 3D, distribuées à l'échelle internationale. Les tâches à faible valeur ajoutée ont été fortement diminuées, prises en
charge par les robots pour la production industrielle, les imprimantes 3D pour la fabrication de prototypes et les avatars pour la production
servicielle. Cette fragmentation extrême du travail permet de pousser la logique de l'externalisation, voire de la délocalisation.
Georges Friedmann a écrit le « Travail en miettes », mais il ne connaissait pas TaskRabbit. Il s'agit d'une plateforme d'emploi peer-to-peer,
qui permet à tout internaute de choisir une catégorie de tâches qu'il se propose d'effectuer (traduction, livraison, assemblage de meubles,
réparation ponctuelle, ménage à domicile...) et d'entrer en relation avec les demandeurs des services correspondants. En 2012, 350
personnes ont été engagées via TaskRabbit par des acheteurs compulsifs de l'iPhone 5 pour alimenter les files d'attente des Apple Store
de San Francisco et New York lors de la sortie de l'appareil.
La fragmentation du travail conduit à un découplage entre développement, prototypage et fabrication. Les places de marché
commercialisent le design digitalisé des produits que je peux acheter et modifier pour générer un ordre de fabrication directement transmis
à une usine intelligente organisée pour la fabrication de masse de produits personnalisés (Manufacturing As A Service).
Le taylorisme un moment mis en difficulté par la tertiarisation de l'économie a retrouvé une certaine vigueur. La modernité de notre temps
apparaît comme une façade face à la dure réalité des formes d'organisation proches du travail à façon, tel qu'il était pratiqué à l'époque
pré-industrielle, lorsque les journaliers, durement payés à la pièce, n'avaient pas encore découvert les joies insondables du contrat de
travail et de son corollaire, la subordination. Un retour au contrat de louage ? Voire à l'absence totale de contrat qui, nous rappelle
l'Organisation internationale du travail (OIT), est aujourd'hui le lot de 60% de la population active mondiale (90% en Inde), qui travaille de
façon informelle. L'entreprise elle-même, en tant que groupe humain et construction sociale, n'a pas toujours existé. Entre l'échoppe de
l'artisan du Moyen-Age et l'atelier du maker (FabLab) d'aujourd'hui, sera-t-elle une simple parenthèse historique ?
Dans cette lignée, Denis Pennel entrevoit un renouveau des guildes : « Le futur du travail ressemblera-t-il au passé ? Les guildes
professionnelles du Moyen-Age à l'aube de la révolution industrielle étaient les formes dominantes d'organisation économique en Europe et
en Amérique du Nord ». Il rappelle que ces communautés de talents, ces formes d'« association souple d'artisans indépendants avec des
identités locales et professionnelles fortes » existent déjà à Hollywood (la guilde des scénaristes, celle des acteurs,... ) ou chez les agents
sportifs ou encore les Compagnons du Devoir. Cette vision rejoint celle d'Henri Seydoux, PDG de l'entreprise de systèmes et kits mains
libres Parrot : « l'entreprise d'aujourd'hui est un monde de saltimbanques », sur le modèle de la Silicon-Valley. « Elle s'appuie sur des
créatifs, dont la valeur ajoutée repose avant tout sur la capacité d'étonnement et à penser contre la norme ». Guilde, Hollywood,
Compagnons du devoir, saltimbanques : le travail dans l'économie 2.0 (ou l'économie neo-industrielle, postmoderne ou servicielle) devient
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si fortement cognitif, il mobilise tellement notre intellect et notre émotivité, qu'il devient indissociable de notre personnalité. Notre travail est
ce que nous sommes ; nous sommes notre travail.
La digitalisation trouve aussi ses limites. Dans l'entreprise 2.0, de nombreuses tâches non automatisables et non délocalisables (comme
par exemple l'abattage des animaux et le traitement de la viande dans l'industrie agro-alimentaire) ont été préservées mais induisent des
coûts sociaux liés à l'intensification du travail, matérialisés par la poursuite de l'explosion des troubles musculo-squelettiques (TMS).
