Paragraphe 4 : Le développement historique des systèmes

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JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 1
Paragraphe 4 : Le développement historique des systèmes
nationaux de protection sociale: entre sécurité et insécurités
sociales
NB : Reprendre l’introduction générale du programme de colle «L’Etat et la dette sociale».
Avec Robert Castel1 on peut distinguer analytiquement deux grands types de
protections.
 Les protections civiles garantissent les libertés fondamentales et assurent la sécurité
des biens et des personnes dans le cadre d’un Etat de droit. Elles renvoient donc aux
fonctions régaliennes de l’Etat (police, justice).
 Les protections sociales «couvrent» elles contre les principaux risques susceptibles
d’entraîner une dégradation de la situation des individus comme la maladie, l’accident, la
vieillesse impécunieuse, les aléas de l’existence pouvant aboutir à la limite à la déchéance
sociale.
Cependant, si les sociétés développées modernes sont, sur ces points, les formes
historiques les plus sûres des sociétés humaines, les préoccupations sécuritaires y
restent omniprésentes. Pour lever ce paradoxe, il faut admettre qu’insécurité et protections
ne sont pas deux registres contraires de l’expérience collective et que la recherche de
protections crée elle-même de l’insécurité.
Les sociétés modernes sont construites sur le terreau de l’insécurité car ce sont des
sociétés d’individus qui ne trouvent, ni en eux-mêmes ni dans leur entourage immédiat, la
capacité d’assurer leur protection. En créant ainsi de la vulnérabilité, elles engendrent une
recherche des protections qui leur est consubstantielle. De fait, le sentiment d’insécurité
n’est pas proportionnel aux dangers réels qui menacent une population mais l’effet d’un
décalage entre une attente socialement construite de protections, et les capacités
effectives d’une société à les mettre en œuvre.
On distinguera cependant les deux types de «couverture» qui tentent de juguler cette
insécurité.
 La problématique des protections civiles et juridiques renvoie à la constitution d’un
Etat de droit et aux obstacles éprouvés à les incarner au plus près des exigences portées
par les individus dans leur vie quotidienne.
 La problématique des protections sociales renvoie elle à la construction de l’Etat
social et aux difficultés rencontrées pour qu’il puisse assurer l’ensemble des individus contre
les principaux risques sociaux.
C’est cette dernière que l’on privilégiera ici même s’il est difficile de dissocier
fondamentalement ces deux questionnements dans une société moderne présentée de plus
en plus comme une «société du risque» (suivant l’expression proposée par le sociologue
allemand contemporain Ulrich Beck).
 Il s’agit donc ici de retracer l’histoire de la mise en place de ces systèmes de
protection et de leur transformations jusqu’au moment (aujourd’hui) où leur efficacité paraît
mise en défaut par la complexification des risques qu’ils sont censés juguler, mais aussi par
l’apparition de nouveaux risques et de nouvelles sensibilités aux risques.
Pour ce faire, la notion d’«Etat providence » (censée correspondre à celle de welfare
state) n’est pas satisfaisante parce qu’elle reprend un terme utilisé péjorativement par les
penseurs libéraux opposés à toute législation sociale. Elle évoque une force suprahumaine, arbitraire alors que la protection sociale moderne en est tout le contraire
puisqu’elle se construit sur la base de compromis entre de multiples acteurs sociaux
(partis politiques, hauts fonctionnaires, syndicats, associations familiales et de médecins).
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Cette présentation reprend l’analyse de cet auteur, menée dans son livre L’insécurité sociale, 2003.
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Elle laisse surtout entendre que la protection sociale relèverait uniquement des
interventions de l’Etat alors que nombre de ses institutions et organisations sont de droit
privé, a priori indépendantes de l’Etat et gérées par des partenaires sociaux. Réduire la
protection sociale à l’Etat-providence, c’est à la fois rejeter de son champ des institutions qui
renvoient à la sphère familiale ou à des communautés d’appartenance mutuelle et assimiler,
à l’inverse, à l’Etat des organisations qui en sont indépendantes et que certaines réformes
récentes ont eu pour but d’étatiser.
 Ainsi la Sécurité Sociale, en France, coeur de la protection sociale, est constituée par
des organisations de droit privé placées sous la tutelle de l’Etat dans la mesure où celui-ci
leur a concédé le pouvoir de prélever des cotisations sociales obligatoires. Ce terme
de «sécurité sociale» est employé dès 1908 par Winston Churchill et passera en français via
le plan de Pierre Laroque en 1945. Ce dernier exprime justement la volonté «de réaliser la
sécurité sociale c-a-d garantir à tous les éléments de la population qu’en toutes
circonstances ils jouiront des revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale »
Si elle constitue le pilier du système français contemporain, elle ne se confond pas avec
celui-ci puisque l’assurance-chômage n’en fait pas partie. Aux Etats Unis, la «social
security» instituée en 1935 ne concerne que les retraités et les handicapés.
 On a pu présenter la protection sociale comme la réponse, à toute époque, à la
«question sociale»2 question née elle-même à la fin du XIXème. Ce choix revient
cependant à organiser la réflexion autour d’invariants historiques alors que les
développements actuels ne peuvent être réduits à des avatars de phénomènes éternels.
En vérité, le terme de «protection sociale», dans son sens moderne, n’a pris corps
qu’avec le passage au XX ème siècle. L’expression ne se développe en France que dans
la deuxième moitié du XXème et ce n’est qu’à partir des années 1990 que le terme «système
de protection sociale» est devenu courant. Comme le notent Jean-Claude Barbier et Bruno
Theret3, «dans la perspective polanyienne (de Karl Polanyi), la protection sociale renvoie à
un processus général qui a trait à la différenciation de la société en multiples sphères
de vie relativement autonomes les unes vis-à-vis des autres. Parmi ces sphères, outre
l’ordre économique marchand de l’entreprise capitaliste (avec son conflit interne entre capital
et travail), il faut compter l’ordre politique de l’Etat (structuré autour du conflit entre
gouvernants et gouvernés) et la sphère domestique de la famille (structurée, quant à elle,
autour de l’opposition homme/femme).
La prise en compte de cette différenciation sociale propre aux sociétés individualistes
permet de comprendre pourquoi on parle de protection sociale, et non pas simplement de
protection économique et de protection individuelle. Si l’on est en droit de le faire, c’ est que
la protection économique individuelle est aussi protection de la société contre ellemême, protection contre le risque d’éclatement que le processus de différenciation fait peser
sur elle. Par rapport aux notions d’«Etat providence» et de «sécurité sociale» et, a fortiori, de
«question sociale», la notion de système national de protection sociale n’est donc pas
seulement la plus pertinente du point de vue de la description. Elle permet de souligner
l’articulation complexe des relations sociales qui sont au fondement d’ un tel système.
Tout d’ abord, la protection sociale ne protège pas seulement contre les effets négatifs de
la division sociale du travail, elle protège contre ceux de la division gouvernants/gouvernés
(en constituant des droits légitimes sur les ressources fiscales de l’Etat qui doivent être
honorées par les gouvernants) et ceux de la division sexuelle des tâches domestiques (en
assurant des droits sociaux spécifiques aux femmes).
Ce faisant, elle participe à la légitimation de l’Etat, ainsi qu’à la transformation des
formes de la vie familiale. Corrélativement, elle mobilise trois grandes modalités d’allocation
des ressources économiques en combinant assurance privée, redistribution fiscale et
solidarité familiale.
Le sociologue Robert Castel écrit en 1995 Les métamorphoses de la question sociale et l’historien
Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale la même année.
3 dans Le nouveau système de protection sociale, Repères, 2004, p 5 et 6.
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Enfin, la protection sociale participe à la construction du lien social à l’échelle nationale,
dans la mesure où, au sein d’un même système institutionnel, elle relie les logiques
individuelles et collectives qui normalement s’excluent les unes les autres. Par-delà sa
différenciation (en proportion variable suivant les pays et les époques de l’assurance sociale,
l aide sociale et la mutualité), la protection sociale unifie la société »
 La réflexion sur l’Etat social et la réduction des inégalités est donc obscurcie par des
problèmes terminologiques. La notion d’Etat social ne possède pas un sens univoque,
même si elle évoque clairement l’une des nouvelles fonctions de l’Etat moderne :
s’occuper du bien-être (welfare) social des citoyens et ne plus se limiter aux fonctions
régaliennes traditionnelles. En ce sens d’ailleurs, elle exprime la remise en cause la
matrice libérale de l’Etat même si l’on peut identifier un modèle libéral d’Etat social ( voir
infra la typologie du sociologue suédois Gøsta Esping Andersen et sa notion d’Eta
providence libéral/résiduel). Comme le fait François Xavier Merrien, nous définirons
provisoirement l’Etat social comme recouvrant les fonctions d’assurances sociales et
d’assistance sociale obligatoires régulées par l’Etat4.
On ne peut identifier politique sociale et Etat central et c’est une différence
importante avec la politique économique. Les organismes de Sécurité Sociale sont, en
France, très éclatés (régimes salariés et non salariés, régimes extra-légaux qui gèrent les
minima sociaux et l’aide sociale) ; l’Etat est fortement présent au niveau de la Sécurité
Sociale (fixation des taux de cotisations et de prestations) mais sans pouvoir sur l’UNEDIC
(qui gère l’assurance-chômage). Une partie de la politique sociale relève aussi des
entreprises ou d’associations caritatives financées par des capitaux essentiellement
privés. On doit se souvenir qu’historiquement sphère marchande et sphère sociale étaient
largement confondues (caisses ouvrières de secours mutuel, logement social réalisés à
l’initiative du patronat dans une logique paternaliste comme celle de Schneider au Creusot)
La difficulté à définir ce qui est spécifiquement social dans les interventions de l’Etat oblige à
en préciser les dimensions constitutives, au delà des particularités historiques et nationales.
Enfin, la connaissance de la construction historique des Etats sociaux s'avère
nécessaire si l’on veut comprendre l'architecture des systèmes de protection sociale
contemporains. En effet, si les Etats ont été souvent confrontés aux mêmes types de
problèmes, leur formulation et les voies suivies pour les traiter ont été différentes et pèsent
encore lourdement sur les configurations actuelles.
Pour permettre cetteconnaissance, l’histoire de l’Etat social et de la protection sociale peut
être «grossièrement» découpée en trois périodes comme le suggère François Xavier
Merrien (1997):
 La première, qui débute à la fin du XIXe siècle, est une phase d'émergence et
d'édification, souvent conflictuelle: les pays européens adoptent des législations de
protection sociale, mais à des rythmes différents et selon des modalités diverses. Elle voit
émerger très progressivement des «Etats-providence» sur des bases peu affirmées. Dans
cette période, les oppositions sont nombreuses et parviennent parfois à faire échec aux
projets ou à les modifier profondément (France au XIXème et dans la première moitié du XX
ème). C’est dans cette période que les traits distinctifs des systèmes de protection sociale
nationaux se dessinent.
 Une deuxième phase de maturation qui débute après la deuxième guerre mondiale.
Elle correspond à «l'âge d'or» des Etats-Providence: les controverses s'atténuent et la
protection sociale tend à se généraliser à toutes les couches de la population. La protection
sociale devient l’objet d’un consensus (le Welfare State devient l’Etat-providence pour tous)
La notion d’Etat social peut cependant dépasser celle de protection sociale lorsqu’elle intègre
la législation protégeant les travailleurs, le système redistributif passant par l’impôt et l’accès à
l’éducation.
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et un élément essentiel de la civilisation (celle qui a vacillé à Auchwitz). Des convergences
apparaissent dans les systèmes européens (emprunts mutuels) sans effacer les profondes
différences historiques.
 Une troisième s’ouvre avec la décennie 1980. Les systèmes de protection sociale sont
confrontés à la crise économique, source de difficultés financières, en même temps qu'à des
transformations de «la structure des risques et des besoins sociaux» (Esping-Andersen). Le
consensus s’effrite sous la critique du néo-libéralisme. Le nouveau débat n’est pas sans
rappeler celui d’avant-guerre et montre que l’Etat social est le fruit d’un compromis
institutionnalisé instable.
Une nouvelle configuration semble ainsi se dégager autour d’une nouvelle orthodoxie, née
aux Etats-Unis et au Royaume Uni, qui se caractérise par l’idée d’un passage d’un welfare
state à un worfare state. Ce message est désormais arrivé en Europe continentale, sous
une dénomination plus conceptuelle, celle d’Etat social actif (ESA).
Il s’agira donc d’ en identifier les traits essentiels, de mesurer jusqu’où les pratiques réelles
sont-elles devenues conformes à ce nouvel idéal-type et de savoir si ce modèle de l’ESA est
suffisamment puissant pour s’imposer à tous les pays, quelles que soient leurs
caractéristiques économiques et leur tradition en matière de couverture sociale.
I) La genèse de l’Etat national-social: un processus contradictoire
mais homogénéisant.
 Comme on l’a dit, il existe des configurations historiques différentes de l’insécurité.
Les configurations «pré-modernes» reposent sur les «protections rapprochées» parce que la
sécurité est assurée essentiellement sur la base de l’appartenance directe à une
communauté et dépend de la force des attaches communautaires. Elle s’obtient au prix de
la dépendance par rapport au groupe d’appartenance mais les sociétés sont exposées à
une insécurité essentiellement externe (risques de guerre, d’épidémie et de disette).
L’insécurité interne est incarnée par la figure du vagabond et le vagabondage est la grande
question sociale de l’époque pré-industrielle puisqu’il opère en dehors de tout système de
régulations collectives (famille, village, corporations).
L’Etat social s'est fait de pièces et de morceaux et relève de la logique du «compromis
(de classe?) institutionnalisé». Mais, en même temps qu’il produit ses effets
homogénéisants et intégrateurs, il est «un puissant facteur d’individualisme»(Marcel
Gauchet).
Les protections sociales s'inscrivent d’abord dans les failles de la sociabilité primaire
(famille) et dans les lacunes de la «protection rapprochée» (charité, communauté) suivant
l’expression du sociologue Robert Castel. Mais l’Etat social finira par devenir la seule
protection dans une société d’individus (en raison de la dissolution de l’appartenance à
des collectivités concrètes) ce qui donne à sa remise en cause un poids particulier dans les
sociétés contemporaines.
Cette dette sociale (qui constitue l’Etat social à travers le droit social) est cependant celle
d’une société qui s’inscrit dans le cadre de l’Etat-nation. La rupture radicale qui se
produit pendant cette période ne consiste pas seulement en ce que l’Etat va peu à peu
supplanter les groupements privés dans la sphère de la reproduction sociale mais surtout,
que cette intervention législative et réglementaire va peu à peu être reconnue comme
appartenant au domaine légitime de l’Etat5 .
5
On pourrait la rapprocher des trois fonctions de la typologie de Richard Abel Musgrave : la protection
sociale fournit un bien collectif, la cohésion sociale – fonction d’affectation ou d’ allocation-, elle a un
certain effet redistributif – fonction de distribution-, elle participe à la régulation de la conjoncture
en garantissant le revenu – fonction de stabilisation-.
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A) Les limites de la protection sociale fondée sur la propriété privée6
L’avènement de la modernité bouleverse le statut de l’individu : il est reconnu pour luimême mais il n’est pas assuré de son indépendance car la «société d’individus» porte un
risque interne de dissolution sociale et d’insécurité totale (c’est le spectre de l’état de nature
brandi par les philosophes du XVIIème, à commencer par Hobbes).
Seul l’Etat peut alors garantir une société de sécurité. Si le Léviathan peut faire peur, on
oublie de dire qu’il est aussi ce pouvoir tutélaire qui permet à l’individu d’exister comme il
l’entend en étant libéré de la peur dans la sphère privée. Hobbes va même jusqu’à
affirmer la nécessité d’une sécurité sociale : «Attendu que beaucoup d’hommes deviennent,
par la suite de circonstances inévitables, incapables de subvenir à leurs besoins par leur
travail, ils ne doivent pas être abandonnés à la charité privée. C’est aux lois de la
République d’y pourvoir, dans toute la mesure requise par les nécessités de la nature»
(Hobbes, Le Léviathan, ed 1971, p 369). Sans faire l’apologie de Hobbes, force est de
reconnaître avec Robert Castel, qu’il établit avec force l’idée qu’être protégé n’est pas un
état «naturel». C’est une situation construite, parce que l’insécurité est consubstantielle aux
sociétés d’individus modernes et qu’elle doit être combattue pour permettre de vivre
ensemble.
Si John Locke, trente ans après (1669), célèbre avec optimisme l’homme moderne qui
construit son indépendance par son travail et qui devient simultanément propriétaire de luimême et de ses biens, c’est en faisant de la propriété la source de la protection (plus de
dépendance, sécurité face aux aléas de l’existence, autonomie du citoyen) et en voyant que
cette souveraineté sociale du propriétaire ne se suffit pas à elle-même. C’est la défense de
la propriété qui justifie l’existence d’un Etat dont la fonction essentielle est alors de la
préserver. C’est donc à la fois un «Etat minimal» et un «Etat gendarme» car c’est un Etat de
droit qui se concentre sur ses fonctions essentielles de gardien de l’ordre public et garant
des droits et des biens des individus.
Dans cette configuration du rapport de l’Etat à la société, la protection des personnes est
inséparable de la protection de leurs biens. Si la propriété apparaît dans les droits
inaliénables des constitutions républicaines, ce n’est pas simplement comme propriété
bourgeoise, reproduisant les privilèges d’une classe. Au début de la modernité, la propriété
privée prend une signification anthropologique parce qu’elle apparaît comme le socle à
partir duquel l’individu peut s’affranchir des protections/sujétions traditionnelles et
trouver les conditions de son indépendance. Le rêve d’un Saint-Just est celui d’une
République de petits propriétaires… et non l’abolition de la propriété (qui reste un projet
minoritaire au XIXème, malgré le développement du marxisme et de l’anarchisme).
 La propriété, dans la logique libérale du XIXème, est une institution sociale centrale
car elle rend inutile le «social» entendu comme l’ensemble des dispositifs qui seront mis en
place pour compenser le déficit de ressources nécessaires pour vivre en société par ses
propres moyens. Les individus propriétaires peuvent en effet se protéger eux-mêmes en
mobilisant leurs propres ressources, et ils peuvent le faire dans le cadre légal d’un Etat qui
protège cette propriété.
Il s’agit cependant d’un programme idéal (une utopie) car l’abolition de l’insécurité
implique en réalité un Etat totalitaire (comme le voit très tôt Hobbes). Comme la vertu n’est
pas spontanée et comme l’Etat démocratique refuse de l’inculquer par la force, il faut alors
admettre que la sécurité absolue des biens et des personnes ne sera jamais complètement
assurée dans un Etat de droit. On voit bien aujourd’hui que la «guerre contre le terrorisme»
ou la «tolérance zéro» induisent une demande d’Etat qui remet en cause les libertés
publiques et donc l’Etat de droit.
L’analyse de cette partie reprend celle développée par Robert Castel dans l’Insécurité sociale, Seuil,
2003. Malgré son fondement lointain, elle permet de mettre en perspective les déclarations de
George Bush (ou de Nicolas Sarkozy) sur l’instauration d’une «société de propriétaires» et les échos
de ce discours dans les pratiques et réformes de l’Etat social aujourd’hui.
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 Par rapport à la dimension massive de la problématique de l’insécurité sociale au cours
de l’histoire, l’idéologie de la modernité à, à partir du XVIIIème, fait preuve d’une formidable
indifférence. Elle aurait dû en effet poser la question du statut (en fait l’absence de statut)
des individus non propriétaires. Privés en effet du support de la propriété, ces individus ne
sont en effet qu’«une foule immense d’instruments bipèdes sans liberté, sans moralité, ne
possédant que des mains peu gagnantes et une âme absorbée» (Abbé Sieyès)
Malgré cette conscience du dénuement de la portion la plus nombreuse de la population
chez les révolutionnaires français, ce problème sera éludé jusqu’à la fin du XIX ème ( infra
B). Comme le souligne un sociologue anglais contemporain, on a affaire jusque là à une
«modernité libérale restreinte»7 dans laquelle le projet de la société des individus n’est
appliqué qu’à une fraction très limitée de la population européenne.
Les conséquences de cette impasse sur les conditions sociales de la mise en œuvre des
principes libéraux ont été considérables et désastreuses au XIXème : non seulement la
misère des ouvriers pendant la première industrialisation (ce que l’on nomme le
«paupérisme») mais aussi la perpétuation d’un état d’insécurité sociale permanente qui
affecte la plupart des classes populaires. Cette insécurité sociale produit, au delà de la
pauvreté, démoralisation et dissociation sociale qui dissolvent à leur tour les liens sociaux et
minent les structures psychiques des individus (la fameuse «imprévoyance» des classes
populaires que dénoncent les moralistes du XIXème). C’est bien une désassociation
sociale (le contraire de la cohésion sociale) qui exprime la condition des prolétaires du
XIXème, condamnés à une précarité permanente qui est aussi une insécurité permanente
faute d’avoir la moindre prise sur ce qui arrive.
