© Gérard Granel, Apolis, « Le fil de l’analyse », T.E.R., 2009, p. 33-35.
À LA CROISÉE DE L’INFINITÉ DU SUJET
ET DE L’INFINITÉ DU TRAVAIL-RICHESSE :
LE CAUCHEMAR DE L’ASCENSEUR
Apprenons donc pourquoi il faut renoncer ultimement à l’analyse. Nous ne ferons pas en
effet de l’histoire, ni de la pensée, ni non plus de la philosophie (qui en est le nœud), notre
analysant, nous n’en serons pas l’analyste. La raison en est toute simple, c’est que cette
analyse-là (celle qui, non contente de la prise que la “civilisation”, en son malaise, offre à la
description analytique, voudrait encore fournir le pourquoi de cette situation même) est
impossible, tout comme est impossible (non pas seulement “irréalisable”, mais bien privé de
sens, “impossibilisable”) le projet d’unification de tout discours pertinent sur le monde en un
langage scientifique unique de type logico-analytique. Il n’y a pas de psychanalyse au carré,
ni de log-analyse à la puissance 2 : l’impuissance même.
À cette expression (“puissance 2”) un vague soupçon pourtant s’éveille, une “prémonition”
(pré-monition, c’est-à-dire un “premier avertissement”) concernant les formalités
cartésiennes. Ne sont-elles pas nées dans le domaine des coniques ? Et “coniques” n’est-il pas
un autre nom pour dire “équations du second degré” ? Et la “géométrie analytique” n’a-t-elle
pas précisément le sens d’un redoublement du pouvoir de la formalité mathématique, apparue
chez les Grecs, par destruction–intériorisation de la différence du “genre nombre” et du
“genre figure” ?
Tout le contraire d’une impuissance donc, semble-t-il, et même assez visiblement la
première étape de la “montée en puissance” (jusqu’au “de-gré n” – mais il n’y a pas de
“degré n”, seulement des degrés qui montent jusqu’à l’infini : c’est ce que veut dire “n”) de ce
grand réacteur atomique qu’est la science moderne, qui procède par scission et fusion. Ainsi
toute science aurait effectivement une formalité (ce qu’on appelle sa “scientificité”) du type
“analyse”, et bien entendu “analyse pure” (“raison pure” dira Kant en écho, dont l’analytique
transcendantale est en quelque sorte l’analyse didactique).
Cependant cette montée en puissance n’est-elle pas plutôt l’ascension de tous les degrés du
pouvoir ? Et si l’esprit est l’opposé même de tout pouvoir (c’est ce que vous me permettrez
d’appeler un “axiome granélien”), alors cette “montée sans fin” du savoir à l’intérieur de la
forme “pouvoir” n’est-elle pas malgré tout l’impuissance même, quelque chose comme le
cauchemar de l’existence à l’intérieur de sa propre figure moderne ? C’est ce que je vous
propose de comprendre – disons plus modestement et plus justement : d’illustrer – par
comparaison avec un cauchemar type bien connu, le cauchemar de l’ascenseur.
Vous êtes dans l’ascenseur, celui qui monte, avec quelques personnes ; comme il y a un
grand nombre d’étages et que, étant philosophe, vous habitez naturellement tout en haut, vous