(Fiche faite par Ugo Rollin,
pour la question d’agrégation « expliquer/comprendre »,
Préparation ENS Ulm, année 2002-2003)
CE QUE (NE) FONT (PAS) LES SOCIOLOGUES
Petit essai d’épistémologie critique
Charles-Henry CUIN, Librairie DR0Z, Genève, 2000.
INTRODUCTION
La sociologie contribue à donner du sens à ce que nous vivons, pensons et faisons. Pourtant son utilité
est mal reconnue (prestige médiocre, faible intérêt du public, piètre diffusion des connaissances, salaires des
chercheurs peu élevés, etc.). L’activité des sociologues a le plus grand mal à passer pour une science
1
, car
elle ne vérifie pas les caractéristiques des sciences de la Nature : incertitude sur les théories et méthodes
scientifique
2
(absence d’un paradigme indiscuté ou dominant), incertitude sur le savoir théorique
cumulatif (impression de stagnation ou de régression du savoir théorique général), incertitude sur
l’efficacité des capacité explicatives (applications pratiques peu commodes et peu efficaces).
Le camp des positivistes durs dénie à la sociologie la capacité d’être et de devenir une vraie science aux
larges capacités déductives (Cuin : « jeter l’enfant avec l’eau parfois peu engageante de son bain »). Les
héritiers du dualisme diltheyen
3
tentent de définir un domaine qui serait l’apanage exclusif de la sociologie
(chercher « des vertus lustrales à l’eau du bain »). Les défenseurs d’un positivisme tempéré empruntent une
voie médiane et affirment la vocation et la capacité de la sociologie à délivrer un savoir conforme aux
critères généraux de la scientificité.
Cet ouvrage se propose d’effectuer l’analyse épistémologique de la production de connaissances et de
savoirs sociologiques, avec pour ambition d’éclairer les conditions de la promotion de la sociologie au
statut d’une science comme les autres. Le propos n’est ni de trancher sur la valeur sociale, esthétique,
éthique, pratique, etc., de la sociologie, ni d’examiner ce qui rend une activité ou un produit sociologiques
séduisants ou efficaces. Il s’agit d’examiner ce qui fait considérer un résultat sociologique comme probant.
La rationalité n’est pas un critère plus légitime qu’un autre, mais c’est le critère choisi dans cette étude, afin
d’examiner comment la sociologie peut accéder au statut des science. Cuin entend donc analyser les
fondements scientifiques d’un certain nombre de pratiques sociologiques et se livre à leur évaluation sévère,
au regard d’une conception exigeante de la scientificité (cohérence interne et adéquation empirique).
D’emblée, précisons que la neutralité axiologique de l’auteur cède devant « un engagement axiologique
irrépressible et massif » en faveur d’une approche explicative fondée sur l’activité nomothétique.
PREMIERE PARTIE : Les sociologues et la sociologie ou ce que font les sociologues
L’objectif de toute activité scientifique est, au-delà de connaître (les faits, la réalité), de savoir, c’est-à-
dire expliquer la réalité et ses phénomènes par la connaissance des causes, voire des lois, qui s’y rattachent.
L’activité scientifique opère par un double mouvement dialectique d’observation/description (la recherche
des faits - pôle empirique) et d’interprétation/explication (la recherche du sens à donner aux faits - pôle
théorique ou formel). L’activité théorique ne concerne pas seulement la construction des théories, mais
intervient à tous les niveaux de l’activité scientifique, depuis la définition des problèmes jusqu’à leur
solution. Les hypothèses ne naissent pas principalement par induction, mais résultent d’une interprétation.
Plutôt qu’une dichotomie entre empirisme militant et pure abstraction conceptuelle, il existe plutôt un
continuum entre empirie et théorie : « Pas de faits sans théorie, pas de théorie sans faits »
4
Chapitre I - L’activité empirique : connaître pour agir, réfuter et savoir
Contrairement aux sciences de la nature (qui aboutissent à des découvertes absolues sur des objets dont
personne ne savait rien jusqu’alors), la sociologie procure à certains des informations que d’autres possèdent
1
J-C PASSERON, Le raisonnement sociologique. L’espace non poppérien du raisonnement naturel [1991] « La sociologie est une
science comme les autres, qui a seulement plus de difficultés que les autres à être une science comme les autres ».
2
J-M BERTHELOT, Les Vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les sciences sociales.
