L`impasse de la gouvernance climatique globale depuis vingt ans

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L'impasse de la gouvernance climatique globale depuis vingt ans.
Pour un autre ordre de gouvernementalité.1
---------Amy Dahan
Le changement climatique est à la fois un objet de science, un objet d'expertise et un
problème politique. Sa singularité renvoie à plusieurs éléments distincts: - 1) la construction
même de l'objet, par les sciences du climat, en particulier par les modèles numériques sans
lesquels on ne peut le saisir; de surcroît, ces sciences nous disent qu'étant donné l'inertie du
système climatique de la Terre, le risque est "déjà dans les tuyaux" même si nous n'en
percevons pas encore tous les effets, et soulignent fortement les aspects d'irréversibilité ; - 2)
la singularité de l'instance d'expertise, le GIEC, une organisation véritablement unique en son
genre qui a suscité et suscite toujours des passions contradictoires; enfin, 3) la spécificité des
interactions entre science et politique qui ont caractérisé le processus des négociations
internationales censé traiter le problème climatique, puisque ce dernier est l'un des premiers
"risques" à avoir engendré des formes stables de gouvernance mondiale (onusienne) à un très
haut niveau. Cette gouvernance ne repose pas sur le vide: elle s'est accompagnée de la
construction d'un système complexe d'arènes et d'institutions qui a réuni des acteurs et des
partenaires de plus en plus nombreux (scientifiques, ONG, think tank, acteurs du business
etc..), suscité de nouvelles pratiques de recherche et d'expertise, instauré des procédures
d'évaluation et de validation, mobilisé des instruments (comptabilité carbone, indicateurs de
réchauffement, mécanismes de développement propre, etc), vu s’affronter des intérêts
économiques et des enjeux politiques variés. C'est ce système que nous avons appelé régime
climatique2; un régime qui ne se réduit certes pas au régime juridique des relations
internationales mais a établi des relations spécifiques nouvelles entre sciences, politique et
marché.
Nous ne prétendons pas faire ici un tour exhaustif de ce régime et dresser son bilan depuis la
fin des années 1980. Toutefois, sur la réduction effective des émissions de gaz à effet de serre,
il est clair que la gouvernance onusienne et les vingt ans de négociations ont eu des résultats
fort minimes3. Comment l'expliquer? Sans occulter les réponses habituelles — géopolitique,
blocages par les grandes puissances, influence des intérêts économiques, etc. — nous nous
concentrerons ici plutôt sur le cadrage du problème (le framing disent les anglo-saxons), tel
que le processus des négociations l'a conçu, appréhendé et incarné, et qui semble en échec
total. Un échec révélé par la Conférence de Copenhague (2009) mais qu'un certain nombre
d'analystes et de chercheurs en sciences politiques et sociales avaient déjà pointé 4. Ce
1
Cet article est inspiré du rapport rédigé avec Stefan Aykut: A. Dahan & S.Aykut : De Rio 1992 à Rio 2012:
vingt années de négociations climatiques. Quel bilan, quel rôle pour l'Europe, quels futurs? Rapport pour le
Centre d'Analyse Stratégique, 190 pages, Octobre 2012 .
2
Amy Dahan (sous la direction de), Les Modèles du Futur, Editions La Découverte, 2007, Paris.
3
Les pays signataires du protocole de Kyoto, qui avaient jusqu'en 2012 des objectifs modestes de réductions, ne
les ont pas remplis pour plusieurs d'entre eux (Canada, Australie, Japon...). Les Etats-Unis, premier émetteur
mondial, n'ont pas finalement ratifié Kyoto et n'ont manifesté pour l'essentiel aucune ambition de réductions; et
les pays émergents ont vu leurs émissions exploser de façon spectaculaire, la Chine surpassant depuis 2008, les
Etats-Unis.
4
Pielke et Sarewitz sont connus pour leur critique de longue date de "la voie de Kyoto", et du GIEC. Pielke,
R.A., Jr., 2007. The Honest Broker: Making Sense of Science in Policy and Politics, Cambridge (UK),
Cambridge University Press; Sarewitz, D., Pielke, R.A., Jr., 2000. Breaking the global-warming gridlock, The
2
cadrage a été stable dès les années 1990, et n'a connu qu'une seule inflexion depuis vingt ans:
la montée des enjeux de l'adaptation, concomittante avec l'ascension des Pays en
Développement, sur lesquels nous reviendrons. Plusieurs éléments principaux le constituent
que nous passons d'abord en revue, avant d'aborder le nouvel ordre de gouvernementalité
potentiel qui se profile, après Copenhague puis la crise européenne, et ses défis.
Un problème de pollution globale
La construction du problème climatique sur la scène politique internationale est un processus
engagé à Toronto en 1988-1989, après le succès du protocole de Montréal (1987) imaginé
pour lutter contre le trou de la couche d’ozone. Le succès de Montréal en fit un modèle pour
la construction des négociations internationales sur le changement climatique. Cette filiation
du problème climatique avec celui de l'ozone l'inscrit durablement comme un problème de
pollution globale, analogue précisément à celui de Montréal, avec à la clef des objectifs
chiffrés de réduction et la recherche d'un traité international contraignant.
Or, ce qu'on nomme le "paradigme de pollution" du cadrage climatique, qui a déterminé toute
l'approche ultérieure du protocole de Kyoto et dans lequel on a voulu inscrire la question des
gaz à effet de serre, interdit de fait d'en saisir pleinement les enjeux, parce qu’il concentre
l'attention sur les solutions en fin de tuyaux (les rejets) au lieu d'interroger les fondements
mêmes, non soutenables, de nos économies construites sur l'exploitation des énergies fossiles.
