A propos de l’Aulularia de Plaute
De Rémy Fournier
Université d’Artois
Quand nous nous posons des questions sur le théâtre, il nous arrive bien souvent d'envisager
un partage entre la tradition et l'innovation. En effet quelle que soit l'époque abordée le théâtre
a été marqué par un conflit continuel entre les cadres d'une certaine tradition véhiculée par des
modèles bien souvent antiques et la volonté des dramaturges d'apporter au spectateur et au
genre du théâtre de la nouveauté afin que ce dernier puisse, de ce fait, se dépasser. Si cela est
d'autant plus clair et évident pour des époques récentes où le théâtre tend à se voir de plus en
plus libre et ose réfléchir sur lui-même, ce n'en est pas moins vrai pour certains auteurs
antiques tels Plaute. C'est pourquoi ici, en étudiant la scène 5 de sa pièce intitulée Aulularia,
nous allons nous intéresser à la façon dont elle représente, à l'instar de l'intégralité de l'œuvre,
à la fois une tradition respectant les caractéristiques du théâtre latin et une volonté de la part
du dramaturge de réfléchir sur sa pièce et sur la nature du théâtre à son époque. Afin de tenir
notre argumentation il nous faudra avant d'aborder la réflexion de Plaute sur la place du
personnage et son rôle dans le théâtre, nous pencher sur les mécanismes qui reflètent le
théâtre latin et étudier la scène du point de vue de la comédie avec ses comiques variés.
Il est intéressant de voir que les mécanismes du théâtre latin sont bel et bien présents dans
cette scène. Nous verrons donc ici l'utilisation de l'espace scénique, puis l'interaction avec le
public pour ensuite nous concentrer sur les effets de la gestuelle.
Nous sommes en présence d'une scène de canticum comme l'indiquent les didascalies, ces
scènes chantées et dansées supposent alors une exploitation pleine et entière de l'espace sur
scène. C'est ici le cas puisque la nature de la scène où le personnage d'Euclion qui poursuit
celui de Congrion va faire que ces derniers vont se déplacer sur la scène. En effet lors de
l'adresse au public Congrion devra sans doute se rapprocher des spectateurs, puis il devra fuir
à l'arrivée d'Euclion.
C'est aussi l'action de la scène, autrement dit le risque d'atteinte physique, qui pousse les
personnages à se mouvoir sur l'espace scénique, ainsi assistons-nous à une relation finement
menée entre ce qui se passe dans l'intrigue et ce qui se déroule sur scène.
Par ailleurs cette utilisation de l'espace concerne aussi les lieux, Congrion et Euclion se
faisant tour à tour porte-parole pour indiquer où se passe l'action avec la récurrence de «ici»
ou encore de «chez toi». Enfin on dénote un usage de l'espace scénique par l'entrée et la sortie
d'Euclion qui vient rythmer puis clore la scène. Ainsi tout comme l'action vient influencer
l'usage de cet espace, l'usage de cet espace vient lui même influencer l'action.
Le mécanisme théâtral de l'interaction avec le public est lui aussi bien présent dans cette
scène. Ceci se trouve autant chez Congrion que chez Euclion, adresse d'autant plus simple à
remarquer qu'elle nous est signalée par les didascalies. Nous pouvons aussi l'identifier par
l'usage intensif de la deuxième personne du pluriel utilisée à valeur d'impératif avec par
exemple «Laissez-moi» ou «Arrêtez-le!». Ceci va permettre au dramaturge d'intégrer le public
à l'action de la scène comme à de nombreuses reprises dans la pièce, en particulier lors de la
scène finale où Euclion va se porter en accusateur face au public.
Cette interaction avec le spectateur se voit ensuite dans une certaine forme de double
énonciation car lors de leur confrontation, Euclion et Congrion donnent des informations aux
lecteurs ou spectateur pour préciser ce qu'ils savent déjà comme la préparation des noces ou
sur l'objet central de la pièce : la marmite.
Enfin nous pouvons attester d'une visée comique de l'interaction avec le public notamment
dans cette scène qui donne à voir une situation qui fait rire le specateur, c'est ici un
mécanisme qu'attend le public et que Plaute ne va jamais négliger pour répondre aux attentes
des spectateurs.