3
Methodenstreit - Wilhelm DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit [1883]. cf. infra
4
François SIMIAND, « Méthode historique et science sociales » in Annales ESC [1903].
éventuellement déjà, mais qu’eux-mêmes ne possèdent pas : la consommation dans la classe ouvrière, les
rites de passages chez les Arapesh, la corrélation vote/sexe à un scrutin donné, etc.
La sociologie a donc une vocation empirique, qui consiste à rationaliser la collecte d’information et à
systématiser son exploitation cognitive selon une méthode scientifique. Observer, Décrire et Mesurer sont
indispensables à la théorisation. L’activité empirique suscite les questions qui engendrent la connaissance :
toute problématique naît de l’incohérence entre ce que la réalité donne à voir et ce que nous savons ou
croyons savoir d’elle ; c’est de l’efficacité de l’activité empirique que dépend l’efficacité de l’explication ; la
fécondité de l’induction repose sur la richesse et la précision des données factuelles.
La description des faits sociaux bruts permet d’agir (expertise du chercheur pour les décideurs, prise en
compte des résultats de la recherche par les acteurs dans la détermination de leurs stratégies).
L’activité empirique est également une réfutation de l’erreur, au sens de falsification popperienne de
savoirs (pratiques comme conceptuels, puisque empirie et théorie sont liés dans la science). Les objets
sociologiques sont hyper-historiques, c’est-à-dire très instables et volatiles, car fortement situés dans un lieu
et une histoire. La réfutation effective constitue ainsi un quasi-savoir, un savoir de la fausseté, dont la valeur
cognitive est supérieure à celle de la connaissance factuelle qui détruit seulement l’ignorance. De plus, la
destruction de l’erreur possède des potentialités libératrices et émancipatrices
1
.
La rationalisation scientifique des savoirs communs n’a rien à voir avec de simples informations
factuelles. Elle s’appuie sur des démarches instrumentées et codifiées, qui la distinguent de la connaissance
ordinaire
2
des acteurs. Surtout, elle ne devient science sociale qu’à la condition que le sociologue s’en serve
pour élaborer des lois (expliquer des traits de la réalité) ou des régularités (déduire des traits théoriques de la
réalité). La sociologie n’est pas une sociographie ; connaître n’est pas savoir.
Chapitre II - L’activité interprétative : comprendre
Sans interprétation, le monde est dénué de sens. L’interprétation est la démarche intellectuelle qui
consiste à donner de l’intelligibilité à la alité sociale. Comprendre un phénomène, c’est (se) le
représenter sur le mode de l’évidence
3
. La démarche compréhensive ne se cantonne donc pas à la seule
interprétation d’un phénomène par la subjectivité des acteurs, mais s’étend à toute activité cognitive.
L’interprétation poursuit un objectif d’efficacité pratique. Elle apporte une satisfaction subjective, qui
peut être de nature très diverse (rationnelle, certes, mais aussi esthétique, affective, morale, etc.). La
connaissance produite par l’interprétation peut donc être fructueuse, mais pas nécessairement valide. Le but
n’est pas la recherche de lois naturelles, mais la production d’une structure douée de sens, qui permette
d’inscrire le réel dans un savoir. Comprendre la réalité sociale, mais pas l’expliquer.
Interpréter, c’est donc d’abord inventer des explications satisfaisantes.
L’interprétation en sociologie atteint son plus haut niveau d’efficacité lorsqu’un fait empirique ne trouve
aucune explication dans les lois déjà établies par l’activité scientifique. L’interprétation consiste à formuler
des hypothèses et à les tester après en avoir déduit des implications vérifiables (Hempel) ou des falsificateurs
virtuels (Popper). L’interprétation explicative recherche les « raisons des effets » (Pascal), c’est-à-dire
répondre aux questions « Pourquoi ? » et « Comment ? ». Elle vise à démontrer la nécessité d’un phénomène
et à conférer de l’intelligibilité à cet enchaînement causal, sans pour autant que la causalité découverte soit
validée scientifiquement. Le cadre du raisonnement est celui de la rationalité, mais le savoir produit ne vient
pas de déductions formelles. L’interprétation est invention d’hypothèses explicatives qui permettent de
comprendre comment tel effet a été produit par telle cause. L’interprétation significative confère du sens, de
l’intelligibilité à son objet, mais elle ne confère pas de validité à ce sens. Elle n’est qu’une hypothèse
permettant d’organiser les connaissances de manière satisfaisante pour l’esprit. La compréhension d’un fait
peut s’imposer par l’évidence du système d’interprétation utilisé et la cohérence du discours interprétatif,
mais l’explication de ce fait doit être soumise à une forme de validation pour être reconnue scientifique.