 La question de la garantie de la sécurité de tous se pose alors dans une société où le
clivage entre propriétaires et non propriétaires se traduit par le clivage «sujets de
droits/sujets de non droits». C’est en attachant progressivement des protections fortes au
travail c-a-d en construisant un nouveau type de propriété conçue pour assurer la
réhabilitation des non propriétaires, la propriété sociale, que l’on est parvenu, dans les
sociétés occidentales, à vaincre l’insécurité sociale en assurant la protection sociale de tous
ou de presque tous les membres d’ une société moderne pour en faire des individus à part
entière.
Ce long processus, dont nous allons analyser maintenant les étapes, a permis de sortir le
travail de la relation marchande pour en faire un emploi, c-a-d un état doté d’un statut qui
inclut des garanties non marchandes, une condition salariale qui cesse d’être la condition
précaire du prolétaire et qui permet d’établir une véritable société salariale. Cette société
n’est pas seulement une société dans laquelle la majeure partie de la population est
salariée ; c’est une société dans laquelle l’immense majorité de la population accède à la
citoyenneté sociale à partir, d’abord, de la consolidation du statut du travail.
Dans cette société, qui va réellement s’actualiser dans la deuxième moitié du XXème,
les membres accèdent à la propriété sociale c-a-d un homologue de la propriété privée, une
propriété mise à la disposition de ceux qui étaient exclus des protections que procurent la
propriété privée (le retraité pourra par exemple rivaliser avec le rentier grâce à la pension
qu’il reçoit). Le développement de l’ Etat social est strictement coextensif à l’extension des
protections et l’Etat, dans son rôle social, opère alors essentiellement comme un
réducteur de risques.
B) De l’assistance à l’assurance sociale: les métamorphoses de la
«question sociale» au XIX ème
La fin du XVIIIème et le XIXème siècle sont surtout marqués par la discussion sur les
principes car la protection sociale est d'abord une remise en cause du droit et de l’Etat
7
L’expression est du sociologue Peter Wagner dans Liberté et Discipline, 1995
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libéraux. Cette période «n'a produit que des discours, c'est peut être rien, c'est peut être
l'essentiel» (Numa Murard). La discussion centrale oppose le devoir d’assistance au droit
à l’assistance.
 Dès le Moyen Age sont apparus les premiers dispositifs d’assistance en dehors de la
famille ou des corporations: ils cherchent alors à aider (Eglise) et à contrôler (Etat) les
pauvres (souvent sous la figure emblématique du vagabond qu’il faut fixer dans des
communautés).
 La charité est le devoir du chrétien d’autant plus que les pauvres sont les «concierges
du paradis» (aider les pauvres c’est valoriser son passage sur terre). Les ordres monacaux
vont se charger de l’enfermement des pauvres dans des hospices, aumôneries et hôpitaux
(conservatisme social) et déjà apparaît la distinction entre le «vrai pauvre» (qui fait des
efforts) et le «faux mendiant» (qu'on soupçonne de paresse)8.
 L’Etat va mettre en place parallèlement une police des pauvres pour lutter contre
l'insalubrité et la maladie, pour déterminer les personnes soumises à l'impôt et pour garantir
l'ordre public (lutte contre la criminalité). Les «poor laws» et les workhouses anglaises dès le
XVIIème garantissent ainsi l'assistance et le maintien de l'ordre.
 C'est cependant aux révolutionnaires français qu’il revient de fonder socialement et non
plus religieusement la nécessité de l'assistance. Ils en font une responsabilité de la société
entière vis-à-vis de ses membres. Ainsi, «Les secours publics sont une dette sacrée. La
société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en
assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'Etat de travailler» (article 21 de la
DDHC de 1793 qui ne sera jamais votée). Le rapport Barrère du 11 mai 1794 en donne la
formulation la plus radicale : «je parle ici de droits parce que dans une démocratie qui
s’organise tout doit tendre à élever chaque citoyen au-dessus du premier besoin, par le
travail s’il est valide, par l’éducation s’il est enfant, et par le secours s’il est invalide ou dans
la vieillesse ». Il faudra cependant plus d'un siècle pour passer aux actes et ces actes
seront au XIXème d'abord des lois (Etat réglementeur) qui ne vont que très
progressivement s’imposer.
 Le libéralisme est une doctrine qui s’oppose en effet à l’obligation d'assistance. La
législation sociale (comme celle du travail) est perçue comme une atteinte à la liberté
d’entreprise et de passer contrat (relation patron/ouvrier). Elle est aussi une atteinte au
droit de propriété car elle élève le coût du travail.
En fait, la minorité des grands patrons (mines, forges, textile) n'est pas touchée (le
paternalisme a souvent pris en charge cette protection) mais elle va s'associer à l’immense
majorité de petits employeurs (83% de l’emploi en France en 1896) pour défendre la cause
de la petite entreprise contre la protection sociale (abrégée «P.S» par la suite).
La liberté politique implique d'autre part une responsabilité individuelle, l’obligation de
cotiser est donc une aliénation de cette liberté. Pourtant, on affirmait dès 1789 que «l'aisance
du peuple est la condition d'une liberté réelle». Mais la prévoyance (épargne) et la
bienfaisance sont censées permettre d’éviter l'obligation en faisant de l’assistance une vertu
parce qu'un acte volontaire.
 Il faut bien comprendre que, pour les raisons précédentes entre autres, qu’en matière de
Sécurité Sociale, la France est un pays historiquement retardataire. C'est donc ailleurs
que les avancées sont les plus nettes. Les assurances sociales en Allemagne de 1883 à
1889 cherchent à légitimer un Etat non démocratique (Bismarck) et à intégrer les masses
On doit noter que c’est aujourd’hui le même thème qui justifie le retour au workfare state aux Etats
Unis (sous la pression des Républicains) et en Grande Bretagne (sous l’action d’Anthony Blair puis de
Gordon Brown) mais aussi de plus en plus en Europe.
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populaires en les détournant des «utopies» socialistes. Elles s’inscrivent dans la logique de
l’assurance (contribution préalable proportionnelle au revenu).
La Grande Bretagne avec les lois de 1908 à 1911 (avec la création en 1911, pour la
première fois dans l’histoire, d’une assurance-chômage, la «dole») rompt avec sa tradition
d’économie libérale hostile à l’Etat. Il s’agit de sortir de la stigmatisation de la pauvreté
(absence de sens moral) en protégeant contre les besoins qui ne dépendent plus de la
volonté individuelle. Le système repose sur une cotisation uniforme des travailleurs qui
s’oppose au système allemand. Il ne vise pas le maintien du niveau de vie, mais la
prévention du besoin.
 Partout cependant le développement de l’Etat social apparaît comme un compromis
entre des stratégies contradictoires. Ainsi peut-on distinguer pour la France plusieurs
origines:
 La protection sociale doit d’ abord à la prise de conscience qu'imposent les militants de
la question sociale («reporters sociaux» comme Louis-René Villermé ou les théoriciens
révolutionnaires comme Friedrich Engels)9. Tous se retrouvent derrière un thème central: la
manufacture produit la pauvreté. Vont s'y adjoindre des politiciens favorables à
l’élaboration d'un droit social («solidarisme» comme troisième voie chez Léon Bourgeois qui
écrit le livre Solidarité en 1901) et l’Eglise (avec l’Encyclique Rerum Novarum en 1891 et la
notion de «juste salaire»).
 La protection sociale doit aussi du point de vue technique au développement des
statistiques10 et ... à l'assurance privée (qui, dès la fin du XVIIIème, sait mathématiquement
déterminer les risques, les cotisations pour les couvrir et les proportionner au risque couru).
 Elle doit encore aux patrons sociaux qui développent le paternalisme (ils l'appellent
«patronage») d'abord dans les mines (Caisse de secours dès 1812) et les CdF puis dans les
forges, le textile, le verre et la chimie. C'est une relation personnalisée qui garantit au patron
la fidélité de l'ouvrier. Celui-ci reçoit sans pouvoir exiger. Lorsque la loi l'imposera, ces
patrons défendront les caisses autonomes puis leur gestion locale dans le cadre de la
Mutualité (Charte de 1898) qu'ils chercheront à contrôler.
 Elle doit enfin aux sociétés de secours mutuel d'abord liées à la profession et donc aux
syndicats puis, à partir de 1852, contrôlées par l'Etat.
Les ouvriers et les syndicats restent paradoxalement très partagés (leur premier souci
est d'ailleurs la protection contre le chômage). En fait, leur position est largement liée à la
taille de l'entreprise: hostiles dans les petites, ils la revendiquent dans les grandes (thème
fréquent des grèves de l’époque). Mais le mouvement ouvrier français s' y oppose dans
l'ensemble. Il considère que la protection sociale est imposée par une société bourgeoise
dont on ne peut rien attendre de bon (C.G.T). Révolutionnaire sur le principe, cette position
est conservatrice dans ses effets (elle est proche de celle des patrons!).
 L'Etat ne peut d’autre part s'empêcher d’intervenir en matière sociale comme il le fait
dans d’autres domaines ( supra paragraphe 1). Tout en constatant les faiblesses de l'ordre
libéral, en protégeant ses agents (fonctionnaires), en créant des administrations
spécialisées, il reste cependant dans le cadre libéral en développant l’obligation
d’assistance aux indigents. En France, ce n'est qu'avec des lois comme celle de 1898 ou
celles de 1928/30 qu'il modifie la nature du contrat social en rendant obligatoire la cotisation.
 Si les experts américains, pendant la phase qualifiée d’«ère progressive»(1900/1919) par
les historiens, ont participé aux débats sur les assurances sociales, tous les projets
similaires aux projets européens ont été rejetés aux Etats-Unis ainsi que l’idée de
Louis-René Villermé( 1782-1863), Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés des
manufactures de coton, de laine et de soie (1840). Cet ouvrage est à l’origine de la loi sur le travail
des enfants dans les manufactures de 1841. Friedrich Engels (1820-1895), La situation de la classe
ouvrière en Angleterre, 1845.
10 la fameuse «Physique sociale» d’Adolphe Quételet
9
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 9
protection publique. Ce n’est que pendant la Grande Crise des années 1930 que les EtatsUnis vont emboîter le pas de l’Europe, avec un système qui reste cependant très léger
(Social Security Act de 1935).
C) Des interprétations discutées de la genèse du système
 Certains y voient le fruit d’une conquête ouvrière. Cette interprétation est produite par la
rationalisation de l'histoire syndicale (les avancées sociales sont le fruit des luttes et de la
force du mouvement syndical). En fait, cette grille de lecture correspond mieux à la réalité
du XX ème (1936, 1945, 1968) qu'à la réalité du XIXème (comme on l’a dit, il y a une
opposition dominante du mouvement ouvrier à l’Etat social).
Les interventions correctrices sont en effet restées constantes au XIXème (Etat mais aussi
patrons – paternalisme - par crainte de ces «classes laborieuses, classes dangereuses») et
le capitalisme ne crée pas la pauvreté (il en déplace l'origine). De fait, contrairement à l’idée
reçue, «on contraint les ouvriers à s’aider» c-a-d que la protection sociale est octroyée
d'en haut par des réformateurs et des politiciens qui analysent et répondent aux problèmes à
la place et parfois contre la volonté des ouvriers.
 D’autres y voient le fruit d’une coalition antilibérale. La encore, dire que la protection
sociale est une atteinte au marché autorégulateur, c'est nier ce que Karl Polanyi souligne par
ailleurs: le marché n'est pas un état naturel, la «protection sociale est son accompagnement
obligé» car le marché, laissé à lui-même, détruit l'ordre social. On peut souligner aussi que la
plupart des dépenses publiques ont un rôle extra-économique indispensable à cette
fiction (agissante) que l’on appelle l’économie de marché. La protection sociale et
l’enseignement public ne sont pas apparus parce qu’ils étaient uniquement des biens de
riches ou des investissements en «capital humain». Ils sont au contraire consubstantiels
aux modes de vie et à l’organisation sociale dans une société de marché. Lorsque,
dans les sociétés traditionnelles, l’unité productive se confondait avec la famille, il n’ y avait
pas besoin de protection sociale ni d’un enseignement public pour doter les jeunes des
aptitudes sociales nécessaires à une certain mobilité professionnelle et géographique.
Lorsque la famille n’a plus été un cadre adapté à l’échange généralisé et à la production à
grande échelle, elle est par contre devenue une rigidité. Elle a donc évolué vers une famille
nucléaire centrée sur les personnes et les liens affectifs mais encore trop grande si on pense
à l’adaptabilité des personnes11. Le «Welfare state» devient ainsi un rouage nécessaire au
capitalisme comme l’attestent les initiatives des chefs d’entreprises au XIXème
(paternalisme). La flexibilité a besoin de protection sociale et de formation. Pour que le
fonctionnement concret de l’économie se rapproche des schèmes de la théorie libérale, il
faut beaucoup de dépenses publiques et d’Etat. L’Etat voit plus loin que le marché, dans
l’intérêt du marché lui même.
 On pourrait aussi y voir le fruit du changement social: la résistance des catégories
sociales (petits propriétaires, artisans, commerçants, exploitants agricoles) opposées à la
cotisation sociale (assimilée à l’impôt) et souvent rentières, s'éteint peu à peu dans l'entredeux-guerres sous l'action de l'Etat avant qu'elles ne soient remplacées par les classes
moyennes salariées. Cette analyse permettrait de rendre compte du décalage des
évolutions françaises avec celles de la GB ou de l’Allemagne.
 D’autres enfin insistent sur le renversement philosophique qui va aboutir à ce que
«l’Etat soit lui-même une vaste assurance»: Pour François Ewald, la loi sur les accidents
du travail de 189812 est fondatrice en France. Jusque là, l'ouvrier devait faire la preuve de la
Aujourd’hui, l’enfant est souvent un obstacle à l’emploi, les contraintes professionnelles poussent au
divorce et l’idéal de l’atome utilitaire qui vient vendre sa force de travail sur un marché est en passe de
devenir réalité.
12 voir François Ewald, L’état providence, 1986
11
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 10
responsabilité du patron dans l’accident. Après elle, l'accident n'est plus le fait du hasard
mais un risque lié au travail. Dès lors naît un droit social, c'est-à-dire un droit de groupes
et des inégalités (contribution suivant les possibilités, prestation en fonction du malheur
puis, plus tard, du besoin). La société devient «assurantielle» (François Ewald) et s'incarne
dans la figure de l’Etat-providence.
Celui-ci doit répartir les avantages et les charges, chacun a droit au gâteau mais en
l'absence d'une justice sociale objective, l’Etat-providence est toujours en crise, c’est
«son mode d’existence et de reproduction» (François Ewald).
C) Du Warfare State au Welfare State: le triomphe de la société salariale
Deux guerres mondiales et une grande crise (années 1930) vont largement contribuer à
développer la protection sociale et l’intervention de l’Etat dans sa mise en oeuvre.
Cette période le constitue en partenaire social et modifie dès lors la nature du contrat social.
L'organisation de l’économie de guerre à partir de 1914 est à l’origine de l’Union Sacrée 13.
Celle-ci atténue l’opposition radicale des conservateurs et modifie le syndicalisme14 La
guerre oblige aussi à la prise en charge de ses victimes (15% du budget en 1923) avec
la mise en place de soins gratuits. Elle pose très durement les problèmes de natalité
(législation nataliste de 1923). Il faut aussi rappeler l'effet du retour de l'Alsace/Lorraine qui
bénéficie des assurances sociales allemandes à l’époque.
 Les trois lois françaises(1928/1930/1932) marquent une «avancée considérable»:
 La loi de 1928 prévoit une assurance-maladie (rétribution forfaitaire des médecins et tarifs
opposables avec «ticket modérateur») et vieillesse (capitalisation) obligatoires pour les
salariés de l'industrie et du commerce. Elle suscitera une opposition violente des groupes de
pression: syndicats révolutionnaires, agriculteurs (coût), patrons (pas de contrôle) mais
surtout médecins (ils imposent en 1927 une charte médicale qui joue encore aujourd'hui:
secret professionnel, libre choix du médecin, liberté de prescription, paiement à l'acte. Elle
sera une véritable machine de guerre contre les lois suivantes).
La loi de 1930 cédera sur la plupart des revendications de ces groupes (maintien des
mutuelles, réduction des cotisations, médecine libérale) mais permet de créer «les
assurances sociales». Elle sera facilement appliquée au niveau financier (peu de
pensionnés, faible remboursement des dépenses maladie)
 La loi de 1932 rend obligatoire les allocations familiales (conçues comme un sursalaire,
elles permettront aux patrons de limiter les hausses réelles de salaires).
13
Les syndicalistes Albert Thomas et Léon Jouhaux participent aux gouvernements en France
La CGT devient majoritairement réformiste après le congrès de Tours comme la CFTC alors que la
CGTU s'oppose aux «lois fascistes» associées au développement de l’Etat social.
14
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 La crise du début des années 1930 et l’exemple américain (Social Security Act de 1935)
vont montrer le rôle contracyclique des dépenses sociales. La crise fait aussi du chômeur
un salarié sans emploi mais l'inspiration très libérale de l’analyse économique (Jacques
Rueff par exemple en France) limite l’extension de l’assurance chômage en France par
rapport aux autres pays (difficile à appliquer sans droit du licenciement d'ailleurs).
Si le Front Populaire n'a rien fait directement pour la protection sociale, la modification des
relations professionnelles qu'il provoque (conventions collectives, durée du travail et
arbitrage de l'Etat) aura un rôle déterminant après 1945 dans son extension.
 La politique familiale fait exception au retard de la protection sociale française. La
peur de la dénatalité (naissances < décès depuis 1935) conduit au décret-loi de 1938 sur le
relèvement des allocations familiales (sous l'influence du démographe Alfred Sauvy) et au
code de la famille de 1939 sans que l'on puisse vraiment en apprécier les effets natalistes.
Pendant la guerre, le familialisme et le corporatisme de Vichy (que l’on trouve à la même
époque en Italie et en Allemagne) montrent que la politique sociale traverse les querelles
idéologiques mais c'est en Angleterre que lord William Beveridge donne toute son ambition
à la protection sociale à travers le «Welfare state». Pour ce dernier, l’Etat-providence est un
moyen de protéger la société dans son ensemble contre elle même en assurant par
l'Etat le «décaissement minimum» nécessaire pour éviter les effets nocifs de l’excès
d’épargne (on voit ici l’influence des idées keynesiennes). Le Welfare State devait
dépasser le marchandage des groupes de pression tout en évitant la vexation de
l’assistance (impliquant une condition de ressources). La Sécurité Sociale française se
construira sur ce mythe (unité de gestion avec une caisse unique, universalité des
prestations).
Conclusion intermédiaire: Au terme de cette première phase, on voit se profiler «une
société de semblables» ( Robert Castel) articulée à l’Etat social. La solution à l’insécurité
sociale n’est pas passée par la suppression ou le partage de la propriété privée (comme ce
qui sera tenté en Union Soviétique à partir de 1917). Elle n’a donc pas réalisé la stricte
égalité des conditions sociales, l’«égalité de fait».
La société salariale reste fortement différenciée et fortement inégalitaire. Cependant,
les différentes catégories sociales vont progressivement bénéficier des mêmes droits
protecteurs, droit du travail et protection sociale et ceci explique une certaine tolérance face
aux inégalités. Dans la deuxième moitié du XXème, la négociation conflictuelle entre
«partenaires sociaux» va déboucher sur une amélioration certaine de la condition de toutes
les catégories salariales (de l’ouvrier au cadre) sans modifier les inégalités entre elles. Le
modèle de société ainsi réalisé ne sera pas celui d’une vaste «classe moyenne», d’une
société d’égaux (au sens d’une «égalité de fait» des conditions sociales) mais celui d’une
«société de semblables», différenciée, hiérarchisée mais dont tous les membres peuvent
entretenir des relations d’interdépendance parce qu’ils disposent d’un fonds de ressources
et de droits communs.
Il faut donc remarquer que le rôle principal de l’Etat social n’a pas été sa fonction
redistributive qu’on lui prête fréquemment mais un rôle protecteur: les protections qu’il
garantit sont des droits (droits sociaux) qui sont une contrepartie concrète et virtuellement
universelle aux droits civils et aux droits politiques
D’autre part, cette structure assurantielle est complétée, en France et à partir de la fin du
XIXème, par le développement des services publics entendus comme des dispositifs
mettant à la disposition du plus grand nombre des biens essentiels qui ne peuvent être pris
en charge par des intérêts privés. Ils constituent à ce titre une part importante de la
propriété sociale puisque l’accès de tous à des services non marchandisés est un facteur
essentiel de cohésion entre les différents segments d’une société moderne.
Ce processus s’inscrit cependant dans la longue durée et, paradoxalement, c’est au
moment de son achèvement, dans les années 1970, qu’il va être partiellement remis en
cause.
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 12
Les justifications économiques de l’Etat social et de la fonction de
redistribution : la recherche de la cohésion sociale
On considérera que l’intervention sociale relève d’abord de la mise en œuvre d’une
protection sociale des individus (A) (droits sociaux  dette sociale) et des efforts faits
pour corriger la distribution initiale des revenus (B) dans le sens d’une égalisation
tendancielle (c-a-d jamais réalisée) des conditions. Elle s’inscrit dans ce que Robert Castel
appelle la constitution d’une «société de semblables». Ces deux dimensions peuvent être
aussi considérées comme constitutives de la cohésion sociale dont l’Etat et les
détenteurs du pouvoir étatique ont besoin pour assurer leur propre légitimité.
