Première partie 3 Les inégalités sociales et scolaires 3 définition, histoire, sociologie 3 « L’égalité », politique ou sociale : une valeur fortement ancrée dans notre société... et difficile à définir « Egalité » : de « droit », de « conditions » ou de « chances » ? Différents types « d’inégalités » : revenu, pouvoir, liberté, qualité de vie... « bonheur » Inégalité et ressentiment d’inégalité (ou « d’injustice ») Le sentiment « d’inégalité » (ou « d’injustice ») comme distance entre l’aspiration et la réalisation (ou non) de cette aspiration L’aspiration individuelle ne coïncide pas forcément avec l’exploitation optimale des potentialités L’idée d’accomplissement historique de l’égalité sociale Les notions que nous discuterons dans la thèse Perspectives anthropologiques des notions « d’égalité » Une brève histoire de l’idée d’égalité et des inégalités scolaires et sociales Des vertus de la discipline d’Histoire De la difficulté à établir une histoire des inégalités scolaires et sociales Les « inégalités sociales » au paléolithique Le néolithique : sédentarisation, premières industries, partage du travail, comptables et scribes Les civilisations antiques pré-monothéistes : Inde, Égypte, Chine Athènes, Rome, Gaule romaine Les monothéismes judaïque et chrétien : la fraternité de tous les hommes et l’École pour tous Le Moyen-Âge : un utilitarisme analogue à celui du monde antique « L'École pour tous » de la Réforme protestante La contre-offensive catholique ; Charles Démia, Jean-Baptiste de la Salle, l’Ordre des Jésuites La sécularisation de « l’École pour tous » au XVIII° siècle L’accomplissement de « l’École pour tous » ; Jules Ferry Le XX° siècle : du souci d’obligation scolaire à celui d’égalité de réussite La sociologie des inégalités socio-scolaires depuis 1960 L’enquête de l’INED, le rapport Coleman et les pays socialistes Les innéistes : Jensen, Herrnstein Les explications culturalistes : Baudelot, Bourdieu, Bernstein Le type de pédagogie : Viviane Isambert-Jamati Sociologie de l’action et mobilité sociale : Christopher Jencks, Raymond Boudon Les limites des politiques de réduction des inégalités socio-scolaires Les mesures politiques Les résultats Réflexion sur les causes de ces résultats Pierre Bourdieu et les « déterminants sociaux » : arguments et limites La sociologie de Pierre Bourdieu « L’habitus », phénomène réel ou construction intellectuelle ? L’action de l’individu est-elle déterminée par des entités qui le transcendent ? 3 3 6 6 7 8 9 10 10 11 11 11 12 14 14 15 15 16 17 17 18 19 20 21 21 24 25 27 29 29 30 31 33 34 35 35 36 « L’explication » de la reproduction des différences sociales éclaire-t-elle l’origine de ces différences ? La corrélation exprime-t-elle une causalité ? Les trajectoires « atypiques » : des anomies marginales qui menacent le corps entier de la théorie bourdieusienne L’élève bourdieusien, sans cerveau ni génotype ; l’impasse sur le champ de la neurobiologie L’a priori implicite, partagé avec le lecteur, d’identité et de virginité cognitives à la naissance Une théorie douteuse au total La question de la « causalité sociologique » : ce que Durkheim ne pouvait pas savoir en son temps Sur quoi se fonde l’hypothèse sociologique de « causalité » ? La corrélation statistique, base du fondement sociologique établi par Durkheim dans « Le Suicide » Le type de religion pratiquée exerce-t-il un effet de causalité sur la propension au suicide ? Suicide, neurotransmetteurs et génétique des populations Pourquoi une population donnée produit-elle une religion donnée ? Comment la corrélation, visible aux yeux du sociologue, peut cacher un tiers phénomène, invisible, qui est la véritable cause des deux phénomènes visibles Le port de lunettes est-il culturel ? Échec scolaire, « milieu social », troubles de l’attention et neurobiologie La réussite scolaire est-elle « déterminée » par le milieu d’origine ? 36 37 38 39 39 40 40 41 41 42 43 45 46 47 47 48 Raymond Boudon : nominalisme et agrégation des actions individuelles 49 La sociologie de l’action : filiation nominaliste Un modèle théorique agrégatif pour expliquer « reproduction » et mobilité 50 50 Le modèle explicatif de mobilité de Raymond Boudon De l’effet du développement scolaire sur les inégalités devant l’école Des effets de la « démocratisation » scolaire sur la mobilité sociale Récapitulation des phénomènes décelés par R. Boudon Quels sont les facteurs de la réussite sociale et scolaire ? La réussite sociale déterminée par la réussite scolaire et l’ambition La réussite scolaire, mélange de compétences cognitives et de motivation La délicate question des facteurs naturels Les compétences cognitives, émulsion de facteurs environnementaux et naturels La « motivation », déterminée également par l’environnement et des traits de caractère constitutionnels Les réussites sociale et scolaire, mélanges de facteurs naturels et environnementaux Résumé de la première partie 51 51 55 56 58 58 58 59 60 60 62 63 2 Première partie Les inégalités sociales et scolaires définition, histoire, sociologie ou « Qu’est-ce que les ‘inégalités socio-scolaires’ ? » « L’égalité », politique ou sociale : une valeur fortement ancrée dans notre société... et difficile à définir Les différentes valeurs « d’égalité » - politique, sociale, scolaire – sont une préoccupation centrale de notre société. « L’égalité » est l’un des trois mots d’ordre de la devise de la République fançaise. Il n’est pas un parti politique qui n’évoque le bien-fondé et la nécessité « d’égalité des droits », de « justice sociale » ou d’atténuation des inégalités. « L’égalité » est une valeur politique et morale consensuelle et quasi-unanime parmi la (les) société(s) des hommes. Seuls quelques groupuscules d’extrême-droite, ultra-minoritaires, sont susceptibles de défendre ouvertement un « idéal » d’inégalité des statuts ou des droits. Cependant, cette « égalité » - l’égalité politique, l’égalité sociale, l’égalité scolaire – recouvre des acceptions relativement floues, et qui diffèrent notamment selon la préférence politique. On peut essayer de distinguer entre quelques grandes catégories d’acception, mais sans pour autant espérer parvenir à une définition « objective » et consensuelle. C’est ce qui fait l’une des difficultés - mais en même temps l’une des richesses anthropologiques - de cette question. « Egalité » : de « droit », de « conditions » ou de « chances » ? « L’égalité » est tout d’abord appréciée comme étant politique, comme étant celle des « droits ». Elle signifie qu’aucun citoyen n’a plus de droit, de privilège, de poids de vote ou de pouvoir de décision qu’aucun autre citoyen. Cette acception est adoptée et revendiquée par 3 quasiment tous les partis politiques français1. Elle est établie par le premier article de la Déclaration des Droits de l’Homme. Toutefois, cette égalité politique n’est pas jugée suffisante par certaines obédiences politiques, notamment de « gauche ». Une autre acception de « l’égalité », en effet, économique, va plus loin, qui revendique l’égalisation – voire l’égalité – « sociale », à savoir l’égalisation des statuts, des conditions et des revenus. Sa version radicale, extrémiste, ultra-égalitaire, fut promue pendant la Révolution Française par les « Enragés » et les « Hébertistes ». Elle le fut également par les « socialistes », « communistes » et « anarchistes » depuis le siècle dernier jusqu’aujourd’hui. L’égalisation économique est une valeur défendue, à différents degrés, par l’ensemble du camp politique actuel dit « de gauche », ou « progressiste ». L’idée d’une forte (ou très forte) réduction des inégalités de conditions sociales est défendue encore aujourd’hui par certaines franges de l’extrême-gauche, comme Lutte Ouvrière, la Ligue Communiste Révolutionnaire, le Parti des Travailleurs, la Ligue Trotskyste Française et, de façon plus tempérée, le Parti Communiste Français. Des sensibilités plus modérées de la gauche, comme le Parti Socialiste, le Parti des Radicaux de Gauche, les Verts ou le Mouvement des Citoyens défendent également – de façon plus modérée – cette orientation. Enfin, une exigence intermédiaire entre celles d’égalité politique et économique est celle d’égalité des « chances ». Mais ce vocable se décline et se nuance entre deux acceptions. La première, plus proche du souci gaucher d’égalisation économique, prône une atténuation des inégalités de condition (tout en admettant une relative diversité des hommes). On la trouve revendiquée surtout par le Parti socialiste et le Parti des Radicaux de Gauche. La seconde, plus droitière et soucieuse de liberté individuelle, entend par « égalité des chances » la reconnaissance et l’épanouissement des « mérites2 » et potentialités de chacun. On la trouve revendiquée depuis l’Union pour la Démocratie Française jusqu’au Rassemblement pour la République, en passant par Démocratie Libérale. Au total, la notion « d’égalité des chances » admet une certaine diversité des hommes (dans leurs talents et aspirations) et une relative diversité sociale – avec néanmoins un souci de « justice » au sens de la reconnaissance des talents et « mérites » individuels (l’aile gauche de « l’égalité des chances » restant préoccupée d’une certaine égalisation des conditions). On rencontre donc cette acception de l’égalité sur l’échiquier politique depuis le centre du parti socialiste jusqu’aux partis de droite, démocrates, libéraux et républicains. On pourrait dire, en résumé, que la valeur d’égalité politique de « droit » est affirmée par l’ensemble de l’échiquier politique (en faisant abstraction du cas discutable de l’extrêmedroite), que l’égalité (ou l’égalisation) « économique et sociale » des conditions et statuts est défendue essentiellement par le camp politique de gauche, et que l’égalité des « chances » à exploiter pleinement ses aspirations et potentialités réunit l’ensemble de la droite Elle n’est pas très claire pour l’extrême-droite française, qui affirme « l’égalité des droits » mais à la fois la « préférence nationale », c’est-à-dire l’exclusion des non-Français. Il s’agit donc d’une « égalité de droit » limitée, puisqu’en sont exclus certains citoyens, sur des critères qui ouvrent à débat politique, moral et philosophique. 2 la notion de « mérite » ayant encore différentes acceptions selon que l’on est de « gauche » ou de « droite ». 