Cette mutation engendre aussi une nouvelle précarisation, imposant de réinventer les systèmes de solidarité. La protection sociale des
travailleurs doit ainsi être totalement repensée, un mouvement déjà esquissé par des droits de plus en plus attachés à l'individu et non au
poste de travail, et qui deviennent portables d'une entreprise à une autre et rechargeables d'un statut à un autre (salariat, chômage,
période de formation, intermittence...)
On le voit : les scénarios d'évolution sont très ouverts. C'est ainsi par exemple que l'équipe Digiwork de la Fondation Internet Nouvelle
Génération (FING) a imaginé une vingtaine de scénarios extrêmes d'évolution du monde du travail, dont la lecture est fascinante.
L'entreprise 2.0 est d'abord réticulaire
Les entreprises ont adopté un mode de développement réticulaire à l'intérieur comme à l'extérieur de leur enveloppe organisationnelle. Les
lieux de travail se balkanisent : on travaille « à son poste » mais aussi chez soi, chez les clients, dans les tiers lieux, les télécentres, les
business centers, les espaces de coworking, les hubs professionnels, bientôt les FabLabs. D'ailleurs, l'infrastructure spatiale et physique
des processus de travail n'a plus grande importance : « tout est dans l'intranet », disait-on hier ; « tout est dans le cloud », dit-on
aujourd'hui !
L'entreprise 2.0 alloue un peu moins d'attention à son organisation interne et beaucoup plus d'énergie dans la construction de son
écosystème. Elle a compris que la valeur ne se créé plus par l'optimisation des process internes (gérés en flux tendus par des logiciels et
des prescriptions standardisés) mais aux points de contact avec ses parties prenantes, clients, fournisseurs, partenaires, qui eux, sont loin
d'être optimisés. Les salariés inventent des modes de collaboration selon le modèle de l'entreprise étendue, cherchant à mettre en œuvre
les approches qu'ils connaissent en interne (plateformes collaboratives, workflow,...) en les prolongeant et en les connectant avec leur
écosystème.
Cette vision très technologique peut être contrebalancée par une vision plus humaine, fondée sur la permanence des phénomènes de
pouvoir et de bureaucratie, qui structurent nos organisations pour quelques siècles encore... L'économiste Ronald Coase a montré que la
principale justification de l'existence de l'entreprise est la réduction des coûts de transaction : il est en effet plus rentable d'internaliser une
activité que d'en acheter le produit sur le marché. Cette conception n'est plus aussi assurée dans l'économie 2.0. Le coût des transactions
liées aux échanges de connaissances, d'innovations est largement supérieur à l'intérieur de l'entreprise du fait des silos organisationnels et
des barrières hiérarchiques que la technologie n'a pas abolis. A l'inverse, les échanges externes sont facilités par la fluidité croissante des
transactions et la plasticité des relations commerciales.
L'entreprise doit donc se réinventer dans cette tension entre lourdeur interne et agilité externe, si elle veut trouver une nouvelle raison
d'être. C'est pourquoi se développent le mouvement des « entreprises libérées », l'holocratie, les nouvelles approches du management, qui
permettent de s'adapter à cette nouvelle donne des organisations plates et fluides. Pour résister à la désintermédiation, les entreprises vont
être obligées de proposer beaucoup plus d'autonomie et de possibilités de réalisation de soi à leurs collaborateurs, tout en continuant à
leur proposer une certaine sécurité de l'emploi et des repères relativement stables.
L'entreprise étendue amène un effacement des frontières entre « l'intérieur de l'entreprise » et l'externe : les outils, les communications, les
référentiels débordent ses frontières, jusqu'aux comportements qui s'harmonisent : les collaborateurs veulent être traités avec l'attention
prêtée aux clients ; les clients veulent être traités avec la proximité dont bénéficient les collaborateurs. Un signal avant-coureur de cette
évolution est la montée de la thématique de la "symétrie des attentions", popularisée par le livre à succès de Vineet Nayar.