Il y a ici aussi une valeur physique du théâtre se traduisant par la gestuelle. En effet cela est
largement justifié par le fait qu'il s'agit d'une scène de canticum, supposant alors de nombreux
mouvements en particulier de la part de Congrion qui ouvre la scène. C'est donc ce
personnage qui va beaucoup bouger et danser comme nous l'indiquent les didascalies,
Congrion dansant « l'arrivée classique de l'esclave fou » ou faisant des « cabrioles »; il ira
même jusqu'à se comparer à un «danseur oriental». Par ailleurs tous ses mouvements vont
servir à entraîner Euclion dans sa propre gestuelle car il va lui aussi bouger pour poursuivre
Congrion.
Outre la performance physique il y a tout un jeu sur les allusions corporelles dans le texte
comme le montrent les mots « têtes », « épaules » ou encore « ventre » avec une certaine
visée comique.
Enfin comme nous l'avions expliqué peu avant c'est la gestuelle qui va venir rythmer la scène
avec notamment l'entrée et la sortie d'Euclion et les mouvements de Congrion.
Il est à présent temps d'évaluer la scène sur le plan de la comédie en nous penchant sur les
différentes formes de comiques. En premier lieu nous étudierons le comique de situation, puis
celui des mots et enfin celui des types.
Il y a comique de situation par le fait qu'ici on se trouve dans un moment qui prête à rire et qui
se retrouve à plusieurs reprises dans la pièce. La différence physique des personnages qui
permet d'inverser la tendance dans l'action avec un maître qui poursuit l'esclave va produire
un effet comique. Aussi ce comique de situation va permettre au dramaturge de faire avancer
l'intrigue et d'insister sur ses enjeux, on nous parle de la préparation des noces, de la marmite
d'Euclion ainsi que des actions des esclaves. Enfin ce comique de situation se voit par la
forme du texte relayant des échanges brefs puis avec l'interaction que suppose la scène à la
fois avec le spectateur et entre les personnages.
Le comique de mot est aussi bien présent puisqu'il y a toujours une grande variété d'insultes
comme « connard », « clochard » ou « salopard ». Ce sont des mots typiques que le spectateur
attend de ces deux personnages et qui nous rapprochent beaucoup du comique farcesque. A la
parole s'ajoutera le geste et le domaine de la violence avec par exemple « roué de coups » et «
avalanche de coups de bâton » qui là aussi nous rappellent la farce.
Enfin les allusions à la nature physique des protagonistes vont elles aussi faire rire avec
notamment des comparaisons comme « tête à claques » et « je suis aussi tendre qu'un tendron
».
On repère enfin du comique de type avec des personnages qui restent dans l'excès en
particulier Euclion. Ce dernier va rester fidèle à sa paranoïa, il est toujours violent et grossier
à la fois dans ses paroles et dans ses gestes, incarnant parfaitement le type du senex que lui
donne à jouer le dramaturge. Congrion lui va faire rire le spectateur autant parce qu'il incarne
un personnage plein de balourdise qui emploie des mots et fait des gestes qui prêtent à sourire
mais aussi parce qu'il permet de rire encore plus du senex par l'inversion des rôles entre le
dominant et le dominé, entre le maître et l'esclave, entre l'organisateur du mariage et le
cuisinier.
Maintenant que nous avons étudié la scène dans sa forme, dans sa structure et dans ses effets,
nous pouvons l'aborder par rapport à la réflexion de Plaute sur le théâtre avec le mécanisme
de mise en abyme, puis le personnage déplacé de Congrion et une vision d'un Euclion chef de
troupe.
Il y a mise en abyme dans le fait qu'ici les personnages jouent un rôle ou en dirigent un autre.
En effet Congrion se retrouve à prendre le rôle d'un esclave alors qu'il est dans le reste de la
pièce un cuisinier tandis qu'Euclion, outre son aspect de senex excessif, va s'attribuer en
quelque sorte le rôle du chef d'orchestre.
La mise en abyme est par ailleurs accentuée par l'intéraction du public qui entre dans la pièce
et dans l'intrigue, ils seront amenés en toute fin de pièce à s'inclure de nouveau dans l'intrigue
en subissant les accusations d'Euclion.
