SIMONE WEIL, UNE PHILOSOPHIE DU TRAVAIL… ET DU MANAGEMENT ? Robert CHENAVIER * Simone Weil est née en 1909. Élève d’Alain, normalienne, agrégée de philosophie, professeur de lycée, militante dans les milieux syndicalistes révolutionnaires des années 30, elle a voulu éprouver la condition ouvrière, comme manœuvre sur machine (décembre 1934août 1935) ; elle s’est engagée brièvement en Espagne, en 1936, alors qu’elle était pacifiste. Elle franchira un seuil spirituel – « sans changer de direction », dira-t-elle – à la suite d’expériences mystiques sur lesquelles elle restera très discrète, refusant cependant le baptême et restant, par vocation, sur le seuil de l’Église. Elle renonce au pacifisme en 1939, participe à Marseille (où elle séjourne entre septembre 1940 et mai 1942) au mouvement de Résistance du Témoignage chrétien, et rejoint finalement les Services de la France libre à Londres, après quelques mois d’un passage à New York. Elle aurait voulu être parachutée en France pour connaître la part de danger et de souffrances qu’elle croyait inséparable de sa vocation. Cela lui fut refusé, et explique en partie sa mort, en Angleterre, en août 1943, à l’âge de 34 ans. La publication de ses Œuvres complètes, en cours aux éditions Gallimard (12 vols. parus), tiendra 16 volumes. D’un point de vue philosophique, il est difficile de « classer » la doctrine de Simone Weil. C’est un matérialisme qui fait sa place à la spiritualité, ou plutôt il s’agit d’une spiritualité qui étend le domaine de l’usage légitime du matérialisme Elle est platonicienne et elle prétend développer un matérialisme plus cohérent que celui de Marx ! En un mot, on pourrait dire que S. Weil a consacré une bonne partie de son activité philosophique à habiter la contradiction entre un Platon dont la théorie de la connaissance aurait reconnu le domaine du travail, et un Marx qui aurait été un matérialiste tenant compte de la réalité du surnaturel. Elle habite cette contradiction en développant une philosophie du travail. En effet, la place qu’elle réserve à Platon et à la Grèce ne doit pas faire oublier ce qu'elle écrivait à deux moments différents. En 1934, d'abord, dans les Réflexions sur les causes de la liberté et de l'oppression sociale : « La notion du travail considéré comme une valeur humaine est sans doute l'unique conquête spirituelle qu'ait faite la pensée humaine depuis le miracle grec. » (OC II 2, p. 92) En 1943, ensuite, dans L'Enracinement : « Notre époque a pour mission propre […] la constitution d'une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées qui se rapportent au pressentiment de cette vocation [....] sont les seules […] que nous n'ayons pas empruntées aux Grecs. » (L’Enracinement, OC V 2, p. 189) Voyons d’abord comment une telle philosophie, que S. Weil s’est efforcée d’élaborer, peut conduire à des réflexions sur la question actuelle de l’organisation du travail. Conférence donnée à l’invitation de l’association « Philosophie et Management », Bruxelles, le 27 novembre 2014. Que Laurent Ledoux trouve ici l’expression de mes remerciements. Les Œuvres complètes de S. Weil (Paris, Gallimard) sont citées selon les abréviations suivantes : OC, suivi du tome et du volume (ex. : OC VI 2 = Œuvres complètes, tome VI, volume 2). * 1 UNE PHILOSOPHIE DU TRAVAIL La lecture des premiers écrits de S. Weil révèle une orientation rapide vers une analyse philosophique de la notion de travail. Elle commence en philosophie (1926-1929) avec un problème primordial chez Alain, celui de la perception. Nous sommes initialement dans une perception vulgaire du réel, mêlée de croyances qui correspondent aux affections du corps et qui nourrissent notre imagination. Bien percevoir, ce serait purifier l'apparence de ce mélange premier afin de penser le monde sous l'idée d'extériorité. La géométrie (qui permet de penser la pure étendue, la nécessité) et l'art (qui apprend à conduire les émotions) y contribuent. Toutefois, il nous manque, pour être totalement au monde, l’épreuve de la nécessité réelle, l’affirmation de l’extériorité par une action accomplie selon des lois. Seul le travail peut faire éprouver de cette manière la réalité. Le travailleur est celui qui, en agissant selon les nécessités de la géométrie, éprouve la vérité, la réalité de ces nécessités conçues (voir OC I, p. 126). Tirons les enseignements de cette première analyse. 1°. Dès les premiers écrits, le travail est envisagé comme l’activité par laquelle nous découvrons la forme de la condition humaine : le travail permet de faire des conditions sous lesquelles nous existons une manifestation de notre puissance, de notre liberté. 2°. Le travail n’est pas déterminé seulement comme activité de transformation de la nature, dans le but de produire les moyens de notre existence. Il est un mode de connaissance du monde, de lecture par contact. 3°. La réflexion sur le travail est constitutive, dans la philosophie de S. Weil, et inspire toute sa philosophie politique. Le travail permet en effet une reconnaissance réciproque des hommes, libérée du lien affectif et de l’obligation personnelle (essentiels dans la famille) : le travail est constitutif d’une sphère publique, c’est là un apport de la modernité ; il accorde l’individu avec les autres dans le libre exercice de leur puissance. Cependant – et nous arrivons là au seuil de la pensée critique de S. Weil – la division du travail compromet les conditions du libre exercice par chacun de toute sa puissance de penser et d’agir. Nous sommes aux sources de l’analyse de l’oppression : la valeur que pourrait représenter le travail, pour une présence au réel et au monde, est contrariée par l’opacité de la forme sociale de la production. Il est en quelque sorte naturel que, indépendamment de son engagement