L'automate contre l'emploi ? Il n'y a pas véritablement novation dans la finalité de la "révolution technique" contemporaine. "L'Homme sera libre lorsque la navette filera toute seule sur le métier", disait déjà Aristote. Avec de longues phases de latence et des périodes de brutale accélération, les sociétés humaines (particulièrement européennes) ont poursuivi ce rêve de libération vis-à-vis du travail productif en inventant des instruments qui prolongent, décuplent ou remplacent l'effort humain. Les robots et autres "intelligences artificielles" s'inscrivent dans ce rêve ancestral, mais à un tel degré que, cette fois, il peut sembler que la production puisse se passer presque totalement de l'effort humain. L'environnement socioculturel (la superstructure aurait dit Marx), empêche la pleine opérationnalité sociale de ces progrès et même, la claire vision de leur portée. Nous sommes, comme toujours lors de ces périodes de fortes mutations, dans une phase de difficile transition où les retombées sont souvent douloureuses et l'avenir d'autant plus incertain que les choix opérés se font selon des critères et des réflexes de la société précédente, donc inadaptés. Ainsi, la libération actuelle se traduit par l'exclusion professionnelle et sociale, transformant le rêve en cauchemar. L'une de ces inadaptations a un caractère sémantique. L'activité est assimilée au travail productif et celui-ci se manifeste par un emploi (salarié). Cette assimilation n'est en fait vraie que dans le cadre du capitalisme industriel, né au XIXème siècle, et c'est peut-être bien cela qui est fondamentalement remis en cause aujourd'hui. Il serait peut-être pertinent de bien distinguer de nouveau la notion d'activité et celle d'emploi, et même plus globalement le concept de travail -embrigadement "forcé" dans un appareil de production qui consomme de la main d'œuvre au même titre que des matières premières- et "l'œuvre" activité créatrice libre dans le cadre d'un échange de services-. L'utilisation accrue des "automates" comme main d'œuvre peut laisser envisager la désuétude progressive du travail et le développement de l'œuvre (dans le sens vu plus haut), où l'on passerait de l'emploi à l'activité. I- Du rêve au cauchemar A- Les chaînes du bien-être On peut considérer que le machinisme a marqué une étape déterminante dans le rapport des hommes au travail. C'est de cette époque que date la notion même d'emploi, dans le cadre du salariat de type capitaliste. La formidable expansion de la production, la relative stabilité, à long terme, du taux d'activité, l'amélioration sensible des conditions de travail et l'accroissement spectaculaire du niveau de vie en fin de période, nous fait voir cette organisation comme une sorte d'Eden dont on aurait peur d'être chassé aujourd'hui. Ce serait oublier la dureté sociale des débuts de cette société et surtout ne pas voir le caractère aliénant de ce système. Cet emploi qu'on craint tant de perdre se traduit tout d'abord par la réduction du "temps libre" à la portion congrue - pendant longtemps réduit à la reconstitution physique de la force de travail et à une courte transition vers la mort-. Ensuite, le caractère limité des tâches à accomplir a souvent bridé considérablement les capacités à faire et à penser des travailleurs. Enfin, hors travail point de salut, le salaire constituant la seule ressource ; la survie dépendait totalement de cet emploi qu'on pouvait à tout instant perdre, hors de toute maîtrise. Que l'une des dernières formes d'organisation du travail fût le travail à la "chaîne" est particulièrement symbolique de cette aliénation. Que ce fut le prix à payer pour accéder au bien-être ferait l'objet d'un autre débat. Mais, on peut cependant bien voir que l'emploi avait alors pour objectif d'obtenir les moyens financiers de ce "bien-être" et n'avait pas grand-chose à voir avec le besoin que les hommes auraient de participer, par leurs œuvres, à l'édifice économique et social commun, ni non plus de s'accomplir personnellement dans le travail. B- Le déchaînement du mal-être A contrario, cette aliénation est d'autant plus visible aujourd'hui que la perte de ces emplois entraîne non seulement la perte du revenu mais aussi du statut social des individus atteints en même temps qu'il détruit la cohésion sociale. Le "désenchaînement" qu'autorise les techniques modernes de production, qui devrait se traduire par une libération et un mieux-être généralisé, aboutit au contraire au "déchaînement" d'un mal-être à la fois économique, social et culturel. Ceci, justement parce que cette "libération" est en contradiction formelle avec le caractère aliénant de l'emploi tel qu'il ressortissait du système salarial passé. Ce n'est pas seulement le partage du travail qui est à penser, mais le