1 4 démocratique et la moitié centriste de la gauche (la moitié gauchère de la gauche estimant que « l’égalité des chances » recouvre une relative « égalisation sociale »). « L’égalité des chances » recouvre-t-elle une notion univoque et cohérente ? Nous voyons que « l’égalité des chances » demeure une notion floue, puisque chacun, selon son opinion politique, confère au mot « chance » une acception différente : le militant d’extrême-gauche considère « l’égalité des chances » comme celle d’égaliser les revenus ; le chef d’entreprise libéral (sans être pour autant inégalitariste ou ségrégationniste) considèrera de son côté « l’égalité des chances » comme celle pour chacun d’exploiter et épanouir pleinement ses potentialités dans l’intérêt général. Entre ces deux extrémités se déclinent nombre de nuances. « L’égalité des chances » recouvre un sens différent selon le locuteur et on peut se demander si elle peut avoir un sens exact ou « objectif ». La seule chose à peu près certaine au sujet de « l’égalité des chances » est qu’elle est incompatible avec un inégalité des droits politiques. Ceci pose au passage un problème pour l’extrême-gauche : « l’égalité des chances » telle que l’entend le militant d’extrême-gauche respecte-t-elle l’égalité des droits politiques à exploiter ses potentialités ou créer une entreprise ? On voit donc que les différentes acceptions de « l’égalité des chances » peuvent s’opposer : « l’égalité des chances ». « L’égalité des chances » selon certains est l’ennemi et le contraire de « l’égalité des chances » selon d’autres. C’est que, comme le formule le prix Nobel Amartya Sen3, « l’exigence d’égalité sur une variable tend à entrer en collision avec la volonté d’égalité sur une autre ». L’idéal d’égalité des conditions sociales est-il aboli ? Le sociologue Raymond Boudon estime que « l’hypothèse d’une société non stratifiée, qui ne fut pas toujours perçue comme une utopie, est aujourd’hui généralement considérée comme telle » et que « l’idéologie qu’on peut qualifier d’égalitarisme absolu (tous les hommes égaux) tend à être remplacée par l’égalitarisme relatif (égalité des chances) qui, loin d’impliquer l’égalitarisme absolu, suppose au contraire la stratification sociale, c’est-à-dire l’inégalité4 ». L’idéal d’une « société sans classe », sans différences de statuts et de revenus tend-il à disparaître au fil de l’histoire de l’humanité ? Notons que cette vision participe de la supposition d’un progrès axiologique, moral et politique des hommes, d’un avènement de nouvelles valeurs considérées de manière universelle comme étant bien-fondées et irréversibles. Nous demeurons pour notre part prudent et sceptique par rapport à la supposition d’obsolescence de l’idéal socio-égalitaire. Le rêve socio-égalitaire, en effet, ne semble pas construit par l’acteur sur la base uniquement de connaissances et de raisonnements objectifs, « froids », mais se nourrit également d’affects, de passions, de colères, d’intérêts, de soif de pouvoir et peut-être même « d’instincts » et mécanismes cognitifs encore obscurs qui ne sauraient disparaître miraculeusement de l’esprit et de la nature des hommes. Saurait-on dire par exemple que les utopies khmères ou albanaises, anciennes seulement de trente ans sur 3 4 2000, Repenser l’inégalité, Paris, Seuil. 1973, L’Inégalité, p. 194 ; 5 une espèce animale âgée de cent mille ans, sont vouées aux oubliettes de l’Histoire ? Cela semble fort douteux. Ce qu’on peut lire, par ailleurs, dans la presse d’extrême-gauche syndicale ou politique, ne permet pas de supposer la disparition de l’utopie socio-égalitaire. Différents types « d’inégalités » : revenu, pouvoir, liberté, qualité de vie... « bonheur » Max Weber a bien fait remarquer, contre Marx, que l’inégalité et la hiérarchie des groupes sociaux ne s’établissait pas d’une manière unidimensionnelle, selon le « statut » ou le revenu, mais pouvait recouvrir différentes dimensions, comme la richesse, bien sûr, mais également le pouvoir (qui ne s’accompagne pas forcément de richesse), les privilèges ou les conditions de travail et de vie. Le seul critère de revenu est trop réducteur pour exprimer ce qu’est « l’inégalité » ou « l’injustice » sociale. L’enseignant, qui bénéficie de quatre mois de vacances, a-t-il à envier le revenu du médecin, qui travaille soixante heures par semaine et qu’on réveille le week-end en pleine nuit ? Le mineur (pour reprendre une comparaison chère à Adam Smith) a-t-il à envier le prestige du militaire, qui risque sa vie ? Le clochard (volontaire), absolument libre, a-t-il à envier le Président de la République, esclave de mille déterminants protocolaires et institutionnels ? Il y a donc à affiner la notion « d’inégalités sociales » » et notamment prendre en compte des types de bénéfices non financiers, comme le pouvoir, le prestige, le temps libre, la marge de liberté dans l’action quotidienne, la qualité de vie ou tout simplement le « bonheur individuel ». Certaines épouses de chef d’entreprise sont par exemple malheureuses… cependant que des femmes de ménage sont radieuses de bonheur. N’est-ce pas là une « inégalité sociale », non conforme aux préjugés mais néanmoins réelle ? Peut-on d’ailleurs affirmer, conformément aux préjugés, que les épouses de chef d’entreprise sont en moyenne plus « heureuses » que les femmes de ménage ? Il n’y a là rien de certain. Il convient également de toujours rapporter le revenu au salaire horaire... pour se rendre compte, par exemple, qu’à l’encontre des idées reçues un professeur certifié gagne aussi bien sa vie au salaire horaire qu’un médecin hospitalier (le médecin effectuant deux ou trois fois plus d’heures annuelles que le certifié). Inégalité et ressentiment d’inégalité (ou « d’injustice ») R. Boudon fait remarquer à juste titre, dans son article sur « les inégalités sociales » paru dans l’Encyclopedia Universalis, qu’il importe de distinguer entre l’inégalité de fait, ou de conditions, et le ressentiment d’inégalité, c’est-à-dire l’inégalité vécue par l’acteur comme étant une chose « injuste » et douloureuse. Peut-être s’agit-il là, dans cette acception non pas « objective » mais subjective, de la véritable « injustice » (et, partant, de la véritable inégalité nocive), puisqu’elle est éprouvée et vécue réellement par les acteurs. Ce sentiment d’injustice peut se nourrir de choses en apparence futiles comme demeurer au contraire indifférent à des inégalités « objectives ». C’est ainsi que la meilleure rémunération de mon voisin médecin, chef d’entreprise ou militaire ne me semble pas injuste (parce que je n’envie pas les coûts et désagréments personnels de leur profession), cependant que la meilleure rémunération d’un 6 homme peu courageux ou talentueux peut m’indisposer (parce que j’ai le sentiment de pouvoir mériter largement son revenu). Un certain degré d’inégalité de revenu peut être ressenti comme « juste », comme légitime, par l’acteur s’il juge que ces différences sont « méritées » et ne lui portent pas préjudice. Le philosophie de la politique Robert Nozick a justement analysé ce sentiment d’inégalité (vécue comme injustice) comme le fruit de l’envie et de la jalousie éprouvées à l’égard de la situation d’autrui. L’inégalité n’est pas vécue par le sujet comme injuste en soi, de façon abstraite et désincarnée : c’est l’impression que la situation d’autrui n’est pas « méritée » qui nous procure le sentiment « d’injustice ». R. Nozick estime d’ailleurs également que la situation enviable d’autrui peut nous faire souffrir justement parce qu’elle nous révèle qu’autrui a plus de talents que soi, chose qui est blessante d’un point de vue narcissique5. Nozick en déduit d’ailleurs que même l’égalisation (théorique) des chances sociales n’abolirait pas le ressentiment d’injustice. Pire même, il l’exacerberait, car plus rien alors ne saurait excuser à nos propres yeux une meilleure réussite de notre voisin. Ici, l’inégalité n’est pas « injuste » en soi. Est « injuste » l’inégalité qui nous procure un ressentiment « d’injustice », que cette inégalité soit petite ou grande. Le philosophe de la politique John Rawls se base sur cette même définition de « l’injustice » : elle est le degré d’inégalités sociales à partir duquel l’acteur ressent ces inégalités comme étant « injustes ». L’inégalité (de quelque ampleur qu’elle soit) n’est pas une « injustice » en soi, puisqu’elle ne suscite par forcément de ressentiment d’injustice dans l’esprit de l’acteur. Cette définition de la notion « d’injustice », qui se place d’un point de vue individualiste et subjectiviste, est bien évidemment étrangère aux théories marxistes, ceci pour deux raisons essentielles : d’abord parce que celles-ci considèrent l’inégalité d’une façon macrologique, globale, pas du point de vue de l’individu ; ensuite parce que l’élucidation des processus d’adhésion politique de l’acteur (comme par exemple l’adhésion aux idéologies égalitaires) leur serait peut-être nuisible. Il est possible par exemple que l’adhésion politique égalitaire soit plus le fruit de ressentiments individuels d’envie et de jalousie que des inégalités économiques « objectives » proprement dites. Le sentiment « d’inégalité » (ou « d’injustice ») comme distance entre l’aspiration et la réalisation (ou non) de cette aspiration Si on se place d’un point de vue individualiste et subjectif, on peut également, comme le fait R. Boudon, analyser le sentiment « d’injustice » comme l’effet d’un décalage existant entre l’aspiration professionnelle initiale de l’acteur et le statut réellement atteint. Ce décalage, selon son degré (et s’il existe ou non), nourrira chez l’acteur satisfaction ou frustration… et différents degrés de ressentiment « d’injustice ». Ainsi, un fils d’ouvrier aspirant à devenir ébéniste et réalisant ce vœu trouvera la société « juste », cependant qu’un fils d’ingénieur aspirant à devenir médecin mais n’y parvenant pas trouvera la société « injuste ». Ainsi, contrairement aux préjugés, le sentiment « d’injustice » n’est pas forcément plus ressenti au 5 1974, Anarchie, Etat et utopie, 1988, Paris, Puf, p. 297 ; 7 sein des catégories sociales modestes qu’au sein des catégories aisées. En la matière, « chacun voit midi à sa porte ». Selon ce point de vue, on peut considérer qu’une société, quand bien même inégalitaire du point de vue des conditions sociales « objectives », est « juste » si chaque individu est satisfait du statut qu’il a obtenu au regard de ses aspirations, de ses ambitions premières. En revanche, une société qui ne serait pas parvenue à accomplir les aspirations de chacun serait ressentie comme « injuste ». Ce serait par exemple le cas d’une société qui aurait incité les élèves à décrocher un diplôme élevé dans l’espoir d’obtenir un meilleur statut mais ne s’avèrerait finalement pas capable de le fournir à chacun (puisqu’un effet d’agrégation aurait provoqué une surinflation et dévaluation générale de la valeur marchande des diplômes), et quand bien même aurait-elle élevé le niveau général de qualification. Était-ce le risque que pressentaient les philosophes Voltaire ou Rousseau lorsqu’ils émettaient des réserves sur un développement massif de l’éducation : le risque d’un « miroir aux alouettes » sur le plan de la satisfaction et du bonheur individuels ? La question, philosophique, demeure actuelle : la « massification » scolaire garantit-elle le bonheur individuel ? Une telle définition de la « justice » entendue comme adéquation entre aspiration et accomplissement de l’aspiration n’a évidemment pas beaucoup de sens pour une « sociologie de la Reproduction », qui considère que les « dominés » sont victimes d’un « lavage d’ambition professionnelle » opéré par l’École avec la complicité des « dominants », et leur fait souhaiter moins que ce qu’ils devraient « légitimement » souhaiter. On rejoint par contre dans cette approche la vision rawlsienne de la « justice », c’est-à-dire une situation où, par delà une stratification incompressible et acceptée, chacun s’estime satisfait de son statut. Nous avouons partager également, sur un plan philosophique et