Le dioxyde de carbone n'est pas un polluant comme les autres, il est omniprésent dans toutes
les activités de production, de consommation, de transport, de loisirs etc, de la civilisation
industrielle contemporaine.
Deuxième élément du cadrage: la globalité. La construction d'un monde global, de catégories
globales, ne va jamais de soi. Clark Miller5 a écrit : "Globalism is a creative product of the
human imagination, disciplined by techniques, skills, tools, schools of thought, institutions
and practices for producing knowledge". Alors, pourquoi et comment l'échelle globale et les
arènes mondiales sont-elles devenues, le niveau d'appréhension et de traitement évident du
problème climatique ?
Dans son livre A vast machine, Edwards6 analyse deux processus qui se sont avérés
nécessaires pour les modélisations et les simulations de la climatologie moderne : « making
global data » et « making data global », qu’on pourrait traduire par « la collecte de données à
l’échelle globale » et « la fabrication de données globales ». Le premier de ces processus, qui
s'est déployé depuis les années 1950 pour les besoins de la prévision météorologique, renvoie
aux défis techniques, organisationnels et politiques associés à la constitution d'un réseau
mondial d’observation de la Terre. La World Meteorological Organization (WMO) en a été le
pilier principal. Le second processus est associé au fait de rendre comparables les données
collectées, un travail qui est passé par l’analyse des méthodes utilisées pour leur fabrication,
Atlantic Monthly, 286, 1, 55-64. On peut aussi citer G. Prins, G., S. Rayner, Time to ditch Kyoto, Nature, 449,
2007, 973-975.
Clark A. Miller, ‘Resisting Empire: Globalism, Relocalization, and the Politics of Knowledge,’ in Sheila
Jasanoff and Marybeth Long-Martello, eds., Earthly Politics: Local and Global in Environmental Governance
(Cambridge: MIT Press). pp. 81-102. 2004. cit. p 82
6
P.Edwards, A Vast Machine. Computer Models, Climate Data, and the Politics of Global Warming. Cambridge
MA, The MIT Press, 2010.
5
3
la correction des biais de chacune d'entre elles et les modélisations multiples pour
homogénéiser le tout. Ce "World Weather Watch" fut selon les termes d'Edwards, une
véritable "réussite techno-politique" qui a conjugué, dès ses débuts et au cours de toute
l'ascension du problème climatique, méthodes scientifiques et initiatives politiques.
Un holisme caractérise le système climatique de la Terre : il est lié d'une part, aux lois de
conservation (énergie, masse) à grande échelle qui le contraignent, d'autre part, aux multiples
interactions et rétroactions de processus bio-physico-chimiques qui s'y déroulent et que
d'ailleurs seul l'ordinateur a permis d'appréhender. Aujourd'hui, une définition simple du
climat observé n'existe pas, le climat n'est défini qu'à travers la modélisation. L'outil privilégié
de la modélisation numérique est associé à la mobilisation de plusieurs constructions
scientifiques de nature globale : les modèles de circulation générale de l'atmosphère (GCM),
puis ceux de l'atmosphère et de l'océan (AOGCM), la notion (fictive) de température moyenne
globale, le niveau moyen des mers (et sa hausse redoutée), la globalisation instantanée des
molécules de gaz à effet de serre etc. Toutes ces notions contribuent à la globalisation du
problème, même si la variabilité existe aussi à toutes les échelles et est une source majeure
d'incertitudes dont il faut tenir compte dans toutes les procédures et les pratiques scientifiques.
La prééminence des sciences physiques du climat apparaît bien comme l'un des éléments
constitutifs du globalisme du risque climatique, et par suite de son traitement à l'échelle
globale.
On peut résumer les trois modalités essentielles par lesquelles les sciences du climat ont
influencé les politiques:
• La concentration sur les modèles globaux de l’atmosphère, comme outil incontournable des
projections climatiques, y compris pour les prévisions régionales obtenues par descente en
échelle ("downscaling") des modèles globaux, a contribué à globaliser les problèmes, à faire
apparaître l’arène mondiale/globale comme l’échelle unique de traitement du risque
climatique .
• Le réductionnisme physico-chimique des sciences du climat tend à mettre en avant les
caractéristiques universelles des GES et à les séparer de leur signification sociale locale. Les
molécules de méthane des rizières ou celles de gaz carbonique des voitures jouent un rôle
identique dans la mise en équation de l'effet de serre. C'est ce que Demeritt7 a qualifié de
déterminisme environnemental tacite.
• La focalisation sur les “évolutions probables” dans les modélisations a longtemps contribué
aussi à une marginalisation des extrêmes et de l’éventualité des changements brusques.
Shackley et Wynne8 ont même parlé de “tuning out of extremes”.
Néanmoins d'autres facteurs, distincts de ces aspects scientifiques, ont opéré pour faire, dans
les années 1990, de l'échelle globale, le niveau évident et naturel auquel le changement
climatique doive être appréhendé. Comme l'a bien montré dans sa thèse Stefan Aykut 9, le
deuxième type “normatif” de globalisme est venu des sciences politiques et des sciences
sociales ; il s'est affirmé d'abord dans le contexte de l'effondrement du régime soviétique et
7
D.Demeritt, The Construction og Global Warming and the Politics of Science. Annals of the Association of
American Geographers, 91(2), 2001, 307-337.
