A qui profite désormais la fin du règne du capitalisme anglo

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A qui profite désormais la fin du règne du capitalisme anglo-saxon ?
La guerre des capitalismes
(…)
J.-H. Lorenzi. - Après la chute du Mur, on a cru que le monde entier allait passer à l'économie de
mar-ché et que, de la même manière que le marché était unique, le capitalisme allait être unique en
s'iden-tifiant au capitalisme anglo-saxon. Or ce modèle «universel» est concurrencé, contesté, par
d'autres formes de capitalisme qui engendrent elles aussi de vastes mouvements de capitaux et qui
l'accusent d'être à l'origine d'une crise financière qui menace le système dans ses fondements.
N. O. - Le «triomphe» du capitalisme anglo-saxon était donc une illusion ?
J.-H. Lorenzi. - Au début des années 1990, chacun est convaincu que l'économie va fonctionner sur
cinq principes :
1) Elle est désormais financée non plus par l'endettement - c'est-à-dire par les banques - mais par les
marchés «désintermédiés». Le système bancaire ne jouera plus un rôle de prêteur pour l'entreprise,
mais un rôle d'intermédiaire financier.
2) L'hégémonie des marchés, source de financement généralisé, s'explique par le poids des grandes
institutions collectrices d'épargne comme les fonds de pension, qui interviennent massivement pour
drainer l'épargne et la placer sur les marchés financiers.
3) Ces fonds qui contrôlent majoritairement les entreprises mettent désormais l'actionnaire au cœur
du dispositif.
4) Le bilan des banques, des entreprises, des fonds est apprécié quotidiennement, selon le principe
de la «market value», déterminée à tout moment.
5) L'économie mondiale est régulée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par les mêmes
grandes institutions ne laissant que très peu de place aux pays émergents, en dépit de leur montée en
puissance.
Ce capitalisme anglo-saxon était cohérent. Les opérateurs ayant besoin de capitaux se finançaient
entièrement sur les marchés, lesquels étaient alimentés par de grandes institutions, actionnaires majoritaires des entreprises. Les actionnaires étaient la seule référence. La norme de 15% de retour sur
investissement était appliquée et appréciée quotidiennement par le marché. En réalité, l'économie
mondiale n'a jamais fonctionné de manière aussi simpliste. Le capitalisme monolithique a donné naissance à quatre modèles de capitalisme qui se font la guerre pour s'imposer les uns aux autres. Même
la toute-puissance du capitalisme anglo-saxon fondé sur les marchés est contestée. En son sein sont
nés - et ont prospéré - ces fonds d'investissement «hors marché». Qu'il s'agisse de fonds de capitalrisque, renouant avec les origines du capitalisme puisque le risque que fuient désormais les banques
est leur moteur. Ou qu'il s'agisse des fonds LBO (leveraged buyout), qui utilisent l'emprunt et le levier
de la dette pour prendre le contrôle d'entreprises jugées insuffisamment créatrices de valeur. Les
dirigeants propriétaires de ces fonds ne veulent pas entendre parler directement du marché : seules
les intéressent l'innovation et la plus-value qu'ils dégageront après revente. Deuxième «modèle», celui
de l'Europe continentale où les marchés servent de référence, mais où les banques continuent de
jouer un rôle important de prêteur aux entreprises. Même s'il a disparu dans sa version du capitalisme
rhénan où les banques étaient propriétaires d'entreprises, on retrouve un peu partout en Europe les
traits d'un capitalisme continental où banques, entreprises, Etat et syndicats se partagent le pouvoir
économique. Troisième forme, le capitalisme familial. On pense aux grandes familles indiennes, mais
ce capitalisme est aussi massivement présent en Amérique du Sud et en Europe continentale. En
France, sans parler des groupes emblématiques Arnault ou Pinault, les entreprises contrôlées par des
familles détenant au moins 20% du capital sont majoritaires.
Dernière forme, un nouveau capitalisme d'Etat. Il triomphe en Russie, au Moyen-Orient ou en Chine,
où l'Etat contrôle 70% de l'industrie.
Poids des investisseurs, valorisation, conception du temps, propriété : ces quatre capitalismes ont des
règles différentes. Le capitalisme anglo-saxon que l'on pensait hégémonique est non seulement minoritaire mais porteur des difficultés actuelles, avec la désintermédiation et l'explosion corollaire de produits financiers «hors bilan», de plus en plus complexes. Et donc d'affrontements permanents.