humaniste, cette conception relativement « empirique », individuelle et subjective, du sentiment de « justice » ou « d’injustice » sociales : le sentiment de « justice sociale » consiste en la sensation intime d’être « bien à sa place » au sein de la diversité sociale. L’aspiration individuelle ne coïncide pas forcément avec l’exploitation optimale des potentialités Notons que cette idée de « justice » ou de « bonheur » comme coïncidence optimale entre l’aspiration professionnelle et son accomplissement se distingue d’un schéma théorique de mobilité sociale « idéale » dans laquelle chaque élève parviendrait au statut social que lui permettent ses potentialités cognitives. En effet, le bonheur individuel ne consiste pas forcément en la « réussite sociale » (diplôme, argent, prestige, pouvoir) ni en l’exploitation optimale de ses potentialités cognitives. Le bonheur peut très bien consister par exemple pour un fils de chef d’entreprise à embrasser la carrière de moine ou de pépiniériste, ou pour un fils d’ouvrier aux potentialités enviables d’embrasser la même carrière que son père ou tout aussi bien de se faire marin au long cours (plutôt qu’ingénieur ou avocat). Les notions de « bonheur » et de « justice » doivent toujours être rapportées au plan des aspirations individuelles et subjectives. Il se trouve que ces notions ne coïncident pas toujours forcément 8 avec la « réussite » scolaire ou sociale telle qu’elle est entendue dans le sens commun, ni même avec « l’égalité des chances » à exploiter obligatoirement ses potentialités, ni non plus a fortiori avec l’égalité des résultats scolaires ou des statuts sociaux revendiquée par certaines mouvances d’extrême-gauche. Ceci signifie par exemple que le fait (hypothétique) que 80 % des fils d’ouvrier deviennent ouvriers n’est pas forcément « injuste », quoiqu’en pensent des militants de gauche ou d’extrême-gauche, et bien que ces élèves soient peut-être dotés de potentialités enviables. Car, que sait-on de leurs aspirations intimes ? Les 70 % de fils d’ouvrier devenant ouvriers avaientils envie d’embrasser une autre carrière ? Il faudrait le savoir avant que de pouvoir juger la situation « injuste ». Ce qui serait « injuste » serait que des aspirations ne puissent s’accomplir en dépit de potentialités suffisantes. Une forte « reproduction » sociale intergénérationnelle n’est donc pas « injuste » en soi, car c’est le point de vue intime des acteurs qu’il faut considérer pour mesurer le degré « d’injustice » d’une société. De la même façon, le fait qu’à réussite scolaire égale, les orientations des élèves diffèrent parfois selon leur origine sociale n’est pas forcément non plus « injuste », car ici encore on ignore les aspirations intimes de ces élèves. La discordance entre résultats scolaires et orientation n’est pas « injuste » en soi, si l’orientation de l’élève est inférée par son aspiration. Bien sûr, certains objecteront que cette « aspiration » a été « conditionnée » par une école « bourgeoise et ségrégationniste ». Mais l’idée qu’on ne soit pas conscient de ce qui est bon pour soi n’est-elle pas absurde ? L’idée d’accomplissement historique de l’égalité sociale Il est souvent cru, essentiellement dans le camp politique dit « gauche », que l’humanité est animée d’un déterminisme historique de « progrès », non pas seulement sur un plan technique ou scientifique mais également moral et politique, lequel « progrès » conduirait les hommes et la société à plus de « justice », à plus « d’égalité » entendue comme égalité des conditions et des chances. Les militants de « gauche », et à la source Marx et Engels, sur un plan philosophique Hegel, et plus loin encore la pensée chrétienne, considèrent généralement que l’égalité sociale est déterminée de façon historique comme devant advenir, quels qu’en soient les processus ou le délai. L’égalité sociale, dans le système de représentations « progressiste », est considérée comme un « destin prévisible et écrit » de l’humanité. L’idée que les inégalités sociales, le degré de stratification des conditions entre les hommes puissent demeurer stables au fil des siècles, depuis le néolithique jusqu’à la fin des temps n’existe pas dans ce système de représentation. L’idée est généralement considérée comme inadmissible, insupportable et, le cas échéant, rejetée avec violence, voire même avec insulte. À qui suppose une stabilité à long terme du degré de diversité sociale, le militant « progressiste » attribuera les qualificatifs de « conservateur » ou « réactionnaire ». Quoiqu’il en soit, rien ne permet d’affirmer que l’humanité avance de manière irrépressible et irréversible vers une plus grande homogénéité des statuts sociaux, des résultats scolaires ou même des chances de réussite. Attention : il ne s’agit pas ici de suggérer un point de vue politique pessimiste ou conservateur. On peut douter de « lois historiques » d’égalisation sociale à long terme et 9 trouver néanmoins nécessaire de lutter à chaque génération pour la justice, l’égalité des chances et le bonheur des hommes, qui sont indépendants des perspectives lointaines, et qui, tel un phénix, renaissent sans cesse de leurs cendres. Les notions que nous discuterons dans la thèse Nous discuterons de « l’égalité sociale » entendue comme égalité des conditions, des revenus et des statuts sociaux. Nous questionnerons la possibilité d’une égalisation de ce type. L’examen des connaissances en neurobiologie cognitive et génétique nous amènera peutêtre à nous intéresser plus à la notion « d’égalité des chances », notamment « l’égalité sociale des chances à exploiter pleinement ses potentialités et accomplir ses aspirations indépendamment de l’origine sociale ». Il est en effet possible que l’école puisse s’approcher d’une meilleure reconnaissance des mérites et talents - possibilité qui constituera peut-être l’une des issues du camp politique de gauche en aval de l’éventuel deuil d’une société plus égalitaire sur le plan des conditions sociales. L’hypothèse d’une influence naturelle des capacités cognitives n’interdit peut-être pas en effet la possibilité d’une action politique de fluidification de la mobilité sociale, vers plus de « méritocratie » et de « justice ». Si une telle action politique s’avérait « possible », la question de sa « nécessité » s’en remettrait pour autant à l’opinion politique de chacun. Perspectives anthropologiques des notions « d’égalité » Les différentes acceptions de « l’égalité » nous conduiront dans le champ de l’anthropologie des valeurs et croyances : pourquoi les hommes accordent-ils différentes acceptions à « l’égalité » et à la « justice » ? pourquoi certains croient-ils au déterminisme historique d’une société plus égalitaire sur le plan des conditions ? Pourquoi certains associent-ils l’égalité sociale au bonheur ? Pourquoi l’idée « d’égalité », sous ses différentes acceptions, est-elle relativement consensuelle parmi l’espèce humaine ? Quelles sont les causes de l’adhésion politique socio-égalitaire ? Toutes ces questions appellent à réflexion et analyse. Ce sera l’objet d’une deuxième grande partie de la thèse, en aval de l’exploitation des connaissances en neurobiologie et de ses conséquences sur la mobilité sociale. Cette réflexion sur la signification de « l’égalité » nous a permis de distinguer entre idéaux d’égalité de « droit », des « conditions » et des « chances », cette dernière notion recouvrant des sens différents selon le positionnement politique. Elle nous a permis de voir que les « inégalités » sont multiformes (du seul revenu à la qualité de vie), que le sentiment « d’injustice » provient non pas des inégalités en tant que telles mais du ressentiment procuré par un excès d’inégalités, et que le sentiment personnel « d’injustice » émanait moins d’une situation sociale objective que d’un décalage entre aspirations et accomplissement professionnels, cette aspiration ne coïncidant pas forcément ni avec l’origine sociale ni avec les potentialités cognitives. 10 Une brève histoire de l’idée d’égalité et des inégalités scolaires et sociales6 Des vertus de la discipline d’Histoire Peu de travaux sociologiques s’intéressent à l’histoire d’homo sapiens sapiens. Il est vrai que la sociologie n’est pas l’histoire et qu’il est souvent dissuadé ici et là de mélanger deux disciplines. Malgré tout, comment comprendre le présent sans le re-situer dans son mouvement, sa dynamique, son histoire ? Que pourrait-on dire d’intéressant sur les formes d’énergie ou les moyens de locomotion actuels sans retracer leur histoire ? Comment comprendre le phénomène des inégalités sociales sans connaître les origines de l’homme (et même, en amont, celles des êtres vivants) ? L’appréhension de l’histoire et de la préhistoire de l’homme nous semble fondamentale pour espérer comprendre ses manifestations actuelles : « L’homme du futur est incompréhensible si l’on n’a pas compris l’homme du passé. (...) Tout ce qu’il y a de possibilités, de virtualité dynamique dans l’espèce humaine demande à être saisi depuis sa base et suivi paisiblement jusqu’à son développement final », disait André Leroy-Gourhan7. Essayons donc (avant d’explorer plus loin l’origine de l’univers pour éclairer la constitution des molécules organiques) de sonder les origines connues de la stratification et des inégalités scolaires et sociales. De la difficulté à établir une histoire des inégalités scolaires et sociales Le souci d’égalité sociale émerge au XVIII° siècle, en réaction au régime féodal de castes. C’est logiquement à partir de cette époque qu’émergent les discours et documents chiffrés en la matière. En amont, la préoccupation et les données se font plus rares, pour ne pas dire quasiment inexistantes. On ne peut donc mesurer la nature et le degré des inégalités qu’au travers de documents indirects, décrivant le mode de vie des populations. L’histoire de l’homme depuis le néolithique s’étend sur dix mille ans ; notre espèce actuelle, homo sapiens sapiens, est apparue il y a une centaine de milliers d’années. On mesure donc à quel point les informations sur l’histoire des inégalités sociales sont récentes et réduites. Ceci rend bien sûr difficile un travail de recherche sur la question. En croisant les données apportées par différents ouvrages d’histoire, on peut néanmoins arriver à dégager et rassembler quelques éléments. Ce paragraphe constitue la synthèse de données réunies au sein d’une note de recherche annexe consacrée (notamment) à l’histoire des systèmes d’éducation depuis l’Antiquité, l’histoire de l’idée d’égalité sociale, et l’histoire de la sociologie des inégalités d’éducation depuis les années 1960. 