A) Les fondements économiques de la protection sociale
L’objectif visé par la Sécurité Sociale française en 1945 est d’assurer l’ensemble des
travailleurs contre les aléas de l’existence et d’introduire un principe de redistribution en
direction des plus défavorisés. Il rompt avec la période antérieure en abandonnant la
logique de prévoyance individuelle au profit d’un système de protection obligatoire orchestré
par l’Etat. C’est un nouveau contrat social qui se met en place: aux travailleurs intégrés
dans la société salariale, l’Etat garantit des droits sociaux qui prennent la forme d’une
socialisation du revenu (le droit à la sécurité sociale est affirmé dans la Constitution de 1946
et dans celle de 1958).
Le développement de la protection sociale déborde donc le simple cadre de la
redistribution. Elle cherche d’abord à assurer l’individu contre des risques sociaux.
1) La protection sociale au delà de l’assurance
 Le XIXème siècle a expérimenté plusieurs types de protection ( supra) :
 la prévoyance qui repose sur la constitution d’un patrimoine fondé sur l’épargne
 l’assistance (privée ou publique) qui permet de fournir aux plus démunis des prestations
relatives à la couverture des besoins (charité, famille)
 l’assurance qui garantit l’indemnisation du risque lorsqu’il se réalise en échange du
paiement d’une prime relative au risque encouru.
Ces techniques sont mises en oeuvre par des institutions: familles, sociétés d’assurance
et mutuelles aux XIXème. Depuis la fin du XIXème, l’Etat y joue un rôle croissant par
l’intermédiaire d’organismes spécialisés.
 L’assureur peut pratiquer une mutualisation des risques en regroupant un grand
nombre de risques indépendants à l’intérieur d’une même organisation. Il cherche ainsi à
desserrer les contraintes individuelles et à organiser la compensation entre les risques, en
divisant et en répartissant la charge correspondante à un risque sur un grand nombre
d’individus. Quelle que soit sa nature, l’activité d’assurance est caractérisée par trois
éléments : communauté de risque, redistribution des risques conditionnelle à des
états aléatoires, équivalence globale entre valeur des primes et des indemnités.
Tout mécanisme d’assurance se développe cependant dans un contexte d’information
imparfaite ce qui a des conséquences sur son efficacité compte tenu des risques de
sélection adverse ou d’alea moral. Comme l’assureur ne connaît pas les caractéristiques
des assurés, il peut devenir le réceptacle de personnes à risques élevés, amenant ainsi un
accroissement du coût de l’assurance (sélection adverse). L’assurance peut aussi modifier le
comportement de l’assuré qui augmente le risque (alea moral).
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 13
 La nature du bien «protection sociale» varie suivant les modèles. Lorsque la prévoyance
personnelle est organisée par l’Etat, on a affaire à un bien tutélaire. Lorsque la production
de sécurité est directe, la protection sociale est un bien collectif.
La production de services collectifs peut être justifiée par la théorie économique standard
( cours) à partir des défaillances du marché (externalités, biens publics). Mais cette
analyse ne permet pas d’expliquer la production de services divisibles qui pourrait être
produits par des assurances privées (santé, retraite).
C’est donc au nom de l’intérêt général en référence aux principes de solidarité et de
l’élaboration d’un contrat social spécifique au sein de la nation qu’on peut justifier cette
intervention à condition que l’intérêt général soit pensé comme autre chose que la somme
des intérêts particuliers. La production de services divisibles garantit alors l’entretien et la
reproduction de la force de travail, élément indispensable de l’amélioration du bien être
économique et social. C’est ainsi que l’on peut justifier son caractère public.
 L’obligation de s’assurer garantit alors la production du bien collectif qu’est l’assurance
sociale. Sans cette contrainte, celle-ci n’aurait que peu de chances de se réaliser car elle
serait soumise à des comportements de passagers clandestins.
Contrairement aux assurances privées, les assurances sociales ne sont pas gouvernées
par la recherche du profit. Elles sont obligatoires et standardisées c-a-d que les
individus ne peuvent choisir des formules différentes de protection. Ceci élimine la
sélection adverse et les risques de concurrence tarifaire qui conduisent à l’écrémage évoqué
plus haut.
Comme on ne cotise pas en fonction de ses risques mais en fonction de ses
ressources, l’objectif des assurances sociales n’est pas simplement l’assurance des risques
sociaux, c-a-d la transposition d’une technique de l’assurance à de nouvelles catégories de
risques, elle vise aussi la redistribution et la construction collective de la solidarité.
 De fait « l’Etat-providence» repose sur le déplacement progressif d’une organisation
sociale centrée sur la prévoyance, la responsabilité et l’assistance vers la solidarité et la
redistribution à l’échelle de l’ensemble de la nation à travers la protection sociale.
B) Les fondements de la redistribution
 La première justification implicite pourrait venir des travaux de Gerard Debreu et de
Kenneth Arrow sur l’équilibre général (1954). On sait en effet que pour démontrer
l’existence d’un équilibre général en utilisant le théorème du point fixe, il faut des équations
d’offre et de demande continues et bornées. Une des hypothèses pour les obtenir est que
chaque agent dispose d’une dotation de survie. Lorsqu’on sort d’une économie de petits
producteurs indépendants, il faut bien alors qu’une main visible se préoccupe de cette
dotation minimale, au nom même de l’efficacité du système.
 Cette question implique cependant de dépasser le territoire de l’optimum de Pareto.
Celui-ci apparaît comme une condition nécessaire de l’optimum social mais pas
suffisante. La redistribution est par essence non optimo-paretienne, le gain des uns étant la
contrepartie de la perte des autres.
1) Les défaillances de la distribution
 Si l’allocation des ressources est optimale, rien ne dit que la répartition des dotations
initiales est juste. Mais cette position implique d’intégrer dans l’analyse des
considérations éthiques et morales.
Les difficultés liées au choix du critère de répartition font que les économistes ont
souvent abandonné aux sociologues et politologues la question de la distribution du
revenu au profit de celle de l’allocation des ressources alors que les classiques de
l’économie politique prenaient très souvent position sur la redistribution des revenus. Comme
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 14
le note Hal Varian, un économiste américain contemporain,« les questions d’équité et
d’efficacité sont centrales dans nombre de problèmes économiques. Dans le domaine
politique, il apparaît souvent que les considérations touchant à l’équité - ou au moins à la
distribution - l’emportent souvent sur celles touchant à l’efficacité économique lors des
discussions de choix de politique économique. En dépit de cela, la majorité de l’analyse
économique a prêté plus d’attention aux questions d’efficacité qu’à celles d’équité »
La réponse à la question que soulève ce problème (qu’est-ce qu’une société juste?)
implique en effet un jugement de valeur traditionnellement confié à la sphère politique.
 La question du choix social sous jacente à la fonction de redistribution ramène donc la
science économique à ses origines, l’économie politique c-a-d une économie qui ne peut
faire l’économie des choix politiques. Comme le disait très justement John Stuart Mill, «au
contraire des lois de la production, celles de la distribution sont largement d’ institution
humaine». De la même façon, la philosophie politique anglo-saxonne a su prendre en
compte l’économique et l’économie politique lorsqu’elle aborde le seul domaine valable des
sciences sociales, c-a-d l’interrogation sur ce qui rend une société désirable car plus
juste.
 Le revenu (au sens global de production qui revient à chacun) est plus ou moins
inégalement réparti entre les personnes (concentration variable des revenus et du
patrimoine), c’est un fait universel dont certains s’accommodent mais que d’autres
voudraient modifier au nom d’une plus grande égalité (au non de la justice et de l’équité).
L’intervention publique peut donc être demandée pour corriger la redistribution mais son
origine est alors la divergence observée entre les jugements de valeurs que la société
porte en matière de distribution du revenu et celle qui résulte du libre jeu du marché.
Ce sont donc, la encore, les lacunes du marché dans ce domaine qui justifient
l’intervention15.
2) Les origines des inégalités de la distribution
 La première série de causes d’une distribution inéquitable du revenu se trouve dans
l’antichambre du marché. Elle réside dans les inégalités d’opportunités dues à l’inégalité
de la dotation en facteurs de production. Pour le travail, la première source vient de l’origine
familiale (bagage génétique et environnement social et culturel), une autre vient des
discriminations de toutes sortes (nationalité, age, sexe, fortune). Pour le capital, les
inégalités de fortune sont déterminantes (financières ou capital physique) d’autant plus
qu’elles sont à l’origine d’une dynamique cumulative (héritage)
 La deuxième série de causes vient du fonctionnement du marché. Pourquoi des
individus bénéficiant de la même dotation factorielle n’obtiennent pas la même
rémunération? On peut d’abord y voir l’effet d’un investissement en capital humain
différent (y compris la santé). Mais la principale source d’inégalité réside dans le
fonctionnement imparfait des marchés (c-a-d que la rémunération des facteurs ne se fait
pas suivant la logique des marchés parfaits).
 La double constatation que le marché ne garantit pas spontanément une distribution
équitable des revenus et que l’effort de redistribution volontaire effectué par altruisme ou
C’est ainsi que certains auteurs (Hochman et Rodgers) ont été les premiers à formaliser que ce
besoin peut être justifié dans le cadre du critère de Pareto. Si on considère que le bonheur d’autrui
augmente l’utilité (interdépendance des fonctions d’utilité individuelles), alors l’altruisme et la
générosité des uns pourraient améliorer la situation des autres. D’autres (Brennam,1973) arrivent à la
même conclusion en faisant l’hypothèse (inverse) que c’est la peur que les pauvres s’en prennent à
leurs biens qui pousse les riches à accepter de leur transférer des ressources. Cependant, ces
solutions privées présentent des limites fortes: le bénéficiaire n’a pas la maîtrise de cette
distribution et elles sont propices au comportement du resquilleur (tous ceux qui pourraient donner ne
le font pas parce qu’ils ne savent pas si les autres le feront).
15
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 15
égoïsme est insuffisant explique l’intervention de l’Etat par une politique délibérée de
redistribution des revenus. Il faut, pour cela, déterminer une juste distribution ce qui
implique des jugements de valeur formulés par le processus politique.
Au total, la redistribution peut être justifiée selon quatre arguments, selon Henri Sterdnyak :
 La société doit assurer à chacun un niveau minimum de revenu et la couverture de
certains besoins fondamentaux (santé, éducation), ceci quelles que soient les vicissitudes
de son existence. C’est le rôle des prestations d’assurance et des prestations universelles.
Ceci justifie l’existence du revenu minimum vieillesse (ASPA), de l’allocation pour adulte
handicapé, de la CMU. Le point délicat est de savoir si ce minimum est dû sans contrepartie.
Le débat n’est pas tranché comme le montre le statut ambigu du RMI : il n’a pas été décidé
clairement s’il constitue vraiment un revenu minimum d’existence; si une personne y a droit
même si elle ne veut, ou ne peut faire, d’effort d’insertion. Sa transformation annoncée en
RSA (Revenu de solidarité active) laisse entendre qu’il ne pourrait être qu’une contrepartie
de l’effort d’insertion.
 La société doit réduire les inégalités de situation en prélevant sur les titulaires de plus
hauts revenus et plus forts patrimoines. D’une part, ceux-ci ne sont pas seulement dus au
mérite, mais aussi à la chance ou à l’héritage. D’autre part, ils provoquent des effets négatifs
à l’échelle sociale: les consommations ostentatoires et luxueuses provoquent des
externalités négatives comme des sentiments d’injustice. Ceux-ci sont réduits si les
revenus des plus riches sont limités et s’ils participent fortement aux dépenses communes.
 Chacun doit participer aux financements des dépenses publiques «selon ses facultés
contributives». D’une part, le poids des prélèvements doit être le même pour chacun, ce qui
suppose qu’ils soient progressifs ; d’autre part, il est équitable, que ceux qui bénéficient le
plus de l’organisation de la société, contribuent le plus aux dépenses nécessaires ; enfin, les
plus riches profitent plus de certaines dépenses publiques. Par exemple, les cadres ont
bénéficié plus longtemps d’un enseignement gratuit ; leurs enfants en bénéficient plus que
les enfants d’ouvriers ; leurs dépenses de santé sont relativement plus élevées, etc.
 Le revenu primaire de chacun dépend de ses efforts propres, mais aussi de
l’organisation de la société et des efforts des générations précédentes. Aussi, le revenu
disponible d’une famille doit-il se composer de deux parties: la première reflétant sa
contribution à la production (les revenus de son travail et de son capital) ; l’autre ses
besoins.
3) Redistribution pure et efficace
On peut, avec l’économiste français contemporain Thomas Piketty, distinguer deux types
de redistribution (et montrer aussi qu’il faut distinguer ampleur de la redistribution et
mode de redistribution) :
 la redistribution pure : il est impossible de faire mieux que le marché en terme
d’efficacité mais les considérations de pure justice sociale exigent une redistribution des
mieux dotés vers les moins nantis. Cette redistribution doit surtout passer par les techniques
les plus neutres comme un système intégré de prélèvements et de transferts (impôt négatif).
C’est un argument pour la mondialisation par exemple : celle-ci procure un supplément de
richesses (division du travail) mais ce surplus doit être réparti au sein de la société nationale
par un mécanisme de transferts (de ceux qui y gagnent vers ceux qui y perdent).
 La redistribution efficace : elle doit pénétrer au cœur du processus de production car les
imperfections du marché permettent à cette intervention d’être Pareto-optimale dans
l’allocation des ressources et plus équitable dans leur distribution. Elle peut justifier la
nationalisation des moyens de production et la fixation de grilles de salaires contraignantes
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 16
C) Les outils de la redistribution
Les instruments de redistribution sont de trois types principaux et soulèvent des
questions spécifiques dans chaque cas pour l’analyse économique. Ces questions seront
reprises dans la critique de ces interventions.
1) Les trois outils de la redistribution
 La redistribution opérée par les prélèvements.
 C’est la première forme historique de la redistribution même si elle peut paraître
paradoxale à priori. Il est pourtant évident que l’Etat ne peut re-distribuer que ce qu’il a
préalablement prélevé. Pour la tradition utilitariste anglaise, cette question se pose d’ailleurs
immédiatement et la conception qui domine est celle d’une redistribution des revenus
directe plutôt que des actions sur le système de prix du marché du travail (comme la hausse
du SMIC par exemple). La redistribution efficace est donc une redistribution «fiscale»
 Tout impôt n’a pas pour autant le même effet redistributeur et certains impôts peuvent en
fait sinon en droit conserver un fort impact anti-distributeur. Le système le plus redistributeur
est celui qui porte sur les revenus et qui est progressif en fonction de ceux-ci (IRPP en
France). Son effet redistributif décroît par contre avec la faiblesse des taux et les déductions
diverses (quotient familial)
Par contre, les impôts indirects sont faiblement redistributeurs car la part du revenu
consacrée à la consommation diminue avec son augmentation. L’épargne n’est pas soumise
à la TVA par exemple donc les personnes plus riches sont relativement moins touchées par
l’impôt.
 La redistribution par l’attribution de prestations (prestations sociales)
 L’octroi de prestations concerne essentiellement l’Etat social puisque l’Etat régalien ne
redonne pas directement les sommes qu’il perçoit (il offre surtout des services collectifs
même si la part de l’aide sociale s’est accrue dans ses dépenses). Les prélèvements sociaux
sont entièrement redistribués (30 % des ressources des ménages aujourd’hui en France).
Cependant, les prestations en nature peuvent avoir un effet redistributif (ceci dépend de leur
sélectivité). Cet effet redistributeur est accentué par le fait que certaines sont réservées aux
plus défavorisés:
 celles pour lesquelles le critère d’attribution est le niveau de ressources: aide sociale,
minima sociaux,
 celles sous conditions de ressources: elles se fondent sur un autre critère que le revenu
(nombre d’enfants, parent isolé, ...) mais ne sont attribuées qu’en dessous d’un certain
niveau de revenu.
 Le système de protection sociale exerce une fonction d’assurance contre les risques, mais
il l’exerce aussi en organisant une certaine redistribution des ressources entre ménages.
Cette redistribution s’est progressivement modifiée sous l’impact des réformes: les droits
sociaux reposent de plus en plus sur l’idée de citoyenneté (logique dite beveridgienne) alors
qu’ils découlaient à l’origine de l’exercice d’une activité professionnelle (logique dite
bismarckienne). Les mêmes droits sociaux ont été ouverts à des populations dénuées
de capacité contributive.
 La redistribution opérée par la réglementation : Il s’agit le plus souvent de modifier les
prix relatifs sur certains marchés. La fixation de certaines normes aux acteurs économiques
et sociaux peut provoquer une redistribution comme la hausse du SMIC qui est implicitement
une prime aux salariés dont la productivité est la plus faible. Cette fonction de redistribution
est indirecte mais non négligeable.
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 17
 Lorsque l’Etat français veut ainsi influer la politique des revenus des entreprises, il peut
soit augmenter les salaires des fonctionnaires en misant sur des effets de contagion entre
public et privé soit relever le SMIC.
2) Les quatre circuits de redistribution
 Toutes les prestations sociales dites «contributives» du type assurances sociales
opèrent une redistribution longitudinale (redistribution de pouvoir d’achat à l’individu dans le
temps). Les prestations non contributives relèvent d’une logique d’assistance et opèrent
une redistribution transversale de pouvoir d’achat entre des individus différents.
 A ces deux premiers circuits, on doit ajouter la redistribution par l’Etat de biens ou de
services privatifs à tout ou partie de la population ou encore toute subvention explicite
ou implicite visant à diminuer le prix payé par les utilisateurs de certains services ou les
impôts tendant à l’augmenter
 éducation publique et subventions à l’enseignement privé (redistribution au profit des
ménages ayant des enfants scolarisés). Les parents des catégories aisées paient plus qu’ils
ne reçoivent a priori mais ils utilisent aussi les services plus longtemps.
 la redistribution opérée par les services collectifs est plus difficile parce qu’on ne connaît
pas la valeur qu’attribue chacun à ces services. On suppose souvent qu’elle est
proportionnelle au revenu de sorte que ces services n’affectent pas les inégalités. Le pouvoir
redistributif vient alors de la manière dont ces dépenses sont financées (progressivité de
l’ensemble du système fiscal)
 Enfin il faut prendre en compte les interventions publiques visant à modifier le jeu des
marchés des biens et des facteurs de production (ex : SMIC)
En général, on insiste plutôt sur la partie progressive de la fiscalité et sur les dépenses
relevant de l’assistance sociale lorsqu’on analyse la redistribution. Ce choix repose sur
l’intuition que les autres circuits sont moins redistributifs que ces instruments directs (parce
qu’ils ont un effet direct sur le revenu).
Mais il vient aussi de la difficulté à mesurer la redistribution qui passe par ces circuits
secondaires (décalage actuariel entre contributions acquittées et prestations reçues pour
l’assurance sociale, valeur des services et des subventions fournis par l’Etat pour les
dépenses publiques et les effets d’équilibre général de la fiscalité indirecte et des
interventions de l’Etat sur les marchés des biens, des services et des facteurs)
II) La Sécurité Sociale et le développement du «Welfare State»
après 1945
L’«inventeur» du Welfare State est donc William Beveridge. Il le théorise dans un rapport
commandé par Winston Churchill sur les assurances sociales en 1942 et dans un essai, Full
employment in a free society, paru en 1944. Son projet se résume par une slogan ambitieux:
«freedom from want» c-a-d libérer l'homme du besoin, en luttant contre les « cinq fléaux»
(la misère, la maladie, l'ignorance, la saleté et l’oisiveté).
Il faut immédiatement souligner qu’il ne s’agit pas ici de redistribuer les richesses.
Conformément aux principes libéraux, les assurances sociales «combinent la sécurité de
base (suffisante pour vivre quelles que soient les circonstances) avec la liberté du citoyen
d’organiser sa propre vie et celle des personnes à charge, en lui laissant la
responsabilité de ses actes » (William Beveridge). En fait, le plan Beveridge était au départ
conçu comme un programme étendu mais minimal de protection sociale destiné à
couvrir uniquement les besoins de subsistance. Il laissait une large place à l'épargne
personnelle et à l'assurance volontaire pour dépasser le niveau des prestations ou couvrir
des risques particuliers.
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ECE 1 Année 2008 2009 18
Le poids de l’Etat dans ces structures va être ici déterminant: la mutualisation des risques
va être complétée par une prise en charge de la protection sociale par les administrations
publiques anglaises. Les travaillistes anglais vont aller très loin puisque la santé devient un
service national gratuit en 1946 et financé par l’impôt (National Health Service). Celui-ci
étant très fortement progressif, le système est alors fortement redistributif. La théorie et la
pratique britanniques vont inspirer ensuite les autres pays.
Si les premières recherches comparatives sur les Etats-providence se sont limitées à la
comparaison des montants des dépenses publiques des Etats en privilégiant un schéma
évolutionniste (plus de croissance donc plus de protection sociale), depuis les années 1980,
de nombreux travaux vont insister sur la variété des systèmes de protection sociale. Au
delà de la distinction un peu dépassée entre logique bismarckienne et beveridgienne, la
réflexion s’oriente alors vers la classification des «Etats-providence» et la typologie de
Gøsta Esping Andersen s’impose rapidement comme la référence obligée dans ce
domaine.
