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Elle n'a pas découvert dans les conditions du travail industriel, à son époque, de quoi
jeter politiquement les bases de cette civilisation qu'elle souhaitait, aussi s’efforce-telle d’en
penser les conditions, à savoir une révolution technique et l'invention de nouvelles machines.
Au lieu d'une rationalisation fondée sur une science du travail
, nous avons besoin d'une
« science des machines
» qui s'intéresse prioritairement à la « perception de l'homme au
travail
», à une « forme supérieure de travail mécanique » qui ouvrirait un vaste espace au
« pouvoir créateur du travailleur » (« Deux lettres à Jacques Lafitte », La Condition ouvrière,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, p. 257). Elle s’intéressera fortement à cette question
après son année de travail en usine (à partir de 1935), en cherchant des contacts avec des
ingénieurs, des directeurs techniques, des patrons sociaux, dont Auguste Detœuf, fondateur de
l’Alsthom. Cette possibilité d’un développement de la technique contemporaine était d’une
importance capitale, aux yeux de S. Weil, car elle éliminait, outre la tentation chimérique de
l'automatisation complète de la production la tentation rétrograde d’un retour au mode de
production préindustriel.
Ayant poussé aussi loin que possible la réflexion théorique sur la limite idéale de toute
transformation sociale réalisable, S. Weil devait faire l’expérience de l’oppression.
LA SPIRITUALITE DU TRAVAIL
Travailler en usine, ce fut pour elle une épreuve, destinée à contrôler, à vérifier des
hypothèses, à susciter des expériences de pensée à partir de conditions réelles. C’est une
philosophe qui se rend en classe ouvrière. À propos de ce qu’elle appelle un « contact avec la
vie réelle », à l’usine, elle écrit : ce contact « a changé pour moi non pas telle ou telle de mes
idées (beaucoup ont été au contraire confirmées), mais infiniment plus, toute ma perspective
sur les choses, le sentiment que j’ai de la vie » (« Lettres à Albertine Thévenon », La
Condition ouvrière, op. cit., p. 52). L’expérience du malheur vécu à l’usine marque en effet
une nouvelle orientation dans la pensée, qui jouera un rôle dans l’expérience d’un contact
avec un niveau de réalité (le niveau surnaturel) qu’elle ne soupçonnait pas. L’expérience
mystique provoque moins une rupture qu’une transposition de ce que pense S. Weil à un
niveau supérieur, le niveau surnaturel jouant désormais le rôle d’un principe d’orientation
(une nouvelle « perspective sur les choses », qui n’exclut pas les autres domaines, mais les
intègre).
La conjugaison de la spiritualité et de l’expérience d’usine conduit S. Weil, avec plus
de détermination encore, à l’obligation de résoudre le problème social sur les lieux mêmes du
travail, pour la raison énoncée dans L’Enracinement : « Les autres activités humaines,
commandement des hommes, élaboration des plans techniques, art, science, philosophie, [...]
sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle » (OC V 2, p. 365). Le
travail est en effet l’expérience la plus quotidienne du consentement à la nécessité,
consentement capable d’en révéler la face surnaturelle. Au lieu de voir la nécessité sous sa
face de domination brutale – ce qui serait le point de vue « naturel » – nous la voyons « sous
la face qui est obéissance » (Cahiers, OC VI 4, p. 405), et « cette connaissance est
surnaturelle » (op. cit., p. 407). L’expérience temporelle du travail constitue sa servitude mais
aussi sa vertu spirituelle : « Celui qui travaille est soumis au temps à la manière de la matière
inerte qui franchit un instant après l’autre » (L’Enracinement, op. cit., p. 364). Permettre de
. Ce qu'est la méthode de Taylor, que S. Weil analyse dans « La rationalisation » (OC II 2, p. 458-475).
. L'ouvrage de Jacques Lafitte, Réflexions sur la science des machines (paru en 1932, rééd. Paris, Vrin,
1972), intéressa particulièrement S. Weil.
. Cette expression se trouve dans la réponse à une lettre d'Alain, en 1935 (S, p. 112).