7 1982, « Entretien avec Claude-Henri Rocquet », Les racines du monde, Paris, Belfond ; 6 11 Les « inégalités sociales » au paléolithique L’identité biologique de l’homme actuel et de son ancêtre d’il y a 100.000 ans On sait peu de choses sur la préhistoire, puisqu’aucun support écrit n’a subsisté jusqu’à nous. Homo Sapiens Sapiens, dont nous sommes, est probablement né à l’Est de l’Afrique il y a entre cent et cent cinquante mille ans, par mutation de l’espèce homo erectus – une autre mutation de cette espèce ayant donné jour à homo neanderthalensis dans le nord de l’Europe. La plus ancienne sépulture d’homo sapiens sapiens est celle d’un adolescent retrouvée à Qafzeh, en Israël, et datée de 92.000 ans. De façon contradictoire, des récentes découvertes suggèrent qu’homo sapiens sapiens serait sorti d’Afrique il y a 52.000 ans – soit 40.000 ans avant « l’homme de Qafzeh ». Quoiqu’il en soit, c’est cette espèce d’homme, homo sapiens sapiens, ou « Cro-Magnon », la nôtre, qui nous préoccupe. Il faut avoir à l’esprit que l’homme de Qafzeh nous ressemble trait pour trait, tant sur le plan de l’apparence physique, des potentialités cognitives que du tempérament. Ceci est exprimé par la paléoanthropologue Sophie de Beaune : « les variations entre les hommes actuels et l’homme qui commence à apparaître il y a 100.000 ans, quelque part en Afrique de l’Est ou au Proche-Orient, ne sont pas plus importantes que celles que l’on peut observer entre un Asiatique, un Africain et un Européen par exemple. On peut donc considérer ce premier homme moderne comme faisant partie de l’humanité actuelle8 ». La même idée est exprimée ailleurs par le généticien des populations Luca Cavalli-Sforza : « l’homme moderne, Homo sapiens sapiens, est une sousespèce d’Homo sapiens qui est sortie d’Afrique il y a environ cent mille ans. Anatomiquement, on ne le distingue pas des hommes actuels9 ». Le généticien précise encore : « Il semble presque certain que cet homme moderne, qui peupla le monde, avait déjà un langage semblable à celui que nous utilisons aujourd’hui, c’est-à-dire très riche en grammaire et vocabulaire, puisque cela est vrai de tous ses descendants actuels10 ». Au delà de son aspect anecdotique, ce fait d’identité biologique entre l’homme actuel et celui d’il y a 100.000 ans a des conséquences importantes pour bien des croyances « progressistes » d’aujourd’hui, selon lesquelles par exemple l’être humain montrerait une évolution permanente de sa nature. Il semble que cette croyance, inspirée par des connaissances obsolètes et des représentations linéaires de l’évolution des espèces, soit fausse : la nature humaine, dans toute sa diversité cognitive et comportementale (et donc aussi relationnelle, affective ou « morale ») est la même qu’il y a cent mille ans ; son génome n’a pas subi de mutations génétiques sensibles en la matière. Il en découle que les comportements humains (et sociaux) d’aujourd’hui ont de fortes chances de ressembler beaucoup à ceux d’hier (ainsi que ceux de demain à ceux d’aujourd’hui). Beaucoup de gens - lyssenkistes malgré eux - croient que la nature humaine 8 BEAUNE Sophie A. (De), 1995, Les Hommes au temps de Lascaux, 40.000-10.000 avant J.-C., Paris, Hachette, La vie quotidienne, Civilisations et sociétés, pp. 27-28 ; 9 CAVALLI-SFORZA Luca, 2000, Entretien sur la génétique des populations, paru dans Sciences Humaines n° 109, octobre, p. 39 ; 10 Idem p. 39 ; 12 évolue, « s’améliore » de façon permanente. Or, cette nature humaine est stable, constante – jusqu’à ce qu’apparaisse une nouvelle espèce dite « humaine »11. La « stratification sociale » au paléolithique Au paléolithique12, comme du reste au néolithique, il semble, d’après ce qu’on a déduit des débris retrouvés, de la paléontologie expérimentale et de l’observations des peuplades de chasseurs-cueilleurs, que les enfants devaient être éduqués en fonction des savoir-faire qu’on attendait d’eux à l’âge adulte. Cette éducation devait essentiellement consister en l’apprentissage de la chasse, de la fabrication d’outils, de la cuisine, du travail de la peau et de la maîtrise du feu. Probablement le « chamane » enseignait-il à un apprenti l’art de soigner par les plantes, de « communiquer avec les esprits et les divinités », et de peindre sur les parois des cavernes. Probablement des histoires, des chroniques étaient-elles transmises de façon orale pour transmettre la mémoire du groupe et enseigner des rudiments de « sagesse », c’està-dire de conduite individuelle et sociale. Ces différentes activités supposent déjà un certain nombre de potentialités cognitives spécifiques. Il est probable que les sociétés humaines du paléolithique connurent une division du travail, laquelle engendra des différences de statuts sociaux. Certaines sépultures montrent des différences dans le traitement des morts, ce qui laisse supposer des différences de statut, de pouvoir et de richesse chez les vivants. Des statuts spécifiques – et probablement privilégiés - semblent avoir bénéficié au chef de la tribu et à sa famille, au chamane religieux, au guérisseur ou à l’artiste (s’ils n’étaient pas réunis dans le même personnage). Pour ce qui concerne la période du Paléolithique supérieur, et précisément le Magdalénien13, sur les sites archéologiques d’Étiolles et de Pincevent, des analyses fines des gisements, accompagnées de séances « d’archéologie expérimentale » (où l’archéologue se met dans la situation de l’homme préhistorique pour mieux comprendre l’explication des indices laissés par le temps), ont permis d’apprendre que « le très bon silex, qu’on évitait probablement de gaspiller, était réservé aux meilleurs tailleurs, tandis que les débutants s’exerçaient sur les nucléus de moindre qualité abandonnée par leurs aînés »14. Des rôles, statuts, pouvoirs et richesses différenciés semblent avoir caractérisé l’homme de la préhistoire. Il semble d’ailleurs hautement probable que sapiens sapiens (et même néandertalensis) ait organisé un « partage du travail », une répartition des tâches. Certaines de ces tâches, comme celle de tailleur de silex ou de guérisseur supposaient la maîtrise de savoirs et de savoir-faire spécifiques. Elles exigeaient mémoire, logique et fiabilité de la part de l’acteur. Il y a donc fort à parier pour qu’aient existé, déjà, certains statuts enviables, pour lequel se concurrençaient nombre de candidats, qui avaient à faire leur preuve et obtenir l’assentiment général dans l’obtention d’un poste, d’une tâche, d’un statut. Or, ceci ne constitue ni plus ni plus que les mécanismes de concurrence interindividuelle générant la stratification socio-économique que 11 Ce pourquoi les croyances selon lesquelles les hommes deviendraient au fil du temps plus fraternels, altruistes, pacifistes ou égaux, demandent à être remises en cause. 12 (avant 10.000 ans, avant l’agriculture et l’élevage) 13 (environ 14.000-12.000 ans avant J.-C.) 14 BEAUNE Sophie A. de, 1995, Les hommes au temps de Lascaux, 40.000-10.000 avant J.-C., Hachette, Civilisations et Sociétés, La vie quotidienne, p. 275, d’après PIGEOT N., 1987, Magdaléniens d’Etiolles. Économie du débitage et organisation sociale, Paris, éd. du CNRS ; 13 nous connaissons aujourd’hui. Une diversité naturelle des potentialités physiques, sensorielles et cognitives, des tempéraments et des aspirations (la même que celle des hommes d’aujourd’hui) devait modeler cette proto-stratification sociale. Néanmoins, « l’inégalité » et la « stratification » sociales telles que nous les connaissons dans notre monde moderne, avec ses « groupes sociaux » et l’utilisation de « l’argent » comme substitut des biens d’échange, semblent avoir émergé à l’époque des premières industries de métallurgie, d’élevage et de commerce, entre le néolithique et le monde antique, c’est-à-dire entre cinq et dix mille ans avant J.-C. Le néolithique : sédentarisation, premières industries, partage du travail, comptables et scribes Le « néolithique », dont le début est fixé à environ 10.000 ans avant notre ère, se caractérise par la sédentarisation des populations et l’avènement de l’agriculture et de l’élevage. Ces activités s’accompagnent d’échanges commerciaux, de l’apparition d’une monnaie et de la nécessité de comptabiliser les produits et leurs échanges. L’écriture et les chiffres, devenus nécessaires, apparaissent. Les industries de métal, de bois et de maçonnerie émergent. S’élèvent des maisons en maçonnerie, puis des villages et des cités. Il semble que le partage du travail dans ces premières cités ressemble fort à celui de nos sociétés industrielles, avec déjà ses principales catégories sociales : éleveurs, cultivateurs, marchands, artisans d’objets, manufacturiers, artisans d’alimentation, comptables, scribes, trésoriers, gouverneurs, avec pour chaque catégorie des propriétaires cadres ou gérants, et des apprentis, manoeuvres ou exécutants. Ces différents éléments de secteurs d’activités, de partage des tâches et de hiérarchie sont les mêmes que ceux de nos sociétés, et on peut imaginer que l’époque néolithique connaissait un prototype de stratification sociale analogue à la nôtre. Il ne leur manquait en somme que les écoles et universités. Les civilisations antiques pré-monothéistes : Inde, Égypte, Chine Les informations concernant ces sociétés antiques peuvent être tirées de différents ouvrages épars15. Les principales civilisations développées sur la Terre à partir du cinquième millénaire avant J.-C. semblent connaître un système de castes relativement étanches et héréditaires. Seule la caste d’élite dispense à ses enfants une éducation non professionnelle et non utilitaire, une éducation « généraliste » et « universaliste ». Les enfants issus des catégories populaires et travailleuses ne reçoivent, par leurs parents ou par leur employeur, qu’un apprentissage professionnel ou utilitaire, pratique et concret. L’Inde ancienne (4000 ans avant J.-C.) présente déjà son système actuel inégalitaire de castes. L’Ancienne Égypte (IV° millénaire av. J.-C.) est hiérarchisée entre différentes « classes » sociales, d’appartenance dynastique, que sont les Notamment : GAL Roger, 1948, Histoire de l’éducation, Paris, Puf, Que sais-je ? N° 310 ; GRANET M., 1948, La Civilisation chinoise, Paris, Albin Michel ; MARROU H., 1958, Histoire de l’Éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil ; LEIF J., & BIANCHERI A., 1966, Philosophie de l’Éducation, Paris, Delagrave ; 15 14 paysans, les artisans, les scribes, les architectes, les médecins, les prêtres et les pharaons. Semble faire exception la Chine classique (II° millénaire av. J.-C.), où il était possible, pour un fils du peuple aux potentialités et motivations certaines, d’accéder à la classe d’élite des « mandarins », par le cursus d’une école ouverte à tous. C’est ainsi que sous l’Empereur Wen (167 av. JC), l’éducation se propose pour unique objet de « promouvoir tous les sujets (...) à la dignité d’honnêtes gens, qui était naguère le privilège des nobles seuls16 ». Plus tard, sous l’Empereur Wou (220 ap. JC), l’intellectuel Tong Tchong-chou estime que « l’éducation produit d’excellentes moeurs et que des écoles pour le peuple doivent être établies dans les chef-lieux et les bourgades17 ». On peut voir dans ce système l’une des premières formes de l’égalité de droit politique et de l’égalité des chances à la réussite sociale. Dans ces premières sociétés antiques (connues), « l’éducation comme fin en soi » ne semble pas être considérée comme une nécessité pour tout citoyen. Une instruction lettrée est dispensée seulement à ceux dont la tâche le nécessite : prêtres, comptables, administrateurs. De la même façon, parallèlement, les artisans transmettent leur savoir (technique) à leurs apprentis. La seule instruction qui n’ait pas de vocation « strictement utilitaire » est dispensée aux fils de dirigeants politiques. Athènes, Rome, Gaule romaine Les cités d’Athènes et de Rome (Ier millénaire av. J.