social, S. Weil finisse par rencontrer Marx. Sa lecture de l’auteur du Capital est une lecture critique. Retenons ce qui intéresse notre sujet, à savoir son analyse insuffisante de l’oppression et la critique de toute notion de progrès, critique développée dès 1934 dans les Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale [cité Réflexions… désormais]. Marx décrit la forme de l'oppression capitaliste, mais n'analyse pas les causes de l'oppression. Il n’a retenu de l’oppression que son aspect économique, lié à l’extorsion de plus value, elle-même expression de la propriété privée des moyens de production. S. Weil appelle oppression un « abus de domination faisant peser jusqu’à l’écrasement physique et moral, la pression de ceux qui commandent sur ceux qui exécutent » (OC II 2, p. 542). La question sociale doit donc être transformée ; ce n’est ni celle de la forme du gouvernement ni celle de la forme de la propriété, c’est celle de « l’organisation de la production ». Il s’agit de « concevoir une organisation qui, bien qu’impuissante à éliminer les nécessités naturelles et la contrainte sociale qui en résulte, leur permettrait du moins de s’exercer sans écraser sous l’oppression les esprits et les corps » (Réflexions…, OC II 2, p. 46). Cette distinction entre l’oppression et l’exploitation permet de comprendre pourquoi l'oppression peut survivre indépendamment de sa fonction économique : ainsi, dit S. Weil « chez les Russes, le patron est parti, mais l'usine est restée » (Leçons de philosophie, Plon, 1989, p. 153). Enfin, les formes nouvelles de l’oppression issues de l’histoire récente du capitalisme (les années 30) 2 ont provoqué une nouvelle forme de la division des classes : ce n’est plus l’argent qui sépare la population industrielle entre « ceux qui vendent et ceux qui achètent la force de travail » (Oppression et Liberté, Paris, Gallimard, 1955, p. 260) ; c’est désormais la « machine ellemême qui sépare […] d’une part ceux qui la dirigent, d’autre par ceux qui en forment les rouages vivants » (ibid.) NOTRE TENDANCE A L’EXTRAPOLATION Outre une analyse insuffisante de l’oppression, S. Weil dénonce chez Marx une tendance qu’il partage avec une culture de la modernité, l'ignorance de la notion de limite, ignorance qui a donné naissance à l’idée d’un progrès continu et sans fin : « Notre culture soidisant scientifique nous a donné cette funeste habitude de généraliser, d'extrapoler arbitrairement, au lieu d'étudier les conditions d'un phénomène et les limites qu'elles impliquent. » (Réflexions…, op. cit., p. 38) Or, l'hypothèse d'un développement illimité des forces productives « impliquerait un accroissement illimité du rendement du travail » : « Il suffit que le rendement de l'effort humain ait augmenté d'une manière inouïe depuis trois siècles pour qu'on s'attende à ce que cet accroissement se poursuive au même rythme» (ibid.). On ne peut pas supposer légitimement un tel développement avant d’avoir posé une question primordiale : celle du « rendement de l'effort humain », qui détermine toutes nos perspectives (ibid.) sur le fameux « progrès technique », expression qui recouvre des « procédés différents, qui offrent des possibilités de développement différentes » (ibid.). C'est précisément ce qui fait problème : faut-il vraiment considérer que la productivité du travail connaîtra un accroissement continu et sans fin ? S. Weil examine donc la notion de progrès technique par la distinction des procédés qui s'offrent « pour produire plus avec un effort moindre » (ibid.). À propos de chacun des procédés envisagés, elle raisonne en termes de travaux économisés, dépensés ou gaspillés, alors que le capitalisme et le marxisme nous ont habitués à un point de vue « comptable », celui du profit ou de l'extorsion d'un surtravail. Pour chaque procédé censé produire plus avec moins d’effort, elle montre que rien ne garantit une orientation nécessaire vers l’utilisation d’une une moindre quantité de travail. Parmi les facteurs de rationalisation du travail, S. Weil s’attarde sur le « facteur le plus important du progrès technique », la coordination des efforts dans le temps (que Marx appelait « la substitution du travail mort au travail vivant »). Il s’agit d’un transfert continu et illimité de l'activité humaine à des processus matériels, capables de réaliser une automatisation complète. Le travail vivant deviendrait peu à peu superflu. Idéal chimérique, pense S. Weil : c’est croire à une forme de production dans laquelle « tous les travaux à faire seraient déjà faits » (op. cit., p. 41), objectivés dans un système de machines automatisées, sans apport de travail vivant nouveau. Faisons quelques commentaires à cette étape. 1°. S. Weil reste fidèle à l’idée de libérer l’individu dans son travail, et n’envisage pas la possibilité de se libérer du travail. Elle est même hostile à cet idéal. Elle en reste au principe selon lequel le « procès de travail est la condition naturelle et éternelle de la vie des hommes » (Marx). Pour elle, il s’agit de supprimer les entraves que met le capitalisme à la réalisation du travail, conçu comme activité humaine complète. Il faut donner au travail la forme d’une médiation sociale explicite, consciente et transparente, administrée par les individus. Il faut arracher au capitalisme une médiation qu’il a rendue extérieure aux individus – la forme abstraite de médiation qu’assure le travail abstrait –, pour refaire du travail concret une forme de médiation pensable par les individus. 