Dans une enquête menée auprès de plus de 4.000 dirigeants dans 70 pays, IBM met en évidence, après le B2B et le B2C, l'émergence de
l' « E2E economy » (Everyone to Everyone, voire Everyone to Everything avec l'internet des objets) : les agents économiques (portent-ils
encore le nom d'entreprise ?) vont collaborer au sein de leurs écosystèmes pour co-financer, co-concevoir, co-produire, co-commercialiser
leurs produits, leurs services, leurs expériences (clients). On remarquera que le terme écosystème est désormais utilisé au pluriel, ce qui
exprime la diversification et l'extension des parties prenantes.
L'entreprise 2.0 est ensuite relationnelle
La capacité à identifier, mobiliser et connecter un ou plusieurs écosystèmes est devenue son principal actif. Un actif immatériel bien sûr,
mais jusqu'à un certain point : il se matérialise par du code et des fichiers dans des bases de données distribuées et protégées.
L'entreprise 2.0 est vertébrée par son réseau social étendu, qui lui permet de réunir en un même endroit tout son écosystème, en facilitant
les interactions avec ses clients, ses fournisseurs et ses partenaires. Elle se reconfigure en permanence, en mettant en relation ses
collaborateurs, ses partenaires, ses bases d'informations et ses projets. Ces ressources sont mobilisables par les équipes (bien réelles ou
virtuelles) en fonction des besoins dans des process et des workflows paramétrables en fonction des critères de contexte. Elles se
recombinent à partir des bases de données protégées et des places de marché publiques et privées auxquelles l'entreprise participe. Cela
permet de réagir rapidement, de solliciter plusieurs partenaires à la fois, de créer et dissoudre des équipes projets éphémères, d'entretenir
une relation privilégiée, de fluidifier les échanges et d'en maintenir la traçabilité.
La rencontre entre offre et demande de travail s'effectue selon un nouveau modèle d'évaluation permanente, régulé par la e-reputation. Les
entreprises sont soucieuses de la leur et ont fini par s'adapter à la réalité d'une évaluation par des tierces parties (classements comme «
Best place to work », sites d'évaluation comme Vault ou Glassdoor, qui effectuent vis-à-vis des entreprises ce que TripAdvisor effectue
pour le monde des affaires, mais aussi les agences de notation sociales qui finiront par investir cette activité). Les travailleurs eux aussi
sont côtés en continu et soignent leur e-reputation (sur les réseaux sociaux professionnels comme LinkedIn, bien sûr, mais surtout sur les
places de marché auxquelles ils collaborent ; voir Guru.com ou Freelance.com).
Le deuxième régulateur de cette confrontation entre offre et demande est la balance entre rétribution (au sens large) et contribution. Le
salarié soupèse l'ensemble des éléments de sa rétribution : rémunération monétaire et symbolique, participation de l'entreprise à
l'acquisition de nouvelles compétences, agrément des conditions et de l'ambiance de travail, qualité des relations avec les collègues, fun,
etc. De même l'entreprise évalue la valeur ajoutée par le collaborateur au regard de ses propres normes et de son portefeuille de projets.
Elle n'acquiert pas que des compétences chez les collaborateurs mais des habiletés, des motivations, des envies, des centres d'intérêt
extra-professionnels, des engagements sociétaux. L'entreprise 2.0 sera fortement engagée aux côtés de ses collaborateurs dans la coconstruction d'un contrat psychologique évolutif et qui se détache progressivement de la subordination.