Lorsqu’un phénomène empirique vérifie une loi générale, l’interprétation consiste, premièrement à
concevoir ce phénomène comme l’expression d’une loi, puis à identifier cette loi parmi celles déjà connues.
L’interprétation significative (ou sémiologique) est chevillée à une explication nomologique. La
signification n’est pas inventée, mais découverte. Tel le médecin qui recherche les symptômes (signes) d’une
maladie, le sociologue qui se livre à ce type d’interprétation ne vise pas à construire un savoir, mais à
1
P.BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action [1994] : « [L’analyse sociologique] offre quelques uns des moyens les plus
efficaces d’accéder à la liberté que la connaissance des déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes ».
2
A.GIDDENS : « Dans un très grand nombre de cas, les ‘trouvailles’ des sociologues ne sont telles que pour ceux et celles qui ne se
trouvent pas dans les contextes d’activité des acteurs étudiés », observation qui n’est pas fausse, mais qui le conduit presque à
déduire, à tort selon CUIN, que la « connaissance ordinaire » des acteurs n’est guère différente du savoir sociologique, même si des
travaux ressemblent à des « comptes rendus de comptes rendus » (GARFINFEL).
3
Comprendre un phénomène, c’est commuer « l’évidence de l’énigmatique » en « évidence de ce qui se livre sans réserve » (LADRIERE).
exploiter un savoir antérieur. Il interprète des données empiriques comme des signes que son savoir et/ou son
expérience le conduisent à rapprocher de certaines significations. Ce n’est pas l’objet qu’il questionne, mais
lui-même. L’interprétation n’est pas de nature causale, elle n’est pas non plus inventée. Elle n’est pas
explication, mais recherche de l’entité théorique latente manifestée par un fait empirique.
Chapitre III - L’activité théorique : expliquer
Expliquer, c’est à la fois construire des objets virtuels et tenter d’énoncer à leur propos un discours
permettant de rendre intelligibles des observations empiriques. L’activité théorique repose, d’une part sur des
faits et les concepts qui les expriment et les construisent, d’autre part sur des principes d’intelligibilité, dont
la légitimité tient à leur capacité à convaincre. L’explication réclame une légitimité empirique et théorique.
Les concepts sont des principes d’organisation du donné empirique, c’est-à-dire des hypothèses de
construction de la réalité sociale pour mieux la connaître. Pratiquement, la conceptualisation est une
opération de classement destinée à ordonner le chaos de nos représentations et réduire ainsi la complexité du
monde. Il s’agit de construire un monde symbolique dans lequel il existe, sinon de l’identique, du moins du
comparable : soit les faits sociaux sont des choses, et la conceptualisation consiste alors à trier le réel (thèse
réaliste ou naturaliste); soit l’identique n’existe pas, et le sociologue doit créer des entités qui transcendent le
réel (thèse constructiviste ou nominaliste). Un concept sert à la théorisation, permet l’explication et ne s’y
substitue pas. L’innovation conceptuelle et la rupture théorique cherchent souvent à accroître l’impression de
scientificité, mais ne font que compliquer une réalité sociale que les concepts sont censés simplifier.
L’activité nomologique vise à établir une relation spécifiée, nécessaire et constante entre deux ou
plusieurs phénomènes. La généralisation empirique est la simple affirmation d’une régularité (le taux de
suicide varie avec l’état civil); elle ne concerne que des faits et est donc dépourvue d’intelligibilité propre.
Un énoncé universel fait découler une régularité d’une loi (les célibataires se suicident plus que les mariés,
parce que l’intégration sociale préserve partiellement du suicide). Une loi scientifique incorpore des concepts
qui autorisent une construction de la réalité sociale. C’est la théorie qui explique l’empirie. Les
généralisations empiriques apparaissent comme des implications logiques de lois universelles et valides.
L’ambition nomologique des sociologues remonte au commencement positiviste de la discipline
1
. Elle a
progressivement reculé jusqu’à apparaître aujourd’hui illégitime : peu aliste du fait des obstacles
méthodologiques et des réfutations empiriques auxquels elle se heurte (Boudon); irréaliste, du fait du statut
même des objets sociaux (Passeron). La recherche de lois est délaissée au profit de rationalisations
empiriques à prétention explicative, qui multiplient les cadres théoriques d’interprétation. Le paradoxe tient
au fait que leurs auteurs continuent de revendiquer une démarche explicative, alors que celle-ci dépend toute
entière de l’activité de théorisation.