2°. Nous touchons là au plus important de la critique weilienne d’un développement économique réputé indéfini. Pour employer le vocabulaire de Marx (qu’elle utilise), S. Weil 3 établit nettement que la contradiction essentielle dans le capitalisme n'est pas entre forces productives et rapports de production. La contradiction est en fait la suivante (telle qu’elle était définie par l’austro-marxiste Julius Dickmann, à qui S. Weil doit beaucoup) : « En élargissant les forces productives d'une manière irréfléchie, sans tenir compte des conditions de leur reproduction permanente 1 » le mode de production industriel accélère brutalement la temporalité économique définie par l'augmentation de la productivité du travail ; mais cette accélération rencontre une temporalité géologique, celle du temps emmagasiné dans des stocks de matières premières et de sources d'énergie qui ne sont pas inépuisables. 3°. En d’autres termes, plus proches de ceux de S. Weil, c'est finalement « le caractère [...] illimité de la course [à la puissance] qui entre en contradiction avec le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir » (op. cit., p. 64). Cela a des conséquences, bien perçues par S. Weil. D’abord, dès que le développement économique dépasse les limites qui lui sont imposées par sa base matérielle, il s’étend « au-delà de ce qu'il peut contrôler ». Les forces productives se convertissent en forces destructives : la course à la puissance produit un « parasitisme, un gaspillage, un désordre qui [...] s'accroissent automatiquement » (ibid.). Dès lors, cela engendre aussi plus d'oppression, car en entraînant un désordre, la puissance « provoque des réactions qu'[elle] ne peut ni prévoir ni régler » (ibid.). 4°. La conséquence la plus intéressante concerne la racine de l’oppression. S. Weil y voit une forme de domination beaucoup plus abstraite (et néanmoins réelle) que celle d’une classe qui en opprime une autre. Le matériel (travail concret, valeur d’usage des produits) n’est que le support de domination de l’immatériel, de l’abstrait : les signes que l’esprit ne peut plus coordonner (l’algèbre), les automatismes (les machines), l’argent (domination du système financier). Il en résulte que la notion marxienne d’« exploitation » doit être dépassée vers quelque chose de plus fondamental qu’exprime le terme oppression, à savoir une lutte entre l’homme et le système automatique de la valeur, et non entre prolétariat et bourgeoisie ou entre travail et capital. Se libérer du capitalisme, ce n’est pas s’émanciper de la domination concrète d’une classe, c’est « se libérer de structures sociales abstraites » au sein desquelles le capitaliste est remplacé par « une bureaucratie anonyme et irresponsable 2 » (Oppression et Liberté, op. cit., p. 261), par une « élite de fonction » au service de l’autoreproduction de la valeur, celle des « techniciens de direction 3 ». Ceux qu’on appelle les « capitalistes » sont de plus en plus « détachés de la production elle-même, pour se consacrer à la guerre économique » (ibid.). L’ESPOIR D’UNE REVOLUTION TECHNIQUE S. Weil pariait malgré tout sur la possibilité de surmonter la rationalisation – sous ses formes taylorienne et fordiste du moins. Elle croit à une civilisation dans laquelle le travail deviendra la « valeur la plus haute, […] par son rapport avec l'homme qui l'exécute [et non] par son rapport avec ce qu'il produit » (Réflexions.., op. cit., p. 90). 1 . Julius Dickmann, « La véritable limite de la production capitaliste», La Critique sociale, n° 9, septembre 1933, p. 109. 2 . Cette idée que l'entreprise n'est plus représentée par le capitaliste mais par des techniciens de la direction – les technocrates annoncés plus tard par Burnham –, S. Weil la développe longuement dans son article de 1933, « Perspectives » (OC II 1, p. 270 sq.). 3 . S. Weil cite ce passage d'un livre de Jean-Paul Palewski, paru en 1928 : « Nous arrivons à l'époque qu'on a pu appeler l'ère des techniciens de la direction, et ces techniciens sont aussi éloignés des ingénieurs et des capitalistes que des ouvriers. Le chef n'est plus un capitaliste maître de l'entreprise, il est remplacé par un conseil de techniciens. » (p. 270) 4 Elle n'a pas découvert dans les conditions du travail industriel, à son époque, de quoi jeter politiquement les bases de cette civilisation qu'elle souhaitait, aussi s’efforce-telle d’en penser les conditions, à savoir une révolution technique et l'invention de nouvelles machines. Au lieu d'une rationalisation fondée sur une science du travail 4, nous avons besoin d'une « science des machines 5 » qui s'intéresse prioritairement à la « perception de l'homme au travail 6 », à une « forme supérieure de travail mécanique » qui ouvrirait un vaste espace au « pouvoir créateur du travailleur » (« Deux lettres à Jacques Lafitte », La Condition ouvrière, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 257). Elle s’intéressera fortement à cette question après son année de travail en usine (à partir de 1935), en cherchant des contacts avec des ingénieurs, des directeurs techniques, des patrons sociaux, dont Auguste Detœuf, fondateur de l’Alsthom. Cette possibilité d’un développement de la technique contemporaine était d’une importance capitale, aux yeux de S. Weil, car elle éliminait, outre la tentation chimérique de l'automatisation complète de la production la tentation rétrograde d’un retour au mode de production préindustriel. Ayant poussé aussi loin que possible la réflexion théorique sur la limite idéale de toute transformation sociale réalisable, S. Weil devait faire l’expérience de l’oppression. LA SPIRITUALITE DU TRAVAIL Travailler en usine, ce fut pour elle une épreuve, destinée à contrôler, à vérifier des hypothèses, à susciter des expériences de pensée à partir de conditions réelles. C’est une philosophe qui se rend en classe ouvrière. À propos de ce qu’elle appelle un « contact avec la vie réelle », à l’usine, elle écrit : ce contact « a changé pour moi non pas telle ou telle de mes idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective sur les choses, le sentiment que j’ai de la vie » (« Lettres à Albertine Thévenon », La Condition ouvrière, op. cit., p. 52). L’expérience du malheur vécu à l’usine marque en effet une nouvelle orientation dans la pensée, qui jouera un rôle dans l’expérience d’un contact avec un niveau de réalité (le niveau surnaturel) qu’elle ne soupçonnait pas. L’expérience mystique provoque moins une rupture qu’une transposition de ce que pense S. Weil à un niveau supérieur, le niveau surnaturel jouant désormais le rôle d’un principe d’orientation (une nouvelle « perspective sur les choses », qui n’exclut pas les autres domaines, mais les intègre). La conjugaison de la spiritualité et de l’expérience d’usine conduit S. Weil, avec plus de détermination encore, à l’obligation de résoudre le problème social sur les lieux mêmes du travail, pour la raison énoncée dans L’Enracinement : « Les autres activités humaines, commandement des hommes, élaboration des plans techniques, art, science, philosophie, [...] sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle » (OC V 2, p. 365). Le travail est en effet l’expérience la plus quotidienne du consentement à la nécessité, consentement capable d’en révéler la face surnaturelle. Au lieu de voir la nécessité sous sa face de domination brutale – ce qui serait le point de vue « naturel » – nous la voyons « sous la face qui est obéissance » (Cahiers, OC VI 4, p. 405), et « cette connaissance est surnaturelle » (op. cit., p. 407). L’expérience temporelle du travail constitue sa servitude mais aussi sa vertu spirituelle : « Celui qui travaille est soumis au temps à la manière de la matière inerte qui franchit un instant après l’autre » (L’Enracinement, op. cit., p. 364). Permettre de 4 . Ce qu'est la méthode de Taylor, que S. Weil analyse dans « La rationalisation » (OC II 2, p. 458-475). . L'ouvrage de Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines (paru en 1932, rééd. Paris, Vrin, 1972), intéressa particulièrement S. Weil. 6 . Cette expression se trouve dans la réponse à une lettre d'Alain, en 1935 (S, p. 112). 5 5 faire temporellement, dans la manière dont un instant succède à un autre instant, l’expérience d’une obéissance analogue à celle de la matière inerte, telle est la vertu spirituelle du travail, à condition qu’il ne soit pas servile. Le problème de l’interprétation de ces textes sur la spiritualité du travail tient à la description de l’activité laborieuse comme insertion de tout l’être « dans le circuit de la matière inerte ». C’est le point le plus difficile... Pour bien le comprendre, il faut insister sur un aspect : malgré l’exigence spirituelle d’un travail qui imiterait « l’abandon au temps des choses inertes » (Cahiers, OC VI 1 p. 301), il reste vrai et toujours vrai qu’« il y a une certaine relation avec le temps qui convient aux choses inertes, et une autre qui convient aux créatures pensantes. On a tort de les confondre » (L’Enracinement, op. cit., p. 159). Nul éloge, chez S. Weil, d’une « soumission » qui serait une dégradation. L’acceptation ou le consentement conviennent aux « souffrances physiques et morales inévitables dans la mesure précise où elles sont inévitables » (« Lettres à Victor Bernard », La Condition ouvrière, op. cit., p. 232). Toutefois, à aucun moment S. Weil ne confond le consentement conscient à la nécessité inévitable, avec ce qu’elle appelle un « dressage qui ne fait appel à rien de ce qui est proprement humain » (« La rationalisation », OC II 2, p. 473). Si un « travail » implique « dressage », il faut le supprimer : « La basse espèce d'attention exigée par le travail taylorisé n'est compatible avec aucune autre, parce qu'elle vide l'âme de tout ce qui n'est pas le souci de la vitesse. Ce genre de travail ne peut pas être transfiguré, il faut le supprimer. » (« Condition première d’un travail non servile », La Condition ouvrière, op. cit., p. 433) Non seulement la spiritualité ne saurait justifier l’avilissement du travail, mais elle devrait être le principe du « soulèvement de l’être tout entier » contre cet abaissement. Dans la mesure où le « travail physique est un certain contact avec la réalité, la vérité, la beauté de cet univers et avec la sagesse éternelle qui en constitue l’ordonnance […] avilir le travail est un sacrilège exactement au sens où fouler aux pieds une hostie est un sacrilège » (Écrits de Londres, Gallimard, 1957, p. 22). Elle peut alors développer : « Si ceux qui travaillent le sentaient […] leur résistance aurait un tout autre élan que celui que peut leur fournir la pensée de leur personne et de leur droit. Ce ne serait pas une revendication ; ce serait un soulèvement de l’être tout entier. » (ibid.) Il ne s’agit donc pas de troquer la revendication, dans laquelle on marchande sa condition de victime, contre la résignation ; il s’agit au contraire de donner une énergie supérieure à la résistance contre l’oppression en l’élevant à une dimension qui confère une valeur absolue et non négociable à certaines exigences. Livrons, à nouveau, quelques commentaires d’étape. Qui ne verrait que S. Weil a entrevu l’essentiel des tendances du développement industriel et des impasses auxquelles il a conduit ? Que valent cependant les solutions qu’elle envisage ? Rappelons que selon elle le travail doit rester le principe de la structuration des rapports sociaux. Or les rapports tayloristes et fordistes de travail, correspondant au développement du capitalisme industriel, sont « profondément décomposés 7 ». S. Weil ne pouvait pas prévoir que la sortie de cette forme de rationalisation se ferait par le remplacement de la « notion d’emploi conçu comme “place” dans l’entreprise », facteur de stabilité des relations sociales et de protection des individus, par « la notion beaucoup plus large de travail » remarchandisé, conçu comme une activité flexible exercée par « l’individu, à partir de projets déterminés par l’entreprise 8 ». Dans ces conditions, plus précisément, S. Weil peut-elle nous aider à penser des perspectives pour « le management et les sciences de gestion » ? 