Ainsi, derrière la croissance indiscutable des dépenses sociales (ce sont elles qui
expliquent à la fois l’accroissement de la part dans le PIB des dépenses publiques et des
prélèvements associés après 1945  cours) dont la France donne un exemple parmi
d’autres (A), se profilent des différences institutionnelles importantes qui expliqueront les
divergences des évolutions à partir du milieu des années 1970 (B).
A) La montée des prélèvements obligatoires: une socialisation croissante
du produit national qui marque l'avènement de l’Etat social
La socialisation croissante du revenu (c-a-d la part croissante que prennent les
prélèvements obligatoires et les revenus de transfert dans sa constitution) est une tendance
forte des sociétés développées qui n’est pas remise en cause pour l’instant par le
retour des dogmes libéraux (on note un frein mais pas de retour en arrière très net)16.
 Cette croissance est nette depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale puisque les
ressources employées par les administrations publiques (APU) passent de 25 % du PIB en
1960 à 40 % dans les années 1980/90 en moyenne dans les PDEM. C’est bien la
progression des dépenses sociales qui modifie le rôle des administrations publiques
(part dans le P.I.B multipliée par 2 pour les 7 principaux pays de l’OCDE en passant de 7 à
14 %). Elle est due à la diffusion de la Sécurité Sociale (années 1970) et au
vieillissement de la population (dans les années 1980).
Elle n'est pas achevée encore au Japon et aux E.U mais, malgré la vague libérale des
années 1980, c'est dans les 40 dernières années que la substitution de l'Etat providence
à l'Etat «gendarme» et «keynesien» s'affirme.
 Ainsi, la croissance séculaire des dépenses publiques au XIX et au XXème n'a pas
conduit à une augmentation sensible du fardeau fiscal (part des impôts dans les PIB):
relevées par des chocs politiques et les guerres, les recettes publiques restaient ensuite
stables par rapport au produit. Même dans les années 1950 à 1969, le développement de la
fonction régulatrice («fonction de stabilisation» chez Musgrave  politique keynesienne) de
l’Etat ne s'est pas accompagnée d'une charge fiscale supplémentaire (qui reste a peu
près constante en proportion du PIB). Mais ce constat fait abstraction des organismes de
Sécurité Sociale (et donc de l’Etat social) qui sont l’innovation majeure de l'après 1945.
16
Seuls les pays à «Etat-providence résiduel» prennent vraiment des mesures régressives (workfare
state) qui rappelle les thèses du XIXème sur les faux mendiants, avec le New Labour d’Anthony Blair,
et un Etat pénal qui devient un substitut de l’Etat social dans les Etats Unis de William Clinton et de
George W. Bush16.
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 L’Etat keynésien a donc moins augmenté l’impôt que l’Etat social n’a accru les
prélèvements obligatoires: les prélèvements obligatoires représentaient 38 % du PIB au
début des années 1990 avec des prélèvements plus lourds dans les pays européens et des
diversités assez marquées (29 % aux E.U, 45 % en France et plus de 50% en Suède). Les
recettes fiscales ont progressé de moins du 1/3 en part de PIB alors que les cotisations
sociales ont vu leur poids doubler depuis la Seconde guerre mondiale. Bien sur,
l’hétérogénéité des situations reste forte au sein de l’OCDE.
Le poids des dettes accumulées dans les années 1970 et au début des années 1980
combiné à la montée des charges sociales a certes conduit les gouvernements à
abandonner la politique budgétaire au profit du marché (réforme de la fiscalité, vente des
actifs publics et désendettement). Mais, alors que la rupture des années 1970 est à l’origine
de mutations structurelles majeures, elle n’a pas remis en cause la spectaculaire
progression des dépenses de protection sociale. Qu’on le mesure en volume, en part de
P.I.B ou en part des revenus des ménages, le mouvement reste incontestable. La crise a
certes entraîné des tentatives nombreuses de réduction des dépenses mais elle engendre
d’abord un accroissement des dépenses et une réduction des recettes pour
l’ensemble des risques (d’où les déficits sociaux).
De fait, la socialisation du revenu continue et elle semble inéluctable. Le libéralisme ne
peut rien contre la pyramide des âges! Par contre, la «crise» a conduit à une étatisation
croissante de la protection sociale dans les pays «à cotisations sociales» par un
glissement vers la fiscalisation des ressources (pour la France, depuis le milieu des
années 1990 : CSG, Plan Juppé de 1995, Couverture Maladie Universelle, fonds public pour
consolider les retraites par répartition avec le plan Fillon de 2003)
B) Les systèmes de protection sociale après 1945 : maturation et
diversité des «régimes d’Etat-providence» (Gøsta Esping Andersen)
 De manière générale, tous les systèmes nationaux combinent déjà en proportion variable
l’assurance (logique dite bismarckienne: cotisation préalable pour avoir droit à la
protection) et l’assistance (logique dite beveridgienne: c’est la solidarité sociale mais
conçue comme un plancher que l’on place sous la société libérale pour garantir son bon
fonctionnement17). Mais pour certains, l’ambition d’universalité et de redistribution va de pair
avec une large action publique. On parle alors de Sécurité Sociale.
Tous les pays adoptent, au sortir de la seconde guerre mondiale, des régimes de Sécurité
Sociale moins ambitieux si l'on excepte les pays nordiques. S’ ils font appel à une couverture
sociale généralisée, ils restent le plus souvent financés par des cotisations sociales peu
progressives: c'est le cas du système français (1945) ou italien (1947). Ces systèmes
diffèrent suivant:
 l’étendue des risques couverts: alors que les systèmes européens sont assez complets,
les systèmes américain et japonais sont plus partiels mais moins coûteux (le système
japonais protège mal du risque vieillesse alors que le système américain laisse une grande
part du risque maladie à l'assurance privée - seules certaines catégories de personnes
défavorisées ont profité dans les années 1960 des lois Medicare et Medicaid conçues dans
le cadre de la «Great Society» sous l’administration de Lyndon Johnson).
 le mode de financement: il est ainsi plus fiscalisé dans certains pays (Danemark) alors
qu'il repose plus sur les cotisations sociales en France (logique de l’assurance)
La structure du financement de la protection sociale en 200518
On retrouve chez Beveridge la même posture que celle de Keynes, il s’agit de sauver le marché
et l’ordre social qui le supporte. Ceci permet de comprendre qu’il existe un Etat social libéral
18 Extrait de Drees, Etudes et résultats, N° 667, octobre 2008
17
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 20
En 2005, les cotisations sociales ont assuré, en moyenne, 59,0 % du financement de la
protection sociale dans l’Union européenne, ratio identique pour l’ex UE15 et celle élargie
à 25. Les autres ressources se composent principalement des contributions publiques et des
impôts et taxes affectés.
Entre 1990 et 2005, la part des cotisations a diminué de 5,3 points dans l’ensemble des
pays de l’Union européenne (UE15). Au sein des cotisations sociales, la part des
cotisations versées par les employeurs reste prépondérante, malgré un mouvement de
recul dans la majorité des pays, traduisant l’objectif d’alléger les coûts de la main-d’œuvre
pour favoriser l’emploi.
Bien que ces sources de financement soient communes à l’ensemble des pays, leur poids
relatif varie en fonction de l’histoire et des logiques institutionnelles des systèmes de
protection sociale. On classe habituellement les pays en deux groupes : d’une part ceux
de tradition « bismarckienne » où le système repose sur des mécanismes d’assurance,
souvent sur une base professionnelle, et sur un financement par des cotisations, et d’autre
part les pays de tradition « beveridgienne» où le système a pris originellement la forme d’une
aide universelle avec un financement davantage fondé sur l’impôt. Le premier groupe est
formé des pays d’Europe continentale (France, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Autriche) ;
dans le second on retrouve les pays scandinaves, l’Irlande et le Royaume-Uni.
Depuis plusieurs années, les deux systèmes semblent toutefois en voie de
rapprochement. On observe tout d’abord un accroissement du financement fiscal dans les
pays où prédominent les cotisations. C’est particulièrement net pour la France où la part des
cotisations, tout en restant supérieure à la moyenne européenne, a diminué de 8,8 points
entre 1996 et 2005, notamment suite au transfert vers la CSG de la part salariée relative au
risque maladie. À l’inverse, au Danemark, l’introduction en 1994 de nouvelles cotisations
pour alimenter des fonds du marché du travail a contribué à réduire la part largement
prépondérante des contributions publiques et des impôts et taxes affectés : leur poids dans
les recettes est passé de 80,1 % en 1990 à 63,2 % en 2005.
 Dans les années 1970, l’étude des déterminants de l’émergence et de l’expansion des
Etats-providence se développe et conduit à l’hypothèse de plusieurs régimes d’Etatprovidence. Le sociologue suédois Gøsta Esping-Andersen propose en 1990, dans son
livre The three worlds of Welfare capitalism 19, la typologie qui constitue le socle des
approches comparatives aujourd’hui. Dans ce livre séminal, il cherche à dépasser les
modèles de classification en fonction du montant des dépenses (combien?) pour s’intéresser
à la manière dont les pays dépensent (comment?).
Il met en évidence le fait qu’au sein des différences nationales, il est possible de procéder
à des regroupements qui font sens. La notion de régime rend alors compte d’arrangements
institutionnels relativement stables entre la sphère privée, le marché et l’Etat. Cette
démarche typologique permet de montrer que les différents régimes d’Etats-providence sont
d’abord des systèmes et qu’il faut comprendre de manière systémique leur transformation.
Cette typologie s’appuie sur trois critères : 1) Le degré de dé-marchandisation. Ce critère
est le plus important car il mesure la possibilité des individus de s’extraire du marché pour
survivre en bénéficiant de prestations de remplacement. Il inscrit les travaux d’Esping
Andersen dans la lignée de ceux de Karl Polanyi et de Karl Marx, en faisant de l’Etatprovidence un «capitalisme à visage humain», un système de marché encadré où l’offre et la
demande de travail ne règlent pas toute la vie sociale (l’homme n’est pas une simple
marchandise) ; 2) les formes de stratification sociale (dualisme social ou égalitarisme 
droits inégaux à la citoyenneté) ; 3) les relations entre l’Etat, le marché et la famille et la
répartition de la protection entre ces trois sphères(politique, économique, domestique).
Il distingue, à partir de ces critères, trois «régimes» d’Etat providence, du plus faible au
plus fort en prenant en compte la possibilité qu’ ils offrent aux individus de s’ extraire plus ou
moins fortement du marché, tout en prenant en compte leurs besoins. S’y ajoutent l’impact
19
traduit en français par Les trois mondes de l’Etat-providence, 1991
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ECE 1 Année 2008 2009 21
de l’Etat-providence sur la structure de classe (renforcement des hiérarchies ou sociétés
plus égalitaires grâce à son action) et la place accordée au privé et au public dans la
fourniture des prestations et des services sociaux. Les trois régimes sont:
 le «welfare state» libéral ou résiduel, accordant un rôle essentiel aux mécanismes de
marché et limitant pour l’essentiel sa protection aux plus faibles qui sont protégés, mais
aussi stigmatisés. Le contrôle des besoins et des ressources est une technique
fondamentale d’octroi des droits sociaux. Les Etats Unis sont l’exemple le plus représentatif
mais on trouve aussi d’autres pays anglo-saxons, le Japon et, paradoxalement, la Grande
Bretagne (modèle « beveridgien » faible)  dé-marchandisation faible
 le «welfare state» dit conservateur, corporatiste ou encore bismarckien c-a-d un
système de protection sociale adossé au travail salarié et visant au maintien (au moins
partiel) des revenus du salarié lorsque les circonstances (accident, maladie, vieillesse,
chômage) le mettent en dehors du travail. L’Allemagne et la France font partie de ce
modèle assurantiel, faiblement redistributif  dé-marchandisation moyenne (les droits
dépendent de contributions dans la sphère du travail, faible redistribution)
 le «welfare state» universaliste, social-démocrate, souvent associé au modèle
scandinave de société. Il garantit un niveau elevé de protection sociale contre les risques et
une offre importante de services sociaux, financé par un impôt fortement progressif. Il affiche
un objectif redistributif explicite (Suède, Norvège, Danemark)  dé-marchandisation forte.
 Malgré les critiques20, la typologie d’Esping Andersen permet cependant de distinguer les
pays à philosophie résiduelle de la protection sociale (Etats Unis) de ceux qui, de
manière peut être utopique, pensent que des solidarités globales permettent de mettre
l’homme une fois pour toutes à l’abri du besoin et d’écarter les risques de fractures
sociales dangereuses.
Conclusion intermédiaire:
Au total, l’Etat social, en s’appuyant sur la reconnaissance
de droits sociaux (créances sur les prélèvements imposés par l’Etat) est un mode de
reproduction légitime de l’Etat qui correspond à un traitement économique de la
question sociale et qui apparaît avec le développement des classes salariées urbaines
(depuis la fin du XIX ème). D’abord réservé aux salariés, puis étendu à l’ensemble de la
population, il s’articule à des formes démocratiques de représentation politique et à
des régimes inflationnistes de monnaie de crédit. Il participe ainsi à la «régulation
fordiste» de l’après-guerre ( introduction) et constitue une des piliers du «compromis
keynesien» des Trente Glorieuses, permettant la garantie des revenus des salariés en cas
de maladie, de chômage ou de retraites, des créations d’ emploi dans le secteur sanitaire et
20
Cette décomposition a été critiquée à deux titres essentiellement :
 une critique qui recherche de nouveaux regroupements, des «nouveaux mondes de l’«Etatprovidence», en mettant en évidence les différences importantes que l’on peut trouver entre pays
appartenant à la même catégorie –France/Allemagne par exemple- Cette critique n’a pas débouché
sur des typologies beaucoup plus pertinentes. En effet, il ne faut pas, confondre cas empirique et
«type idéal». Certains pays peuvent passer d’une catégorie à l’autre et d’autres constituent des «cas
déviants» (Suisse, Japon). Il ne faut pas confondre en conséquence objet réel et objet de
pensée. Si les «régimes de l’Etat-providence» sont des constructions abstraites, les cas de figures
sont, par définition, des entités historiques qui, au fil du temps, peuvent être classées différemment.
 une critique féministe plus fondamentale, qui dénonce l’oubli des rapports sociaux de sexe. Il
faudrait, en effet, introduire une autre dimension dans la typologie : la capacité pour les femmes à
former et maintenir un ménage autonome, c’est-à-dire pouvoir vivre et subvenir aux besoins de ses
enfants sans devoir se marier pour avoir accès aux droits « dérivés » du mari. En d’autres termes, il
faut compléter le concept de démarchandisation par celui de «défamilialisation» c-a-d un
engagement à collectiviser le poids et les responsabilités de la charge familiale, condition préalable
pour les femmes qui cherchent à harmoniser travail et maternité. Avec ce nouveau critère, la Grande
Bretagne et l’Irlande seraient au sommet de l’échelle avec une faible défamilialisation (très forte
inégalité des sexes), la France dans une position moyenne et la Suède dans la position la plus
favorable à l’égalité des sexes.
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 22
social et une certaine paix sociale grâce à la participation des partenaires sociaux à la
gestion du système.
III) «Crise» et remises en cause de l’Etat social dans le cadre
national : vers un Etat social actif ?
Dès le début des années 1980, Pierre Rosavanvallon signe un livre qui deviendra une
référence en France : La crise de l’Etat-providence (1981). Pourtant, plus de vingt cinq ans
après, le système de protection sociale français (et ceci vaut pour les autres grands pays
industrialisés, dans la mesure où ils connaissent des régimes d’Etat-providence développés)
connaît certes des difficultés mais n’a pas pour autant disparu. Comment expliquer ce
paradoxe ?
Le rôle des systèmes de protection sociale dans le ralentissement de la croissance qui se
manifeste à partir de 1974 reste d’abord ambigu: il est évident que le rapport salarial
fordiste est en porte-à-faux avec la mondialisation puisqu’il conduit à défendre les acquis
sociaux et salariaux qui apparaissent opposés à la préservation de l’emploi et peut être ainsi
rendu responsable de l’exclusion21.
Mais il est aussi évident que la protection sociale a limité les effets récessifs d’un fort
niveau de chômage: les inégalités entre chômeurs et titulaires d’un emploi sont beaucoup
moins fortes dans les années 1980 et 1990 que dans les années 1930. Elle explique
pourquoi, malgré les tensions actuelles, la société française peut tolérer plus de 2 millions de
chômeurs (en ne comptant que les chômeurs au sens du BIT) sans implosion sociale
générale et la crise actuelle souligne combien la protection sociale peut amortir la récession.
Son effet sur la relance de la croissance et de l’emploi reste cependant insuffisant car la
crise économique des années 1970 a modifié la donne internationale. La mauvaise
spécialisation et l’ouverture des économies ont conduit à des fuites croissantes dans le
processus du multiplicateur de dépenses collectives dans les années 1980.
A l’encontre de la théorie néo-libérale qui fait de la protection sociale et de son financement
le facteur essentiel sinon exclusif de la crise économique et sociale, il faut donc parler d’une
mise en crise de l’Etat social sous l’effet de l’internationalisation du capital, la
«mondialisation» (accélérée en même temps que déréglée par le passage aux changes
flottants et la globalisation financière). Cette tendance rompt avec les compromis sociaux
fondateurs du fordisme et déstabilise les formes institutionnelles qui s’articulaient sur des
bases nationales (A).
Mais cette crise vient aussi de facteurs liés à la logique de développement de «l’Etatprovidence» et qui se traduit par l’émergence d’un ensemble de déséquilibres. La
nature des difficultés change pour passer d’une crise financière (déficit) à des problèmes
économiques (poids des charges sociales), sociaux (exclusion) et politiques (blocages des
réformes) (B).
Face à ces évolutions, à travers la volonté de maîtrise des dépenses et le développement
des mesures d’assistance sous condition de ressources, c’est la philosophie même de
l’Etat social qui est en train de changer même si chaque forme nationale garde une forte
spécificité issue de son histoire. Ainsi peut-on distinguer la figure du «workfare state» anglosaxon de l’Etat social actif d’Europe Continentale(C).
Une vue synoptique des changements de la protection sociale22
ETAT PROVIDENCE
21
ETAT SOCIAL ACTIF
thèse de la «préférence française pour le chômage» défendue par certains libéraux.
Tableau extrait de Robert Boyer, L’Etat social à la lumière des théories régulationnistes récentes,
Colloque Etat et Régulation sociale, septembre 2006.
22
JP BIASUTTI
1. VISION
2. OBJECTIFS
3. MOYENS
4. L’ORIGINE DES
RISQUES
5. LE CONTEXTE
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 23
 Reconnaissance d’une
responsabilité sociale
Vocation universaliste
 Naturalisation des mécanismes
de production du risque social
Délimitation de populations
cibles
 Figure du travailleur face aux
 Le travailleur est l’entrepreneur
risques sociaux
de soi
 Concilier solidarité sociale et
 Gérer efficacement le budget
efficacité économique
social
 Compenser les limites du
 Adapter les individus aux
marché
signaux du marché
 Indemnisation et transferts
 Intégration des individus sur le
monétaires
marché du travail
 Structuration par catégorie
 Individualisation des
professionnelle
interventions
 Action centralisée au niveau
 Territorialisation et
national
décentralisation
 Redistribution anonyme,
 Action personnalisée, ciblée,
universaliste et inconditionnelle
conditionnelle
 Phénomènes
 Conséquence d’incitations
macroéconomiques et imperfection
microéconomiques perverses
des marchés
 Une croissance forte et
 Changements rapides et
relativement régulière selon un
imprévus de la conjoncture et
paradigme productif établi
incertitude sur le paradigme
émergent
A) Les contraintes internationales ont rompu le compromis social fordiste
Alors que le salaire indirect (constitué par les revenus sociaux) fourni par l’Etat social avait
complété dans les 30 Glorieuses de manière favorable le salaire direct pour stimuler la
croissance, il semble désormais qu’il alourdisse le coût salarial et menace la
compétitivité des économies nationales. L’internationalisation du bouclage macroéconomique fordiste tend ainsi à déstabiliser le compromis social établi sur des bases
nationales. Jusque là les politiques sociales nationales étaient compatibles entre elles. La
mise en concurrence des espaces nationaux et des marchés du travail associés grâce à une
mobilité accrue des capitaux plaide aujourd’hui pour un renouveau des inégalités qui serait
censé accroître l’efficacité économique (ce qui est déjà net au sein de l’Europe lorsque l’on
voit la stratégie de la Grande Bretagne ou de l’Irlande).
 Dans cette optique, la globalisation est une force externe qui s’impose aux
gouvernements en réduisant l’autonomie des politiques nationales. Deux facteurs y
contribuent : la sanction directe des marchés financiers, la perte de compétitivité.
 La fin des accords de Bretton-Woods rend en effet les Etats très vulnérables aux
mouvements de capitaux à court terme. Leur volatilité compromet la possibilité de mener des
politiques négativement appréciées par les investisseurs comme une politique budgétaire
laxiste, une augmentation de la pression fiscale ou des charges sociales ou des politiques
sociales trop généreuses. Les traités européens ont été aussi interprétés dans ce sens.
 Dans la logique des politiques d’attractivité du territoire ( supra paragraphe 3, colle 1),
le coût de la politique sociale est un élément déterminant du coût du facteur travail. Au
salaire social (salaire + cotisations sociales) en vigueur, les travailleurs déqualifiés
apparaissent trop chers et deviennent inemployables.
