Gerard CLEMENT Page 2 DU 5 AU 12 OCTOBRE 2014 84090501016/04/2017
RETRO 2000 Le point de vue de PHILIPPE MOREAU DEFARGES Le monde comme salle de classe
Le plus grand mérite de la mondialisation - mérite évidemment méconnu - pourrait être d'avoir transformé le monde en
salle de classe. Voici les Etats, ces monstres froids, insensibles à toute amitié, et prompts à en venir aux mains,
transformés en élèves studieux, se disputant la meilleure note, la première place. Etonnante et merveilleuse
métamorphose, qui ferait enfin sortir l'humanité du cauchemar de la guerre !
Que s'est-il passé ? Le facteur fondamental réside dans le passage d'un monde aux ressources finies à un monde aux
ressources infinies, la richesse n'étant plus ce que l'on possède mais ce que l'on crée. Dans un univers interdépendant,
régi par la théorie du chaos, le bonheur des uns ne vient plus du malheur des autres ; au contraire, le malheur de l'autre
annonce notre propre malheur. Les Etats-Unis l'ont compris les premiers à l'issue de la Seconde Guerre mondiale et, de
ce fait, ont reconstruit ceux qu'ils venaient de vaincre. Aujourd'hui, l'Occident sait que sa prospérité sur la longue durée
dépend de son aptitude à attirer les pauvres (Europe orientale, Russie, Chine et autres) dans les circuits de la croissance.
Autrefois, la guerre faisait la vie ou la mort des Etats. Aujourd'hui, la compétition économique fixe leur destin. Ce qui a
détruit l'URSS, c'est son incapacité à rester dans la course technico-économique. Elle faisait des bombes et des fusées,
elle espionnait ; pourtant elle ne parvenait pas à intégrer la révolution de l'information. Les Etats, les sociétés de la
mondialisation sont placés sous une surveillance multiforme et permanente. Les notateurs de toutes sortes se multiplient.
Les agences de notation (rating) sont payées pour cela. Qui ne note pas ? Les opérateurs financiers notent en plaçant ou
en retirant leurs capitaux. Les diplômés notent en restant dans leur pays de naissance ou en le quittant. Les migrants
économiques évaluent les Etats intéressants : ainsi les informaticiens indiens, qu'envisage de faire venir l'Allemagne,
faisant savoir que, tout compte fait, ils préféreraient travailler aux Etats-Unis. Les organisations non gouvernementales
(ONG) consacrent, elles aussi, une grande partie de leur inépuisable énergie à noter : environnement, droits de l'homme,
protection des faibles... Quant aux organisations interétatiques, elles ne cessent de perfectionner l'articulation entre
notation et sanction : n'aura droit à des bonbons, plutôt à des crédits, que celui qui se conduit bien.
Dans le vocabulaire technocratique, cela s'appelle la « conditionnalité ». Ce frénétique et perpétuel travail de notation
entraîne des listes. Voici les meilleurs ou les plus mauvais dans tous les domaines possibles ! Etre noté, cela désacralise
beaucoup. L'Etat, cette majesté impressionnante, n'est finalement qu'un petit garçon anxieux, redoutant de ramasser une
sale note en gestion budgétaire ou en flexibilisation sociale. Les Etats ont, dans leur quasi-totalité, assimilé la leçon. Ils
bûchent les matières importantes : stabilité des prix ; rigueur financière ; rationalisation de la santé publique ; avenir des
retraites ; privatisation et déréglementation... Ils n'excluent pas les impasses, en particulier en matière d'endettement.
Les antisèches sont inutiles ; elles ne font que rappeler que la seule issue est d'être un bon élève. Il est essentiel de lever
le doigt, pour ne pas être oublié (c'est le pire), pour répondre plus vite que les autres
(regardez ma législation fiscale, ma flexibilité sociale, mon inventivité technologique), enfin pour poser sur un ton
respectueux les bonnes questions : ai-je entrepris les bonnes réformes ? suis-je assez transparent ? Il n'y a pas un seul
examinateur, mais des dizaines, tous plus exigeants les uns que les autres, car eux-mêmes, ces experts arrogants, sont
soumis à la pression constante de leurs clients, notamment des incontournables fonds de pension, ces nouveaux maîtres
du monde. Bref, on ne rigole pas sur cette planète, où l'argent est la seule affaire sérieuse.