7 . Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995 p. 83. . Dominique Méda, « La fin de la “valeur” travail », in Le Travail quel avenir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 214. 8 6 PENSER LE MANAGEMENT ET LES SCIENCES DE GESTION AVEC S. WEIL ? Que donnerait la tentative de « Penser le management et les sciences de gestion avec S. Weil », comme cela a été fait avec Hannah Arendt 9 ? Le problème peut être ainsi défini : « Concilier les exigences de la fabrication et les aspirations des hommes qui fabriquent » (« La rationalisation », La Condition ouvrière, op. cit., p. 307), sans oublier les consommateurs. On ne peut pas éliminer l’un des termes. Or les besoins de la production et les besoins des producteurs ne coïncident pas forcément » (ibid.). Il faut trouver un « moyen terme, tel que ne soient pas entièrement sacrifiés ni les uns ni les autres » (op. cit., p. 308). Ce moyen terme n’a rien d'un tiède juste milieu entre des intérêts, il doit être une sommet, comme toute juste mesure 10, puisqu’il s’agit d’« organiser les conditions de travail les plus humaines compatibles avec le rendement indispensable à l'existence de l'usine » (« Un appel aux ouvriers de Rosières », OC II 2, p. 327). On n’est pas si loin des problèmes du manager qui, « plus que tout autre intériorise fortement la contradiction 11 » entre exigence de la production et aspirations des travailleur. Entre les deux, le management cherche à produire des régulations, une médiation. À l’époque de S. Weil, ce qu’on appelait la « psychotechnique » cherchait des solutions adaptées au système de la production. La psychotechnique, dit-elle, opère dans un cadre défini : l'étude des « meilleurs procédés pour utiliser les machines existantes » (« La rationalisation », op. cit., p. 466), tempérée par l'étude des meilleures conditions du travail pour le travailleur tel qu'il est, dans l'usine telle qu'elle est 12. Une telle perspective est celle d'une technique empirique, fondée sur le critère du succès. À ce pragmatisme, S. Weil oppose que l'étude des facteurs psychologique et physiologiques chez l'homme au travail n'atteindra jamais le facteur moral, car les facteurs moraux ne se réduisent pas à limiter « la fatigue audelà de laquelle il ne [faut] pas faire aller un travailleur » (op. cit., p. 475). Ce qui est supportable n'est pas pour autant moralement tolérable 13, et encore moins respectable. Ce qui relève des nécessités physiologique et psychique définissant les limites du supportable ne peut pas être confondu avec l'exigence morale qui concerne les « besoins terrestres du corps et de l’âme 14 », dont la satisfaction fait obligation : « Dans l’ordre de ses responsabilités et dans la mesure de son pouvoir, [chacun a l’obligation de remédier] à toutes les privations de l’âme et du corps susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain. » (« Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain », OC V 2, op. cit., p. 99) Quelle différence avec les problèmes que nous nous posons aujourd’hui ? S. Weil observe ceci : « Le taylorisme avait pour but d’ôter aux travailleurs la possibilité de 9 . Voir le collectif Penser le management et les sciences de gestion avec Hannah Arendt, éds. L’Harmattan (2014). Des tentatives en ce sens, faisant usage de l’œuvre de S. Weil, ont été faites, notamment par Thierry Pauchant. Voir son art paru dans les Cahiers Simone Weil, XXI 1-2, mars-juin 98, pp. 111-140 et « Pour une éthique spirituelle du travail. Quelques inspirations de S. Weil », dans Pour un management éthique et spirituel (dir. T. Pauchant), Montréal, éd. Fides-Presses HEC, 2000, pp. 219-244. Voir également ainsi que S. Le Loarne et Christine Noël, « Les coopératives, un lieu idéal pur développer sa spiritualité au travail ?... », Revue interdisciplinaire Management & Humanisme, n° 8, août-octobre 2013, pp. 19-39. Je tente, dans ce qui suit, de me livrer à cet exercice dans une perspective toute différente. 10 . S. Weil remarque : « Ce qu'on appelle le juste milieu consiste en réalité à ne satisfaire ni l'un ni l'autre des besoins contraires. C'est une caricature du véritable équilibre par lequel les besoins contraires sont satisfaits l'un et l'autre dans leur plénitude » (L’Enracinement, OC V 2, p. 119). 11 . Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion, Paris, éd. du Seuil, 2005, pp. 25, 97, 235-236. 12 . Il importe peu que l'appréciation de la psychotechnique donnée par S. Weil soit sommaire (pour une appréciation plus positive, voir Georges Friedmann, Problèmes humains du machinisme industriel, Paris, Gallimard, 1954, pp. 35-43 en particulier). 13 . Dans une lettre à l'ingénieur Victor Bernard, S. Weil parle de ce qui est « moralement intolérable » à l'usine (La Condition ouvrière, op. cit., p. 240). 14 . Les « besoins de l’âme » font l'objet de la première partie de L'Enracinement. 