8 Simon Shackley & Brian Wynne, Representing Uncertainty in Global Climate Change Science and Policy:
Boundary-Ordering Devices and Authority. Science, Technology and Human Values 21, 3/Summer, 275-302,
1996.
9 Stefan Aykut : Comment Gouverner un Nouveau Risque Mondial? La construction du changement climatique
comme problème public à l'échelle globale, européenne, en France et en Allemagne, Thèse Sciences Sociales,
soutenue 30 Mai 2012, 740p, EHESS, Paris, 2012, p 73-91.
4
des thèses sur "la fin du politique" ou "la fin de l'Histoire"10 qui l'ont un temps accompagné.
De nombreux auteurs11 ont enregistré l'incapacité des Etats-nations à affronter et contrôler
divers risques (risques environnementaux et technologiques avant tout, dont l'exemple
paradigmatique sera en 1986 l'accident de Tcherbobyl, mais aussi risques économiques et
financiers transnationaux, risques migratoires, terrorisme, etc.), et développé des thèses
pessimistes sur le retrait de l'Etat auxquelles vont faire écho des discours sur les régimes
internationaux, la gouvernance globale12, la société civile mondiale... D'ailleurs, les années
1990 voient, avec la Conférence de Rio, une revivification du multilatéralisme onusien et la
création d’institutions de gouvernance mondiale des problèmes environnementaux. Enfin à
ces discours politiques globalisants se sont ajoutés ceux des économistes sur les “biens
publics mondiaux”, parmi lesquels l'atmosphère est considérée comme un exemple idéaltypique, ainsi que leurs tentatives d'application au niveau international des concepts formels
de la théorie des jeux (coopération, défection, dilemme du prisonnier, free rider, etc..).
Ainsi, ces deux premiers éléments de cadrage concourent à définir le changement climatique
comme un problème environnemental global. Or, la question climatique ne relève pas du seul
domaine de l'environnement, ni de la seule échelle globale. C'est un problème multi-échelles
qui peut et doit être traité à toutes les échelles concernées. De plus, par les enjeux
énergétiques, les choix de « modernisation écologique » (ou pas), plus généralement par les
choix de société qu'elle implique, la question climatique s'articule étroitement aux questions
industrielles et économiques ancrées à la fois dans les Etats-nations et les formes mondialisées
de concurrence et d'échanges.
La stratégie top-down de partage du fardeau
Le globalisme et le paradigme de pollution conduisent, dès la mise en œuvre en 1994 de la
Convention pour les Changements climatiques et l'ouverture des négociations, à une stratégie
dite de « partage du fardeau », avec des chiffres de réduction des émissions de CO2 et des
objectifs de stabilisation. Inscrite pour les pays développés dans le protocole de Kyoto, à
l’horizon 2012, cette stratégie consistait à vouloir se répartir au niveau mondial des réductions
d’émissions à un horizon temporel donné. Elle est restée à l’œuvre dans la recherche tant
d’une prolongation de ce protocole pour la période post-2012 que dans celle d’un autre traité
incluant les États-Unis et les grands pays émergents. En d’autres termes, le cadre explicite du
processus de négociations a évolué de plus en plus nettement vers la recherche d’un traité
international fixant des objectifs ciblés à tous les pays et un calendrier échelonné de mise en
œuvre, avec des plafonds d’émissions évoluant dans le temps. Et cela, à partir d’une formule
générale, forcément très compliquée à établir, qui puisse refléter à la fois les responsabilités
historiques, les capacités présentes et les conditions d’équité.
Les acteurs qui ont le plus ardemment défendu ce cadrage sont les ONG environnementales.
Jouant un rôle important à la fois en tant que groupe de pression à l’intérieur des
10
F.Fukuyama, The End of the History and the Last Man, New York, Free Press, 1992.
D.Held, Democracy and the Global Order: From the Modern State to Cosmopolitan Governance, Stanford,
Stanford University Press, 1995 ; Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d'une autre modernité, Paris,
Aubier. Edition originale allemande en 1986.
12
Marie-Claude Smouts, Les nouvelles relations internationales. Pratiques et Théories, Paris, Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1998.
11
5
négociations13 et en tant que mobilisateur des opinions publiques dans les contextes
nationaux14, les ONG s’étaient faites les porte-parole d’un traité global à la fois ambitieux et
juridiquement contraignant, « basé sur la science climatique » et qui prendrait en compte des
questions d’équité et de droit au développement15. Or, ce cadre top-down, qui n’a jamais
complètement reflété la pratique beaucoup plus complexe des négociations16, est apparu très
vite aux Américains, y compris à l’administration démocrate, une ambition fallacieuse17. Les
grandes économies émergentes le rejettent également, pour diverses raisons affichées de
souveraineté et de droit au développement. Plus fondamentalement, d'un point de vue de
rationalité strictement économique, s'engager de manière contraignante sur un calendrier de
réductions à moyen et long terme, alors qu'on ignore presque tout des coûts futurs des
transformations nécessaires, des technologies disponibles, des conditions du marché ou de la
compétition globale, semble à tous ces grands pays à la fois irrationnel et inacceptable. La
Chine ou le Brésil, par exemple, se sont engagés dans certaines politiques climatiques, quand
cela pouvait servir leurs intérêts industriels, économiques, de compétition commerciale ou de
sécurité énergétique, sans jamais envisager d'accepter de s'inscrire dans une stratégie topdown contraignante.