-C.) se divisent entre deux castes, de droits politiques inégaux : les citoyens et les esclaves. Parmi les citoyens, dotés de droit de vote, on peut observer les mêmes catégories sociales que les nôtres : paysans, artisans, commerçants et travailleurs indépendants, fonctionnaires hiérarchisés en pyramide, enseignants, médecins et juristes, religieux, chefs politiques. La Gaule romaine connaît une distribution du travail et une stratification sociales analogues à celle de Rome, à cela près qu’elle est moins urbanisée et que le « druide », personnage à la fois savant, prêtre et guérisseur (statut probablement hérité de celui du « chamane » du paléolithique supérieur) y détient de forts pouvoirs et privilèges. Le « barde », de son côté, a le statut, « privilégié » lui aussi (au sens où il n’a pas pas besoin de chasser ni de travailler de ses mains), d’artiste et de chroniqueur. Rome réprimera, autant qu’elle le peut, cette distribution « barbare » des statuts. Les monothéismes judaïque et chrétien : la fraternité de tous les hommes et l’École pour tous En Palestine est apparue une religion d’un type nouveau : le monothéisme, judaïque puis chrétien. Cette innovation semble importante pour la question qui nous concerne. En effet, la religion monothéiste va impliquer deux choses. La première, c’est qu’un « même Dieu a engendré tous les hommes », en conséquence de quoi tous les hommes sont « fils de Dieu » et frères entre eux. Ceci détermine d’une certaine façon une relation d’égalité de nature entre les hommes. Ainsi, la division d’une société en castes d’esclaves et de citoyens pose un problème 16 17 M. Granet, Op. cit. p. 472-473 ; M. Granet, Op. cit. p. 495-496 ; 15 pour la représentation égalitaire des hommes que se fait le monothéisme. Le monothéisme fait donc peut-être naître (ou à moins qu’il ne l’accompagne ?) l’idée « d’égalité » politique entre les hommes – sinon l’égalité des conditions, au moins celle de droit. Notons que c’est à partir du christianisme également que va émerger l’idée d’une « égalité des conditions entre les hommes » : en effet, si « le Christ allait nus pieds et pauvrement vêtu », alors « tout chrétien est tenu d’en faire autant », et la richesse et l’inégalité sociale sont vécues comme des offenses à la religion. La deuxième chose qu’apporte le monothéisme, c’est la nécessité d’imprégnation des textes religieux par chacun. Cette nécessité en induit une autre : que tous les hommes, indépendamment de leur fonction sociale, soient éduqués et apprennent à lire. C’est ainsi qu’en l’an 64 est décrétée dans l’État hébreux la création d’écoles gratuites dans toutes les villes. Des corrélations observées entre monothéisme, fraternalisme et égalité scolaire peuton tirer des relations de causalité ? Les relations de causalité entre ces différents phénomènes - l’avènement du monothéisme, l’idée (ou le sentiment) de fraternité et d’égalité entre les hommes, et la nécessité d’une instruction pour tous - ne sont peut-être pas simples. On pourrait supposer que l’avènement du monothéisme est la cause des deux autres phénomènes (l’égalitarisme et l’École pour tous), mais alors, dans ce cas, quelle peut être est la cause, l’origine du monothéisme ? Ceci constituerait à lui tout seul un sujet de recherche. Peut-être ces phénomènes sont-ils causés tous trois par une cause tierce que nous ne voyons pas, par exemple la naissance du sentiment ou de la connaissance selon laquelle tous les êtres humains appartiennent à une même espèce et proviennent probablement d’une même souche vivante (ce qui serait une intuition du naturalisme, de l’évolutionnisme et de la paléontologie à venir) ? Peut-être la nécessité d’École pour tous est-elle dictée par le souci de « socialiser » et moraliser les futurs citoyens, comme ne l’aurait pas dénié un Émile Durkheim ? Peut-être également ces différents systèmes de croyances et différentes valeurs résultent-ils de processus « rationnels » ? Enfin, il apparaît curieux et intéressant que les trois religieux monothéistes du monde moderne, le judaïsme, le christianisme et l’Islam, qui prétendent toutes trois détenir la vérité sur l’origine du monde et la mémoire des hommes, soient toutes trois issues de la région du monde où a été trouvée la plus ancienne sépulture d’homo sapiens sapiens, à savoir Qafzeh, en Israël18. Le Moyen-Âge : un utilitarisme analogue à celui du monde antique On sait que le Moyen-Âge ne connaissait pas l’égalité des droits politiques et que cette société se divisait en différents ordres héréditaires : les paysans, les artisans et commerçants, les prêtres, et l’aristocratie. Notons que l’assujettissement des « serfs » au seigneur est né de Imaginons que le Moyen-Orient soit la souche d’homo sapiens sapiens. Imaginons que les hommes, dénués d’écriture, se transmettent oralement de génération en génération la mémoire du passé. Comment ne pas voir un parallèle entre cette origine géographique supposée et l’avènement des monothéismes - vu comme une intuition d’appartenance de tous les hommes à une même espèce ? 18 16 leur besoin de protection contre les violences des invasions « barbares »19. Peu à peu, aux XII° et XIII° siècles, le serf pourra « racheter » sa liberté et devenir « vilain », c’est-à-dire locataire ou propriétaire de ferme. Le Moyen-Âge ressemble aux sociétés antiques : l’instruction est utilitaire et ne se destine qu’à ceux dont la fonction sociale le nécessite (artisans, médecins, comptables...), ainsi qu’aux fils de dirigeants. Les « convicts » paléo-chrétiens ou « l’École Palatine » créée par Charlemagne n’accueillent que des enfants de haut rang social, des fils de prince. Il n’existe pas au Moyen-Âge d’école pour les enfants du peuple, comme chez les Hébreux ou dans la Chine classique. « L'École pour tous » de la Réforme protestante L’idée d'une « instruction pour tous » naît (ou renaît) en Occident au moment de l’invention de l’imprimerie et l’émergence de la Réforme protestante. L’invention technique du livre autorise l’idée protestante selon laquelle tout fidèle est tenu de lire la Bible « dans le texte » et d’en tirer sa propre interprétation. L’idée protestante peut donc émerger. Il lui faut également que tous les hommes apprennent à lire. Aussi devient-il nécessaire que tous les enfants (tous « fils de Dieu ») apprennent à lire, quelle que soit leur position sociale. Pour Luther, le véritable ennemi de la religion est l’ignorance, et l’État doit absolument prendre en charge l’éducation de tous ses citoyens. Le prédicateur n’hésite d’ailleurs pas à venir solliciter lui-même avec ardeur les dirigeants politiques de son pays pour obtenir d’eux la construction d’écoles dans chaque ville. La contre-offensive catholique ; Charles Démia, Jean-Baptiste de la Salle, l’Ordre des Jésuites Le projet protestant d’une école ouverte à tous va être imité par les catholiques Charles Démia (1637-1689) et Jean-Baptiste de la Salle (né en 1651). La motivation avancée est d’ordre « humaniste », mais il s’agit également (surtout ?) d’essayer d’endiguer le développement du protestantisme. Menacée par sa propagation, en effet, l’Église catholique est condamnée à prôner l’idée d’une école ouverte à tous, pour y enseigner les rudiments de la lecture et de la doctrine catholique : il faut à tout prix maintenir les brebis dans les rangs du « bon » troupeau. Ainsi sont créées dans chaque ville, et ouvertes au peuple, des « Écoles de charité ». Il est décidé par ailleurs de renforcer et canaliser l'instruction (secondaire) des élites, sous la responsabilité de « l'Ordre des Jésuites », fondé en 1534. Jean-Baptiste de la Salle et ses « Frères de la Doctrine Chrétienne » (institution fondée en 1684) défend de son côté une éducation pour tous, quel que soit le rang social. Les enseignants de ces écoles doivent d’ailleurs faire le voeu « d’enseigner gratuitement (...) en leur inculquant les maximes chrétiennes et en leur donnant l’éducation qui convient ». Cet état d’esprit demeure d’ailleurs La Révolution Française est finalement la délivrance d’une inégalité de droit générée par la demande de protection des petits paysans auprès des gros propriétaires au V° siècle. Si l’on tient pour vrai que le Siècle des Lumières et la Révolution Française ont inspiré le socialisme égalitaire, alors ne sont-ce pas, de loin en loin, le dépérissement de Rome et l’invasion des Burgondes qui sont responsables des dérives criminelles staliniennes ? 19 17 aujourd’hui : les établissements se réclamant de Saint-Jean Baptiste de la Salle, de la même façon qu’un État socialiste ou démocratique, financent les études des enfants pauvres avec les cotisations versées par les élèves de catégories sociales aisées. La sécularisation de « l’École pour tous » au XVIII° siècle Avec l’avènement des idées de « Raison », de « Science », de « Vérité » et de « Progrès » au XVIII° siècle, l’Ecole pour tous va être considérée comme un bienfait pour la société - à condition qu’elle se sécularise et dépende de l’État. Le catholicisme, lié à la monarchie absolue, que rejette en masse le peuple, commence à perdre de son rayonnement. De nouvelles valeurs apparaissent, laïques, qui remplacent les anciennes. La Révolution française sera d’ailleurs l’occasion de pillages et d’éradication des collèges jésuites, qui avaient pourtant développé des méthodes pédagogiques intéressantes et disparues de nos jours (comme par exemple la « disputatio », joute oratoire consistant à devoir défendre un point de vue contraire au sien, et visant à développer l’esprit critique20). La question polysémique et controversée du bien-fondé de « l'École pour tous » Au XVIII° siècle, malgré tout, l’idée d’une « École pour tous » ne fait pas l'unanimité. Elle est discutée d’un point de vue philosophique. C’est ainsi que Voltaire (1694-1778) ou Rousseau (1712-1778) y sont moins favorables qu’on ne pourrait le supposer aujourd’hui. Les deux philosophes sont accusés aujourd’hui d’avoir eu sur ce sujet des parti-pris un peu méprisants ou ségrégationnistes à l’égard des « classes travailleuses ». En réalité, ils posent la question - qui est une véritable question philosophique - de savoir s’il est judicieux, dans l’intérêt propre du peuple, de développer une instruction supérieure à ses « besoins » professionnels et existentiels : l’érudition est-elle synonyme de bonheur ? Ne risque-t-on pas de rendre malheureux, aigris, des gens dont le niveau de diplôme sera nettement supérieur à la tâche que la société sera en mesure de leur donner ? Ce type de questionnement a pu, peut, paraître « réactionnaire », « ségrégationniste ». La question des relations entre niveau de diplôme, statut social et bonheur, n’est pourtant pas aussi simple qu’on peut le penser. Peut-on affirmer par exemple que la recherche d’un haut niveau de connaissance comme fin en soi est un gage de bonheur personnel ? Peut-on dire qu’il est forcément préférable pour un cantonnier d’être titulaire d’une maîtrise de psychologie plutôt que d’un CAP ? Cette question ne peut pas être balayée d’un revers de manche, au motif de démocratisation « obligatoire », ou même – et surtout – au motif plus général « d’humanisme ». Par ailleurs, toujours au XVIII° siècle, et a contrario, « l’École pour tous » se trouve défendue par d’autres personnages, pour des motifs moins attendus. C’est ainsi que Turgot (1721-1781) ou Rolland d’Erceville (1734-1794) invoquent le maintien de l’ordre social : l’École pour tous jouerait un socialisateur et moralisateur (que ne dénierait pas Durkheim). Un autre argument est l’augmentation de la productivité : l’élévation du niveau de savoir et de compétences techniques des ouvriers est un gage de croissance et d’enrichissement de la 20 Exercice qui gagnerait fort à être repris et cultivé de nos jours… 18 nation. Ce mobile économique de « démocratisation scolaire » conserve d’ailleurs toute son actualité. Les motifs de la « démocratisation » sont-ils « philanthropique » ? L’histoire de la démocratisation de l’école est intéressante : elle nous montre que les motifs de son développement ne sont pas exclusivement « philanthropiques » (comme on pourrait être tenté de le croire en entendant certains discours ou en lisant certaines presses) ; les mobiles de la « démocratisation » scolaire peuvent être, ont souvent été, et se résument peutêtre en définitive (si on observe la société et l’Histoire avec un certain recul, en faisant abstraction des « grandes idées généreuses »), à des mobiles d’ordre religieux, idéologique, moral, socialisateur ou économique. Ces éléments conserveront certainement leur validité à l’avènement de « l’école obligatoire » de Jules Ferry, de la scolarisation massive des années 1960 ou encore de l’ambion par le ministre Jean-Pierre Chevènement de mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. En revanche, la question de la relation entre la connaissance, la fonction de cette connaissance et le bonheur personnel est rarement posée (ou re-posée). L’égalité des droits, libération des castes féodales La valeur « d’égalité des droits » est revendiquée aujourd’hui par l’ensemble du camp politique modéré, de « gauche » et de « droite » (les franges extrémistes accordant, pour des raisons différentes, moins d’importance à l’égalité des droits individuels). Cette valeur, exprimée par les philosophes au XVIII° siècle, a été promue et reconnue par la Révolution française, qui succédait à un régime (l’Ancien Régime), héritier du système de castes féodal, dans lequel les individus ne bénéficiaient pas des mêmes droits politiques. Cette remarque qui semble banale est importante parce qu’elle rappelle la valeur originelle de « l’égalité » : celle des droits politiques, par opposition à l’inégalité en la matière de l’Ancien Régime. En regard, « l’idéal » d’égalité des résultats scolaires ou des conditions sociales n’est pas , quoiqu’il en dise, l’héritier de l’idéal égalitaire originel (ainsi que nous le verrons plus en détail dans la partie consacrée à l’histoire des idées d’égalité depuis le XVIII° siècle, en préliminaire à l’analyse anthropologique de cette valeur). L’accomplissement de « l’École pour tous » ; Jules Ferry Le XIX° siècle voit croître les effectifs scolaires sous le coup de différentes lois : une loi de Guizot, en 1833, sous la Monarchie de Juillet, oblige chaque commune à financer au moins une école ; puis, une autre loi, en 1867, au moins une école de fille. Jules Ferry et Paul Bert parachèvent l’oeuvre en instaurant la gratuité scolaire (16 juin 1881) et l’obligation de scolarité (28 mars 1882) pour tous les enfants. Les motifs mis en avant par Jules Ferry sont purement « humanistes » et éthiques, de fondement et argumentaire quasi-religieux : « L’égalité, (...) c’est la loi même du progrès humain ! C’est plus qu’une théorie : c’est un fait social, c’est l’essence même et la légitimité de la société [qui] n’a qu’un but, qu’une loi de développement, qu’une fin dernière : atténuer de plus en plus, à travers les âges, les 19 inégalités primitives données par la nature ! (Applaudissements) Le siècle dernier et le commencement de celui-ci ont anéanti les privilèges de la propriété, les privilèges et la distinction des classes. L’oeuvre de notre temps (...) c’est une oeuvre généreuse et je la définis ainsi : faire disparaitre la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation. C’est le problème du siècle et nous devons nous y attacher21 ». « L’égalité » scolaire réalisée est quantitative : tous les enfants sans exception vont à l'école jusqu’à l’âge de douze ans. On ne s’intéresse pas encore aux inégalités de réussite entre élèves - ou tout au moins ces inégalités ne sont pas encore une préoccupation politique centrale. Le XX° siècle : du souci d’obligation scolaire à celui d’égalité de réussite Au début du XX° siècle, tous les enfants du pays sont scolarisés jusqu’à l’âge de douze ans. Une première conception de l'égalité scolaire est réalisée : l’égalité d’accès à l’école. Différentes lois qui prolongent la durée obligatoire de scolarité (16 ans en 1959), associées à un bond démographique (le fameux « baby-boom » des années 1960) provoquent dans les écoles un afflux massif d’élèves : la population scolaire passe de 6.500.000 élèves en 1945 à 13.550.000 en 1979. Aussi, à l’aube des années 1960, dans la plupart des pays occidentaux, de grandes études commencent à analyser l’identité, le parcours et la réussite de cette masse d’élèves : c'est la naissance de la « sociologie de l’éducation », soucieuse « d’égalité des chances », parfois d’égalisation des conditions sociales. Ces différentes études, notamment celles de l’INED en France, révèlent rapidement que les réussites et trajectoires sociales des écoliers sont corrélées avec l’origine sociale. Le débat sur les causes de cette corrélation – et les moyens éventuels d’y remédier – ne fait que commencer... et n’est pas clos aujourd’hui. À la fin des années 1960, l’idée « d’égalité scolaire » (qui est fortement liée à celle « d’égalité sociale ») ne s’identifie plus seulement à la scolarisation de tous les enfants, mais à la garantie pour tous d’égales chances de réussite - scolaire, professionnelle et sociale - quel que soit le milieu d’origine. Là commence un débat quoi n’est pas clos : qu’est-ce que « l’égalité des chances de réussite scolaire » ? De cette brève histoire des inégalités socio-scolaires, on peut essentiellement tirer les leçons que la société d’homo sapiens sapiens a toujours été divisée en différentes catégories sociales sur la base d’une division du travail et que l’enseignement s’est souvent réduit à la vocation professionnelle de l’élève, sauf pour l’élite politique22. Par ailleurs, les motifs de démocratisation scolaire furent religieux, moraux, sociaux ou économiques, les uns servant peut-être de caution ou d’écran pour les autres, sans hiérarchie clairement établie entre eux. C’est ainsi que : l’école pour tous de la Chine classique exploita le vivier cognitif de son peuple dans l’intérêt général ; il en fut de même pour les Hébreux, quoique les arguments Jules Ferry, Discours sur l’égalité d’éducation, Discours de la salle Molière, du 10 avril 1870. Encore qu’on puisse supposer que l’enseignement généraliste dispensé aux fils de dirigeants avait bien en réalité une vocation « professionnelle », puisqu’un dirigeant politique devait savoir lire, connaître l’histoire, la géographie, les langues, etc… 21 22 20 fussent religieux ; Luther usa d’arguments sociaux pour développer la religion protestante ; les Catholiques usèrent d’arguments moraux pour contrer la Réforme ; Ferry avança des mobiles éthiques à une époque où l’industrie avait besoin de main d’œuvre lettrée, etc… Il est difficile, en définitive, de percevoir clairement la nature des causes et mobiles de la démocratisation scolaire parmi la société humaine. Peut-être le mobile premier, qui n’apparaît pas forcément directement à la conscience des politiciens, est-il d’ordre économique : au delà des arguments éthiques, religieux, moraux ou idéologiques, le développement de l’école (qui a un coût) viserait à optimiser la production générale des richesses d’un pays, compte tenu de l’époque et des circonstances. Mais ceci n’est qu’une intuition (qui serait du reste difficile à vérifier). La sociologie des inégalités socio-scolaires depuis 1960 On peut dire qu’il y a trois grandes phases dans l’histoire de la sociologie des inégalités d’éducation, domaine de recherche relativement récent (puisqu’il suppose la scolarisation massive de tous les élèves jusqu’à un âge avancé) : 1°) une phase descriptive, d’observation et de collecte de données (qui montre les inégalités sociales en matière de niveau de diplôme et d’accès aux études) ; 2°) une phase « optimiste » de dénonciation de ces inégalités interprétées sous un angle structuraliste et culturaliste ; 3°) une phase plus sceptique, d’analyse actionniste des mécanismes de la mobilité. Il n’est pas question ici de retracer l’histoire de la sociologie des inégalités sociales dans son détail. Nous essaierons simplement d’en dégager les points essentiels pour notre question de recherche, d’où le caractère relativement lapidaire et superficiel de ce panorama. L’enquête de l’INED, le rapport Coleman et les pays socialistes Dès 1959, Christiane Peyre notait les limites de la « démocratisation » de l’enseignement français depuis 193923 : en 1956, la moitié des ouvriers et paysans fournissait un sixième des effectifs cependant qu’un dixième des élèves provenait d’un groupe social favorisé ne représentant que 0,6 % de la population active24. Aussi, entre 1962 et 1972, l’INED (Institut National d’Etudes Démographiques) mena une étude longitudinale qui allait constituer une source d’informations substantielle pour l’ensemble de la sociologie d’éducation à venir, toutes interprétations confondues. L’orientation de 17.461 élèves à l’issue du CM2 en 1962 (Lycée, CEG, classes de fin d’études primaires, apprentissage...) est étudiée selon de nombreux critères sociaux. Les données issues de cette enquête font l’objet d’analyses par des sociologues, dont principalement, à leur tête, Alain Girard. Les analyses expriment les termes de « rôles » et de « facteurs » de certaines variables sur l’accès à l’université. Nous savons que, d’un point de vue épistémologique, il est interdit d’inférer des relations de causalité sur la Peyre Christiane, 1959, « L’origine sociale des élèves de l’enseignement secondaire en France, Ecole et société, Paris, Marcel Rivière ; 24 rapporté par Jean-Claude Forquin, 1980, La Sociologie des inégalités d’éducation, Crefed, École normale supérieure de Saint-Cloud, p. 2 ; 23 21 base de simples corrélations. Les connaissances en neurobiologie nous montreront qu’il est peut-être discutable – et en tout cas réducteur – de parler d’un « effet » du milieu d’origine comme explication de l’échec, la réussite ou l’orientation scolaires (et quand bien même observe-t-on une corrélation de différents phénomènes. Des interprétations environnementalistes abusives, suscitées par des adhésions idéologiques, ont pu maximiser le « rôle » du milieu d’origine en gommant tout facteur intrinsèque à l’élève. Nous pouvons simplement dire que les analyses menées sur la base des données de l’INED permettent de dégager des corrélations entre l’accès à