D’autre part, les entreprises sont incitées à délocaliser une partie de leur production. La
mobilité du capital rend en effet sa taxation plus difficile et le choix de la forme de
financement (impôts ou cotisations) détermine alors les groupes de contribuables qui
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 24
financent la protection sociale. Le glissement vers l’impôt (surtout s’il est indirect) allège le
coût brut du travail pour les entreprises mais fait porter la charge sur les ménages.
Cette forme d’analyse conduit à la thèse selon laquelle la globalisation mène à une course
des Etats vers le bas c’est-à-dire vers la réduction massive de la protection sociale, la
privatisation progressive de la sécurité sociale, la réduction des charges sociales mais aussi
des droits sociaux sur fond de lutte internationale pour la compétitivité.
 La vision de la couverture sociale et du rôle des inégalités s’est aussi modifiée: la
configuration des luttes contre l’inégalité héritée des 30 Glorieuses semble s’opposer
désormais à la croissance. Celle-ci dépendrait désormais des capacités de production,
gouvernées par le taux de profit (théories «du côté de l’offre»). Le chômage étant pour partie
«classique» (c-a-d lié au manque de rentabilité), croissance et emplois seraient pénalisés
par les transferts sociaux ce qui expliquerait le dynamisme différent des économies anglosaxonnes d’un côté (à un moindre degré du Japon jusqu’à la récession financière des
années 1990), des économies européennes de l’autre dans la création d’emplois. Cette
explication peut avoir sa pertinence dans les années 1980 mais elle devient peu crédible
lorsque l’on constate la remontée spectaculaire du taux de marge des entreprises dans les
années 1990.
Certes les traités européens des années 1990 comprennent un «volet social» qui pourrait
redonner corps à un Etat providence au niveau européen. Mais ses premiers effets ont plutôt
donné lieu à un «dumping social» mettant en concurrence les systèmes nationaux de PS et
conduisant à un ajustement par le bas. L’ajustement par le bas de la protection sociale
semble désormais une alternative aux variations du taux de change lorsque celui-ci est
devenu «irrévocablement fixe» avec la mise en place de la monnaie européenne.
 A cette approche structurelle, s’ajoute la théorie du déplacement des intérêts des
acteurs consécutif à l’instauration d’un régime économique international libéral.
L’influence de la globalisation serait alors plus indirecte puisqu’ elle modifie les intérêts des
différents grands acteurs collectifs. De nouveaux groupes sociaux seraient en opposition :
secteurs ouverts à la concurrence, secteurs fermés ; production intensive en travail ou en
capital. Certains soulignent que la globalisation donne un avantage aux acteurs sociaux
mobiles (firmes industrielles, capital financier, cadres bien formés) face aux acteurs sociaux
peu mobiles (salariés et organisations syndicales). Les firmes peuvent alors exercer un
chantage à la baisse des charges sociales.
 Cependant, on ne doit pas oublier que des systèmes de Sécurité Sociale qui fonctionnent
bien peuvent aussi améliorer l’efficacité de l’économie nationale. Les systèmes de
santé, de protection de l’emploi et les mesures de qualification contribuent positivement à la
croissance (sans que cette contribution soit mesurable alors que les prélèvements le sont !).
La paix sociale est aussi une externalité positive qu’apprécient les investisseurs. Il
existe donc plusieurs moyens d’être compétitif au niveau international et la globalisation
n’interdit pas des politiques sociales universalistes de type social-démocrate.
D’autre part, le poids déterminant de la globalisation dans l’évolution des systèmes
de protection sociale est largement discuté. Beaucoup de chercheurs montrent que le
commerce international est essentiellement un échange entre pays développés et que la
concurrence des pays à faible coût salarial porte surtout sur les biens intensifs en main
d’œuvre (et très peu sur les services). Aussi considèrent-ils que les problèmes relèvent des
transformations économiques structurelles que connaissent les pays développés même si la
transformation du contexte économique international ne saurait être négligée.
B) Des déséquilibres liés au développement de l’Etat-providence
1) Une crise financière.
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La crise financière repose sur deux phénomènes affectant à la fois les ressources et les
dépenses (le chômage et le vieillissement démographique). L’écart croissant entre recettes
et dépenses des budgets sociaux (crise financière) n’est donc qu’en partie un produit du
ralentissement de la croissance économique depuis 30 ans (abusivement qualifiée de « crise
économique »).
 Il est évident que la croissance récessive(ou «croissance molle») diminue l’assiette des
prélèvements et que la croissance du chômage entraîne une hausse des dépenses de
compensation des revenus perdus (d’ abord allocations chômage puis assistance pour le
chômage de longue durée -RMI- et retraites anticipées-). Le chômage n’est pas ici un risque
comme les autres car il assèche les possibilités de financement de l’ensemble de la
protection sociale et peut difficilement être couvert.
Le chômage massif et durable (surtout dans les pays d’Europe continentale … et de la
zone euro) accroît donc les demandes adressées au système de protection sociale tout en
pesant sur son financement. Mais son incidence dépend du modèle de protection sociale
dominant. Dans les pays où dominent le modèle corporatiste ou bismarckien, le chômage
durable est dramatique car les droits sociaux sont liés au paiement de cotisations sociales
assises sur les salaires. Les chômeurs risquent donc d’être privé de droits sociaux. Ainsi de
nombreux chômeurs n’ont-ils pas de complémentaire santé, alors que les chômeurs non
indemnisés ne peuvent faire valoir leur trimestre de chômage en vue de la retraite.
L’indemnité chômage est par ailleurs souvent inférieure au seuil de pauvreté (ce qui montre
en passant que le «chômeur fainéant» est largement un mythe!). En même temps les statuts
d’emplois précaires qui se développent depuis 25 ans ne fournissent pas toujours un accès
complet à la protection sociale (faux indépendants, stagiaires)
 Mais se greffe aussi un effet démographique dû à la transformation de la pyramide des
âges et qui agit sur l’équilibre des retraites: la réduction du nombre des jeunes actifs
cotisants (c-a-d occupés) se combine à un allongement de la durée de vie et à l’arrivée à l’
âge de la retraite des personnes du baby-boom susceptibles de prétendre à des retraites
pleines calculées sur des salaires élevés23.
 Enfin s’ajoute la dynamique autonome des dépenses de santé, liée autant aux
stratégies professionnelles du corps médical (offre de soins croissante) qu’aux
transformations des représentations du corps, de la mort et des maladies dans la société (le
droit aux soins devient un droit à la - bonne - santé).
2) Une crise idéologique
 Il apparaît, depuis le début des années 1980, une ligne de fracture entre le maintien de
la forte légitimité de l’Etat providence (grèves de décembre 1995 et du printemps 2003 en
France) et une sécession des élites politico-administratives qui ont adhéré à la critique
néo-libérale du «trop d’Etat».
De même une critique interne se développe à partir des «échecs de l’Etat providence»
(absence réelle d’égalité des chances et d’accès aux services publics, effets antiredistributifs des transferts et des consommations collectives, bureaucratisation et mauvaise
qualité des services collectifs et sociaux, impossibilité de fixer un critère pour la justice
sociale, accaparement des avantages par les classes moyennes)
 Les dispositifs de lutte contre les inégalités seraient aussi victimes de leur propre
succès. Le système de sécurité sociale de l’après-guerre (sous des formes très différentes)
C’est l’Etat social qui est responsable en partie du phénomène par ses succès: l’Etat protecteur
remplace la protection rapprochée de la famille, améliore l’état sanitaire de la population, donc
augmente la quantité de personnes âgées à sa charge  faut-il pour autant le regretter ? colles
démographie).
23
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était en effet destiné à éviter le retour de la paupérisation de l’entre-deux-guerres et surtout
de la condition salariale du XIX ème. Ces mécanismes ont suffisamment bien réussi pour
que de «nouvelles inégalités» soient devenues discriminantes pour l’opinion publique. Les
assurances sociales ne protègent pas ceux qui ne peuvent pas cotiser, qui se trouvent être
ceux qui en ont le plus besoin. Le système français, centré sur le travail, renforcerait les
phénomènes d’exclusion sociale. Enfin, la protection sociale (en France en particulier) est
plus centrée sur la couverture des risques que sur leur prévention par une politique
créatrice d’emplois (dont elle réduit l’urgence par ailleurs). L’inégalité face à la formation et
au logement deviennent alors aussi essentielles.
Pierre Rosanvallon fait enfin remarquer que la pensée de la solidarité est en panne car
on ne sait plus quelles règles organisent la dette sociale (montée des inégalités dynamiques
et intra-catégorielles) et on s’interroge dès lors sur les règles de justice (pourquoi payer pour
les autres lorsqu’il apparaît que les risques supportés par chacun diffère: risque d’être
malade, risque d’être au chômage, etc.?). La gestion du risque se déplace vers la gestion de
l’insertion pour lesquelles les procédures assurantielles complétées par l’assistance ne
suffisent plus. L’Etat-providence se confondrait de plus en plus avec l’Etat instituteur du
social car produire de la cohésion sociale, réduire l’exclusion, insérer les individus dans la
société deviennent les nouveaux défis.
 Ces deux «crises» n’ont jusqu’à maintenant conduit qu’à des restructurations
progressives sans toucher au coeur du système (allongement de la durée de cotisation,
réduction des prestations avec ciblage accru des prestataires). Elles ont stabilisé la part des
dépenses sociales dans le PIB. Ces réformes semblent plutôt remettre en cause
l’universalité du système plus que son principe. Pourtant, certains dénoncent le
dévoiement plus sournois des dernières années en critiquant le «social-libéralisme» contenu
dans le projet de «troisième voie» dont l’Angleterre d’Anthony Blair a été le porte-drapeau.
Les critiques de l’«Etat providence»24 et la remise en cause de la
redistribution
 Au cours du XXème, il est apparu à la majorité des économistes qu’il n’y avait pas
d’antinomie entre la notion paretienne d’efficacité et les critères égalitaristes ( supra I).
Ainsi, l’approche traditionnelle de l’équilibre général dans les années 1950 et 1960 a
impliqué au fond une sorte de partage des tâches: au marché la fonction d’assurer une
allocation efficace des ressources entre les différentes utilisations possibles, à l’Etat de
redistribuer au plus «juste» le surplus ainsi dégagé. Pour elle, les impératifs de justice et
d’efficacité n’étaient pas contradictoires mais complémentaires et les mécanismes de
marché pouvaient conduire à des distributions pas fatalement équitables d’où la nécessité de
redistribuer. Rien n’interdisait donc de rechercher l’optimum optimorum c-a-d la meilleure
en équité des allocations satisfaisantes en efficacité. La seule condition était que la
redistribution devait être forfaitaire pour ne pas trop distordre le système de prix, élément-clé
de la construction. On pouvait même montrer qu’il pouvait être justifié d’introduire une
redistribution néfaste pour l’allocation optimale des ressources s’il y avait un gain social net
pour la collectivité. Il restait cependant difficile de procéder au cas par cas à la
comparaison empirique du coût d’efficacité et de l’effet de redistribution probable des
mesures envisagées. Il relevait en effet du bon sens que les mesures de redistribution
devraient être tout à la fois efficaces quant à leur impact sur la distribution et minimiser le
coût d’efficacité. Cette question n’a pas retenu l’attention des politiques et des citoyens tant
que la croissance économique était soutenue.
24
On se souviendra que ce sont les auteurs libéraux qui, à la fin du XIX ème, ont utilisé le terme
d’«Etat-providence», de manière péjorative, pour critiquer les fondements de l’Etat social.
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 C’est significativement en 1975 que l’économiste Arthur Okun (1928-1980) évoque un
dilemme Egalité/Efficacité25. La rupture de 1974 suscite en effet des interrogations sur les
causes du ralentissement de la croissance. Celui-ci, depuis une trentaine d’années a de plus
provoqué deux séries de difficultés:
 endogènes car le développement de la demande de politique sociale s’est accompagnée
d’une croissance de ses coûts et d’une montée de l’inégalité des revenus et de la pauvreté
depuis 30 ans. Cette iniquité a justifié une série de critiques très disparates que l’on peut
rassembler autour de deux thèmes principaux malgré la diversité des niveaux d’analyse. Les
critiques de droite viennent de l’idée du marché efficient. L’Etat «parasitaire» favorise
les «corporatismes» et engendrent paradoxalement de «nouvelles inégalités». La logique
«assurantielle» exacerbe les conflits de la société de marché au lieu de les pacifier. Elle
surtaxe le capital et dissuade l’investissement ; elle réduit les disciplines productives en
désincitant au travail. Elle soumet l’Etat à un flux de demandes politiques qui le déstabilisent
Les critique de gauche insistent sur l’Etatisation de la solidarité et développent une
remise en cause de l’Etat tutélaire (elles sont souvent paradoxales puisqu’ elles demandent
aussi des interventions dans de nouveaux domaines)
 exogènes face à l’ouverture des économies.
De fait, la polémique sur les politiques sociales et de redistribution s’est à nouveau
développée autour des thèmes suivants.
A) L’Etat-providence décourage l’activité
La thèse est ici la suivante : avant de distribuer, il faut produire de la richesse or la
redistribution provoque la pénurie par ses effets sur le coût du travail et les distorsions dans
l’usage des facteurs de production. Le marché est donc le meilleur créateur de
richesses, il en est aussi le meilleur distributeur.
1) Le coin socialo-fiscal
 Le premier argument porte sur la critique du financement par cotisation qui alourdit le
coût du travail et favorise une substitution capital/travail26.
 Les économistes vont aussi soulever dans les années 1970 la question de l’interférence
entre moyens d’intervention de l’Etat dans ce domaine et la recherche de l’allocation
optimale des ressources. Comme les prélèvements doivent se fonder sur les transactions
(salaires et échanges marchands sont l’assiette de la plupart des prélèvements), le système
de prix est affecté. Ainsi les prélèvements sur les salaires induisent une distorsion entre coût
salarial qui détermine la demande de travail et le salaire reçu qui détermine l’offre de travail
 c’est le coin «fiscalo-social» ou « socialo-fiscal»
 Il s’agit de mettre en évidence les effets de l’écart entre le coût total du travail et le
salaire net perçu par le travailleur. En France, le mode de financement de la protection
sociale le rendrait particulièrement important car la Sécurité Sociale fonctionne suivant le
principe de la solidarité professionnelle qui fait peser les prélèvements sur les revenus
d’activité.
L’OCDE considère que les coins fiscaux moyens et marginaux sont particulièrement élevés
en France. Ils perturberaient alors les ajustements sur le marché du travail en amplifiant
25
dans un livre au titre évocateur: Equality and Efficiency : The Big Trade-off, publié en 1975. Il y
analyse les conflits qui naissent quand le désir de la société de réduire les inégalités altère l’efficacité
économique et confrontent les décideurs politiques à un grand arbitrage («big trade-off»)
26 Critique: le coût indirect du travail peut être compensé par un coût direct plus faible ce qui est le cas
de la France où le coût global du travail n’est pas plus élevé que celui de ses partenaires.
D’autre part, les politiques de l’emploi qui ont cherché à diminuer les cotisations sociales pour les
publics touchés par le chômage ont provoqué un effet d’aubaine (substitution de salariés)
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l’incitation au travail non déclaré (cet effet est amplifié en cas de prestations non
contributives car le travailleur adopte alors une stratégie de passager clandestin).
L’augmentation du coin fiscal diminuerait la flexibilité du marché du travail en rendant difficile
l’ajustement de l’offre et de la demande sur ce marché
2) Les désincitations au travail
Les désincitations à travailler sont aujourd’hui les plus discutées. Les différentes
interventions de l’Etat providence en termes de taxes et de transferts introduisent une
distorsion entre le gain résultant de l’acte de travailler et l’effort réalisé. Ce faisant, les
individus, soit parce qu’ils sont rémunérés à un niveau inférieur (dans le cas de taxes) ou
supérieur (dans le cas de transferts) au niveau résultant du jeu du marché font face à une
désincitation à travailler27.
 La redistribution réduit les taux moyens et marginaux effectifs de gain (TMEG), de
sorte que les individus pourrait être dissuadés de travailler ou d’épargner. Pour les libéraux,
cet effet est d’une grande importance ; les pays fortement redistributifs connaîtraient
obligatoirement de faibles taux d’activité. Ils seraient pris dans un cercle vicieux : plus de
prélèvement entraîne une baisse de l’activité, donc oblige à augmenter encore les
prélèvements, ce qui accentue la baisse de l’activité… Pour les sociaux-démocrates, cet
effet est de peu d’importance. Les taux de prélèvements n’affectent guère le comportement
de travail de la plupart des personnes ; pour les plus riches, les effets-revenu compensent
les effets de substitution ; les plus pauvres doivent travailler coûte que coûte. Aussi, des
pays à fort taux de prélèvements, comme les pays scandinaves, peuvent-ils avoir des taux
d’activité élevés. Reste que, dans les pays d’Europe continentale, l’argument est utilisé de
plus en plus fréquemment pour plaider pour une forte baisse des taux de prélèvement,
censée impulser l’activité par des effets d’offre.
 L’impact final des effets revenu et de substitution est en réalité très ambigu et
dépend de la force respective des deux effets. On peut élargir le raisonnement en tenant
compte des distorsions introduites par ces effets: l’arbitrage travail/loisir à l’auto-production
et au troc, à l’implication dans le travail, à l’investissement en capital humain et à l’évasion
fiscale légale et illégale ( critique du modèle Canto, Joines et Laffer).
 En ce qui concerne les plus pauvres, l’existence d’un Revenu minimum (au sens de RMI)
a été remise en cause. Traditionnellement, la société garantissait aux travailleurs un revenu
minimum, wm, ceci par le SMIC et les prestations familiales. Le développement du chômage
de masse et des phénomènes d’exclusion a rendu nécessaire de garantir aux sans emplois,
un revenu minimum, rm,, qui ne pouvait être trop inférieur à wm. Alors que la faiblesse de
l’écart entre le revenu minimum des sans emplois et des salariés était considéré naguère
comme une preuve de la bonne qualité du filet de protection sociale, de nombreux analystes
attribuent maintenant une lourde responsabilité dans le développement de l’exclusion, lui
Les modèles s’appuient sur un individu qui a le choix entre plus de revenus et moins de
loisirs ou plus de loisirs et moins de revenus. Ce choix dépend du taux de salaire w, des
préférences de l’individu qui dessinent la courbe d’indifférence loisir/revenu et des autres sources de
revenus que le travail M. Le revenu est égal à wL + M où L représente les heures travaillées. Les
préférences étant données, le volume de travail offert L va dépendre du taux de salaire et des revenus
autres que ceux du travail. Une variation du taux de salaire, suivant le raisonnement de Slutsky, a
deux effets dans la mesure où elle altère le prix relatif des biens et du loisir et qu’elle affecte le revenu
disponible: un effet de substitution et un effet revenu ( cours microéconomie).
L’introduction d’une taxe de sécurité sociale va avoir pour conséquence de réduire le revenu
disponible à w(1-t)L + M où le volume de travail L a changé du fait des deux effets. L’effet revenu
traduit le fait que la situation de l’individu se dégrade du fait que son revenu est diminué (incitation à
travailler plus) alors que l’effet de substitution l’incite à travailler moins puisque le prix relatif du travail
s’élève ( cours micro-économie)
27
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reprochant de créer une trappe à inactivité, les travailleurs peu qualifiés étant peu incités à
reprendre un emploi, en raison de la faiblesse du gain à la reprise d’un emploi28.
 Le calcul d’un TMEP (taux marginal effectif de prélèvement), obligatoirement proche de
100 % dans un système généreux est venu assimiler la situation des exclus à celle des
plus riches, l’Etat prélevant une partie importante du produit de leur travail.
Pire, c’est au revenu des Smicards à mi-temps, promu situation de référence pour les
travailleurs pauvres, que certains en sont venus à comparer le niveau du RMI. Ce
maquillage conceptuel a pour but de promouvoir une réforme de la protection sociale, basée
sur l’idée que le travail doit payer («make work pay»). Celle-ci peut se décliner selon deux
schémas : le schéma libéral pour lequel il faut réduire les prestations d’assistance; une vision
plus sociale où il faut stabiliser les prestations d’assistance et augmenter les revenus des
non qualifiés. L’incitation au travail est ainsi devenu un argument pour limiter le niveau de
vie des sans emplois en même temps que la nécessité de freiner le coût du travail reste un
argument pour limiter le salaire des non qualifiés. C’est le sens du développement du RSA
(Revenu de Solidarité active) en 2009.