Dans notre économie de la connaissance, du savoir, de l'information, de l'innovation, de la réputation, de la relation... la création de valeur
provient de plus en plus des ressources humaines et immatérielles. Ce qui compte vraiment - et ce qui constitue une partie souvent
majoritaire et toujours grandissante de la valorisation des entreprises --, ce sont les hommes et leurs savoirs, leur capacité d'apprentissage
et de résolution des aléas, le capital de confiance interne (coopération) et externe (réputation), les connaissances explicites et surtout
implicites, le capital relationnel, les brevets, les marques, les données (numérisées ou non). Les entreprises qui ne savent pas mobiliser et
valoriser leurs actifs (notamment humains et immatériels) se trouvent en difficulté. De même pour les personnes qui n'ont pas su ou pas pu
valoriser leur propre employabilité.
Les marchés du travail sont devenus réellement transitionnels (voir Bernard Gazier).
Gerard CLEMENT
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DU 5 AU 12 OCTOBRE 2014 84090501016/04/2017
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L'entreprise 2.0 est réflexive
Elle apporte à ses collaborateurs un support d'apprentissage permanent. Or, on n'apprend plus « comme avant », dans des moments, des
lieux et des configurations dédiés. L'acquisition de compétences se fait de plus en plus de façon continue, au contact des processus de
travail, dans les interactions avec les collègues et les clients. L'entreprise réflexive est une organisation qui permet aux collaborateurs de
progresser en termes de savoir-faire et de savoir-être (entreprise apprenante) mais aussi de leur donner les occasions et les ressources
pour réfléchir à leurs succès, leurs difficultés, leurs goûts. C'est une organisation qui met les moyens d'écoute, d'appui, de « care »,
soutenant le progrès continu.
Cette vision est peut-être angélique. Elle nécessite en effet une reprise en main du travail. Pour Romain Chevallet, chercheur à l'ANACT, le
don, le contre-don, la part de formation par les pairs, l'entraide, les phases de calage, bref toutes les dimensions informelles - gratuites - du
travail, essentielles à la réalisation des tâches et au travail en équipe, ne sont plus prises en compte. Alors même que le travail abstrait
exige de l'individu une réflexivité plus grande, un temps de préparation d'adaptation, d'apprentissage, de prise en main des systèmes. D'où
la difficulté à « remettre la main sur son travail », à « le maîtriser ».
De même l'entreprise 2.0 devra progresser dans l'appréciation, la répartition et la maîtrise de la charge de travail. Or, cela ne va pas de soi
: depuis le début des années 1980, la diffusion des outils numériques dans les entreprises et plus largement la digitalisation de l'économie
s'accompagnent d'une intensification du travail et non d'un allègement des tâches.
Les facteurs de compétitivité sont en mutation
Prise en étau entre la demande de personnalisation et la volonté d'engranger les économies d'échelle qui constituent sa justification
économique (modèle de « mass-customization »), l'entreprise 2.0 doit réévaluer ses avantages concurrentiels. Elle n'est pas un havre de
paix et de stabilité. La rapidité des changements dans l'environnement sonne la fin des stratégies de moyen terme (2 à 3 ans) et plus
encore de long terme (5 ans). L'avantage concurrentiel durable, clé du management stratégique depuis des décennies, est mort, remplacé
par l'agilité, l'adaptabilité. Les nouveaux facteurs compétitifs sont :
- une entreprise connectée à son environnement, qui détecte en temps réel les tendances et les interprète en traitant données et
informations non structurées ;
- une entreprise capable de mobiliser ses compétences et celles de son écosystème en fonction de ces tendances pour construire pour ses
clients, une réponse la plus pertinente ;
- une entreprise où, par conséquent, apprendre est une activité qui s'opère de manière permanente, collective, connectée, « tout au long
de la vie » ;
- une entreprise qui recherche de la part de ses collaborateurs l'innovation, la créativité, la résolution des problèmes au plus près du terrain;
- une entreprise qui travaille par projet, en petites équipes autonomes, de façon organique, capable de se reconfigurer rapidement en
fonction des sollicitations et opportunités.