En effet, l’explication d’un phénomène vise à montrer que son existence peut être déduite d’une ou
plusieurs lois et qu’il est donc une manifestation singulière d’une théorie plus générale. Une théorie est le
système démonstratif constitué par les énoncés universels (lois) et singuliers (conditions initiales) dont
l’articulation logique permet de déduire le phénomène à expliquer. C’est l’objet de la méthode
nomologique-déductive (Hempel
2
). Faute de lois disponible, l’activité théorique a pour objet de former des
hypothèses relatives à l’explication du phénomène en question. Ces hypothèses font nécessairement appel à
une loi conjecturale (virtuelle, non encore validée). L’interprétation devient explication quand l’hypothèse
formulée est corroborée, c’est-à-dire quand ses implications sont testées sur des données distinctes de celles
qui l’ont suscitées. Cette vérification donne à l’explication sa légitimité et, par voie déductive, transforme la
loi virtuelle en loi effective. C’est l’objet de la démarche hypothético-déductive (Popper). Ainsi, toute
explication scientifique semble devoir faire appel, directement ou indirectement, à une ou plusieurs lois.
La sociologie est apte à produire des cadres théoriques et des attirails conceptuels élaborés permettant
des analyses explicatives pertinentes et des validations convenables. De nombreuses théories explicatives sur
la scolarisation, les organisations, l’action collective et surtout la mobilité sociale, ont réfuté des erreurs
antérieures, échangé des méthodes, des critères de vérification, multiplié les questionnements, bref, se sont
confrontées les unes aux autres et ont cumulé les savoirs
3
. Une révolution scientifique (Kuhn) peut bien sûr
survenir et rendre les savoirs théoriques obsolètes, mais les connaissances factuelles produites grâce à ces
théories restent acquises. Malgré les gains cognitifs enregistrés, les sociologues ont tendance à s’éloigner de
la théorie explicative et à séparer ainsi l’empirie et la théorie.
1
Cf. l’injonction comtienne de délaisser la recherche des causes pour celle des lois.
2
Aspects of scientific explanation other essays in the philosophy of science, New-York, The Free Press, 1965.
3
BOUDON a par exemple montré la fécondité d’une approche alliant décisions individuelles et contraintes structurelles, par
l’élaboration de véritables lois sur les rapports entre les évolutions respectives de la structure sociale, du système scolaire et de la
mobilité sociale. L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles [1973].
D’une part, la plupart des productions sociologiques contemporaines sont de simples généralisations
empiriques qui prétendent, à tort, avoir une vocation explicative. Ces rationalisations d’observations
empiriques (Merton parle de théories post factum), mettent au jour des régularités, parfois de simples
ressemblances, qui autorisent pourtant leur auteur à théoriser sur le champ, en systématisant les inductions et
en légitimant par déduction les découvertes empiriques. Les théories obtenues sont auto-référentielles, c’est-
à-dire validées par les seules données empiriques qui ont servi à leur élaboration. L’induction n’est
productrice de connaissances nouvelles que si elle est guidée par des hypothèses propres à diriger la
recherche et la classification des faits. Or, ces hypothèses ne font référence à aucun schéma théorique plus
général et ne peuvent provenir que de pré-jugements qui vont se trouver validés au terme de l’analyse. Cette
démarche peut baptiser de nouveaux concepts, mais n’ayant aucun rapport avec d’autres productions
théoriques, ils interdisent tout cumul de savoirs et encombrent inutilement le lexique de la discipline. Au
final, elle peut produire une faible intelligibilité, portant sur un nombre fini et énumérable de phénomènes,
mais elle n’est pas scientifique, car elle n’est pas explicative.
D’autre part, une conjecture ne se transforme en hypothèse scientifique que si ses utilisateurs acceptent
de la soumettre à l’épreuve empirique, d’abandonner des réponses assurées pour des questions incertaines.