 Une troisième source de désincitation peut être liée aux assurances sociales29
3) La redistribution décourage l’épargne
Plusieurs arguments peuvent être avancés pour montrer que la redistribution réduit
l’épargne
 D’abord, on peut considérer que, sur le cycle de vie, l’épargne est réalisée durant les
années actives pour garantir la consommation des années inactives. Les régimes de retraite
obligatoires constituent donc une alternative à l’épargne privée. Si cette épargne privée est
compensée par un accroissement de l’épargne publique, l’effet sera neutre mais cette
compensation n’a pas lieu parce que les régimes de retraite par répartition ne
génèrent pas d’épargne mais seulement un transfert des actifs vers les inactifs. C’est
aussi ce que souligne Feldstein, en s’appuyant sur les travaux d’Ando et Modigliani, en
montrant que l’existence d’un système par répartition réduit l’incitation à accumuler de
l’épargne. Cet argument a été utilisé pour justifier le passage d’un régime de répartition à
un régime de capitalisation30
 La redistribution serait aussi une entrave à la croissance car les déficits de la protection
sociale accroissent la pression sur le marché des capitaux (effet d’éviction, déjà évoqués à
propos de la dette publique)
L’existence d’une trappe à pauvreté ou à inactivité est liée aux allocations (ou services sociaux en
nature comme le logement social) qui sont servies sous conditions de ressources. Pour les personnes
qui sont éligibles à ces droits et qui travaillent, une amélioration du revenu du travail conduisant à
dépasser le plafond de ressources se traduit par un taux marginal d’imposition effectif (perte de
transferts et soumission à l’impôt) très élevé qui peut inciter ces personnes à rester en deçà du
plafond de revenu.
29 Critique : Les travaux sur l’incitation à un départ précoce du fait de régimes de retraites généreux ne
montrent pas cependant de résultats significatifs
L’effet de l’assurance chômage reste aussi ambigu car il néglige le rôle que celle-ci a sur la mobilité
des travailleurs puisqu’elle rend moins coûteuse la perte d’emploi. Tout au plus peut-on montrer
qu’elle allonge la durée du chômage mais, là encore, cet allongement peut aussi permettre une
meilleure allocation des emplois car l’allocation chômage n’oblige pas à prendre un emploi à n’importe
quel prix.
30 Pourtant, Robert Barro a montré que si on distinguait les types d’épargne, l’épargne de précaution
en baisse était compensée par un accroissement de l’épargne patrimoniale destinée aux legs, en
faisant l’hypothèse d’un comportement altruiste des ménages.
28
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Conclusion intermédiaire:
Au total, force est de constater que l’analyse des
désincitations est sous tendue par des préoccupations normatives. Il s’agit, pour ces auteurs,
de rappeler qu’avant de redistribuer les fruits de la croissance, il faut de la croissance.
Or, pour eux, la recherche d’une justice sociale par l’égalité des conditions et la redistribution
des ressources nuit à l’efficacité de l’économie de marché et casse par conséquent le ressort
de la croissance. Aussi faudrait-il privilégier aujourd’hui à nouveau l’efficacité contre
l’équité.
Les arguments théoriques ne donnent pas pourtant de réponse univoque à la question. Ce
sont donc les travaux empiriques qui peuvent apporter un élément de réponse or ces
derniers conduisent à penser que ces approches théoriques sont faiblement soutenues voire
infirmées par les faits
 soit l’effet désincitatif n’est pas avéré
 soit les problèmes de méthode rendent difficile l’interprétation
 soit les effets désincitatifs sont trop faibles pour peser sur la croissance
L’approche est d’autre part largement déséquilibrée en insistant sur le coté de l’offre et
l’analyse de la demande est ignorée. Elle est souvent menée en équilibre partiel ce qui
interdit de voir les interdépendances affectant toute action sur une variable. L’évaluation du
rôle positif de l’Etat-Providence est donc un domaine négligé de l’analyse économique.
On peut penser que l’Etat providence a des effets tantôt positifs, tantôt négatifs sur la
performance économique et que l’effet global résulte de la somme de ces effets contrastés.
On peut aussi penser que les Etats ont d’ailleurs minimisé les effets désincitatifs puisqu’ il n’y
a pas de relation inverse entre la croissance économique et les dépenses sociales et les
modèles précédents prennent difficilement en considération la réalité institutionnelle
complexe qui caractérise les politiques sociales. Sur la période 1950/70, les dépenses
sociales sont en relation positive avec la croissance et sur la période 1973/82, la croissance
de la productivité est aussi fortement corrélée aux transferts publics et aux dépenses
sociales.
Il est évident par contre que le système de sécurité sociale est victime du
ralentissement de la croissance puisque ses ressources en sont dépendantes comme ses
dépenses. Il est aussi indubitable que les dépenses de sécurité sociale stabilisent la
demande et assurent la solvabilité de la demande. Si cet effet est limité par les fuites hors
de l’économie nationale, il reste pertinent au niveau européen.
La question des performances de l’Etat-providence peut être alors déplacée vers ses
fonctions premières.
B) Les principes de la justice sociale sont à redéfinir
1) La justice sociale est un «mirage»
On connaît le résultat de l’approche hayekienne: la seule chose que peut atteindre une
humanité consciente des limites de son pouvoir est de construire un ordre dans lequel
chacun puisse utiliser à ses propres fins les moyens qui lui sont échus par hasard. La
supériorité décisive du marché est qu’il réalise un tel ordre, n’obéissant à aucune hiérarchie
socialement déterminée de buts: c’est une catallaxie31
 La justice procédurale vient de ce que tout le monde peut s’entendre sur des règles
impersonnelles, identiques pour tous (ex: jeu de dé) et accepte en conséquence les effets de
ses actions. Seules des règles abstraites, qui ne prennent pas en compte la situation des
individus, ni leur position concrète de départ ni le résultat auquel ils doivent aboutir, peuvent
être égales pour tous et se conformer au principe de l’égalité devant la loi. Non
du grec katallatein = échanger, accepter quelqu’une dans la communauté, transformer un ennemi
en ami.
31
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seulement les règles abstraites sont choisies de manière impartiale (car les individus ne
peuvent prévoir leurs effets), mais elles seules peuvent faire l’objet d’un accord.
Au contraire, la justice distributive implique une vision commune de ce qui est bien qui
s’impose à tous ce qui est contraire à l’idée libérale que chacun choisit les objectifs qu’il se
donne et la valeur qu’il accorde aux choses.
 C’est donc l’impossibilité de pouvoir se mettre d’accord sur les fins et donc sur «une
part juste» pour chacun qui fonde chez Hayek le refus de la justice distributive. La
politique du bien être ne peut ouvrir que sur le conflit et l’arbitraire, car le bien être est sans
principe. Même choisie à la majorité, une aide publique à une catégorie reste arbitraire car
elle procède d’une certaine vision du bien c-a-d sur un objet qui par nature ne peut jamais
faire l’accord de tous. L’idée que le choix majoritaire est juste et non arbitraire conduit au
despotisme du peuple et ouvre la voie au totalitarisme (la fameuse «route de la servitude»
que dévoile Hayek dans un ouvrage éponyme en 1945).
 L’idée d’Hayek peut donc se résumer schématiquement ainsi: l’Etat est garant de la
justice mais la justice sociale ne relève pas de ses attributions. Le risque est en effet de
réintroduire la question des fins alors que la catallaxie l’a expulsée des sociétés modernes.
2) Toutes les inégalités ne sont pas injustes
Pour le philosophe américain John Rawls, dans son livre majeur Theory of justice de 1971,
«une injustice n’est tolérable que si elle permet d’éviter une injustice plus grande encore». La
question est alors de savoir comment une inégalité devient une injustice. La réponse de
Rawls est qu’une injustice est une inégalité qui ne profite pas à tous.
 Pour les utilitaristes, la justice n’est exigée que pour autant qu’elle maximise le bien être
du plus grand nombre (ce qui les amène, sous certaines conditions, à défendre une équirépartition). Elle est donc une fonction du bien être collectif et, par conséquent, le niveau de
la satisfaction collective a priorité absolue sur la liberté individuelle. Elle peut
engendrer des inégalités très fortes.
Pour John Rawls, au contraire, le principe de justice implique des droits inaliénables
pour l’individu (droits de l’homme) qui ne sauraient être sacrifiés même au nom du bonheur
du plus grand nombre comme le pensent les utilitaristes. Deux sacrifices sont en fait
refusés par l’auteur: le sacrifice des plus défavorisés au nom de l’efficacité économique
(capitalisme sauvage), le sacrifice des plus favorisés au nom de la justice sociale (socialisme
autoritaire).
 Deux principes de justice sont alors développés, principes qui seraient censés obtenir
l’adhésion rationnelle des individus placés «sous un voile d’ignorance» (c-a-d ignorant a
priori la place qu’ils occupent dans la société) dans une position originelle (c’est un point de
vue et non une position originelle fondant un contrat social)
 le principe de liberté: «droit à la plus grande liberté fondamentale, compatible avec une
liberté semblable pour tous» (droit de vote, d’expression, de propriété). Mais des inégalités
vont se développer (plus forts, plus doués, plus favorisés par le sort vont s’imposer et les
inégalités vont se renforcer mutuellement)
 le principe de différence: «les inégalités économiques et sociales doivent être
aménagées de telle sorte qu’elles soient assurée, en dernière analyse, pour le plus grand
profit des plus défavorisés et attachées à des emplois et à des postes accessibles à tous
dans les conditions d’égalité équitable des chances».
 Le premier principe primant sur le second, on ne peut combattre les inégalités en
allant contre les libertés fondamentales. L’état économique et social le plus juste, parmi tous
les états possibles, est celui qui assure au membre le plus défavorisé une position maximale.
Ce principe est appelé le «maximin» (maximisation de la situation minimale) et dérive de
la théorie des choix en incertitude (sous un «voile d’ignorance», sous lequel chacun
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méconnaît sa propre position dans la société, l’accord peut se faire unanimement sur ce
principe).
3) L’Etat-providence est mal adapté aux nouvelles formes de l’inégalité
Au milieu des années 1990, Pierre Rosanvallon et Jean Paul Fitoussi soulignent le
renouveau des inégalités aujourd’hui32. Ils montrent qu’il engendre la crise du concept
d’égalité et que cette crise fait peser un risque sur la cohésion sociale. Ce constat motive
la revendication d’un «nouvel Etat providence» et non sa suppression comme dans le cas
précédent. Le renouveau des inégalités se traduit par un double mouvement:
 l’approfondissement des inégalités structurelles inter-catégorielles qui expriment donc
la structure du système, complémentaires et antagoniques (acceptées sous le poids de
l’histoire: inégalités des revenus entre catégories de salariés ou entre capital et travail)
 l’émergence d’inégalités dynamiques qui viennent des transformations du système.
Elles sont essentiellement intra-catégorielles et soulignent que, derrière l’identité de la
catégorie sociale, il y a des différences qui viennent des conditions initiales et qui diversifient
les parcours au point de rendre les inégalités inadmissibles pour ceux qui les subissent.
Acceptées lorsqu’elles étaient transitoires (mutations technologiques et sectorielle), ces
inégalités dynamiques deviennent cumulatives et sont perçues comme durables désormais.
Leur caractère aléatoire et intra-catégoriel les rend alors plus difficiles à supporter.
L’approche en termes d’inégalités de revenus ne permet pas de les percevoir car elles
augmentent la dispersion des revenus d’une catégorie sans modifier la moyenne. Cette
approche ignore aussi les revenus cumulés des différentes catégories de salariés entre les
deux périodes où l’on compare les grilles salariales or ceux-ci sont affectés par les
différences de vulnérabilité au chômage qui dépendent surtout du capital humain détenu et
du parcours de l’individu.
 Ces auteurs montrent ainsi la multiplication des inégalités: au sein du salariat
(diversité des parcours pour une même dotation initiale), les inégalités entre hommes et
femmes, les inégalités géographiques (services collectifs, fiscalité locale), les inégalités
entre générations (aujourd’hui, il suffit pour un salarié du privé qui part à la retraite de 7 ans
pour compenser les sommes qu’il a versées pendant toute sa durée de cotisation alors que
son espérance de vie est de 20 ans à 60 ans. Cependant, ceci peut être compris comme une
compensation en vertu d’une comparaison de l’égalité des destins même si les difficultés
croissantes des actifs depuis 15 ans justifie aujourd’hui un certain équilibrage des peines),
les inégalités du à la complexification du rapport individu/Etat providence à cause des
prestations sociales soumises à condition de ressources (car elles introduisent des
mécanismes de séparation à l’intérieur de populations homogènes).
La sélectivité des prestations implique en conséquence une adaptation de l’Etat
providence au changement social au risque sinon d’alimenter la critique d’une
redistribution arbitraire et inégalitaire. La même complexité et les effets de seuils se
retrouvent dans la fiscalité qui traduit toujours le poids des forces sociales.
L’excès de simplicité est aussi dangereux car il conduit à négliger les différenciations
sociales au moment où elles se multiplient. La revendication d’un Etat-providence
«biographique» implique donc une certaine complexité dans les mesures proposées.
 La redistribution est aussi de plus en plus partagée avec les collectivités locales :
l’apparition de «petites providences locales» et des disparités fortes de prélèvements et de
prestations d’une commune à l’autre accentuent alors les inégalités. De même, la fonction de
protections sociales est partagée avec les grandes entreprises : ceci produit une sorte de
«super providence» qui renforce les inégalités entre ceux qui travaillent dans ces grandes
entreprises et les autres – les salariés des PMED’autre part, les inégalités d’accès au système financier multiplient les inégalités
sociales («on ne prête qu’aux riches») car elles peuvent empêcher de faire les
32
Dans leur livre Le nouvel âge des inégalités, 1995.
JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 33
investissements nécessaires pour améliorer le capital humain. Enfin, la multitude des
inégalités quotidiennes est évidente (santé, logement, équipements publics, face à
l’incivilité, de transport)
 C’est cette multiplication des inégalités qui fait problème ainsi que la forte probabilité
de les voir se concentrer sur certaines populations. Les inégalités dynamiques
produisent des différences de proximité qui apparaissent sans fondement.
Face à ces inégalités complexes, les auteurs proposent alors d’agir sur les dotations
initiales et donc sur la répartition primaire des revenus plutôt que de charger la
redistribution à un moment où elle perd de sa légitimité parce on ne sait plus définir la dette
sociale et que la concentration sur certaines populations déchire le «voile d’ignorance».
Ceci ne peut se faire que par les services publics, chargés de produire de la cohésion
sociale (éducation, logement), en revenant plutôt à la fonction d’«instituteur du social»
suivant l’expression antérieure de Pierre Rosanvallon.
C) La mondialisation semble remettre en cause la redistribution
Comme on l’a vu, les transferts et dépenses publiques individualisables (TDPI) sont de trois
types: assistance (ciblée sur les plus pauvres), universel (bénéficiant à tous), assurantiel
(chacun reçoit en fonction de ses cotisations). Un système à l’américaine qui réduit les TDPI
aux transferts d’assistance apparaît plus redistributif à taux de prélèvement obligatoire
donné, puisque seuls les plus pauvres en bénéficient. En sens inverse, un système à la
française apparaît relativement peu redistributif, mais on peut penser qu’il est socialement
préférable puisqu’il évite les effets de discrimination et d’exclusion. Tout le monde bénéficie
de l’école gratuite ; ce système est moins redistributif qu’un système où l’école gratuite serait
réservée aux plus pauvres mais évite, en principe, d’avoir des écoles pour les riches et pour
les pauvres ; toutes les classes sociales sont, théoriquement, intéressées à ce que l’école
universelle soit de bonne qualité.
 Les classes supérieures des pays d’Europe continentale s’étaient, plus ou moins
résignées, à des taux de prélèvement relativement élevés. La mondialisation leur permet
maintenant d’y échapper, ou de menacer d’y échapper. Les plus riches peuvent choisir de
vivre ou de mourir dans des pays qui n’imposent pas les patrimoines et les successions ; ils
peuvent placer leur fortune à l’étranger; les stars peuvent s’installer dans les pays moins
redistributifs ; les entreprises peuvent installer leurs centres de décisions dans des pays qui
imposent peu les cadres supérieurs. La capacité des pays à organiser la redistribution
s’érode progressivement, que les riches s’enfuient effectivement ou que la crainte de
cette fuite oblige à la baisse des taux de prélèvement.
 Faut-il faire la part du feu, en renonçant à prélever sur les classes riches, mais
potentiellement mobiles ? La construction européenne, et en particulier l’Union économique
et monétaire, renforce-telle la pression qu’exerce la mondialisation sur les systèmes sociaux
et fiscaux européens ou constitue-t-elle un rempart pour le Modèle Social Européen ?
La concurrence fiscale comme le tourisme fiscal auraient pu être combattus avec vigueur
par l’Union européenne. En fait, le traité instituant l’Union européenne, comme le projet de
Constitution, insistent sur quatre libertés fondamentales: la libre circulation des personnes,
des marchandises, des services et des capitaux. Par contre, la nécessité pour chaque pays
de préserver sa capacité fiscale ou sa capacité de redistribution ne figure pas dans les
textes. Elle est donc subordonnée à ces quatre libertés pour la Cour de Justice des
Communautés Européennes. La logique de la construction européenne fait que la
Commission souhaite faire remonter le maximum de pouvoirs à son niveau ; elle est donc
peu sensible, et souvent même hostile, aux mesures garantissant l’autonomie fiscale des
pays. Ce sont les gouvernements nationaux qui devraient y veiller.
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 34
Malheureusement, ce n’est guère le cas. Sauf dans le domaine de la taxation des revenus
d’intérêt, où un accord a pu aboutir, l’Europe apparaît comme une menace plutôt qu’un
bouclier pour la redistribution nationale.
 La redistribution est d’autant plus facile à organiser et est d’autant plus acceptée
socialement que le pays est homogène. C’est grosso modo le cas dans les pays
scandinaves. Par contre, la mondialisation tend à segmenter la société et même le
salariat. En haut, les classes dominantes englobent une partie des cadres dirigeants,
rémunérés par des stocks-options, à mode de vie internationaliste. En bas, apparaît la vaste
catégorie des exclus, des précaires, des travailleurs pauvres, nourris par l’afflux des
travailleurs fraîchement immigrés.
La redistribution, qui jusqu’à présent s’est toujours faite dans un cadre national, devient de
plus en plus difficile à organiser. Là aussi, la construction européenne tend à affaiblir le
cadre national, sans le remplacer par une solidarité européenne : nul n’envisage des
transferts sociaux à l’échelle européenne, en raison de la diversité des systèmes et des
niveaux de vie.
Les pays conservent jalousement leur autonomie en matière de fiscalité directe. La
redistribution est le parent pauvre de la construction européenne. Ainsi, les
gouvernements, et plus généralement les partenaires sociaux et la société civile se sont-ils
trouvés dans la période récente dans la nécessité de faire des choix entre le difficile maintien
d’un modèle social français et l’avancée vers le modèle libéral que les classes dominantes
souhaitait pour mieux s’inscrire dans la mondialisation.
Conclusion : Malgré ces critiques et ses évolutions, l’Etat social persiste pour l’instant et
il semblerait qu’il ne peut y «avoir de cohésion sociale sans protection sociale» (Robert
Castel) tout comme il ne peut y avoir de citoyenneté identitaire sans cohésion sociale.
La question de la justice sociale est une question politique, l’économie peut fournir des
moyens de mesurer l’efficacité des mesures qui sont prises en son nom mais échoue,
malgré ses tentatives, à imposer un principe de justice. L’économiste peut ainsi aider à la
prise de décision en montrant les effets des instruments choisis. Il peut aussi souligner
l’interdépendance des objectifs d’équité et d’efficacité. S’il est vrai qu’une redistribution trop
volontariste peut nuire à l’efficacité économique, une situation conflictuelle provoquée par un
sentiment d’injustice est aussi destructeur.
Robert Boyer faisait remarquer, à la fin des années 1990, que l’approche du dilemme
efficacité/égalité doit être pensée de manière dynamique car les conceptions de la
justice sociale ont une influence sur la croissance de la richesse et non pas uniquement sur
sa répartition. Une inefficacité statique peut être compensée par une efficacité dynamisme
dans l’innovation et/ou par une plus grande motivation et implication des salariés, gage de
phénomènes d’apprentissage individuels ou collectifs. C’est le cas des Trente Glorieuses où
le compromis social fordien aurait permis des gains de productivité importants. Les effets de
l’égalisation du revenu sur la taille du marché peuvent aussi être à l’origine de gains de
productivité.
D’une autre façon, Gunnar Myrdal soulignait, dès 1960, que les inégalités sociales sont
dommageables pour la croissance à cause du gaspillage en terme de capital humain
qu’elles génèrent, par le biais des conséquences physiques et psychologiques de la
pauvreté. L’Etat providence permet, en réduisant les inégalités, de mieux valoriser le capital
humain et par conséquent favorise la croissance économique.
Plus récemment, Persson et Tabellini (1994), arrivent à la même conclusion par un
mécanisme différent: la redistribution est dommageable pour la croissance mais dans une
démocratie, les inégalités entraînent une demande accrue de redistribution et le sont
donc également. La politique de redistribution peut aussi améliorer l’efficacité de
l’allocation des ressources à travers l’éducation et la santé. Il en va de même pour la paix
sociale qui règne entre partenaires sociaux s’ils sont satisfaits de la répartition des
rémunérations du travail et du capital.
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 35
Augmenter l’efficacité économique en réduisant l’effort en matière de redistribution
peut être un leurre. Cette «pensée unique» renvoie en effet à une croyance qui revient à la
mode, à savoir qu’un marché fonctionnant sans entrave résoudrait tous les problèmes de la
société.
 Enfin, dans leur dernier livre, Combattre les inégalités et la pauvreté-Les EU face à
l’Europe, paru en 2006, Alberto Alesina et Edward Glaeser se demandent pourquoi les
américains sont moins disposés que les européens à redistribuer des ressources aux plus
pauvres puisque les statistiques montrent que les dépenses publiques européennes sont
plus orientées vers les plus pauvres et que la fiscalité y est bien plus redistributive.