L'entreprise fordiste bouge encore
Cela ne signifie pas que l'entreprise 2.0 s'installera dans tous les pays, dans tous les secteurs d'activité. L'économie ne sera pas
entièrement organisée autour de cette combinaison de petites structures réticulaires et d'entrepreneurs sur-vitaminés. La télévision n'a pas
remplacé la radio, qui elle-même n'a pas remplacé la presse écrite : comme toujours, les nouvelles technologies (et les nouvelles
organisations) ne se substituent pas complètement à l'existant mais viennent le compléter.Daniel Kaplan, Délégué général de la FING
(Fondation internet nouvelle génération), remarquait récemment : « On attend de l'internet qu'il soit le dé-verrouilleur mais il a aussi, luimême, des effets inverses de captation, de concentration, de contrôle » . Le capital immatériel, nouveau facteur de différenciation
compétitive, se prête à des formes d'accumulation au même titre que son ancêtre le capital matériel. Le modèle fordiste de l'entreprise
intégrée, de la multinationale capable d'assimiler et synthétiser la diversité du monde, a encore des atouts.
Le premier d'entre eux est la capacité à dominer les écosystèmes, à imposer leur loi et leurs prix par le rapport de force, à verrouiller
l'innovation par les brevets et la maîtrise de la propriété intellectuelle. Google a jeté son dévolu sur le gisement de matières premières de
l'économie 2.0 (les données dites « personnelles ») comme la Standard Oil le faisait deux siècles plus tôt avec la matière première
stratégique du moment. D'ores et déjà, les signes de la domination des grandes entreprises en réseau sont visibles :
Sur le plan mondial, une étude conduite à l'Institut polytechnique de Zürich par trois mathématiciens, théoriciens des systèmes complexes
a analysé les 43.000 entreprises transnationales définies par l'OCDE et constaté plus de 600.000 liens directs et indirects entre leurs
actionnariats respectifs. Au cœur de ce réseau, 147 multinationales contrôlent à elles seules 40% de l'économie du réseau.
En France, 217 entreprises emploient à elles seules 31% des salariés, hors secteur financier et public.
Conclusion
L'entreprise n'a pas dit son dernier mot. Mais elle doit se remettre en cause pour reconstruire les bases de sa légitimité. Si elle persiste
dans les travers exacerbés par la financiarisation - court-termisme, déficience dans l'inclusion des collaborateurs au sein des processus de
décision, non transparence, manque d'attention portée aux individus - elle perdra ses attraits face à l'émergence de l'économie 2.0. Il faut
donc dépasser la mélancolie du monde ancien : pas de nostalgie de l'entreprise ! La refondation de l'entreprise 2.0 doit commencer au plus
tôt. Elle se construit autour des quatre R : elle est réticulaire, relationnelle, réflexive et responsable.
Références
Georges Friedman - « Travail en miettes » - Gallimard (1956)
Denis Pennel - « Travailler pour soi ; Quel avenir pour le travail à l'heure de la révolution individualiste ? » - Le Seuil (2013)
« Le futur du travail dans l'entreprise : l'agilité... ou le néant ? », Internet Actu, juillet 2013
Vineet Nayar - « Employee First, Customer Second ; Turning Conventional Management Upside Down » - Harvard Business Review Press
(2010) ; édition française : « Les employés d'abord, les clients ensuite » - Editions Diateino (2011)
« Exploring the inner circle - Insights from the Global C-suite Study » - IBM Report, June 2014
Actes du Colloque co-organisé par la DIRECCTE IDF, la DGT et la FING le 12 mars 2013 sur les transformations du travail liées au
numérique
« Conditions de travail : reprise de l'intensification du travail chez les salariés » - DARES Analyses, juillet 2014
« 2025, le numérique ! » - Conférence du Commissariat général à la stratégie et à la prospective, CNAM, Paris, 13 juin 2014
Stefania Vitali, James B. Glattfelder , and Stefano Battiston - «The network of global corporate control.» Septembre 2011.
« Un tissu productif plus concentré qu'il ne semblait » - INSEE Première n° 1399, mars 2012
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