La relation de coproduction entre science et politique
L’ambition des chiffres de réduction et des objectifs a été, dans les années 1990, l’objet
principal des négociations du protocole de Kyoto entre pays industrialisés. Ceux-ci
cherchaient dans l’ensemble à les minimiser, mais ils les déterminaient en toute légitime
souveraineté. Ces chiffres relevaient du politique. Pourtant, on peut voir sur l'exemple cidessous des 2°C, qu’avec l’évolution accentuée vers un cadrage du régime climatique à la fois
top-down et coproduit (conjointement entre science et politique), ces chiffres et objectifs ont
tendu à devenir éléments même du cadrage, liés à l’expertise scientifique.
Arrêtons-nous sur cette relation de coproduction18 entre science et politique. Le GIEC, depuis
ses débuts, a été imbriqué dans le processus politique, puisque c’est un organisme
intergouvernemental, donc soumis à des influences politiques. De plus, les résumés de ses
rapports à l’intention des décideurs doivent être adoptés mot à mot par les rédacteurs
scientifiques et les représentants politiques des gouvernements, bien que ces derniers n'ont
jamais le dernier mot lors des rédactions19. Il a eu incontestablement un rôle politique
13
Voir E.Corell et M.M Betsill, A comparative look at NGO influence in International and Environmental
Negociations : Desertification and Climate Change, Environmental Politics, 1(4), 86-107, 2001 ; D.R. Fischer,
COP-15. How the Merging of Movements Left Civil Society out in the Cold. Global Environmental Politics,
10(2), 11-17, 2010.
14
Sylvie Ollitrault : Militer pour la planète: sociologie des écologistes, Rennes, PUR, Res Publica, 2008.
15
D-R.Fischer et J.Green: Understanding Disenfrenchisement: Civil Society and Developing Countries'
Influence and Participation in Global Governance for Sustainable Development. Global Environmental Politics,
4(3), 65-84, 2004.
16
En effet, les objectifs de réduction par pays issus de la conférence de Kyoto, par exemple, étaient le résultat de
négociations politiques, et l’objectif global (-5,2 % pour les pays de l’Annexe I entre 1990 et 2008-2012) a été
déterminé dans un deuxième temps, en agrégeant les objectifs nationaux. Voir J. Depledge, Tracing the Origins
of the Kyoto Protocol : an article by article textual history, FCCC/TP/2000/2: 47, §221.
17
Voir le projet « International Climate Agreements » piloté par Joseph Aldy et Robert N. Stavins, leur rapport
distribué à Poznan en 2008, ainsi que notre analyse de ce rapport dans A. Dahan, S.Aykut, H.Guillemot et
A.Korczak, « Les arènes climatiques : forums du futur ou foires aux palabres ? La Conférence de Poznan »,
Rapport de Recherche, 45 pages, Koyré Climate Series, n°1, Février 2009, 41-43.
18
Sheila Jasanoff, States of Knowledge. The coproduction of science and social order. London, New York,
Routledge, 2004, pp 1-12 & 13-45.
19
Voir Rafael Encinas de Munagorri (dir.) Expertise et Gouvernance du Changement Climatique, Paris, LDG,
2009 ; Amy Dahan : Climate Expertise: between scientific credibility and geopolitical imperatives.
Interdisciplinary Science Reviews 33, 1, 71-81, 2008.
6
important enrôlant des acteurs, gagnant des alliés (les ONG, les Pays en Développement),
unifiant un champ vaste et dispersé de connaissances. Dans son discours, le GIEC s’est
toujours empressé de revendiquer une vision linéaire et purifiée de sa relation au processus
politique. Cette posture trouve son expression dans le fameux crédo d’être « policy-relevant,
but not policy-prescriptive ». Ce décalage entre une rhétorique de « science-speaks-truth – topower » et une pratique beaucoup plus complexe et profondément hybride le vulnérabilise et a
pu le mettre sur la défensive, en particulier après l'échec de la Conférence de Copenhague.
Le meilleur exemple de cette coproduction entre science et politique s'incarne dans ce chiffre
des 2°C, seuil dangereux de réchauffement climatique qu'il ne faudrait pas dépasser. Nous
avons raconté ailleurs20 son histoire que l'on peut résumer ici: le chiffre est issu à l'origine de
la notion-clé de sensibilité climatique, définie comme la réaction du système climatique à un
doublement des concentrations de gaz carbonique par rapport à l'ère préindustrielle ; la
fourchette de sensibilité trouvée alors par les scientifiques, compte tenu des incertitudes sur le
comportement du système, s'était établie entre 1,5°C et 4,5°C21. Cette fourchette a été retenue
dans les premiers rapports du GIEC. Mais à la notion abstraite de sensibilité climatique, va
bientôt s'ajouter celle de "réchauffement probable", réalisé à un horizon temporel donné, et
qui dépend des hypothèses faites sur l'évolution du monde et des émissions de GES à cet
horizon. Dans les années 1990, la plupart des projections des modèles climatiques sont à
l'horizon 2100, 2200 voire 2300 qui ont l'avantage de gommer les effets des variations
naturelles. En choisissant un "scénario moyen" (IS 92a), le GIEC estime dans son deuxième
Rapport (1996) que le réchauffement réalisé en 2100 serait de 2°C ; le chiffre entre cette fois
dans une démarche prospective par scénarios, à mi-chemin entre considérations scientifiques
et visée politique. En effet, les projections à l'horizon 2100 ont pour mission d'explorer des
futurs probables pour infléchir les tendances; elles ne s'inscrivent pas dans une action
politique précise.
