concepts mais comme cet état intensif du monde constitué par la réalité matériale du virtuel… -
eh bien, à défaut de ce matérialisme spéculatif qui est ainsi amené à investir l'opposition de
l'intuition du « se faisant » à l'analyse du « tout fait », et sans le renversement général d'après
lequel « l'être se dit du devenir, l'identité, du différent, l'un, du multiple, etc. », « la fameuse
révolution copernicienne n'est rien » (Différence et répétition, p. 80, p. 210). Tel est le sens du
bergsonisme pour le jeune Deleuze, qu'il sait résumer d'une formule définitive : « La vie, c'est le
processus de la différence » (« La conception de la différence chez Bergson », p. 92) - et dont on
trouve la trace jusque dans cette confession tardive : « Tout ce que j'ai écrit était vitaliste, du
moins je l'espère… » (Pourparlers, p. 196). C'est en effet dans ce rapport essentiel avec la vie que
la différence est différenciation en tant que mouvement d'une virtualité qui s'actualise selon son
propre mouvement de différence interne (la différentiation). Il n'y aura donc pas rupture eu égard
à la thèse de l'univocité de l'être à laquelle Deleuze assimile la philosophie en tant qu'ontologie
dans la mesure où ce qui ce différencie est d'abord ce qui diffère avec soi, c'est-à-dire le virtuel, un
virtuel qui doit bien être à sa manière réel, matérial/matériel, pour détenir une consistance
objective, ontologique, et être capable de se différencier dans le procès de production de l'actuel
en vertu de son efficience sub-représentative (virtus, in virtu)… Et, sans doute, explique Deleuze,
« le virtuel est en soi le mode de ce qui n'agit pas, puisqu'il n'agira qu'en se différenciant, en
cessant d'être en soi tout en gardant quelque chose de son origine. Mais par là même il est le
mode de ce qui est » (« La conception de la différence chez Bergson », p. 100). Donation
antéprédicative absolue, il est, sous la condition univoque du temps, le dedans du dehors en sa
puissante vie non organique. Soit, très exactement, la matièreté même de l'être. On se trouve ici à
la verticale de la phrase fameuse de Nietzsche : « Imprimer au devenir le caractère de l'être - c'est
là la volonté de puissance la plus haute » ; et tout proche du sens du croisement Bergson-
Nietzsche découvert par Deleuze avec Simondon. C'est en nietzschéen que Deleuze revient aussi
souvent sur le premier chapitre de Matière et mémoire, ce livre délivré de la psychologie par le
thème de l'attention à la vie : court-circuitant la distinction du sujet et de l'objet par sa théorie des
« images-matière » , Bergson atteint au plan d'immanence comme expérience pure, pure
immanence de la vie à elle-même déplaçant l'opposition de la vie et de la matière vers « toute une
continuité de durées », avec, entre la matière et l'esprit, toutes les intensités possibles d'une
mémoire pure identique à la totalité du passé, « passé en général » qui existe en soi sur le mode
d'une coexistence virtuelle (« le passé, c'est l'ontologie pure » ; cf. Le bergsonisme, p. 51) ; égalité
sans reste de l'être et de la vie impliquant la coextensivité en droit de la conscience à la vie, qui
vérifie ainsi son indépendance vis-à-vis du Moi dans l'identité de la mémoire avec la durée même.
« La subjectivité n'est jamais la nôtre, conclut Deleuze, c'est le temps, c'est-à-dire (...) le virtuel
(…) et c'est nous qui sommes intérieurs au temps, non pas l'inverse » (L'image-temps, p. 110-111).
Car « c'est le cerveau qui fait partie du monde matériel, et non pas le monde matériel qui fait
partie du cerveau » (Matière et mémoire, p. 13).
Tout se serait donc passé comme si Deleuze avait commençé par généraliser à l'ensemble de la
philosophie moderne, kantienne et hegelienne, dialectique et phénoménologique, la critique
qu'adressait Bergson à Einstein : avoir confondu l'actuel et le virtuel, avoir rabattu la logique
mathématique des cas de solution sur la problématique ontologique de la question de la matière
et du temps. De sorte que c'est en tant que la pensée deleuzienne n'a pour sujet que le virtuel
qu'elle pourra être indifféremment dite philosophie du devenir, de la différence, de l'immanence
ou de l'événement - car c'est le virtuel qui permet d'énoncer, du point de vue d'un nouveau
matérialisme véritablement transcendantal (matérialisme des conditions de réalité…), chacune de
ces notions pour elle-même et avec les autres. Il ne serait pas très difficile de montrer que la
constitution même de la philosophie deleuzienne procède, dans ses monographies sur Hume,
Nietzsche, Spinoza, Leibniz, etc., d'une rematérialisation et d'une virtualisation systématiques de
l'histoire de la philosophie comme mode d'actualisation d'une philosophie nouvelle, d'une
philosophie virtuelle-matériale dont l'effectuation infiniment variable ne cesse de produire de
nouveaux plis qui impliquent et compliquent le « devenir infini de la philosophie » en tant que
pratique théorique d'une immanence devenue absolue. Et par là même, selon une formulation de
Simondon qui emporte Nietzsche et Deleuze dans son phrasé, la philosophie comme « production
d'essences génétiques » visant par le concept, toujours, quelque chose de l'ordre de l'événement..
De là suit que l'histoire de la philosophie deleuzienne fasse l'expérience de l' image virtuelle-