Un théoricisme immodéré n’a donc pas plus de capacité heuristique. Ainsi, les machines à résoudre des
énigmes (Kuhn) que devraient être les paradigmes ne sont pas considérés comme des instruments à produire
des connaissances, car leur incommensurabilité les apparente à des produits scientifiques achevés qui
cherchent à imposer une représentation du monde. A l’inverse, les programmes de recherche n’énoncent rien
de substantiel sur l’essence de la réalité sociale empirique. Ils se contentent de proposer des hypothèses
directrices propres à décrire, analyser et expliquer les phénomènes sociaux : le fonctionnalisme de Merton,
l’individualisme méthodologique de Boudon, etc. Négligeant leur opérationnalisation et leur exploitation
empirique, les sociologues n’en font pourtant pas une meilleure utilisation.
Conclusion de la première partie
La science implique un fort degré de validité des résultats et un savoir théorique fondamental
relativement intégré, systématisé et stable. A cette aune, la sociologie n’apparaît pas comme une science
comme les autres, car, si elle produit une moisson empirique opulente et des édifices théoriques massifs, peu
de savoirs sont accumulés à l’interface des deux. La cohabitation conflictuelle de plusieurs cadres théoriques
et conceptuels, des bases déductives incertaines, des critiques sur la nature des objets sociaux, autant de
limites qui ternissent la vocation scientifique de la sociologie.
La question se pose pourtant de savoir si la sociologie ne peut pas prétendre aux mêmes ambitions que
les sciences de la nature ou si ce sont les travaux des sociologues qui ne répondent pas aux critères de
l’explication scientifique. L’incapacité de la sociologie a cumuler les savoirs est-elle une fatalité ? Tel
Sisyphe remontant inlassablement son rocher, le sociologue est-il condamné à renoncer à la théorisation pour
se consacrer aux seules interprétations empiriques ? N’est-il pas plutôt semblable à Pénélope, tissant le jour
ce qu’elle défait la nuit, prisonnier volontaire d’une démarche qui renonce à de fructueux gains cognitifs ?
DEUXIEME PARTIE : La sociologie et les sociologues ou ce que ne font pas les sociologues
Chapitre IV - La sociologie est une science comme les autres
La conception moniste prétend que la sociologie ne peut jamais atteindre un degré de validité
scientifique comparable à celui des vraies sciences nomologiques, tandis que la tradition dualiste instaure
une rupture entre les activités d’explication dévolues aux sciences de la nature et les activités d’interprétation
propres aux sciences de la culture. Nous examinerons dans ce chapitre les apories que constituent les raisons
ontologiques et épistémologiques de cette rupture, réservant la question des méthodes aux chapitres suivants.
1- La mauvaise question de la spécificité de l’objet social : complexité et historicité du social
La complexité des phénomènes sociaux tient à la multiplicité des facteurs explicatifs en interaction. Des
méthodes et des instruments sont forgés, afin de prendre en compte la complexité empirique et la réduire par
la construction d’entités théoriques simples. C’est d’autant moins un obstacle à la science qu’« il y a de
bonnes raisons de croire que (…) les situations sociales concrètes sont moins compliquées que les situations
physiques concrètes », car les conduites individuelles qui sont les objets de la première, obéissent
généralement à un principe de rationalité qui fait défaut au monde physique
1
: il est plus difficile de prévoir
1
Karl R. POPPER, Misère de l’historicisme [1944-45] et aussi : « En effet, dans la plupart des situations sociales sinon dans toutes
il y a un élément de rationalité (…) ; aussi devient-il possible de construire des modèles comparativement simples de leurs actions et
interactions, et d’utiliser ces modèles comme des approximations ».
où chutera une feuille d’un arbre en automne, que la prise de décision électorale. La complexité n’est pas une
caractéristique intrinsèque du social ; elle dépend de la façon dont il est construit. Un objet empirique reste
enraciné dans le réel et en reproduit la complexité ; un objet théorique se substitue au réel pour en donner
une explication simple. C’est le propre de toute démarche scientifique
1
.
L’historicité du social, la dimension spécifique et temporelle des objets sociologiques, n’est pas non
plus un obstacle à la connaissance scientifique. Le monde naturel n’est lui-même constitué que d’évènements
singuliers. Ce sont nos représentations contemporaines de la nature qui font d’elle un espace de régularités et
d’identités : si deux feuilles d’un même arbre paraissent se ressembler davantage que deux religions
occidentales, ce n’est que par pure effet d’une construction de l’esprit, rendue plus facile dans le premier cas
que dans le second par une similitude des sensations physiques éprouvées par l’observateur.