7 déterminer eux-mêmes les procédés et le rythme de leur. […] Son souci primordial était de trouver les moyens de forcer les ouvriers à donner à l’usine le maximum de leur capacité de travail. » (« La rationalisation », op. cit., pp. 313-314) Les choses ont changé, certes : il s’agit au contraire aujourd’hui de favoriser l’initiative individuelle et une adhésion à ce qui est fait dans l’activité. Cependant, ce que dit S. Weil du « souci primordial » de la rationalisation reste vrai, à condition de modifier un peu la formulation : le souci primordial aujourd’hui serait de « trouver les moyens de forcer les travailleurs à donner à l’usine le maximum de leur activité exercée “librement” », à partir de projets déterminés par l’entreprise (productivité et rentabilité maximales). L'efficacité économique de l'entreprise ne suppose plus l'utilisation optimale du travail divisé en séquences simples, mais une utilisation optimale des possibilités personnelles du travailleur, et même de sa personnalité (d’où l’importance des entretiens préalables à l’embauche). Une nouvelle forme de rationalisation a vu le jour. À la prescription des tâches dans le taylorisme succède la « prescription de la subjectivité » : conduire le travailleur à se concevoir comme entrepreneur de soi même, à se considérer soi-même « comme une entreprise ». Dans le nouveau capitalisme, il y a réintégration du travail au sens anthropologique, comme activité d’expression de soi, mais la forme de la domination se déplace de l’entreprise vers la subjectivité, partout où cette dernière peut être structurée dans l’intérêt de l’entreprise. Dans les sociétés esclavagistes, la nécessité prenait la forme du fouet, « Taylor a remplacé le fouet par les bureaux et les laboratoires » (op. cit., p. 315), inscrivant la nécessité dans les choses inertes et non dans les coups donnés par le maître. Celui qui travaille – malgré l'impossibilité de donner un sens à ce qu'il fait – est dans l’obligation de chercher en soi-même les mobiles qui permettent de se plier à la nécessité 15. On pourrait dire aujourd’hui que les sciences de la gestion et des ressources humaines prolongent la méthode de Taylor, mais qu’elles ont pour idéal de remplacer l’obligation de se faire malgré soi complice de son aliénation en cherchant à faire vivre à l’individu comme initiative ou autonomie ce qui est en fait dicté par des nécessités extérieures. Dans cette perspective nouvelle, S. Weil ne transposerait-elle pas aujourd’hui des critiques qu’elle adressait au taylorisme ? Transposons encore cette question : qu’est-ce qui permet à notre système de production harmonisé par les sciences de gestion de tenir et de se perpétuer ? Peut-être est-ce cela-même que S. Weil donnait comme seule explication à la domination du taylorisme : le lien de cette méthode avec la guerre 16. La guerre est la situation dans laquelle le taylorisme offre le plus facilement ses solutions à la nécessite d’« augmenter immédiatement le volume de la production » (L’Enracinement, OC V 2, p. 154). Or, si la « guerre ne fait que prolonger cette autre guerre qui a nom concurrence » – comme le pensait Marx – S. Weil retourne l'ordre marxien des déterminations : c'est la concurrence qui est une forme de la guerre, ce « qui fait de la production elle-même une simple forme de la lutte pour la domination » (« Réflexions sur la guerre », OC II 1, p. 292). C’est ce qui justifie l’emploi de l’expression « guerre économique », citée plus haut. Dans un monde où la lutte pour la puissance, « entre collectivités quelles qu'elles 17 soient », passe par la production, « aussi longtemps que le facteur décisif de la victoire sera la production industrielle » (Réflexions…, op. cit., p. 32), l’économie et la recherche du profit 15 . Voir Expérience de la vie d'usine, OC II 2, pp. 296-297. Si l'aliénation se définit comme le fait de ne pas pouvoir vouloir ce que l'on fait, ni dans les modalités ni dans le but de l'action, comment définir le fait d'être dans une situation où il faut vouloir son aliénation ? 16 . Ce lien est suggéré rapidement dans un passage de la conférence de 1937 sur la rationalisation : « La rationalisation a surtout servi à la fabrication des objets de luxe et à cette industrie doublement de luxe qu'est l'industrie de guerre. » (OC II 2, p. 471) 17 . « Qu'il s'agisse d'une entreprise, d'une nation ou de toute autre chose » (OC II 2, p. 542), précise une variante. 8 seront une « arme » irremplaçable, le « problème de la subsistance étant rejeté au second plan 18 » (op. cit., pp. 542-543). On ne pourra pas s’empêcher de dire une fois encore que S. Weil pensait dans les années 30, et que notre situation n’est plus la même… Voyons cela de plus près. Dans son ouvrage La Société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac écrit : « On assiste à un déplacement. La guerre économique s’est substituée à la guerre froide. Rien ne vient barrer la volonté de puissance […] des grandes entreprises. Le monde économique devient un champ de bataille. Le concurrent est l’ennemi. Si on ne mobilise pas tous les moyens pour emporter de nouvelles parts de marché, on est mort. La conquête est une question de survie. Business is war 19 ! » Le « pouvoir gestionnaire s’enracine » dans cette conquête et y trouve son premier ressort : « La mobilisation de tous et de chacun face à la menace est une condition de sa sauvegarde. Face au danger, les intérêts individuels doivent s’effacer devant une cause supérieure 20 ». Autrement dit, c’est la menace extérieure (la « globalisation ») qui permet de dissimuler la rigueur, voire l’arbitraire 21 des décisions dans l’entreprise 22. Après avoir écrit que la « conquête est une question de survie », de Gaulejac poursuit : « On a là un exemple de construction imaginaire de la réalité : il faut combattre pour ne pas être vaincu 23 ». Ce qu’on pourrait exprimer dans les termes de S. Weil : le fonctionnement de l’économie capitaliste – fonctionnement étendu à une société de marché – forge une lecture du réel et une seule. Or « le monde est un texte à plusieurs significations », selon S. Weil (Cahiers, OC VI 1, p. 295). Une telle lecture est la condition d’une saisie de la réalité. L’Enracinement donne la réponse la plus complète à la question que pose elle-même S. Weil : « Saisir la réalité. Où ? ». Elle expose clairement ce que sont les « lectures superposées » : percevoir