Les Etats, devenus face au monde des élèves - tous bien peignés et bien élevés derrière leur pupitre - sont, de l'autre
côté, du côté de leur population, des professeurs. Désormais, la mission centrale d'un Etat, outre de se vendre auprès des
investisseurs internationaux, est d'enseigner la mondialisation, d'expliquer à son peuple qu'il n'y échappera pas, qu'il n'a
pas le choix. Le travail n'a rien de réjouissant, le responsable gouvernemental devant finalement avouer son impuissance
et reconnaître qu'il est comme ces personnages de Sempé, minuscules dans le coin droit du dessin, demeurant
convaincus de prononcer le plus important des discours. Ici aussi, quelle désacralisation ! Pour reformuler la belle formule
de Jean Cocteau, l'Etat ne peut même plus feindre d'être l'organisateur des mystères qui le dépassent. Impitoyable
mondialisation ! Le politique doit apprendre à rester à sa place. Il n'est là que pour faire accepter à un peuple
l'inéluctable. Etrange triomphe de la salle de classe planétaire, cette salle d'adultes, de commis-voyageurs en costume-
cravate, au moment même où l'autre salle de classe, celle des enfants, va mal ! Alors que des enfants revendiquent le
droit d'apprendre comme ils l'entendent, voici l'univers politique apprivoisé par la notation et le classement ! Serait-ce là,
pour les Etats dits souverains, l'ultime moyen de se rassurer ?
Nous voici enfin tous ensemble, ayant renoncé à se faire la guerre, ayant enfin trouvé le remède doux et efficace pour
apaiser l'angoisse et l'ennui des hommes : une compétition économique sans fin, dans laquelle chacun peut être tour à
tour premier. Mais comment ? Tout simplement en imitant celui qui, temporairement, occupe la première place. La classe
parfaite, celle où tous sont attentifs et sérieux, n'existe pas. Notre classe mondiale a ses cancres : Irak, Corée du Nord,
Cuba, pour ne citer que les plus célèbres. Ici surgit la question que se pose tout enseignant : tout élève est-il récupérable
? Y a-t-il des élèves irrécupérables ? Notre philosophie de la mondialisation, mixture d'héritage judéo-chrétien et de
rationalisme optimiste, veut que tous soient récupérables. Que l'un s'échappe (Etat délinquant, narco-Etat, paradis
fiscal...), tous seront tentés par l'évasion. La carotte de la prospérité économique est-elle suffisante pour tous les rallier ?
Ou faudra-t-il, comme dans plusieurs sociétés libérales (Etats-Unis, Royaume-Uni), envoyer en prison tous ceux qui se
refusent à jouer le jeu, l'explosion de la population carcérale devenant une perspective quasi certaine ?
Le monde n'est pas une salle de classe. A côté de toute salle de classe, il y a la cour de récréation, avec ses lois, et la
rue, avec d'autres lois encore. Alors, en ces temps de mondialisation où tout va vers l'intégration et l'organisation, où est
l'ailleurs ? La salle de récréation - les fameux loisirs – ressemble déjà beaucoup à la salle de classe, avec le tourisme
intelligent et les vacances instructives. Mais l'ailleurs, là où règnent la vie, la violence et l'absurde, où est-il ? Longtemps,
à l'ère des relations internationales « classiques », les Etats furent à la fois le rêve et la raison, la violence et la
tranquillité, la guerre et la paix. Désormais, les Etats sont sages. Au moins ceux qui ont choisi la mondialisation !
L'ailleurs - l'irrationnel, la folie - s'est retiré des Etats. Et c'est, malgré tout, un magnifique progrès, auquel la salle de
classe a beaucoup contribué. Mais l'ailleurs, qu'est-ce que vous en faites ? Où est-il ?
Ne risque-t-il pas, tel ces monstres des films d'horreur que l'on croit morts et qui se redressent soudainement, de surgir
de nulle part et renverser la mondialisation ?
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Guillaume Duval