Contrairement à l’argumentaire économique, ce n’est pas parce que les inégalités de
revenu sont plus fortes en Europe, ni par exagération statistique (la société n’est pas plus
mobile aux EU qu’en Europe. Les pauvres y sont même moins mobiles qu’ailleurs alors qu’ils
ne sont pas plus paresseux qu’ailleurs), ni parce que la perception des impôts est plus
efficace en Europe, ni parce que la conjoncture économique européenne est plus instable et
nécessite d’être compensée par une sorte de «police d’assurance», ni enfin parce que les
américains sont moins généreux que les européens.
L’explication viendrait plutôt, pour moitié (sic !) des institutions politiques américaines
(système majoritaire aux EU qui freine l’émergence de partis minoritaires comme les PC,
constitution qui multiplie les freins et les contrepoids au développement de l’Etat-providence,
fédéralisme) et, pour une autre moitié, de la fragmentation ethnique qui fait que la division
et les préférences raciales font obstacle à la redistribution, surtout lorsque la pauvreté se
concentre dans les groupes minoritaires. S’y ajoute la conviction que les pauvres sont des
paresseux plus que des malheureux mais celle-ci est plus une résultante qu’une des causes
de la politique américaine en matière de protection sociale et de redistribution. Cette analyse
souligne combien la dimension institutionnelle et culturelle est déterminante dans les
choix redistributifs, au delà de la rationalité économique.
C) Des évolutions convergentes mais marquées par la «dépendance du
sentier» institutionnelle
Force est de constater que les différents types d’Etat-providence abordent cette nouvelle
phase de restructuration avec des atouts et des handicaps spécifiques. Les pays
appartenant au régime «conservateur-corporatiste» comme la France ou l’Allemagne (
supra II)B) paraissent connaître la situation la plus dramatique. Ils s’installent dans une
situation d’«Etat social sans travail» suivant l’expression de Gøsta Esping Andersen. Il s’y
crée un fossé entre une couche toujours plus étroite de salariés protégés et une couche de
plus en plus large, exclue de l’emploi. Au contraire, les caractéristiques du régime «libéral»
(«Etat-providence résiduel») favorisent l’adaptation rapide à la nouvelle économie, mais au
prix d’une baisse des rémunérations des salariés les moins qualifiés et donc d’une
croissance des inégalités et de la pauvreté. De manière paradoxale, la faiblesse sociale de
la société américaine (fortes inégalités, faiblesse des aides sociales, bas salaires) est un
atout puisqu’elle suscite la création d’un secteur privé de services fortement créateur
d’emplois (que peuvent acheter les groupes aux revenus les plus élevés). Le problème est
que pour vivre de plus en plus d’américains doivent cumuler plusieurs emplois !
Ces difficultés variées ont suscité des réformes (1) qui tendent à suivre un chemin identique
(2). Mais ce qui frappe, c’est la résistance du social face à un ensemble de forces
apparemment irrésistibles. En effet, en dépit des discours sur l’impérieuse nécessité de
réduire les dépenses sociales, les gouvernements occidentaux ont accru plutôt que limité
leurs interventions. Malgré les remises en cause de l’Etat-providence et des coupes claires
dans les budgets sociaux, les dépenses publiques soit continuent d’augmenter en termes
réels et en pourcentage du revenu national, soit stagnent ou diminuent légèrement. On doit,
pour expliquer cette contradiction apparente, réhabiliter le rôle du politique et des
mécanismes institutionnels (3).
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ECE 1 Année 2008 2009 36
1) De la hausse des prélèvements à la réduction de la couverture sociale
 On peut s’attarder sur l’évolution de la gestion de la crise de l’Etat-providence en France
car elle présent des caractéristiques communes à l’ensemble des pays développés :
 Les difficultés financières apparaissent, on l’a vu, à la fin des années 1970 du fait du
ralentissement de la croissance. Pour y faire face, les gouvernements vont augmenter les
prélèvements avant de faire des économies. Les déficits sont permanents dans les
années 1990 ce qui conduit à instituer, en 1996, une loi de financement de la Sécurité
Sociale. La hausse des ressources (hausse des cotisations sociales, montée des taxes
affectées à la PS) se double progressivement d’une tentative de diminution des dépenses
(hausse de la part réservée à l’assuré pour les dépenses de santé).
 Dans les années 1990, c’est le contrôle de l’évolution des dépenses qui s’impose donc
car le marché unique oblige à surveiller les coûts salariaux (il devient plus difficile
d’augmenter les prélèvements) et le traité de Maastricht impose un contrôle des déficits
publics (il devient difficile de dépenser plus). Le plan Juppé de 1995 est emblématique
puisqu’il combine hausse des prélèvements (hausse de la CSG, création de la CRDS,
augmentation des cotisations des chômeurs et des retraités) et le contrôle accru de l’Etat sur
les dépenses de santé avec une extension prévue (mais mise en échec par les grèves de
novembre 1995) des mesures Balladur de 1993 concernant la retraite. D’autres mesures
avaient au préalable (1992/1993) augmenté la contributivité des prestations en liant
cotisation et prestation pour le chômage (dégressivité de l’allocation chômage abandonnée
en 2000 mais son montant reste lié aux cotisations antérieures) et pour la retraite (depuis
2003, pour toucher le taux plein dans le secteur privé, il faudra avoir cotisé 40 ans, ce taux
plein étant 50 % du salaire des 25 meilleures années).
Ces mesures sont prolongées dans les années 2000 avec les réformes Fillon de 2003
(allongement de la durée de cotisation à 40 ans pour les fonctionnaires) et Douste Blazy à
l’été 2004 sur le système de santé (contrôle des dépenses – médecin référent-,
augmentation de la part à la charge des assurés – 1 euro non remboursable-, hausse de la
CSG)
 Cette contributivité accrue des prestations a pour conséquence de réduire la
couverture sociale garantie par les assurances sociales.
 baisse des allocations chômage (montant et durée), baisse des pensions de retraite (le
COR prévoit une baisse des taux de remplacement qui passeraient de 78 % à 64 % en
2040), baisse de la prise en charge des dépenses de santé.
 Parallèlement, on note le développement des assurances complémentaires et de
l’épargne privée. Sous l’argument de la «nécessaire réforme du financement des retraites»,
s’avancerait en réalité une financiarisation de la société avec le développement des
systèmes de capitalisation33
 En matière de famille et de maladie, les prestations dites «universelles» seraient en réalité
de plus en plus «sélectives» : l’«aide à la garde d’enfant à domicile» (AGED) permet en
réalité aux femmes aisées de se maintenir dans l’emploi en embauchant des femmes à bas
salaires alors que l’APE (allocation parentale d’éducation) entraîne un retrait des femmes à
faible salaire du travail.
 Le développement des prestations sous conditions de ressources (RMI en 1998, CMU en
1999) apparaissent comme les derniers filets de sécurité, l’ultime dispositif d’assurance
chômage et de santé. Ces évolutions accentuent la dualisation de la protection sociale
par le développement de sa composante beveridgienne. Elles séparent la population en
deux groupes : celui qui a assez cotisé pour bénéficier des prestations d’assurance sociale
mais qui doit de plus en plus les compléter par sa propre épargne, celui qui ne doit compter
que sur les prestations sous conditions de ressources.
Si le basculement d’un système à l’autre – répartition  capitalisation – semble exclu pour l’ instant,
il est évident que l’introduction d’un complément par la capitalisation introduit le ver dans le fruit.
33
JP BIASUTTI
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2) Les sirènes du «workfare state»
Depuis la fin des années 1990, mais le tournant est plus précoce dans les pays anglosaxons, de nouvelles conceptions dominent les orientations à donner aux systèmes de
protection sociale, en particulier au niveau européen. D’un système passif de garanties, il
s’agit de passer à un système actif pour l’emploi. Il faut donc adapter les systèmes de
protection sociale à une politique de l’offre et non plus de la demande, de mettre l’Etatprovidence au service de la compétitivité, de rendre les systèmes de protection sociale plus
favorables à l’emploi en réduisant leur coût (et notamment les charges sociales) et non plus
en augmentant les dépenses, de rendre les prestations plus incitatives par des politiques
d’activation des dépenses (PARE, RMA, RSA en France), de rendre le travail payant
(«making work pay»), de cibler l’intervention publique sur ceux qui en ont le plus besoin, de
faire appel à tous les acteurs de la protection sociale : Etat, mais aussi marché, famille,
secteur associatif (ce qui peut rappeler la situation du XIXème à certains égards). Le
système doit devenir plus favorable à l’emploi et mis au service de la compétitivité.
C’est le sens de l’expression «activation des dépenses sociales», qui vise à promouvoir
un «workfare state». Les mesures les plus récentes décidées en France vont dans ce sens :
rendre le système moins coûteux (baisse des prestations sociales, baisse des cotisations
sociales et du coût du travail, ciblage des prestations sur les plus démunis) et fonder la
protection sociale sur de nouveaux principes. Ces principes visent moins la prise en charge
des risques sociaux, la redistribution et l’égalité que l’équité (à chacun selon ce qu’il a
cotisé), moins la garantie du revenu que le retour au travail (les prestations doivent
favoriser le retour à l’emploi).
L’aboutissement de ces réformes est une réduction du niveau des dépenses et une
concentration de celles-ci sur ceux qui en ont le plus besoin. En diminuant la protection
sociale des «plus aisés» et en leur laissant le soin de l’assurer par des assurances privées,
on dégagerait des ressources pour prendre en charge les plus pauvres tout en diminuant le
coût du système, ce qui permettrait, en allégeant le coût du travail, de revenir au plein
emploi. Ce cercle «vertueux» reste cependant très théorique car on constate en réalité le
développement des «working poors»(travailleurs pauvres) qui ne bénéficient pas des filets
de sécurité destinés en priorité aux plus fragiles et qui ne peuvent accéder aux assurances
privées. Ceux qui le peuvent ont de plus en plus de mal à accepter de financer la protection
sociale des plus pauvres. Cette configuration est déjà effective aux Etats-Unis et en Grande
Bretagne. C’est donc la conception du vivre ensemble qui devient déterminante et, si l’on
pense que l’égalité politique passe par le droit à une égale dignité pour exercer ces droits, la
remise en cause de l’universalité de la protection sociale peut paraître dangereuse.
3) Le poids des contraintes institutionnelles
 Paul Pierson34 a proposé une décomposition de l’analyse des politiques sociales en deux
périodes successives :
 une période de développement des Etats-providence (depuis la fin du XIXème et,
surtout, depuis les années 1920) qui a eu pour objectif l’amélioration horizontale et verticale
de la protection sociale (couvrir de nouveaux risques et offrir une protection aux populations
mal couvertes ou exclues du système). Cette recherche a conduit à des politiques partisanes
de recherche de légitimation politique dans lesquelles les partis de gauche et le mouvement
ouvrier ont joué un rôle essentiel.
 une période de «retranchement» (depuis la fin des années 1970) qui a désormais pour
objectif de faire adopter des politiques impopulaires de coupes budgétaires et de réduction
des droits sociaux. Le développement des Etats sociaux a fabriqué des générations de
bénéficiaires, particulièrement attachés à ces droits sociaux (retraités, bénéficiaires des
34
in The new politics of the welfare state , 2001
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 38
allocations familiales, …). Ces groupes défendent leurs droits sociaux non plus sur des
bases partisanes mais en tant que clients ou bénéficiaires de ces droits. Les politiques
sociales font désormais partie du contrat social et les politiques de retranchement sont de
moins en moins corrélées au déclin de la gauche.
Cette nouvelle configuration explique que les réformes, même dans les pays les plus
acquis à leur principe, sont plutôt rares, incrémentales (petit à petit) et limitées. Les
gouvernements Thatcher et Reagan ont ainsi obtenu quelques succès notables (retraites et
logement en GB, logement social aux EU) mais leurs succès «systémiques» (changement
radical du système) sont moins nets.
Les réformes paraissent donc d’ autant plus difficiles à mettre en œuvre que les formes
institutionnalisées des Etats sociaux ont produit des effets de verrouillage (lock-in effects). Il
est difficile de modifier les institutions parce que des intérêts y sont attachés et parce que les
difficultés techniques sont innombrables (ex : passage d’ un système de répartition à un
système de capitalisation pour la retraite).
 L’économie institutionnaliste insiste ainsi sur la «dépendance du chemin (ou du
sentier)» qui fait que, lorsqu’ une voie a été empruntée, elle devient irréversible même
si elle produit des résultats sous-optimaux35. Ce phénomène expliquerait les grandes
divergences entre les politiques de protection sociale. Du fait de cette «path dépendance»,
des institutions et des politiques inefficaces se maintiendraient sur le long terme. Trois
facteurs joueraient un rôle déterminant : l’horizon temporel restreint des décideurs (souvent
évoqué en France pour expliquer la réforme difficile des retraites), le caractère formalisé des
arrangements institutionnels (régimes de sécurité sociale) et les intérêts attachés aux
politiques déjà édictées (résistance des bénéficiaires).
On ne peut contester l’intérêt de ces thèses qui prennent le contre-pied de toutes les
explications fonctionnalistes, aussi bien celles qui reposent sur l’hypothèse d’une forte
plasticité des institutions de l’Etat social face aux pressions internationales que celles qui
considèrent comme acquises les remises en cause des politiques sociales par les
gouvernements libéraux. Ainsi, la réforme française de l’assurance-maladie qui est entrée en
application en 2005 n’a pas remis en cause le principe du libre choix des patients et de la
tarification à l’acte pour les médecins qui sont les sources principales de la multiplication des
dépenses.
 Cependant, l’inertie institutionnelle doit être relativisée. Les divergences
internationales, le blocage de certaines réformes, et la stagnation du montant des dépenses
sociales ne signifient pas qu’aucun changement n’est intervenu. Bruno Palier et Arnaud
Lechevalier36 font justement remarquer que les travaux néo-institutionnalistes, souvent
inspirés de Gøsta Esping Andersen, recourent de manière privilégiée à une version dure de
la dépendance du chemin. Le changement y apparaît tellement contraint que des
évolutions aussi fondamentales que celles intervenues au cours des trente dernières années
semblent ne jamais pouvoir réellement altérer l’économie de fonctionnement des systèmes
nationaux suivant qu’ils relèvent de tel ou tel régime.
Or il apparaît que le degré de remise en cause des arrangements antérieurs est
désormais significatif et que, dans de nombreux secteurs, les acquis sociaux sont remis en
cause. On peut alors penser qu’une «masse critique» serait atteinte, sous l’impact d’une
multitudes de micro-changements, et qu’un basculement serait désormais à l’œuvre : les
notions de droits sociaux, de redistribution institutionnalisée, d’universalité des droits
seraient peu à peu remplacées par celles de responsabilité individuelle, ciblage de la
protection sociale, prise en compte individuelle et contrôlée des besoins.
Ce phénomène est largement documenté dans le domaine de l’innovation technologique à la suite
des travaux séminaux de l’historien de l’économie Paul David (sur le choix du clavier QWERTY)
36 Arnaud Lechevalier, Bruno Palier, Essai d’analyse des caractéristiques économiques, sociales et
politiques du régime d’assurance du revenu salarial, communication au Colloque «Etat et Régulation
sociale», septembre 2006
35
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 On peut poser alors l’hypothèse d’une «remarchandisation de l’Etat providence» et les
comptabilités nationales auraient du mal à exprimer ces évolutions qualitatives. Les
divergences, dans le degré de remise en cause des différentes composantes de l’Etat social,
dépendraient alors des capacités de résistance des groupes sociaux. Les droits des
bénéficiaires constituant des groupes minoritaires ou peu légitimes sont plus rapidement
réduits que ceux des groupes bénéficiant de ressources politiques importantes. Les
solidarités entre ceux qui sont structurellement financeurs du système et ceux qui en sont
structurellement bénéficiaires sont faibles et, dans la plupart des pays, le postulat microéconomique selon lequel les allocations accroissent la désincitation au travail a été
désormais adopté par les autorités politiques. De fait, les politiques d’assistance
deviennent plus discrétionnaires et augmentent le contrôle social sur les pauvres («Etat
sécuritaire» contre Etat social, ce qui rappelle, la encore, le XIXème).
Le même mécanisme se retrouve dans l’assurance chômage pour laquelle les droits des
chômeurs ont été fortement réduits sans susciter de levée de bouclier comparable à celle qui
a été observée lors d’ une remise en cause importante du droits des pensionnés (retraite en
1995 et en 2003).
Il se pourrait cependant que certaines périodes «critiques», suffisamment dramatisées par
les politiques et les médias, abaissent les résistances de l’ensemble du corps social et
favorisent une réorientation globale du système de protection sociale (c’ est peut être le cas
de la France aujourd’hui, en matière de retraite et de santé).
 D’autre part, la notion de « dépendance du sentier » doit être précisée. Il est
incontestable que les résultats politiques sont moins déterminés par les préférences des
acteurs que par la manière dont les institutions médiatisent le jeu politique. Elles offrent de
l’influence à certains groupes d’acteurs plutôt qu’à d’autres. Mais elle laisse de côté la
question des cadres cognitifs de l’action. Or seule la prise en considération des
mécanismes de reconstruction sociale de la réalité, du rôle des communautés épistémiques
et, plus largement, des luttes sociales et symboliques pour la domination expliquent que des
idées similaires (capitalisation, workfare, …) inspirent les réformes de l’Etat social au sein de
sociétés où les pressions économiques, sociales ou démographiques sont très différentes.
Conclusion : L’Etat social actif dans une perspective européenne
C’est aux Etats-Unis et au Royaume uni que les gouvernements, ouvertement
conservateurs, ont porté les premiers coups de boutoir à des dispositifs de couverture
sociale pourtant fort modestes comparés à ceux de l’Europe continentale : précarisation
de l’action syndicale, privatisation, individualisation, réduction et ciblage des prestations
sociales résiduelles assurées par les collectivités publiques, développement des retraites par
capitalisation au détriment des systèmes de répartition. Ce n’est, semble-t-il, que dans un
second temps que ces réformes, à l’origine censées répondre aux excès de l’Etat du bienêtre, ont été présentées, comme s’inscrivant dans un modèle normatif cohérent, celui
du workfare, entendu comme la mise au travail par opposition à la simple indemnisation du
chômage ou au retrait de l’activité par recours aux préretraites et à l’allongement de la durée
des études.
Or ce terme, et encore moins les pratiques qu’il recouvre, n’avaient bonne presse en
Europe, terre d’élection des systèmes à vocation universaliste, qu’ils soient bismarckiens ou
beveridgiens. L’invention du vocable «Etat social actif» permet d’acclimater le workfare au
contexte du vieux continent pour lequel une couverture sociale étendue, garantie par
l’Etat, fait l’objet d’un très large consensus. Les deux premiers termes entendent
souligner une continuité par rapport à l’Etat du bien être (sens du terme «Welfare State»,
alors que le troisième souligne la nouveauté du modèle: si les systèmes antérieurs étaient
passifs face au chômage, ils doivent aujourd’hui devenir actifs et ce principe se décline
selon diverses modalités.
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 40
Selon une première modalité, la couverture sociale se doit de s’inscrire dans le
mouvement général de re-conceptualisation des politiques économiques, qui vise à instituer
un ensemble d‘incitations compatibles avec un équilibre du marché du travail. L’Etat est ainsi
appelé à jouer un rôle proactif par rapport au marché.
À la lumière d’un mal endémique dont souffrent nombre de pays européens, à savoir le
recul de l’âge d’entrée des jeunes sur le marché du travail et le recours massif à des mises
en préretraite, un second objectif de l’ESA est de développer l’activité en relevant les taux
d’emploi. Ce n’est que retrouver l’une des priorités mise en avant par la stratégie de
Lisbonne. Qu’elle n’ait pas réussi à mi parcours ne fait que relancer l’attrait de l’ESA, comme
cadre conceptuel destiné à relancer le processus.
En définitive, l’activité est aussi et surtout celle des individus eux-mêmes qui au sens
littéral doivent s’activer pour acquérir les dispositions sociales et les compétences qui
les rendent employables par les entreprises. En effet pour l’ESA, tout repose sur
l’interprétation par les individus des signaux du marché et le but des organismes de
couverture sociale est de favoriser cet apprentissage, voire dans certaines variantes, de les
contraindre à un retour à l’activité.
Ainsi des mesures qui, à l’origine, n’étaient que des correctifs par rapport à l’héritage des
systèmes de protection sociales (SPS) s’éclairent comme participant à la construction d’un
tout autre système quant à la vision du risque, les objectifs poursuivis, les dispositifs retenus
dans un contexte lui-même radicalement altéré par référence à celui des décennies qui
suivent la fin de la seconde guerre mondiale ( tableau supra).
 Les pays européens sont-ils entrés dans une nouvelle configuration, marquée par la
généralisation des pratiques qu’implique l’ESA ? La réponse n’est pas évidente, si on
convient de distinguer entre trois niveaux de changements d’un système, en l’occurrence
celui de la couverture sociale.