Entretien avec Jean Hervé Lorenzi – Président du Cercle des Economistes – Le Nouvel Observateur
– juin 2008
Le match des capitalismes
Plastique, pragmatique, multiple, formidablement adaptable surtout, le capitalisme après huit siècles
d’existence reste à la fois le système économique qui suscite le plus de fantasmes, de critiques et de
variantes tandis que ses concurrents demeurent des utopies dans les imaginaires ou de sinistres souvenirs dans les mémoires. Impossible de condamner ce système économique en permanente mutation : non seulement il échappe à toute théorie, mais il n’a jamais été si multiple. On pourrait imaginer
que les flux commerciaux et financiers induits par la mondialisation globalisent en un unique modèle
ce brave capitalisme. Las, l’économie de marché n’est pas si fédératrice que ça, vient de constater
durant les trois jours de rencontres organisées à Aix-en-Provence par le Cercle des économistes, plus
d’une cinquantaine d’experts ès capitalisme venus du monde entier – prix Nobel, professeurs, ministres et autres savants.
Un système si pluriel
Avant d’en cerner les insuffisances et les manques, tous sont parvenus à un quasi-consensus : le
capitalisme est actuellement formidablement pluriel : les particularités culturelles, géographiques,
sociologiques des pays ou continents provoquent non seulement des résistances mais creusent les
différences. Bref, comme le note Patrick A. Hall, professeur à Harvard, “l’internationalisation des capitaux est modulée par la diversité des relations salariales qui exercent des pressions différentes sur le
capitalisme”. Et d’ajouter même : “Le modèle américain est en danger !” Belle façon de revenir aux
fondamentaux pour éclairer l’avenir : où se fabrique la richesse, comment ? Comment est-elle partagée ? On sait bien que la table du festin mondial change de dimensions, le nombre des participants
aussi. On oublie trop souvent que les recettes pour la produire – cette fameuse chaîne de valeur –
sont également très diversifiées comme autant de variantes sur un même thème.
Indiscutablement ; une forme de capitalisme est devenue dominante : “l’anglo-saxon” ou financier : le
capital des entreprises est détenu majoritairement par des institutionnels et celles ci sont fortement
“actionnaires oriented”, ce qui a provoqué note Patrick Artus des exigences de rentabilité élevée ainsi
qu’une forte distribution de dividendes. Ce modèle induit donc des capitalisations boursières conséquentes par rapport à l’endettement des entreprises. Il contraste par son fonctionnement et même ses
structures avec d’autres modèles comme les capitalismes familiaux, étatiques, ou européens continentaux et japonais qui font une place plus généreuse aux différents partenaires – salariés/syndicats,
sous-traitants, clients, banquiers : les “stakeholders” sont privilégiés et non plus les seuls “shareholders”. Mais en Chine, au Brésil ou en Russie par exemple, ce sont les entreprises publiques ou mixtes
qui impriment à l’économie une forte intervention de l’Etat. En Inde, les conglomérats familiaux montent en puissance au gré des dividendes de la mondialisation tandis que des formes diverses de capitalisme familial, en Italie, en France, en Chine agrémentent la palette des diversités. Echappant à
toute normalisation, les versions évoluent , parfois creusant leurs différences alors que les économistes étaient persuadés il y a quelques années encore que le modèle anglo-saxon, largement financier, allait étendre sa domination. La conversion du monde, objet d’un vaste consensus, a fait flop ! La
puissance financière des “fonds souverains”, surtout dans les pays émergents, la vigueur sousestimée des capitalismes familiaux conjuguées au rejet politique des dommages collatéraux de ce
modèle. Sans oublier la volonté de certains Etats de préserver le contrôle de quelques secteurs stratégiques. Les intimes relations entre le système bancaire et le tissu industriel qui a fait le succès du
modèle “rhénan” se sont quelque peu disloquées, hypothéquant largement l’expansion de ce modèle.