On retrouve de plus dans ce passage une référence explicite au théâtre avec « N'ai-je pas bien
joué mon rôle? » où la tournure interrogative peut nous faire penser que le personnage a une
réflexion sur son propre rôle dans la scène.
Enfin plus que d'être acteurs ces personnages sont aussi spectateurs puisque chacun va
commenter les actions de l'autre, utilisant l'humour pour parler de leur rôles. Ceci est
notamment présent chez Congrion qui commente l'arrivée d'Euclion, montrant que la frontière
entre théâtre et scène de vie est mince.
Ce même personnage par sa nature ambivalente dans la scène, par son rôle déplacé, montre
que nous sommes en présence d'une réflexion chez le dramaturge. En effet le fait de lui
attribuer un autre rôle lui pose des limites qu'il va cependant dépasser car malgré son
enfermement supposé on voit le personnage du cuisinier ressurgir. L'auteur va d'ailleurs y
faire allusion par le biais d'Euclion en lui faisant dire contre Congrion : « Ton affaire ce sont
les fourneaux et si tu étais resté dans ta cuisine je ne t'aurais pas cassé la tête ». Cette citation
prouve que Plaute semble penser qu'il n'est pas possible de sortir de son rôle et d'en prendre
un autre sans risquer d'en subir les conséquences, la seule solution étant de basculer dans le
comique farcesque qui suppose pour Congrion de prendre des coups si ce dernier souhaite
changer un ordre dramaturgique.
Enfin Congrion va totalement perdre son rôle dans la scène puisqu'à la fin de celle-ci il n'est
ni esclave ni cuisinier, le fait de perdre tout rôle montre la limite que le théâtre impose à
l'auteur et se montre alors comme une sorte de défi où le dramaturge doit savoir user de tous
les outils pour concilier rôle et cohérence scénaristique.
Il est aussi intéressant de constater qu'Euclion, en plus d'être à la fois acteur et spectateur,
endosse la casquette de l'auteur et ce dans la mesure où il va donner des ordres à Congrion
avec les impératifs, les exclamations et les interrogations. Il va se faire metteur en scène en
souhaitant attribuer une place et un rôle à Congrion : on a la récurrence de « Parce que » ou
des ordres avec par exemple « Reviens ». Par ailleurs lorsqu'il fait allusion au rôle premier de
Congrion en lui disant «Ton affaire ce sont les fourneaux » il se place comme le maître des
codes de la pièce, il donne les rôles dans un espace et une spécification unique.
Ce rôle d'incarnation du dramaturge est intimement lié au comique du personnage et à la
punition, on peut le comprendre par le fait qu'Euclion a frappé Congrion car il n'était pas resté
à sa place et ceci vaut autant dans la pièce puisqu'il s'agit d'un fil dramaturgique avec un
Euclion paranoïaque soupçonnant Congrion de vouloir lui voler son or, que pour la pièce avec
un metteur en scène mécontent d'un acteur qui change de rôle.
Enfin il y a un symbôle de châtiment ultime du théâtre car c'est lui qui va venir ôter tout rôle
au personnage de Congrion en quittant la scène. En partant il démontre que Congrion n'a plus
de rôle puisque c'est Euclion qui était le moteur de ses actions. C'est en le dépossédant de son
essence théâtrale qu'Euclion va incarner celui qui décide de qui est présent, avec quel rôle et
pour quelles raisons c'est à dire le dramaturge lui-même. Nous pouvons donc observer qu'avec
des proportions plus ou moins évidentes Plaute transparaît dans le personnage du senex, c'est
lui aussi un auteur qui a joué sur scène, il sait donc ce qu'il souhaite faire sur scène et
comment y parvenir non sans une certaine réflexion sur la place et la frontière entre action et
composition.
Ainsi nous voyons bien que même chez Plaute il y a une espèce de complémentarité entre la
tradition marquée et l'innovation personnelle. Le dramaturge ne va pas hésiter à s'inclure de
manière implicite dans l'un de ces personnages pour signaler le fait qu'il peut réfléchir sur son
matériau d'origine et surtout pour marquer sa pièce par l'empreinte de sa propre personnalité,
de sa propre histoire.
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