Chapitre Premier Le terme chair dans l’Écriture et la Tradition primitive (2) Le Nouveau Testament L’emploi que fait l’apôtre Luc des textes prophétiques montre bien, en effet, la continuité conceptuelle accordée au mot «chair». Dans l’Évangile, la prédication de Jean le Baptiste porte référence explicite à un texte du prophète Isaïe : «Toute chair verra le salut de Dieu» (III, 6). De même le discours de Pierre, à la Pentecôte, contient un rappel du prophète Joël : «Je répandrai mon esprit sur toute chair» (Actes II, 1-7 et Joël III, 1-5). Il est évident que cette utilisation désigne ce que nous appelons d’un terme abstrait, l’humanité. Dans la prière de Jésus après la Cène, le terme chair indique comme dans saint Luc, l’humanité entière : Que ton Fils te glorifie Et que par le pouvoir de toute chair Que tu lui as conféré Il donne la vie éternelle À tous ceux que tu lui as donnés… (XIII, 1-2) Très fréquemment, du reste, tant chez saint Jean que chez les auteurs du Nouveau Testament, l’emploi du binôme «chair et sang» est une expression concrète pour désigner l’homme tout entier. Mais tout ce réalisme n’a, en somme, de valeur que par l’introduction qu’il prépare à la réalité du Verbe de Dieu venu en la chair. Il n’est pas difficile de glaner des textes dans le Nouveau Testament où la réalité du corps du Christ est désignée par ce vocable emprunté au vocabulaire de l’Ancien Testament. Les premiers écrits du Nouveau Testament pour signifier la réalité de la chair du Christ la confrontent à l’événement majeur de la Passion. C’est ainsi que le discours de Pierre (II, 31), faisant état de la prescience de Dieu en citant le psaume XVI : «Ma chair elle-même reposera dans l’espérance» déclare : «Il a vu d’avance la Résurrection du Christ dont la chair n’a pas connu la corruption.» 1 Dans ses Épîtres, l’Apôtre Pierre insiste sur cette réalité humaine et temporelle du Seigneur, réalité qui est à la base même du mystère du salut. «Le Christ mis à mort selon la chair, a été vivifié selon l’esprit. Le Christ donc, ayant souffert dans la chair, vous aussi, armez-vous de cette pensée, à savoir : celui qui a souffert dans la chair a rompu avec le péché, pour passer le temps qui reste à vivre dans la chair, non pas selon les passions humaines, mais selon le vouloir divin» (I Pierre, 2, 18). L’emploi de l’expression est ici très significatif. La chair désigne le fait que le Christ a pris notre condition humaine, notre humanité. C’est à l’apôtre Jean qui, le dernier de tous en date, et avec une vigueur accrue par l’hérésie docétiste (dont je reparlerai plus loin) qu’il revenait de marquer avec le plus de réalisme que l’utilisation du terme chair loin d’être une concession à un langage imparfait était intentionnellement un concept de la Révélation biblique. Au début du 4e Évangile, saint Jean affirme : Et le Verbe s’est fait chair (lire : a pris notre humanité). Quand Jean, dans son Évangile, nous dit que «La parole (le Verbe) s’est fait chair et qu’elle est demeuré parmi nous», il veut sans doute répondre aux docètes (groupe hérétique) qui ne voulaient voir dans le corps du Christ, qu’une apparence. Plusieurs séducteurs sont apparus dans le monde de saint Jean et ils ne confessent que Jésus n’est pas venu dans la chair, mais qu’il a pris l’apparence d’un corps humain. Jean est cependant fort explicite : «Ce qui était dès le commencement Ce que nous avons entendu Ce que nous avons vu de nos yeux Ce que nous avons contemplé Ce que nos mains ont touché Du Verbe de vie; Car la vie s’est manifestée Nous l’avons vue et nous en rendons témoignage Et nous annonçons cette vie éternelle Qui était auprès du Père et qui nous est apparue» (Jean, IV, 3). Saint Paul L’utilisation du terme de chair dans la langue de saint Paul mérite cependant que nous nous y attardions davantage. On a voulu remarquer dans l’anthropologie de Paul un emprunt, plus ou moins heureux, à la philosophie grecque, lorsqu’il emploie le couple « la chair et l’esprit ». Paul glisse sur les sens avancés d’un même vocable et passe insensiblement de l’idée de chair signifiant l’organisme humain, à celle de chair désignant la condition humaine, ou encore la faiblesse physique ou morale de la nature humaine. 2 Il n’est guère possible de saisir le sens exact du terme utilisé par Paul hors du contexte où il se trouve, tant il use de liberté dans l’emploi qu’il en fait. Mais ce serait une très grosse erreur, en partant des textes où il oppose la faiblesse de la chair à la sainteté de l’esprit, de lui attribuer une sorte de manichéisme larvé et inconscient. Ce qui est cependant intéressant pour notre propos, c’est que Paul donne au Christ une chair semblable à la nôtre et qu’il refuse toute relation avec le péché. L’égalité de la condition humaine est bien signifiée entre le Christ et nous. Égalité qui est à la base de la substitution par laquelle Dieu fera subir au juste, dans sa chair, la peine méritée dans leur chair, par les pécheurs (Rom., VIII, 3). Dieu en envoyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair… Ce réalisme de la chair du Christ est appuyé encore par la ressemblance de sa naissance avec la condition commune de l’humanité : «issu de la lignée de David, selon la chair Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils né d’une femme, Né sujet de la loi, afin de racheter les sujets de la loi, Afin de nous conférer l’adoption finale» (Rom., I, 5). L’insistance que met saint Paul à renforcer le réalisme du corps du Christ, va jusqu’à lui faire employer une redondance extrêmement curieuse dans le début de l’Épître aux Colossiens qui développe les raisons de la primauté du Christ : «vous-mêmes qui étiez devenu jadis des étrangers… Voici qu’à présent il vous a réconciliés dans son corps de chair Le livrant à la mort pour vous faire paraître devant lui SAINTS» (Col., I, 21-22). Bref, l’apôtre Paul ne vise qu’une chose dans ses écrits : en appliquant le terme chair au Christ, il veut signifier tout le réalisme de la condition humaine du Seigneur qui s’accompagne obligatoirement de la sainteté de sa chair, qui arrache la nôtre au péché et à la mort. 3