La crise du modèle des relations de long terme entre ces deux mondes a fait la faiblesse de
l’Allemagne puis du Japon. Moteur de croissance, le capitalisme est en fait une boîte à outils adaptable qui s’affranchit de tout dogme et idéologie. Le capitalisme est tout autant un modèle qu’une expérience. (…)
Les 3 péchés capitaux
Calé sur une logique financière qui privilégie les actionnaires, le modèle anglo-saxon accuse ses faiblesses : la tyrannie du court-termisme imposé par les résultats trimestriels rend myopes les économies qui doivent investir sur la durée. Le capitalisme aurait donc la vue courte, laissant aux Etats les
investissements longs comme les infrastructures ou les politiques de recherche, notamment pour les
domaines stratégiques. Bref la puissance publique est contrainte, en creux, d’assurer les défaillances
du marché. Le financement des prestations sociales et plus généralement la prise en compte des
dimensions sociales sont des défis largement mieux réussis en Europe du Nord que plus au sud ou à
l’ouest. Défi que François Bourguignon, directeur général de la Banque mondiale, traduit par cette
urgence à prendre en compte les laissés-pour-compte de la croissance. “Face aux trois défis du futur
– démographique, technologique et de gestion des raretés – or, justement l’économie de marché a
démontré qu’elle n’avait pas la capacité à trouver les bonnes réponses –, les inégalités s’accroissent
et la pauvreté s’aggrave”, note Jacques Attali. La démocratie des ONG sans frontières et les Etats
devront intervenir pour transformer l’utopie d’une économie monde en réalité. Mais nous risquons de
nous heurter à des protectionnismes de plus en plus fréquents.” (…)
Même les vertus du capitalisme sont loin de faire l’unanimité. Les chiffres alimentent un débat contradictoire : “Des milliards de personnes sont sorties de la pauvreté : au XIXe siècle, 38 % des populations étaient sous le seuil de pauvreté contre moins de 10 % actuellement : voilà pourquoi la part de
marché du capitalisme va s’accroître”, prévoit Andrew Shleifer, professeur à Harvard avec lequel
Jacques Attali n’est vraiment pas d’accord : “ La pauvreté s’est accrue.”
Par essence ce système n’est ni égalitaire ni collectivement bienveillant. “Il n’est pas spontanément
autorégulateur ; il crée des inégalités”, note le nouveau président de la Caisse des dépôts Augustin de
Romanet qui pointe ainsi un des plus grands défis du système : suscitant des gagnants certes mais
aussi des perdants, il lui faut gérer voire remédier à la colère qu’il peut susciter. (…)
“ Le capitalisme est suspect pour le catholicisme notamment depuis l’encyclique Rerum novarum de
1891 qui met en évidence les principes éthiques d’une doctrine sociale. Or la financiarisation des économies fait l’impasse sur le financement des indispensables solidarités et de nombreux besoins ne
sont pas satisfaits par le seul marché”, observe monseigneur Descubes, archevêque de Rouen. Toute
religion interpelle mais influence aussi les différents modèles de capitalisme. Confucius du côté de
Beijing, Mahomet au Moyen-Orient “pour témoigner de l’Islam en colère contre l’histoire, lui-même et
l’Occident. Il faut trouver de nouveaux outils intellectuels, une nouvelle sémantique car le capitalisme
et l’islam c’est l’impensable alors que ce dernier, du VIIe au XIIIe siècle, a été responsable d’un puissant rayonnement intellectuel et économique…”. Impensable mais supportable tout de même, ce système fondé sur “l’accumulation du capital et le rapport de domination de ce capital sur le travail qui est
intrinsèquement injuste mais formidablement plastique”, rappelle le secrétaire général de l’OMC, Pascal Lamy. Ce péché originel n’a visiblement pas réduit ses facultés d’adaptation. La régulation de ses
excès est l’un de ses plus ambitieux défis. “L’efficacité économique globale a généré des abus, des
injustices et des inégalités, donc cette colère…”, explique Jacques-Henri David, COE de Deutsche
Bank AG en France. “L’inégalité est son essence”, renchérit Michel Aglietta, conseiller scientifique au
Cepii, mettant l’accent sur tous les facteurs qui façonnent ce système économique, les croyances
collectives, les phénomènes identitaires, religieux, culturels imprègnent de façon puissante les différents modèles de développement. (…)
© Le Nouvel Economiste - n°1396 - Du 12 au 18 juillet 2007
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