par exemple la possibilité d’un accord plein, sur des plans multiples, entre ce qui est « force brutale relativement à notre chair », « équilibre de relations nécessaires relativement à notre intelligence », « beauté relativement à notre amour » du monde. « C'est une seule et même chose » (OC V 2, p. 358). L’idéale serait de trouver un « centre d'où l'on voit les différentes lectures possibles – et leurs rapports – et la sienne propre seulement comme l'une d'elles » (Cahiers, OC VI 1, p. 324). Il se trouve que le travail est l’instrument privilégié de la lecture et de la perception du monde, susceptible de donner à chacun la possibilité d’atteindre un niveau supérieur d’attention au réel, sur tous les plans. Tout ce qui prive de la possibilité de lectures multiples du réel dans chaque fonction sociale, et surtout dans le travail, constitue un mal, du rêve, de l’illusion, voire un « crime contre l’Esprit 24 » (qu’il s’agisse des loisirs vils, de l’argent, de l’« opium » des idéologies ou des religions sans spiritualité, de la « force brutale », de la guerre…). Comme la « guerre, la politique, l'éloquence, l'art, l'enseignement », l’économie est une « action sur autrui [qui] consiste essentiellement à changer ce que les hommes lisent » (« Essai sur la notion de lecture », OC IV 1, p. 78). La domination du système économique sur l’ensemble de l’individuel et du social opère un verrouillage des lectures superposées. La . C’est pourquoi, de ce point de vue, le capitalisme peut créer autant de misère que de richesse ; la « subsistance » n’est pas son problème. 19 . Vincent de Gaulejac, La Société malade de la gestion, op. cit., p. 110. 20 Ibid. 21 V. de Gaulejac parle même de la « violence interne, voire arbitraire, des décisions prises » (ibid.). 22 « Les licenciements son présenté comme des fatalités, conséquence d’orientations stratégiques définies en haut lieu à partir de critères indiscutables » (V. de Gaulejac, La Société malade de la gestion, op. cit., pp. 111. 23 Ibid., p. 108 24 « Condition première d'un travail non servile », La Condition ouvrière, op. cit., p. 433. 18 9 « guerre économique » est une forme de l’oppression en tant que « manière d'imposer une autre lecture », une façon de faire surgir (par la publicité, la création de besoins nouveaux…) un univers fictif « qui ne comporte pas de lecture multiple. Le capitalisme et ses appareils tentent de réduire « à l'état de fantômes » (ibid.) toutes les idées qui pourraient s'opposer à la lecture qu’il impose, une lecture unidimensionnelle, réduite à la valeur marchande, au principe « plus vaut plus ». Si l’économie, comme la guerre, est une « action sur l'imagination », comment « se soustraire à l'effet d'imagination », « à l'effet d'irréalité », afin d’avoir « à sa disposition […] les diverses manières de combiner […] les données » (Cahiers, OC VI I, p. 303) ? Tel est notre problème. POUR UN BON USAGE DE LA PENSEE DE SIMONE WEIL Soulevons une question pour conclure et faisons deux remarques. La question devrait prendre tout son sens après ce qu’on vient de voir : pourquoi cette résurgence d’un besoin de spiritualité dans les sciences de gestion, alors que nous vivons dans sociétés sécularisées ? Ce qui fait naître un besoin de spiritualité, à mon sens, c’est le fait que dans toute société a existé un lien entre les moyens matériels et des éléments qu’on peut caractériser très généralement de « spirituels » : un ensemble de valeurs, de formes de conscience du sens de l’existence humaine, de ce qu’est une vie réussie. La singularité du capitalisme est que, comme l’observe Christian Arnsperger, sa « logique fait jouer aux moyens matériels simultanément le rôle de moyens spirituels 25 ». Arnsperger développe : la société capitaliste « fait comme si les moyens matériels pouvaient être en même temps des moyens symboliques permettant à chacun d’être reconnu par les autres en les dominant ou en éveillant leur jalousie [par la concurrence, la compétition, la volonté d’être le meilleur, le plus riche], et des moyens spirituels » permettant à chacun de donner un sens à son existence » dans un monde où, précisément, la notion d’une dimension supranaturelle de l’existence n’est plus primordiale. Ajoutons deux remarques. La première est que S. Weil s’est montrée sensible à la question des niveaux de nécessité dans la « mécanique sociale ». Or, il y a une forme actuelle d’oppression qui tient au règne d’une forme nouvelle de nécessité, qui n’est ni celle des lois de la nature, ni celle de la contrainte sociale à laquelle il fallait céder. Cette forme nouvelle consiste à nous faire agir en tant qu’autre que soi-même, en persuadant qu’on aurait pu se donner la règle extérieure qui nous fait agir. Le manager n’est d’ailleurs pas étranger du tout à cet agir en tant qu’autre que soi : « Les managers ne sont jamais responsables des “décisions” qu’ils appliquent. […] Dans la mise en place d’un plan social, si le choix des licenciés et les modalités de licenciement dépendent de la direction des ressources humaines, celle-ci a des moyens limités et aucun pouvoir sur la décision elle-même 26. » Autrement dit, remarque encore de Gaulejac, l’argument de la « guerre économique » légitime la neutralisation des outils du pouvoir ; la « neutralité » de la « mise en œuvre gestionnaire de la décision » occulte la réalité du pouvoir ». La seconde remarque est que les analyses données dans la dernière partie de mon exposé, ainsi que la question posées en conclusion, m’inciteraient plutôt à être très réservé sur l’usage que l’on peur faire de S. Weil pour « penser le management et les sciences de gestion » dans une perspective durable. J’insiste sur cette dernière expression, car il me 25 26 Christian Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste, Paris, éd. du