La dernière étape de cette histoire est franchie avec la notion de seuil à respecter, analogue
désormais à celle des seuils de pollution ou de radioactivité. Elle résulte notamment d'une
approche de modélisation à rebours, mise en œuvre en particulier par le WBGU (1995, 2003)
– institution d'expertise sur les changements globaux auprès du gouvernement allemand – qui
a cherché à déterminer un risque "acceptable" en termes de réchauffement, le traduire ensuite
en une concentration maximale de gaz à effet de serre et, enfin, de définir des trajectoires
d'émissions compatibles avec cet objectif. Le critère de risque acceptable choisi a été que la
fourchette de température n'excède pas les limites dans lesquelles la vie biologique et
humaine (celle des écosystèmes terrestres) s'est développée depuis 120.000 ans. Le chiffre
prend cette fois une signification politique plus directe, il est adopté d'abord par l'Union
Européenne qui en fait un pilier de sa politique climatique dans les arènes des COP. La
Conférence de Copenhague et les Conférences ultérieures le consacrent comme un objectif
politique de la communauté internationale, sans jamais préciser toutefois à quel horizon
temporel le chiffre se réfère, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les controverses et les
manipulations.
Le seuil des deux degrés s’inscrit bien dans la problématique générale de la gouvernance
climatique et de son traitement scientifique, caractérisée par l'accentuation du cadrage top20
S. Aykut & A.Dahan, "Le régime climatique avant et après Copenhague: sciences, politiques et l'objectif des
deux degrés", Natures, Sciences, Sociétés, 2011, n° 19 p 144-157, p 148-151.
21 Charney J.G., A. Arakawa, B. Bolin, et al., 1979. Carbon Dioxide and Climate: A Scientific Assessment.
Report of an Ad Hoc Study Group on Carbon.
7
down. Cette évolution, marquée par la considération très globalisante des concentrations en
CO2 dans l’atmosphère, plutôt que celle des émissions, par la définition de seuils au lieu d’un
raisonnement par scénarios, culmine dans l’approche dite par "budgets carbone" dont le
propre est de raisonner sur des stocks plutôt que des flux et de considérer les quantités
cumulées de CO2 admissibles dans l'atmosphère. L'idée, défendue dans les négociations
notamment par l'Inde ou certaines ONG, est de redescendre ensuite d'un budget global à un
budget attribuable à chaque pays, et de prétendre ainsi régler "mathématiquement" le
problème des responsabilités historiques des pays développés du Nord qui ont déjà consommé
la plus grande partie de leur budget. On imagine combien cette approche, très éloignée des
politiques concrètes et des mesures à prendre, conduit à des "postures" (des bras de fer
idéologiques) dans le processus mais a peu à voir avec des marges réelles de négociations.
Marché du carbone, mécanismes de compensation
Dernier élément majeur du cadrage du régime climatique: le marché du carbone qui s'est
imposé à Kyoto comme une grammaire unique, avec les mécanismes de flexibilité qui
l'accompagnent, en particulier le Mécanisme de Développement Propre (MDP). Le marché du
carbone et le système de permis négociables correspondaient initialement aux exigences
américaines et étaient censés limiter l'éventualité d'une explosion des coûts que l'approche par
objectifs quantifiés, échelonnés sur le moyen et long terme, rend possible. La défection étatsunienne du processus de Kyoto n'en a été que plus terrible pour la crédibilité du processus.
Ces outils auxquels s'ajoute à partir de 2007 le mécanisme de réduction des émissions liées à
la déforestation - la "REDD" encore en voie d'élaboration - peuvent être vus comme de
nouveaux modes de coopération Nord-Sud, en ce qu’ils redéfinissent des flux financiers
supposés soutenir l’aide au développement. Ces flux reposent sur l'idée cruciale de
compensation carbone qui présuppose une comptabilité carbone sophistiquée, l'évaluation elle
aussi complexe de "puits de carbone" etc. Nous ne sommes plus ici dans une vision classique
ou néocoloniale des relations Nord-Sud (en particulier le « pillage du Tiers monde »), mais
dans des créations de marchés et de produits dérivés à partir d’une construction immatérielle :
les unités de carbone non émises afin de respecter des engagements internationaux. Il faut
souligner comment ces instruments sont présentés : d'une part, comme un mécanisme de
flexibilité et de partage du fardeau de la part des pays du Nord, d'autre part, comme une
aubaine pour les pays du Sud, pour capter des financements venus du Nord.
Des exemples nombreux témoignent des effets pervers auxquels les MDP ont pu donner lieu,
notamment en Chine qui a attiré ces dernières années plus de 40% des projets. Un cas,
décortiqué par Donald Mackenzie22, illustre magnifiquement la perversité qu'a pu engendrer
la combinaison, dans les projets MDP, du paradigme de pollution et des mécanismes de
compensation carbone : au moment du protocole de Montréal, on avait interdit les CFC (très
mauvais pour la couche d'ozone) ; ils ont été remplacés d'abord par les HCFC puis par les
HFC (qui ne détruisent pas la couche d'ozone mais sont des GES à très fort potentiel de
réchauffement.). Les Pays du Nord devaient réaliser ces substitutions rapidement, les pays du
22
D. MacKenzie, Making things the same: Gases, emission rights and the politics of carbon markets, Science
Direct, Accounting, Organizations and Society 34, 2009, 440-455. Voir également les entretiens passionnants
accordés à ce sujet par les ONG CDM-Watch et NOE 21 à Moïse Tasayem Demaze, et mis en Annexes (p 223232, et 233- 245) de son Mémoire d'HDR intitulé, Du Développement propre à la déforestation évitée.