Une transformation sera considérée de premier ordre, si les réformes ne portent que
sur un réajustement quantitatif au sein de programmes dont les dispositifs et les objectifs
généraux sont maintenus inchangés. En pratique, beaucoup des réformes au cours des
deux dernières décennies ont simplement réajusté les prestations et/ou les contributions à la
lumière des déséquilibres financiers apparus dans le régime correspondant. Ainsi, en est-il
pour les retraites par répartition et les dépenses de santé qui demeurent très largement
marquées par les mêmes principes fondateurs, en dépit de la multiplication des réformes qui
demeurent dans d’étroites limites. Il pourrait être intéressant de décomposer l’évolution des
dépenses de chaque régime en une composante automatique, c'est-à-dire à règles
inchangées, et en une seconde correspondant à la variation des paramètres de
fonctionnement de ce régime. Certains travaux suggèrent qu’en fait, persiste une
surprenante continuité des évolutions des SPS européens (André 2003). Mais cette
décomposition n’épuise pas l’analyse des évolutions observées, car il se peut que certains
programmes, dont se compose le régime, soient supprimés et d’autres soient créés.

Dans ce cas, intervient une transformation du second ordre, dès lors que de nouveaux
outils ou nouvelles sources de financement sont introduits afin de satisfaire les mêmes
finalités que celles qui ont présidé à l’instauration du régime. Deux exemples peuvent aider à
comprendre la différence avec le cas précédent. En France, l’instauration de la CSG vise à
étendre la capacité de financement de régimes sociaux en déficit, sans par ailleurs en altérer
le principe de gestion. Aux Etats-Unis, la loi ERISA est initialement introduite pour consolider
le régime des retraites en fournissant un complément au système de répartition. Ce n’est
que deux décennies plus tard qu’intervient un basculement de logique, la gestion financière
imposant ses principes à l’objectif de sécurité et de protection sociale (Montagne 2003).
S’introduit le temps long de l’évolution des compromis institutionnalisés qui, en tout Etat de
cause, se déploient beaucoup plus lentement que la conversion des discours et des normes
de la bonne gestion.

JP BIASUTTI
Colle Etat Social
ECE 1 Année 2008 2009 41
Il est un degré supérieur de changement, alors qualifié de troisième ordre, si les
finalités elles-mêmes sont redéfinies, ce qui implique en général de nouvelles formes
d’intervention radicalement différentes de celles, même amendées, qui caractérisaient le
précédent système. Lorsque les transformations arrivent à maturité, discours de légitimation,
objectifs, mesures, résultats et configuration d’ensemble apparaissent comme
complémentaires au sein d’un système doté de cohérence aux yeux des acteurs. La logique
antérieure est oblitérée et un autre SPS a émergé . À la lumière de cette distinction, quel est
le diagnostic que livrent les recherches récentes, en particulier l’étude du cas belge et plus
généralement européen? La conclusion la plus affirmée est qu’un changement de
référentiel en matière de SPS est clairement intervenu en Europe. Il s’inscrit lui-même
dans l’érosion du compromis socio-politique et de la forme que prenait l’Etat-Providence
dans le régime de croissance fordiste et l’ESA n’est pas sans relation avec les modes de
régulation émergents. Ce changement se décline tant dans les objectifs que dans les
pratiques de l’ESA. Ainsi, le rôle central de la notion d’activation justifie la stratégie de
«remarchandisation» du travail et elle se fonde aussi sur une nouvelle conception de
l’égalité hommes/femmes. La redéfinition de la solidarité et des conceptions antérieures de
justice sociale, mais aussi la généralisation des termes d’employabilité, d’intégration par le
travail constituent autant de traits qui vont dans le même sens : celui du projet de
construction de l’ESA, même si on note simultanément certains éléments de continuité, par
exemple au titre d’une réinterprEtation de la notion de chômage involontaire.
 Divers indices plaident en faveur de l’hypothèse d’un changement des pratiques. Ainsi
des nouveaux métiers, tel celui de conseiller en accompagnement professionnel naissent de
la mise en œuvre de ce référentiel. La gestion de l’emploi des travailleurs âgés fait aussi
l’objet d’une politique d’activation, même si elle doit composer avec l’héritage des mises en
préretraite et qu’elle diffère significativement entre les pays européens. De même, les
agences locales pour l’emploi visent à développer les emplois de proximité et à «activer» les
demandeurs d’emploi, alors que, dans certains pays, le dispositif du Titre-service innove en
créant un statut intermédiaire entre le contrat de travail et le statut de chômeur. Pourtant la
modestie de la contribution de ces dispositifs à l’amélioration de l’emploi suggère que l’ESA
est loin de marquer la totalité des SPS européens. D’ailleurs, le caractère très récent des lois
correspondantes indique que l’ESA constitue plus un projet en voie de mise à l’épreuve que
la forme achevée d’une alternative à l’Etat du bien-être qui serait déjà opératoire.
Ainsi, le paradigme du nouveau SPS a déjà émergé mais il semblerait qu’il n’impulse pas
encore l’ensemble des pratiques en matière de couverture sociale. Les transformations
contemporaines se situeraient ainsi dans une configuration intermédiaire entre un
changement de second et de troisième type.
 On serait tenté d’avancer l’hypothèse que, à l’origine, l’organisation et l’efficacité des SPS
sont peu contestées mais que les problèmes apparaissent sous la forme de leur non
soutenabilité financière, compte tenu de l’étroite interdépendance qui régissait le
dynamisme de la croissance dans les années soixante et l’extension des droits sociaux.
Deux décennies plus tard, les stratégies de passage du welfare au workfare peuvent
s’interpréter comme la tentative de réajuster la couverture sociale aux caractéristiques d’un
régime économique qui délivre une croissance beaucoup plus modeste et incertaine. Le
propos, surtout du workfare et à un moindre degré de l’ESA, est alors de réduire les
dépenses totales d’indemnisation du chômage à travers deux mécanismes
complémentaires. D’un côté la réduction du taux de remplacement et le raccourcissement
de la période d’indemnisation entraînent mécaniquement une réduction du volume des
dépenses pour un même niveau du taux de chômage.
D’un autre côté, la détérioration relative du revenu des chômeurs par rapport à celui des
salariés en activité incite les demandeurs d’emploi à rechercher plus activement un emploi et
accepter plus rapidement les offres des entreprises, même à un salaire réduit et une
qualification inférieure. Ces pressions en faveur de l’adoption de politiques d’emploi actives
sont d’autant plus marquées que le taux de croissance tendanciel de la plupart des
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ECE 1 Année 2008 2009 42
économies européennes s’est significativement réduit au fil des décennies. Les plus
optimistes des macroéconomistes anticipent au mieux une croissance de l’Union
européenne au taux de 2,5 % par an, alors qu’il faudrait un rythme beaucoup plus élevé pour
assurer un équilibre des recettes et des dépenses des régimes de couverture sociale dans la
configuration actuelle des droits sociaux. L’espoir mis en la stratégie de Lisbonne a été
largement déçu, car l’Europe n’est pas en passe de devenir la zone économique la plus
compétitive et technologiquement avancée, tout en préservant un haut niveau de couverture
sociale. Paradoxalement, c’est dans le domaine de la gestion de divers régimes de
couverture sociale que pourraient se trouver les plus grands bienfaits des technologies de
l’information et de la communication. En effet, compte tenu de la masse énorme
d’informations qui transitent dans les SPS, la rationalisation de leur traitement grâce aux TIC
pourrait permettre de notables économies. De même, l’économiste qui se réfère aux théories
de l’équilibre général ne peut manquer de percevoir comment les TIC permettraient
d’organiser une plus grande transparence de l’information donc des ajustements des offres
et des demandes d’emploi.
Si l’on projette ces facteurs à l’échelle de la présente décennie, force est d’anticiper une
permanence des pressions qui militeront en faveur de l’adoption de politiques
d’emploi actives : croissance modérée dans les pays qui traditionnellement constituent le
cœur de l’Europe – Allemagne, Italie, France –, problèmes récurrents de financement du
secteur de la santé et lancinante question des retraites. Autant de facteurs qui poussent à la
recherche d’économies et d’une stimulation des taux d’activité, donc à la prolongation de
l’intérêt des gouvernements européens pour l’ESA.
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À bien des égards, les systèmes européens de protection sociale apparaissent comme des
systèmes bien établis, aux principes et aux configurations institutionnelles bien distincts.
La protection sociale britannique est ainsi fondée sur le besoin, entendu au sens strict,
c’est-à-dire des «minima à satisfaire». Les prestations d’assurance nationale – contributives
– sont forfaitaires et d’un niveau peu élevé ; les prestations sous conditions de ressources
sont nombreuses et leur bénéfice est strictement contrôlé. En revanche, les soins de santé
sont délivrés au sein du service national de santé universel et gratuit. Le système de
protection sociale est majoritairement financé par l’impôt et géré par l’Etat de manière
centralisée.
À l’opposé de la Grande-Bretagne, le système de protection sociale des pays
nordiques se présente comme un système «universaliste fort». Les droits sociaux sont
fondés sur la citoyenneté, chaque citoyen étant assuré de bénéficier de prestations en cas
de besoin, compris ici de manière très large. Les prestations universelles sont constituées
non seulement des prestations en espèces – forfaitaires et d’un niveau élevé- mais
également – et c’est l’un des traits distinctifs de l’ Etat-Providence nordique – de nombreux
services sociaux gratuits à destination des enfants et des personnes âgées. En dehors des
prestations universelles, les salariés bénéficient de prestations complémentaires,
contributives et liées au salaire antérieur. Comme en Grande-Bretagne, le système est
essentiellement financé par l’impôt mais géré de manière décentralisée. Une autre différence
réside dans la part du secteur privé, marginal dans les pays nordiques, très important en
Grande-Bretagne (comme aux Etats-Unis !) du fait du faible niveau des prestations.
Le système de protection sociale des pays continentaux (France, Allemagne) est
organisé autour de l’assurance sociale obligatoire. Les droits sociaux dérivent de la
situation dans l’emploi et l’accent est mis sur les transferts monétaires dans une optique de
garanti du revenu. Les prestations sont contributives et proportionnelles au niveau de salaire
antérieur de l’assuré. Il existe également un système public d’aide sociale, constitué de
prestations sous conditions de ressources, à destination des personnes n’ayant pas
suffisamment cotisé ou ayant épuisé leurs droits. Le système d’assurance sociale est
essentiellement financé par les cotisations des employeurs et des assurés et sa gestion
relève des partenaires sociaux.
La protection sociale des pays de l’Europe du Sud est également organisée sur le
principe des assurances sociales bismarckiennes, à l’exception des soins de santé
délivrés dans le cadre de services nationaux de santé. Elle présente en outre des
particularités spécifiques : une distribution déséquilibrée de la protection des risques
(surprotection du risque vieillesse, sous développement des prestations familiales) ; une très
forte fragmentation institutionnelle génératrice d’inégalités entre les groupes professionnels ;
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de fortes disparités territoriales ; un faible degré de pénétration de l’Etat dans les institutions
de protection sociale ; un fonctionnement particulariste voire clientéliste ; une faible efficacité
des services de la protection sociale.
Ces configurations institutionnelles, caractéristiques des quatre familles
européennes de protection sociale, sont le produit du processus de construction
historique des Etats- Providence. Le système de protection sociale britannique s’est bâti
en réaction contre les Poor Laws et leur caractère stigmatisant, tout en étant très fortement
marqué par celles-ci. Rompre avec la logique des Poor Laws était l’un des objectifs du
dispositif public des pensions de vieillesse et des assurances nationales de 1908-1911.
C’était également l’intention de Beveridge, qui donnait la nette priorité à l’assurance
contributive dans le système de Sécurité sociale et repoussait au second plan l’assistance.
Le plan Beveridge représente une étape fondamentale dans la constitution de l’EtatProvidence britannique et nombre de ses orientations marquent encore fortement le
dispositif de Sécurité sociale. Le service national de santé, la gestion d’un système unifié par
l’Etat central, le principe des prestations forfaitaires et minimales destinées à couvrir
uniquement les besoins de subsistance en sont directement issus. En revanche, sur d’autres
aspects, le système de Sécurité sociale s’est écarté du plan Beveridge : les allocations
familiales ont été marginalisées et surtout, les prestations sous conditions de ressources se
sont considérablement développées.
Dans les pays de l’Europe continentale, le choix d’une protection sociale fondée sur
l’assurance sociale obligatoire a également été plus ou moins contemporain de la phase d’
émergence des Etats-Providence. Avec les lois de 1883, 1884 et 1889, l’Allemagne a été la
première à s’engager dans cette voie et les principales caractéristiques du système actuel
étaient déjà plus ou moins contenues dans ces premières législations. La réforme de
l’assurance pension de 1957 consacrera définitivement le modèle d’Etat-Providence
bismarckien. En France, le choix s’est d’abord porté sur l’édification d’un dispositif
d’assistance publique nationale et républicaine, articulée autour de l’idée de solidarité,
et sur lequel se sont greffées l’assurance retraite pour les ouvriers et paysans en 1910,
puis les assurance sociales de 1928-1930. C’est néanmoins avec la mise en place de la
Sécurité sociale en 1945 que l’assurance sociale s’est définitivement imposée comme
technique première de protection sociale. Dans les pays de l’Europe du Sud, l’histoire de
l’assurance sociale apparaît plus tourmentée, notamment en raison des expériences
autoritaires et fasciste. Ces régimes ont en effet développé les programmes de protection
sociale mis en place dans les années 1910-1920 suivant une orientation corporatiste, avec
comme résultat, la constitution ou la consolidation de régimes extrêmement fragmentés. Une
autre source d’influence des pays continentaux et latins a résidé dans les doctrines sociales
catholiques, qui ont consacré le familialisme en soutenant le modèle de l’homme soutien de
famille par un système de transferts. Si l’assurance sociale bismarckienne a pu un temps
inspirer les pays nordiques, le choix s’est néanmoins porté en faveur de la construction d’un
système de protection sociale universaliste, qu’illustre la mise en place, en Suède, de
l’assurance pension universelle en 1913 et qui s’affirmera au cours des années 1940. De
même, la mobilisation des féministes au cours des années 1930 en Suède aura une
influence déterminante dans le processus de désinstitutionnalisation des formes de la vie
familiale et le transfert au secteur public des activités d’aide et de soins.
Pendant les Trente Glorieuses, les pays européens s’attachent à développer leur
système de protection sociale suivant les orientations et les principes fixés au cours
des années quarante. En France et en Allemagne, les efforts tendent vers la généralisation
de la protection sociale à toutes les couches de la population et à l’ensemble des risques
sociaux (création en 1958 de l’assurance chômage en France). Le niveau des prestations
est également relevé, tandis que se mettent en place des dispositifs rénovés d’assistance,
dernier filet de sécurité de systèmes de protection sociale organisés sur le principe de
l’assurance. Les pays nordiques renforcent également les dimensions universaliste et
égalitaire de leur système de protection sociale, relevant le niveau des prestations,
s’engageant dans une politique active du marché du travail et de solidarité des salaires,
développant les services sociaux, avec néanmoins des différences entre les pays (Norvège
JP BIASUTTI
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ECE 1 Année 2008 2009 45
pour les services sociaux, Danemark pour la politique passive de l’emploi). La GrandeBretagne en revanche tend, dès les années 1960, à s’orienter vers une politique de
ciblage des prestations et des politiques sociales.
C’est néanmoins au cours des Trente Glorieuses que des convergences commencent à
apparaître entre les systèmes de protection sociale «sur la base d’emprunts mutuels»
(Merrien). Dès la fin des années 1950, les pays nordiques introduisent des prestations
contributives liées au revenu dans leurs programmes universels d’assurance maladie et
d’assurance pension, intégrant ainsi l’une des composantes du système bismarckien. La
même orientation est suivie en Grande- Bretagne avec les réformes des retraites de 1959 et
de 1975, qui rompent avec la logique d’uniformité du plan Beveridge. On peut également
citer le cas de la France, dont la politique familiale passe, à partir des années 1970, de la
promotion du modèle de l’homme de soutien de famille à un modèle parental, se rapprochant
ainsi du modèle nordique. Les plus grands bouleversements ont toutefois eu lieu dans les
pays de l’Europe du Sud. Les années 1970- 1980 marquent non seulement une
modernisation de la protection sociale en faveur de l’universalisme, mais également une
transformation radicale du système des soins de santé, qui passe d’un système d’assurance
maladie à un service national de santé. La transformation fut cependant beaucoup moins
complète au Portugal et en Grèce qu’en Italie et en Espagne.
La fin des années 1970 et le début des années 1980 ouvrent pour les systèmes européens
de protection sociale une période de difficultés, caractérisée par le développement du
chômage et de la précarité, de la pauvreté et de l’exclusion. Les Etats-Providence sont
également confrontés aux transformations de l’environnement économique et social, qui se
répercutent de manière différente suivant les systèmes, ainsi qu’à des problèmes
spécifiques. Les réformes mises en œuvre au cours de la dernière décennie pour y faire face
font dans l’ensemble appel aux mêmes recettes. On assiste ainsi à un mouvement commun
de réduction du niveau de la protection sociale, marqué par un durcissement des critères
d’éligibilité et une réduction du niveau des prestations, qui encourage le développement du
secteur privé. La gestion des systèmes de santé fait désormais appel à des instruments
caractéristiques de l’économie de marché, qu’il s’agisse de l’introduction des relations de
concurrence entre les acteurs ou de méthodes de gestion issues du privé. On assiste
également à une prise en compte de l’exclusion par la généralisation des politiques de
revenu minimum. Enfin, tous les pays européens se sont engagés dans un processus
d’activation des politiques de l’emploi et d’assistance, visant moins le soutien du revenu
que l’insertion ou la réinsertion sur le marché du travail.
Comment interpréter ces réformes en apparence convergentes ? Les avis semblent
partagés. Selon Paul Pierson, les réformes des années 1990 ont surtout contribué à
renforcer la logique propre à chaque système de protection sociale. En privilégiant les
politiques sociales ciblées, en encourageant l’épargne individuelle (réforme du des retraites
de 1986), en développant une politique d’activation particulièrement contraignante, l’EtatProvidence britannique tend à devenir plus résiduel et libéral. En se montrant moins
généreux envers les classes moyennes, l’Etat-Providence scandinave tend à revenir vers
son point de départ beveridgien (prestations universelles forfaitaires). Enfin, les réformes
engagées dans les Etats-Providence continentaux tendent à renforcer la logique
assurantielle du système au détriment de la solidarité. Au contraire, selon François-Xavier
Merrien, les trois modèles d’Etat-Providence tendent plus largement à se recomposer
suivant un modèle binaire, l’un libéral-résiduel répressif (Etats-Unis, Nouvelle-Zélande et
Grande- Bretagne dans une certaine mesure), l’autre «européen», fusionnant des éléments
du modèle universaliste et des éléments du modèle bismarckien.
Il faut en tout cas nuancer, avec Bruno Palier, l’idée d’une inertie institutionnelle des EtatsProvidence, comme en témoignent les réformes françaises des années 1990 et 2000. Plus
largement selon lui, un «nouveau référentiel des politiques sociales semble se dessiner» au
niveau européen, notamment à «travers les textes publiés par la Commission européenne
ou bien pour celles-ci»: «les nouvelles normes d’action prescrivent d’adapter les systèmes
de protection sociale à une politique de l’offre et non plus de demande ; de mettre
l’Etat-Providence au service de la compétitivité ; de rendre les systèmes de protection
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sociale plus favorable à l’emploi en réduisant leur coût (…) et non plus en augmentant
les dépenses sociales ; de rendre les prestations plus incitatives par des politiques
d’activation des dépenses ; de rendre le travail payant ; de cibler l’intervention publique sur
ceux qui en ont le plus besoin ; de faire appel à tous les acteurs de la protection sociale :
Etat, mais aussi marché, famille, secteur associatif » (Palier, 2002 , p 406).
 Comme le notent encore Bruno Théret et Jean-Claude Barbier, «les réformes obéissent
cependant à des logiques multiples qui s’enchevêtrent de façon spécifique à chaque
secteur : certaines répondent aux problèmes posés par les politiques néolibérales
accompagnant la réorientation de la dynamique économique vers une croissance extravertie
et soumise aux injonctions de la finance de marché (chômage, transformation des formes
d’emploi, inégalités croissantes, exclusion). D’autres peuvent considérées comme des
réponses à des problèmes résultant du succès même des politiques et institutions sociales
d’«ancien régime» (celui des années fastes) : allongement de l’espérance de vie, tendance à
l’égalisation des statuts des hommes et des femmes, transformation des formes de la
famille, réduction du temps de travail, etc .... »
L’avenir des systèmes nationaux de protection sociale européens, à l’instar du système
français, va dépendre de l’orientation des politiques européennes et, en particulier, de la
relation entre politiques sociales et organisation politique de l’Europe. Depuis le traité de
Maastricht, il est devenu évident que la légitimation du nouvel ordre politique européen
passe par le domaine social et que la coordination des politiques sociales est en marche.
Tout dépend alors de la manière dont la Commission orientera cette coordination or il n’y a
pas de tendance évidente : s’il est évident qu’elle a privilégié un agenda néo-libéral jusqu’ à
aujourd’hui, elle bute aussi sur une contradiction qui vient de la nécessité de corriger les
inégalités sociales et régionales pour assurer la cohérence sociale et le lien territorial dans
l’UE (surtout si elle se dirige vers une forme fédérale).
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