Cerf, 2008, p. 196 Vincent de Gaulejac La Société malade de la gestion, op. cit., pp. 111-112 10 semble qu’elle définit le cadre limité dans lequel il est possible de trouver une inspiration chez S. Weil pour des tâches de management. Expliquons-nous. Il y a, dans les rapports entre dirigeants et ouvriers, une opacité qui ne tient pas à la mauvaise volonté – pas même celle des « chefs » –, et dont la suppression ne tient pas non plus à la seule bonne volonté des uns et des autres 27. C’est ce qu’écrivait S. Weil dans un « Appel aux ouvriers de Rosières 28 ». S’adressant directement aux travailleurs de cette entreprise, elle leur disait : « L’impitoyable loi du rendement pèse sur vos chefs comme sur vous ; elle pèse d’un poids inhumain sur toute la vie industrielle. On ne peut pas passer outre. » Toutefois, elle ajoutait quelque chose qui importe beaucoup : « Il faut s’y plier aussi longtemps qu’elle existe. Tout ce qu’on peut faire provisoirement, c’est d’essayer de tourner les obstacles à force d’ingéniosité ; c’est chercher l’organisation la plus humaine compatible avec un rendement donné 29. » (OC II 2, p. 326) Or, il ne faut pas confondre le souci de ce qu'on peut faire « pour l'instant [...], dans les conditions actuelles » (« Lettres à Victor Bernard », La Condition ouvrière, op. cit., p. 224) et le projet d’une « amélioration méthodique de l'organisation sociale » : « Une amélioration méthodique de l'organisation sociale suppose au préalable une étude approfondie du mode de production, pour chercher à savoir d'une part ce qu'on peut attendre, dans l'avenir immédiat et lointain, du point de vue du rendement, d'autre part quelles formes d'organisation sociale et de culture sont compatibles avec lui, et enfin comment il peut être lui-même transformé. » (Réflexions…, OC II 2, p. 37) Il faut, comme toujours chez S. Weil, distinguer les plans. Il y a une « ingéniosité » requise pour décider « tout ce qu'on peut faire provisoirement », mais elle ne tient pas lieu d’une « étude approfondie » qui vise la véritable fin que nous devons poursuivre : la transformation du mode de production. S. Weil se désole de constater que, « contrairement à ce qui eut lieu pour la lutte contre la nature, la lutte contre l'oppression sociale se mena […] sans aucune méthode » (« Notions du socialisme scientifique », OC II 1, p. 315). Elle a consacré l’essentiel des ses forces intellectuelles, jusque dans L’Enracinement, à l’élaboration d’une telle méthode, ce qui dépasse de très loin la recherche de « compromis ». Il est vrai que l’équilibre cherché, à un moment donné, entre les droits des travailleurs et les nécessités de la production « ne peut jamais être fondé que sur un compromis » (« Principes d'un projet pour un régime nouveau », OC II 2, p. 432), mais ce compromis – soumis aux aléas de la force, des circonstances changeantes – ne saurait valoir comme solution « dans l'avenir lointain ». Les sciences de gestion ou du management ne pourraient avoir de sens pour S. Weil, par conséquent, que dans le cadre de « ce qu’on peut faire provisoirement ». Il faut certes s’approcher, dans le système tel qu’il est à un moment donné, d’un « équilibre entre les droits des travailleurs » d’une part, et d’autre part les « nécessités de la production » ou un « rendement donné ». Mais rien ne dit – et S. Weil dit tout le contraire – que les nécessités de la production ou un rendement donné soient dans l’ordre des choses, appartiennent au niveau de la « nécessité véritable ». S. Weil ne conçoit aucun compromis durable qui dispenserait (je 27 « Ils montrent beaucoup d'ingéniosité dans la fabrication des cuisinières, vos chefs. Qui sait s'ils ne pourraient pas faire aussi preuve d'ingéniosité dans l'organisation de conditions de travail plus humaines ? La bonne volonté ne leur manque sûrement pas [...]. Malheureusement leur bonne volonté ne suffit pas » (« Un appel aux ouvriers de Rosières », OC II 2, p. 326-327). 28 Qui devait paraître dans Entre nous le journal de l’entreprise fondé par le directeur technique, Victor Bernard (voir La Condition ouvrière, op. cit., pp. 205 et 212 ; p. 210 pour la citation). 29 Avec des variantes, c’est une formulation qu’elle reprend plusieurs fois. Voir les « Principes d'un projet pour un régime intérieur nouveau dans les entreprises industrielles » : « Établir un certain équilibre, dans le cadre de chaque entreprise, entre les droits que peuvent légitimement revendiquer les travailleurs en tant qu'êtres humains et l'intérêt matériel de la production. » (OC II 2, p. 432) 11 cite à nouveau) de l’« unique et perpétuelle obligation de remédier dans l’ordre de ses responsabilités et dans la mesure de son pouvoir, à toutes les privations de l’âme et du corps susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain » (L’Enracinement, op. cit., p. 99). Or je crois qu’elle considérerait que notre système socio-économique concoure à sa manière à ces « privations de l’âme et du corps ». Je crois qu’elle verrait dans le management et les sciences de gestion une tentative pour assurer le développement durable d’un système de domination en perfectionnant les formes antérieures d’organisation scientifiques du travail. À mon sens, toutefois, et pour ne décourager personne, je voudrais terminer en disant que si la lecture de S. Weil ne nous garantit pas que nous réussirons dans le projet de nous libérer de l’oppression, sa réflexion peut au moins nous permettre d’échapper à ce qu’elle appelait le « plus grand malheur » qui, pour nous aussi, « serait de périr impuissants à la fois à réussir et à comprendre » (« Perspectives », Oppression et Liberté, op. cit., p. 38). J’espère du moins que j’aurai contribué modestement à faire passer ce qu’elle cherchait à comprendre. 12