Géoscopie des relations Nord-Sud pour atténuer le changement climatique, soutenu le 11 Décembre 2012,
Université du Maine.
8
Sud avaient 30 ans pour le faire. Or, en Chine et en Inde, il existe encore des usines à HCFC
(réfrigérateurs, climatiseurs etc) qui dégagent du HFC 23 à fort potentiel de réchauffement (1
tonne de HFC 23 est équivalente à 11700 tonnes de molécules de CO2, ce qui est énorme).
D'où l'idée pour les industriels, d'ajouter des brûleurs dans ces installations, de récupérer le
HFC 23, pour le brûler et émettre à la place du CO2. Cette opération qui est simple et bonne
pour le climat, coûte 0, 17 € la tonne de CO2 brûlée (car un brûleur n'est pas cher) et rapporte
énormément en unités de carbone non émises (11700 tonnes) via le mécanisme MDP. Cette
possibilité de profits gigantesques (un retour sur investissement estimé à un facteur 100) a fait
que des entreprises ont eu intérêt tout simplement à polluer et dépolluer pour gagner de
l'argent, peu importe que les appareils climatiseurs se vendent ou pas. Cet exemple est loin
d'être anecdotique, puisque la moitié des certificats MDP vendus en Chine sont issus de tels
projets HFC 23. Ajoutons enfin qu'il suffirait que la Chine impose une loi stipulant que toutes
les usines doivent être munies de brûleur pour brûler le HCFC. Il n'y aurait plus alors
d'additionnalité et donc pas de MDP possible. Evidemment, la Chine n'a aucun intérêt à le
faire, car elle perçoit une taxe de 50% sur tous les projets dont elle est l'hôte.
Pourtant, bien que les mécanismes du marché carbone (permis, additionnalité, MDP)
réussissent à transformer les pollutions en actifs financiers et ajoutent, dans la chaîne
d'exploitation de l'énergie, la valorisation des pollutions à celle des ressources23, le prix de la
tonne de carbone est effondré et l'hypothèse d'un marché unique global est aujourd'hui exclue.
La raison profonde en est bien la faillite de ce cadrage et de l'approche par objectifs
quantifiés, (associée à un traité général juridiquement contraignant), qu'aucune grande
puissance à l'exception de l'Europe ne souhaite plus.
Dernier volet du cadrage: l'adaptation
En quinze ans, la géopolitique du climat a énormément évolué, à l'image du monde : pour
l'essentiel, on est passé d'une négociation entre les pays du Nord dans les années 90, à une
négociation entre ceux-ci et les Pays en Développement, distinction qui, elle-même, avec
l'ascension des grands émergents, a eu tendance à se brouiller. Il n'est pas surprenant que le
cadrage du régime climatique et la structure des arènes onusiennes mettent les grands pays
émetteurs en position de force dans les négociations : Etats-Unis, Europe, Japon, Russie ... au
moment du protocole de Kyoto ; Etats-Unis, Chine, grands émergents de nos jours. Pourtant,
entre 2002 et 2007, les PED (émergents et moins avancés) unis au sein du groupe
G 77 + Chine ont réussi, par un activisme exceptionnel soutenu par une partie des ONG 24, et
avec la bienveillance du GIEC, à faire reconnaître l’adaptation comme un thème important
des négociations climatiques. Ce thème – et l’exigence traditionnelle de fonds qui
l’accompagne – revêt de fait une double fonction : d’une part, la reconnaissance d’une
injustice climatique due à la responsabilité historique des pays du Nord ; d’autre part, la
reconnaissance d’une plus grande vulnérabilité des pays en développement aux changements
climatiques, qui mérite aides en équipements, construction d’infrastructures et de services,
etc. Ici, l’adaptation au changement climatique est presque synonyme de développement et le
23
Voir Elmar Altvater, Kohlenstoffzyklus und Kapitalreislauf -"eine Tragödie der Atmosphäre" in E.Altvater &
A.Brunnengräber (eds) Ablasshandel gegen Klimawandel ? Marktbasierte Instrumente in der globalen
Klimapolitik und ihre Alternativen. Reader des wissenschaftlichenBeirats von Attac. Hamburg, VSA Verlag: p
149-169, 2008, cité par Stefan Aykut , Thèse, op.cité, p 169.
24
Les ONG – du Nord comme du Sud – sont traditionnellement proches des positions des pays en
développement et soutiennent souvent les pays les moins avancés lors des conférences climatiques, voir D-R.
Fisher & J.Green, op. cité, 2004.
9
problème climatique a prétendu vouloir englober tous les problèmes de ce dernier. Mais la
réalité du processus international est tout autre : l'adaptation apparaît comme une variable
d'ajustement par rapport aux enjeux de réduction, faisant l'objet de tractations infinies entre
pays développés, pays émergents et pays les moins avancés, dans un contexte de crise où les
promesses de fonds considérables sont loin de pouvoir être tenues. En bref, l'atonie des
questions d'adaptation dans le régime global est frappante, comparée en particulier au
foisonnement et à la complexité des initiatives locales. En effet, parmi les acteurs du régime
global, l'adaptation a été thématisée épistémologiquement, chez les climatologues (groupe II
du GIEC), et dans les ONG environnementalistes25 ; tandis qu'on note aujourd'hui, aux
échelles locales, un rapprochement avec de nombreux autres acteurs, traditionnellement
marginaux dans ce régime : la communauté de réductions des risques des catastrophes (DDR)
ou les ONG humanitaires et de solidarité internationale. Sur le terrain, les articulations entre
impacts du changement climatique et gestion de désastres, d'inondations, et de phénomènes
anormaux très concrets, s'avèrent toujours plus importantes et nécessaires26.