l’université et différentes occurrences comme la réussite au CM2, la domiciliation rurale ou l’origine sociale. Pour ce qui concerne l’origine sociale, on constate en 1962 que les enfants de cadres supérieurs ont une propension deux fois supérieure à celle des enfants d’ouvrier pour l’accès au lycée (eu regard à leur poids dans la population générale), puis presque six fois supérieure pour l’entrée à l’université. Mise au point par rapport aux termes de « chance » et de « probabilité » d’accès Nous avons déjà évoqué, en introduction générale, la nécessité de s’abstenir d’employer les termes de « chance » ou « probabilité » d’accès à tel ou tel statut. Ces termes, en effet, sont ambigus. Le terme de « chance » est connoté de façon positive. Il induit un jugement de valeur sur la réussite et l’inégalité de réussite sociale : « avoir la chance d’accéder à » peut signifier « avoir le privilège d’accéder à » ou « il est enviable d’accéder à », ce qui dépasse le cadre scientifique et neutre de la sociologie. Le fait de juger comme enviable l’accès à tel statut social est une question de philosophie politique, question qui n’est d’ailleurs pas tranchée et ouvre à discussion. Le terme de « probabilité », de son côté, suggère une notion de déterminisme, comme si la probabilité pour un enfant issu de tel milieu d’accéder à tel type d’établissement ou à tel statut social était fixe et prévisible. Or, ceci est faux : on n’observe de « probabilité » que dans le champ des mathématiques ou de la physique (et encore…). Un élève, quel que soit son milieu d’origine, naît avec des potentialités, tempérament et motivations, qui sont de véritables ingrédients « probabilistes » de ses « réussites25 » scolaire et sociale à venir. Mais un caractère extérieur, comme l’appartenance sociale ou l’habitat, n’est pas probabiliste en soi, ou bien il s’agit de le montrer (et quand bien même observeraiton de fortes corrélations entre différents caractères). Cette mise au point a son importance car l’ambiguité des termes, leur connotation ou imprécision, pourraient nourrir des sociologies imprégnées d’idéologie. Il n’est certes pas facile de trouver des termes susceptibles de remplacer « chance » ou « probabilité » sur un mode neutre. Mais une exigence de rigueur dans le langage nous semble néanmoins nécessaire, voire incontournable. En l’absence de termes adéquats, nous emploierons certains mots usuels entre guillemets. Même le terme de « réussite » est abusivement connoté de façon positive. On sait que des fils d’ouvrier devenus polytechniciens peuvent être malheureux, cependant que des fils de cadres « échouant » à l’école peuvent mener une vie libre, choisie et heureuse (peut-être plus que leur père). Au terme connoté de « réussite » seraient préférables, par exemple, ceux de « symbiose » scolaire ou « ascension » sociale (encore que…). 25 22 Les corrélations de la réussite scolaire L’enquête de l’INED montre donc que les élèves ont différentes « chances » d’accéder à des établissements enviables selon leur origine sociale. Paul Clerc26 (1964) a précisé que la réussite scolaire des enfants de milieux « favorisés » était davantage corrélée avec le niveau de diplôme des parents qu’avec le niveau de revenus. Il semble également que – et on peut certainement là parler véritablement de « cause » et « d’effet » -, à réussite scolaire égale, la demande d’orientation varie fortement selon le milieu d’origine, les milieux dits « favorisés » se montrant nettement plus ambitieux pour leur progéniture que les autres. Il semble enfin que, indépendamment du niveau de réussite de l’élève, l’enseignant préconise plus souvent une orientation « enviable » dans le cas d’une appartenance sociale « favorisée ». Nous avons là déjà les différents ingrédients qui vont inspirer les sociologies à venir : « influence » économique ou culturelle familiale dans la réussite ou l’orientation, disparités de potentalités cognitives ou de motivation, responsabilité des enseignants dans le résultat des élèves ou l’orientation... Le rapport Coleman Le rapport Coleman, publié en 1966 aux Etats-Unis sous le nom de « Equality of Educational Opportunity »27, comporte également de nombreuses données sur les inégalités d’éducation. L’échantillon comprenait 645.000 élèves se trouvant à cinq niveaux d’étude différents du cursus. Les analyses font ressortir que les variables les mieux corrélées avec la réussite scolaire de l’enfant sont « les caractéristiques de l’environnement familial » (30 à 50 % de la variance) et « en particulier le niveau d’instruction des parents28 », devant les attributs du corps enseignant, les dépenses scolaires, les équipements ou les programmes. L’enquête a eu l’originalité de révéler, entre autres choses, que les caractéristiques du groupe des camarades de classe, notamment leur « héritage culturel » et leur niveau d’aspiration scolaire et professionnelle, semblait jouer un rôle important pour la réussite, ce qui a conduit à la mise en place (controversée) du « busing », c’est-à-dire du transport par bus des élèves d’un quartier à un autre pour assurer une relative homogénéité sociale et ethnique des établissements. Les pays socialistes Il est difficile d’avoir des données concernant les pays socialistes. Ces données semblent « peu abondantes et peu transparentes29 ». Semblent subsister des disparités importantes dans l’accès aux études supérieures30. Raymond Boudon a également calculé des « taux de parité » propres à chaque groupe social31. Distinguant entre travailleurs « manuels » et « nonClerc Paul, 1964, « La famille et l’orientation scolaire au niveau de la sixième », Population n° 4 ; 1970, INED ; 27 Coleman James S., 1966a, Report on Equality of Educational Opportunity, U.S. Government Printing Office for Department of Health, Education and Wellfare ; 28 J.-C. Forquin, 1980, op. cit., p. 9 ; 29 J.-C. Forquin, 1980, op. cit., p. 7 ; 30 Etudes menées par Ferge, 1967 ; Martic et Supek, 1967 ; Castel, 1967-68 ; Markiewicz-Lagneau, 1969 et Lagneau-Markiewicz, 1974 ; 31 Boudon R., 1973, L’Inégalité des chances, Paris, Colin ; 26 23 manuels », il a constaté des « taux de parité » variant depuis 3 à 1 en Pologne jusqu’à 8 à 1 en Yougoslavie, avec, comme pour la France, des valeurs encore plus élevées pour ce qui concerne les paysans. La « démocratisation de l’enseignement » était dans les pays socialistes une question éminemment politique, presque un « point d’honneur ». De nombreuses mesures politiques de « contre-discrimination » positive des classes populaires par des quotas permirent de réduire l’écart de réussite scolaire entre les différentes classes. La question reste de savoir si l’on peut considérer cette atténuation des inégalités comme réelle ou artificielle. En l’occurrence, le régime avait à réagir régulièrement contre un « processus spontané de colonisation des universités et grandes écoles par les enfants des cadres et de l’intelligentsia32 ». Face à ce constat des inégalités de « chance » scolaire et sociale, dont les sociologues cherchent les causes et qu’ils souhaitent éventuellement corriger, vont s’avancer trois grands types d’explication : une explication innéiste et plutôt conservatrice sur un plan politique, une explication culturaliste d’obédience égalitaire, et une explication individualiste-utilitariste, plutôt sceptique ou libérale d’un point de vue politique. Les innéistes : Jensen, Herrnstein Arthur R. Jensen33 suggérait en 1969 que « les inégalités de performances constatées entre différents groupes ethniques aux Etats-Unis devaient s’expliquer en partie par des facteurs d’ordre génétique34 ». Richard Herrnstein35 proposa même l’hypothèse d’une « « méritocratie » du QI de type héréditaire fermé36 », c’est-à-dire dynastique. Nous verrons plus loin que, si les gènes semblent effectivement impliqués dans la détermination des potentialités cognitives (et donc des capacités), l’hypothèse d’une filiation héréditaire et dynastique de ces capacités est peu probable, pour la raison (nous le verrons plus loin) que les caractères cognitifs naturels sont gouvernés par un faisceau de milliers de gènes dispersés sur l’ensemble du caryotype, et soumis à une distribution et combinaison au moment de la conception. Quoiqu’il en soit sur la validité des hypothèses innéistes, il faut distinguer, sur le plan politique, entre des positions simplement sceptiques ou fatalistes (qui n’excluent pas forcément un certain humanisme ou une aspiration à la « justice sociale »), et des positions activement différencialistes et ségrégationnistes (hostiles à l’égalité sociale des chances de réussite). L’idée que des gènes déterminent les capacités cognitives n’a pas d’implication univoque d’un point de vue politique. Ce discernement est important pour ce qui va suivre dans le domaine de la philosophie politique. 32 Lagneau-Markewicz, 1974, rapporté par J.-C. Forquin, 1980, op. Cit. p. 8 ; Jensen Arthur R, 1969, « How can we boost IQ and Scholastic Achievement ? », Harvard Educational Review, 39, 1-123 ; 34 J.-C. Forquin, 1980, op. Cit., p. 25 ; 35 Herrnstein Richard, 1973, IQ in the Meritocracy, Boston, Atlantic Press ; 36 J.-C. Forquin, 1980, op. Cit., p. 26 ; 33 24 Les explications culturalistes : Baudelot, Bourdieu, Bernstein À la suite de la publication de l’enquête de l’INED en France, du rapport Coleman aux Etats-Unis et de différents autres rapports et enquêtes dans l’ensemble des pays d’Occident, se sont développées un certain nombre d’interprétations « culturalistes », expliquant les différences de réussite scolaire et sociale par des différences de milieu d’origine. Ainsi, pour Hyman37 (1953), un « système de croyances et de valeurs » propres au classes défavorisées, liées à la motivation et aux choix d’orientation, font obstacle à son ascension sociale. D’une façon analogue, Parsons (1953), Kahl (1953) et Lipset et Bendix (1959) invoquent des disparités de motivation et d’ambition comme causes de différenciation de la réussite. Les « filières ségrégationnistes » de Baudelot et Establet En France, Christian Baudelot et Roger Establet38 imputent les inégalités socio-scolaires à la division verticale du cursus en deux filières distinctes que constituent : en centre ville, le lycée menant directement du cours préparatoire à l’enseignement supérieur ; à la campagne ou dans les banlieues, une simple école communale, s’arrêtant au CM2, et pouvant éventuellement se poursuivre pour les élèves les plus « doués », après le certificat d’études, au « cours complémentaire », au sein d’une « école primaire supérieure », dans le chef-lieu de canton. Différentes réformes unifieront ces deux filières héritées de l’Ancien Régime, en formant d’abord les « Collèges d’Enseignement Général » (CEG), puis les « Collèges d’Enseignement Secondaire » (CES), soumis aux mêmes programmes que les quatre premières années du « lycée » urbain. C’est ainsi que le ministre de l’éducation René Haby décida, en 1975, de créer le fameux « collège unique » - avec comme mot d’ordre immobilier la construction d’« un collège par jour ». Il est évident que la séparation verticale des filières ne pouvait pas contribuer à donner à tous les élèves, à « talent » égal, la même chance de réussite