2- La fable du rapport épistémique : le contournement par le rapport aux valeurs
Le rapport épistémique (Piaget) décrit la relation perverse que le sujet entretient avec son objet. Ce
questionnement n’est pas absent des sciences de la nature, le chercheur est aussi un sujet social et les
enjeux sociaux de la recherche n’ont jamais totalement disparus. Le rapport épistémique est certes plus
marqué dans les sciences sociales, mais loin d’être un obstacle insurmontable, il est même souhaitable. Toute
science commence en effet par une prise de conscience subjective du monde, qui, grâce à la multiplication
des points de vue, peut seule conduire à la conscience de sa propre relativité. La déconstruction de cette
relativité par la mise en évidence d’invariants ruine progressivement subjectiviet relativisme, et permet de
construire une objectivité par delà le sujet. Les prénotions ou les illusions subjectives jouent un rôle
nécessaire dans l’objectivation scientifique de la réalité. Ils deviennent des points de vue comparatifs, qui ne
sont finalement que des modes d’apparaître des objets.
Le rapport aux valeurs de Max Weber ne dit pas autre chose
2
. Il a pour but de permettre au sociologue
d’exprimer et d’expliciter les tenants axiologiques de son entreprise, et, au lieu de tenter vainement de les
annihiler, d’en contrôler les effets sur les connaissances produites. Weber rappelle que la connaissance
objective est connaissance partielle et abstraite d’un phénomène construit en fonction d’une perspective
particulière parmi une infinité d’autres possibles. L’incommensurabilité des problématiques affirmée par
cette notion permet également de rendre compte du caractère poly-paradigmatique des sciences sociales.
3- Les inconsistances du dualisme
Contradiction des fondements positivistes de la sociologie, le Methodenstreit est à l’origine de
l’opposition entre expliquer et comprendre. Dilthey distingue les sciences étudiant les phénomènes
universels et reproductibles (en mesure d’énoncer des lois explicatives) et les sciences de l’esprit,
intégralement subjectives, procédant par reviviscence, empathie, intuition, rapport à l’expérience
personnelle, et dont la raison expérimentale ou déductive ne saurait être le modèle scientifique
3
. Cette
séparation a engendré d’autres clivages entre sciences nomothétiques et idiographiques (Windelband),
sciences de la nature et de la culture (Rickert), et s’est tant et si bien répandue qu’aujourd’hui presque tous
les courants des sciences humaines s’accordent à reconnaître que le caractère essentiellement subjectif de
l’action humaine confère à ses produits une spécificité interdisant de les réduire à des phénomènes naturels.
Ce dualisme ontologique n’implique pour autant pas un dualisme épistémologique. La spécificité des
faits sociaux n’empêche pas de considérer qu’ils puissent être analysés et expliqués comme le sont les
phénomènes de la matière et de la vie ; les traiter comme des choses : pour Durkheim, la réalité sociale
consiste en représentations et est identifiée comme le produit de subjectivités, qui n’ont pas leurs fondements
dans la libre volonté des sujets, mais dans les formes mêmes de l’interaction sociale, l’association (Cf. infra).
Les sociologues sont-ils des scientifiques comme les autres ?
Chapitre V - L’inhibition nomothétique
1- La crise nomothétique
Le dualisme ontologique se double-t-il d’un dualisme méthodologique ? Les sociologues refusent la
démarche de recherche et d’élaboration de lois, tout en continuant à revendiquer la vocation scientifique de
1
Alain TESTART, Pour les sciences sociales : essai d’épistémologie [1991] : « aucune théorie scientifique n’a jamais fait la théorie
d’aucun fait concret (…) il n’y a pas de science du concret »
2
Max WEBER : « La réalité empirique est culture à nos yeux parce que, et en tant que nous la rapportons à des idées de valeurs, elle
embrasse des éléments de la réalité et exclusivement cette sorte d’éléments qui acquièrent une signification pour nous par ce rapport
aux valeurs. Une infime partie de la réalité singulière que l’on examine chaque fois se laisse colorer par notre intérêt déterminé par ces
idées de valeurs ; seule cette partie acquiert une signification pour nous et elle en a une parce qu’elle révèle des relations qui sont
importantes par suite de leur liaison avec des idées de valeur » in « L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique
sociale » in Essai sur la théorie de la science [1904].
3
Wilhelm DILTHEY, Introduction aux sciences de l’esprit. [1883] Critique de la raison théorique : « Les faits sociaux ne sont
compréhensibles que de l’intérieur (…) Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique ».
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