Immobilisme global , avancées aux échelles nationale et locale ?
La Conférence de Copenhague, construite comme un moment décisif de volontarisme
planétaire où tout allait se jouer pour le climat, a été un moment de vérité pour le régime
climatique. Copenhague a sonné le glas des perspectives antérieures d'une gouvernance
internationale ambitieuse et ouvert une crise violente. L’accord, qui en est issu, est la
consécration du couple des deux puissances mondiales en concurrence majeure - Etats-Unis et
Chine - dont on réalise depuis la crise financière et économique de 2008-2009 à quel point
leur sort est scellé en commun. Trois ans plus tard, l'approche inaugurée à Copenhague dite
"pledge and review", faite de promesses d'engagements volontaires de réductions, plus ou
moins résolus, toujours révisables, sans perspective de réglementations, s'est imposée
durablement dans les négociations. Certes, la perspective d'aboutir à un traité général subsiste,
au mieux en 2015, avec une mise en œuvre en 2020, mais les chiffres annoncés sont loin de
permettre d'éviter le seuil dangereux défini par les scientifiques. L'ambition affichée est de
plus en plus irréaliste, il y a même une hypocrisie croissante à la maintenir, et la gouvernance
onusienne s'avère une fabrique de la lenteur. Le "cadrage" du régime climatique est
profondément en panne : globalisme, approche top-down en termes de problème de pollution,
grammaire unique du marché du carbone, efforts pour l'adaptation, transferts technologiques
et financiers pour stimuler les stratégies de réductions des GES, plus rien ne fonctionne.
Il faut se rendre à l'évidence: dans les politiques climatiques, le niveau politique global est tiré
par les politiques domestiques plutôt que le contraire. Pour l'avenir à court et moyen terme
(jusque dans les années 2030), paradoxalement, l'essentiel sera ce qui se passera dans chaque
pays et non les objectifs assignés dans une approche top-down, contrairement à ce qu'on avait
pu penser dans les années 1990. L'échec même de Copenhague a conduit des pays à élaborer
des politiques et des plans d'atténuation ou d'adaptation au changement climatique, à préciser
des politiques domestiques. Il y a trois ans, on n'aurait pas anticipé les objectifs de réduction
25
Mentionnons de nombreuses critiques, parmi les géographes ou les anthropologues, sur le cadrage de
l'adaptation, sur son inscription scientique très dominée par les sciences dures du climat (nécessité du
downscaling ou descente en échelle des modèles), sur l'utilisation des modélisations régionales et des
prédictions, trop souvent considérées comme des instruments essentiels pour définir l'adaptation. Citons
notamment David Hulme Why we disagree about Climate Change, ; Suraje Dessai and Mike Hulme, Does
climate adaptation policy need probabilities ?, Climate Policy 4 (2004); Surage Dessai, Do we need better
Predictions to Adapt to a Changing Climate ? Eos, vol 90, No 13, 2009.
26
Pour Mark Pelling, l'un des lead authors du GIEC, ayant une grande expérience du "disaster management",
l'adaptation doit poser des questions profondes de réorganisation sociale et de développement. Voir Mark
Pelling, The Vulnerability of Cities, Routledge, 2003
10
que l'Inde et la Chine ont avancés. On sait que les gouvernements changent de politique,
quand dans les démocraties une masse critique d'électeurs le souhaitent, mais également si le
business vert, des intérêts économiques ou d'autres acteurs qui y sont favorables se font
entendre. On le voit bien dans le cas de la Chine, il n'y a pas que la société civile, ce sont ici
les intérêts économiques, les efforts technologiques et industriels, les questions de sécurité
énergétique, etc., qui poussent à des politiques plus ambitieuses. Mentionnons aussi l’exemple
de la Corée du Sud, qui a fait parler d’elle en annonçant un ambitieux plan de « planification
écologique ». Elle espère d’une part réduire son taux de dépendance énergétique (aujourd’hui
de 97%) à travers une politique énergétique qui vise à porter la part des renouvelables de 2 à
11% et celle du nucléaire de 35 à 59% en 2030. D’autre part, elle mise sur l’expertise et la
force de frappe de ses conglomérats verticalement intégrés pour devenir quatrième
exportatrice de technologies écologiques en 2015. Pour les soutenir, le gouvernement a
notamment décidé de consacrer chaque année 2% du PIB aux industries « vertes », a défini
une liste de 27 technologies vertes à développer en priorité, et investi plus de 7 milliards
d’euros dans la construction d’un parc éolien offshore gigantesque de 2,5 GW, prévu pour
devenir le plus grand du monde (John, 2012).
Dans cette liste, il faut évidemment mentionner l’Allemagne, qui s’est engagée, depuis le
début des années 2000, décision confirmée en 2011, dans un « tournant énergétique » qui vise
simultanément à sortir du nucléaire et décarboniser l’économie allemande selon un calendrier
précis allant jusqu’à 2050. Dans ce cas, la pression de la société civile (rejet du nucléaire) a
joué autant sinon davantage dans la décision allemande, que les stratégies de compétition
industrielle et le soutien à des filières « protectrices de l’environnement ». Le tournant
énergétique allemand s'est accompagné (et nourri) des travaux de divers experts et think tank
dont le plus notable est le WBGU27, qui ont élaboré depuis plusieurs années un récit alternatif
radical, suggérant que la grande transformation qui s'amorce, analogue à la révolution
industrielle du 19è siècle28, ne serait pas seulement économique mais aussi culturelle et
politique, et exigeait un nouveau contrat social susceptible de mobiliser les forces souhaitant
cette transformation. Plusieurs faiblesses ou points aveugles marquent encore la volonté
performative du WBGU, - quel est le rôle de l'Etat dans la transition, la transformation est-elle
forcément globale ou peut-elle intervenir à une échelle nationale, comment envisager
l'enrôlement et la participation des citoyens, etc- mais elle a le mérite de son extraordinaire
ambition.