partage des richesses produites sur d'autres critères que le travail accompli, ainsi que la redéfinition de nouvelles vertus sociales justifiant le mérite, la hiérarchie ou la sanction. La "vertu travail" que Weber fait remonter à l'éthique protestante, "exploitée" par le capitalisme, perd de sa pertinence dans une société où le temps de travail productif devient de plus en plus marginal dans la vie d'un homme, où l'effort accompli l'est de plus en plus par des instruments autonomes. Par ailleurs, le travail strictement humain, essentiellement qualitatif, est de moins en moins mesurable et peut donc difficilement servir d'étalonnage à la rémunération. II- Travail-Emploi Œuvre-Echange A- Schumpeter démenti? Que cette "crise" soit transitoire et que l'on revienne, dans quelque temps, à une nouvelle ère de plein emploi, c'est ce que beaucoup ont pensé, se référant, entre autres, à la thèse de Schumpeter. Selon celle-ci, il y a corrélation entre les cycles économiques et les grandes mutations technologiques. Pour schématiser, la sortie de crise serait le fait d'innovations technologiques révolutionnant à la fois les structures économiques et sociales, ce qu'il appelait la "destruction créatrice". La destruction des structures socio-économiques, voire culturelles, se prolongeait par la construction de nouvelles structures, générées par les nouvelles techniques, relançant, souvent à un rythme plus élevé, l'activité et donc l'emploi. On peut penser que la mutation scientifique et technique contemporaine n'obéiront pas à ce schéma. - D'une part, les nouveaux instruments sont essentiellement créateurs de productivité, et non de besoins (quantitatifs) nouveaux. Ainsi, les économies de main d'œuvre ne sont pas compensées par l'accroissement de la production, comme dans les périodes précédentes. - D'autre part, les gains de productivité, spectaculaires, touchent tous les secteurs d'activité (voir le tertiaire) et toutes les tâches, y compris celles de contrôles, d'administration ou même de conception, "déshumanisant" le travail productif partout et à tous les niveaux. - Enfin, les nouveaux "automates" ne remplacent plus seulement l'effort physique, mais aussi une partie importante des capacités intellectuelles qui non seulement sont utilisées au sein de l'entreprise mais aussi dans le cadre privé. Ce qui rend de plus en plus floue la distinction entre activité "professionnelle" et activité "domestique" et ôte toute pertinence à la notion d'emploi. On voit mal, dans ces conditions, une explosion de la production, au sens habituel du terme, et une réapparition du plein emploi, dans l'acception passée. B- Du droit à l'emploi à la liberté d'œuvrer Ce qui peut paraître comme un pessimisme angoissant devrait, au contraire être vu comme ouverture "rayonnante" vers un monde d'hommes libres, ceux-ci étant dans toutes les sociétés ceux qui ne sont pas contraints au travail productif. Lafargue revendiquait le "Droit à la paresse", celle, au fond, des privilégiés qui tiraient les fruits du travail des autres et se faisaient servir. Il devient désormais envisageable pour le plus grand nombre de tirer les fruits du travail des "automates" (au sens large) : ce qui libère physiquement le "monde du travail" et soulage moralement ceux qui "devaient" exploiter le travail des autres. Quant à se faire servir, n'est-ce pas la caractéristique d'une société post-industrielle dite de "services". La "libération" des travailleurs d'entreprise, l'existence de "robots" domestiques, l'élévation du niveau et des exigences culturelles, peuvent, là aussi, laisser entrevoir une modification des relations de service. La spécialisation sociale souvent dégradante de "serviteurs" (personnel de services) disparaîtrait pour permettre un échange réciproque de services dans le cadre d'une organisation plus communautaire où la notion de réseaux (chère à l'informatique) remplacerait celles de fonction et de hiérarchie. Conclusion "L'automate contre l'emploi". La formulation a évidemment un parfum négatif, l'optimiste devant trouver des raisons de répondre non. Mais les faits sont têtus disait Lénine. L'automate (au sens large des techniques modernes d'automatisation, informatisation, télématique etc...), non seulement supprime des emplois, mais tue l'emploi en tant que concept d'organisation de la production. Faut-il s'en réjouir ou s'en désoler ? La réponse n'est pas tant dans la réflexion sur la nature du phénomène, qui est nécessairement ambivalent, mais dans le débat qui devrait s'établir pour définir de nouvelles finalités et de nouvelles valeurs dans lesquelles ces progrès s'inséreront et prendront donc, selon l'orientation choisie, un aspect social et éthique "progressif et non récessif", pour reprendre la formule de Sauvy. Jean-Claude COIFFET