éventuellement déjà, mais qu’eux-mêmes ne possèdent pas : la consommation dans la classe ouvrière, les
rites de passages chez les Arapesh, la corrélation vote/sexe à un scrutin donné, etc.
La sociologie a donc une vocation empirique, qui consiste à rationaliser la collecte d’information et à
systématiser son exploitation cognitive selon une méthode scientifique. Observer, Décrire et Mesurer sont
indispensables à la théorisation. L’activité empirique suscite les questions qui engendrent la connaissance :
toute problématique naît de l’incohérence entre ce que la réalité donne à voir et ce que nous savons ou
croyons savoir d’elle ; c’est de l’efficacité de l’activité empirique que dépend l’efficacité de l’explication ; la
fécondité de l’induction repose sur la richesse et la précision des données factuelles.
La description des faits sociaux bruts permet d’agir (expertise du chercheur pour les décideurs, prise en
compte des résultats de la recherche par les acteurs dans la détermination de leurs stratégies).
L’activité empirique est également une réfutation de l’erreur, au sens de falsification popperienne de
savoirs (pratiques comme conceptuels, puisque empirie et théorie sont liés dans la science). Les objets
sociologiques sont hyper-historiques, c’est-à-dire très instables et volatiles, car fortement situés dans un lieu
et une histoire. La réfutation effective constitue ainsi un quasi-savoir, un savoir de la fausseté, dont la valeur
cognitive est supérieure à celle de la connaissance factuelle qui détruit seulement l’ignorance. De plus, la
destruction de l’erreur possède des potentialités libératrices et émancipatrices
.
La rationalisation scientifique des savoirs communs n’a rien à voir avec de simples informations
factuelles. Elle s’appuie sur des démarches instrumentées et codifiées, qui la distinguent de la connaissance
ordinaire
des acteurs. Surtout, elle ne devient science sociale qu’à la condition que le sociologue s’en serve
pour élaborer des lois (expliquer des traits de la réalité) ou des régularités (déduire des traits théoriques de la
réalité). La sociologie n’est pas une sociographie ; connaître n’est pas savoir.
Chapitre II - L’activité interprétative : comprendre
Sans interprétation, le monde est dénué de sens. L’interprétation est la démarche intellectuelle qui
consiste à donner de l’intelligibilité à la réalité sociale. Comprendre un phénomène, c’est (se) le
représenter sur le mode de l’évidence
. La démarche compréhensive ne se cantonne donc pas à la seule
interprétation d’un phénomène par la subjectivité des acteurs, mais s’étend à toute activité cognitive.
L’interprétation poursuit un objectif d’efficacité pratique. Elle apporte une satisfaction subjective, qui
peut être de nature très diverse (rationnelle, certes, mais aussi esthétique, affective, morale, etc.). La
connaissance produite par l’interprétation peut donc être fructueuse, mais pas nécessairement valide. Le but
n’est pas la recherche de lois naturelles, mais la production d’une structure douée de sens, qui permette
d’inscrire le réel dans un savoir. Comprendre la réalité sociale, mais pas l’expliquer.
Interpréter, c’est donc d’abord inventer des explications satisfaisantes.
L’interprétation en sociologie atteint son plus haut niveau d’efficacité lorsqu’un fait empirique ne trouve
aucune explication dans les lois déjà établies par l’activité scientifique. L’interprétation consiste à formuler
des hypothèses et à les tester après en avoir déduit des implications vérifiables (Hempel) ou des falsificateurs
virtuels (Popper). L’interprétation explicative recherche les « raisons des effets » (Pascal), c’est-à-dire
répondre aux questions « Pourquoi ? » et « Comment ? ». Elle vise à démontrer la nécessité d’un phénomène
et à conférer de l’intelligibilité à cet enchaînement causal, sans pour autant que la causalité découverte soit
validée scientifiquement. Le cadre du raisonnement est celui de la rationalité, mais le savoir produit ne vient
pas de déductions formelles. L’interprétation est invention d’hypothèses explicatives qui permettent de
comprendre comment tel effet a été produit par telle cause. L’interprétation significative confère du sens, de
l’intelligibilité à son objet, mais elle ne confère pas de validité à ce sens. Elle n’est qu’une hypothèse
permettant d’organiser les connaissances de manière satisfaisante pour l’esprit. La compréhension d’un fait
peut s’imposer par l’évidence du système d’interprétation utilisé et la cohérence du discours interprétatif,
mais l’explication de ce fait doit être soumise à une forme de validation pour être reconnue scientifique.
Lorsqu’un phénomène empirique vérifie une loi générale, l’interprétation consiste, premièrement à
concevoir ce phénomène comme l’expression d’une loi, puis à identifier cette loi parmi celles déjà connues.
L’interprétation significative (ou sémiologique) est chevillée à une explication nomologique. La
signification n’est pas inventée, mais découverte. Tel le médecin qui recherche les symptômes (signes) d’une
maladie, le sociologue qui se livre à ce type d’interprétation ne vise pas à construire un savoir, mais à
P.BOURDIEU, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action [1994] : « [L’analyse sociologique] offre quelques uns des moyens les plus
efficaces d’accéder à la liberté que la connaissance des déterminismes sociaux permet de conquérir contre les déterminismes ».
A.GIDDENS : « Dans un très grand nombre de cas, les ‘trouvailles’ des sociologues ne sont telles que pour ceux et celles qui ne se
trouvent pas dans les contextes d’activité des acteurs étudiés », observation qui n’est pas fausse, mais qui le conduit presque à
déduire, à tort selon CUIN, que la « connaissance ordinaire » des acteurs n’est guère différente du savoir sociologique, même si des
travaux ressemblent à des « comptes rendus de comptes rendus » (GARFINFEL).
Comprendre un phénomène, c’est commuer « l’évidence de l’énigmatique » en « évidence de ce qui se livre sans réserve » (LADRIERE).