En relation avec cet effort, mentionnons aussi le rapport ERENE - European Community for
Renewable Energy29- rédigé avant la Conférence de Copenhague, qui tente d'inscrire l'échelle
de la communauté européenne, fondée jadis autour du charbon et de l'acier, dans cette
nouvelle vision de modernisation écologique. L'Europe qui avait influencé le processus au
cours des années 1990 à travers un leadership incontestable, la formulation d'objectifs
27
Agence d'expertise de l’État fédéral allemand créée au lendemain du Sommet de la Terre de Rio (1992),
chargée de produire des analyses, des alertes et des recommandations sur les questions environnementales et
climatiques. A Durban, H.J. Schellnhuber (du Postdam Insitute for Klimat PIK), Dirk Messner et N.Nakicenovic
(Leader author du GIEC et directeur de l'IIASA à Vienne) ont présenté le rapport 2011, "World in Transition - A
global contract for Sustainability", complété de fascicules consacrés au système énergétique, aux "tendances
macro" (megatrends), à la soutenabilité et au contrat social.
28
Outre les références théoriques à Giddens, Bourdieu ou Braudel, la référence majeure des rapports du WBGU
est l'économiste Karl Polanyi (1944) La Grande Transformation, qui prend la révolution industrielle comme
objet total.
29
European Community for Renewable Energy A feasibility study by Michaele Schreyer and Lutz Mez, publié
en 2008 par la Heinrich Böll Foundation http://www.boell.de/downloads/ERENE-engl-i.pdf
11
concrets et des politiques cohérentes, a perdu sa crédibilité avec la faillite du marché carbone.
Les problèmes de croissance et de dette la préoccupent en premier lieu et occultent les autres
enjeux. Or, la question de l'énergie et la modernisation écologique ne pourraient-elles
constituer un nouveau vecteur d'intégration ?
Inscrire le climat sur l'échiquier planétaire, repenser l'ordre de gouvernementalité.
Constater l'immobilisme du régime climatique global et la paralysie de la gouvernance
onusienne, ne signifie pas que l'échelle globale puisse et doive être désertée : la
mondialisation économique et financière, les divers régimes internationaux qui la régulent
(énergie, développement, commerce, alimentation, matières premières etc) ne sont pas
indépendants loin s'en faut des enjeux des politiques climatiques. Or dans l'ensemble, ils ne
facilitent pas, au contraire, le passage vers une économie sobre en carbone. De multiples
décisions sont prises par les G8, G 20, les agences internationales, les investisseurs etc, qui
sont contraires aux exigences de cohérence des politiques climatiques. Le cloisonnement entre
les différents régimes internationaux s'avère très problématique et il y a un paradoxe au fait
que la négociation climatique tende à vouloir absorber tous les problèmes du développement,
- la Secrétaire générale actuelle de la Convention C.Figueiras évoque sans sourire la
préparation d'un "business plan" de la planète entière30- et que par ailleurs le problème
climatique reste aussi séparé de tous les autres régimes.
Citons seulement ici trois directions d'actions prioritaires qui renvoient respectivement aux
trois régimes cruciaux de l'énergie, du développement et du commerce mondial : i) obtenir la
suppression totale des subventions aux énergies fossiles, une question déjà à l'agenda
international à cause de la crise et des contractions de budgets qu’elle entraîne ; ii)
reconsidérer les politiques du développement et ses institutions associées (Banque Mondiale,
aide au développement, etc.). La priorité absolue nous semble d’éviter de créer des
dépendances au chemin qui exigeront des reconversions et rendront d’autant plus coûteuses
les politiques climatiques dans le futur ; iii) faire que le principe du libre marché ne puisse
plus rester le seul principe organisateur du commerce mondial ; certaines formes de
protectionnisme environnemental doivent être envisagées et possibles .
Pour inscrire la question climatique dans un échiquier planétaire plus vaste, en particulier
celui des pays en développement, l'urbanisation par exemple est un défi crucial. La population
urbaine est à l’origine des trois quarts de la demande finale d’énergie, et elle devrait doubler
d’ici 2050. Pour planifier des villes « low carbon » et un développement compact
(densification, solutions thermiques pour l'habitat, infrastructures de transport, projets phares
etc.), la fenêtre d'intervention est très courte. Il est donc très urgent de mettre cette question au
cœur du régime climatique, alors qu'elle en est officiellement absente. Les sommets réunissant
les maires des plus grandes villes du monde, créés indépendamment du problème climatique,
et qui commencent à s'en saisir suggèrent une instance de gouvernance potentiellement
pertinente.
Il nous faut admettre que le régime du problème climatique est résolument polycentrique et
multi-échelles. Il exige des politiques nationales, des initiatives transnationales, des
coordinations internationales, des articulations entre échelles. Imaginer et repenser un nouvel
ordre de gouvernementalité est un défi qui ne pourra être relevé qu'en avançant
pragmatiquement.
30
Allocution en séance plénière à Durban, Décembre 2011.
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