scolaire et sociale, selon leur milieu d’origine et leur zone d’habitation. L’unification des cursus a « mélangé » les populations et donné à tous les mêmes chances de réussir. Le « collège unique » n’a toutefois pas pour autant résolu la question des inégalités socioscolaires. Il divise même aujourd’hui ceux qui, d’un côté, estiment qu’il doit être plus uniformiste et égaliser plus encore les résultats, et ceux qui, d’un autre côté, estiment qu’il a accompli l’égalité sociale des chances – les différences de résultats étant dus à des différences de potentialités ou d’aspiration – et qu’en conséquence ce « collège unique », pour être plus démocratique, doit à présent se diversifier. « L’habitus » de P. Bourdieu Pierre Bourdieu39, de son côté, impute les inégalités de réussite sociale à des différences de valeurs culturelles inculquées par le milieu d’origine et qui détermineraient la réussite et l’orientation scolaire, jusqu’au statut social. Ces valeurs culturelles et « schèmes d’action », 37 Hyman Herbert, 1953, The Values Systems of Different Classes : a Social Psychological Contribution to the Analysis of Stratification, trad. In 1965, Psychologie sociale, tome 2, Paris, Dunod, pp. 422-447 ; 38 1971, L’Ecole capitaliste en France, Paris, Maspéro ; 1975, L’Ecole primaire divise, Paris, Maspéro ; 39 BOURDIEU Pierre & PASSERON Jean-Claude, 1964, Les Héritiers, Paris, Minuit ; 1970, La Reproduction, Paris, Minuit ; 25 appelés « habitus » par P. Bourdieu, s’inscriraient au sein d’un système global de valeurs appelé « éthos ». Cet éthos ne serait pas le même selon la « classe sociale » : il y aurait un éthos « dominant » et un éthos « populaire ». Par ailleurs, la « ségrégation » au niveau des réussites scolaires et sociales opèrerait d’autant mieux que l’École serait, à son insu, porteuse des valeurs de « l’éthos dominant » et ne pourrait donc contribuer qu’à faire échouer les élèves issus de « classes populaires ». Ce processus de ségrégation serait d’autant plus pernicieux et efficace que ses mécanismes seraient « invisibles », implicites, et que l’École parviendrait à « faire prendre par l’élève ses réalités pour des désirs », c’est-à-dire qu’elle ferait en sorte de faire croire à l’élève de milieu populaire qu’il choisit lui-même le fait de s’exclure des filières menant aux statuts enviables des « dominants ». Les « codes socio-linguistiques » de Basil Bernstein En Angleterre, Basil Bernstein40 s’intéresse à la question du langage. Il existe une analogie entre son interprétation des inégalités socio-scolaires et celle de P. Bourdieu : dans les deux cas, la société serait divisée en groupes de « dominants » et « dominés », présentant des valeurs ou des outils intellectuels différents et irréductibles, lesquelles différences expliqueraient les différences de réussite et de trajectoire des élèves. Pour B. Bernstein, en l’occurrence, les différentes classes sociales emploieraient différents registres de langage, de « codes socio-linguistiques », qui auraient une responsabilité importante dans les différences de réussite des enfants. De la même façon que chez P. Bourdieu, l’Ecole emploierait « arbitrairement » le code socio-linguistique de la « classe dominante », ce qui aurait pour effet de handicaper, décourager et défavoriser les élèves issus de milieux populaires. Il existe d’autres interprétations « culturalistes » des inégalités socio-scolaires, concernant des « différences d’ambition ou de motivation » selon l’origine sociale41. Leur schéma est généralement le même, à savoir que des groupes sociaux de « dominants » et de « dominés » seraient différenciés selon certaines caractéristiques (les valeurs et schèmes culturels, le langage, la motivation, l’ambition, le type de punition, etc...), et que ces différences expliqueraient les différences de réussite à l’école et de trajectoires. Jamais ne sont questionnées les différences intrinsèques des élèves, l’origine du clivage social ou les causes de corrélation entre comportements culturels et origine sociale. Quelques réserves sur les interprétations culturalistes La réserve générale qu’on peut avoir à l’égard de ces explications culturalistes, c’est qu’elles expliquent (ou croient expliquer) la différence des trajectoires d’élèves par des différences entre les milieux d’origine. Or, ceci n’explique pas l’origine de la différence entre les milieux d’origine, non plus véritablement que les différences de trajectoires scolaires (puisque les différences de trajectoires scolaires sont expliquées par des différences au niveau 40 1975, Langage et classes sociales: codes socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit ; MILLER S.M., 1967, « Drop-out, a Political Problem », in SCHREIBER D., Profile of the School DropOut, Nex-York ; SUGERMAN, 1966, « Social Class and Values as related to Achievement and Conduct in Schools », Sociological Review, 14 (3), novembre, pp. 287-302 ; KELLER Suzanne & ZAVALLONI Marisa, 1962, « Classe sociale, ambition et réussite », Sociologie du travail, 4, pp 1-14 ; ... 41 26 du milieu d’origine). Pourquoi existe-t-il différentes catégories sociales parmi les hommes ? Comment se sont-elles constituées depuis le début de l’humanité et se constituent-elles toujours ? Quels sont les déterminants individuels d’accès à tel ou tel statut social. L’appartenance sociale est-elle l’unique cause du devenir ? En est-elle réellement une cause ? Une seconde réserve que l’on peut émettre à l’égard des interprétations culturalistes est que, dans leur logique, elles n’expliquent pas les trajectoires dites « atypiques », c’est-à-dire le cas des fils d’ouvrier devenant par exemple ministres ou avocats. Cette question des trajectoires atypiques est plus qu’un détail anodin ou une « exception confirmant la règle » : elle remet en cause toute l’édifice de l’interprétation culturaliste. En effet, si les fils d’ouvrier devenant avocat le sont devenus pour des raisons autres que celle de la « détermination par le milieu » (ce qui paraît évident dans leur cas), alors ces raisons autres, qui existent et que nous connaissons mal, ont toutes les chances de s’être appliquées également aux fils d’ouvrier devenus ouvriers : ce qui détermine « l’atypique » doit certainement déterminer aussi le « normal ». Réciproquement, ce sont les causes du « normal » qui doivent être capables d’expliquer aussi « l’atypique ». Pourquoi la supposée « détermination socio-culturelle » n’explique-t-elle que les trajectoires reproductrices, et non pas les atypiques ? Une dernière réserve, enfin (mais intimement liée avec les précédentes), c’est que l’hypothèse selon laquelle le milieu d’origine (ou l’une de ses caractéristiques) est la cause de la trajectoire scolaire sous-entend de manière implicite que, quel que soit leur milieu d’origine, tous les enfants ont (ou auraient) les mêmes chances de réussite scolaire. L’interprétation culturaliste sous-entend, comme un présupposé axiomatique évident (non exprimé, et a fortiori non discuté) que tous les enfants ont d’égales chances de réussite scolaires, d’égales potentialités cognitives. Ce présupposé est d’ailleurs tellement évident dans l’esprit des sociologues culturalistes et de leurs lecteurs que le simple fait d’évoquer la question ou de mettre en doute ce présupposé suscite immédiatement des réactions de méfiance, de rejet, voire d’hostilité ou d’insultes. Cette question n’a pourtant rien de scandaleux. La vérité est qu’elle touche aux fondements de la posture culturaliste : que l’égalité (ou équivalence) cognitive à la naissance se trouve contredite, et alors les cas de trajectoires atypiques se trouvent soudainement éclairées... et avec elles également les trajectoires classiques. C’est alors tout l’édifice de la théorie culturaliste qui se trouve mis à mal, ou à tout le moins relativisé. Mais nous aurons l’occasion de revenir un peu plus loin sur l’examen critique de cette posture culturaliste, notamment au travers de l’un de ses principaux représentants en France, Pierre Bourdieu. Le type de pédagogie : Viviane Isambert-Jamati Une étude riche d’enseignement concernant le rôle de la pédagogie menée par l’enseignant dans la différenciation (ou au contraire l’homogénéisation) sociale des performances scolaires 27 a été menée en 1976-77 par Viviane Isambert-Jamati42. Pour l’auteur, il existe une responsabilité du type de pédagogie mis en oeuvre par l’enseignant sur l’aggravation ou l’atténuation de la différenciation sociale des résultats scolaires. La sociologue a analysé le type de pédagogie mis en oeuvre par un certain nombre de professeurs de français dans leur classe de terminale, puis a observé les résultats obtenus par les élèves au baccalauréat selon leur appartenance sociale, en se posant la question suivante : quel type de pédagogie tend à aggraver ou au contraire à atténuer la différenciation sociale des résultats, c’est-à-dire le supposé « avantage » des classes « favorisées » et « handicap » des classes populaires ? Viviane Isambert-Jamati identifie d’abord quatre types de pédagogie : « moderniste », « libertaire », « classique » et « marxiste classique ». La pédagogie « classique » est une pédagogie « traditionnelle », magistrale et élitiste, misant sur l’effet de « têtes de classe », de « locomotives », pour élever le niveau général vers le haut. Cette pédagogie est mise en oeuvre par des enseignants plutôt « de droite », de sensibilité syndicale proche du « Snalc ». La pédagogie « libertaire », de son côté, laisse une grande part à l’autonomie des élèves et valorise l’initiative et l’expression libre. Elle est menée par des enseignants de sensibilité « gauchiste », proche du « Sgen » ou de « l’École Émancipée ». La pédagogie « moderniste », mise en oeuvre par des enseignants de sensibilité « socialiste », proches de la « Fen », est un compromis entre les pédagogies traditionnelle et libertaire. Les principes de la pédagogie libertaire y sont appliquées, mais avec plus de modération. La pédagogie « marxiste classique », enfin, est plus soucieuse d’égalité des résultats que de liberté d’expression ou d’autonomie. Elle met en œuvre un encadrement de l’enseignant et des outils pédagogiques qui sont censés permettre aux enfants de milieu défavorisé d’obtenir de bons résultats sans souffrir des effets supposés négatifs de leur milieu d’origine. Ses enseignant sont de sensibilité syndicale de type « Snes ». Quels sont, à présent, les résultats observés au baccalauréat ? Les pédagogies « libertaire » et « moderniste » obtiennent le plus large éventail, la plus grande inégalité de notes, produisant les notes parmi les meilleures, mais aussi parmi les moins bonnes. Ces notes sont fortement corrélées avec l’origine sociale. Les pédagogies « classique » et « marxiste classique » obtiennent les notes les plus homogènes, avec moins « d’exploits », mais aussi moins d’écart entre les résultats des fils de cadre et d’ouvrier. On peut donc voir ici un exemple des effets possibles de la pédagogie sur l’atténuation ou l’aggravation des inégalités sociales de résultat scolaire. Même en étant sceptique sur la possibilité de réduire globalement la stratification sociale, on peut néanmoins supposer qu’existent des moyens pédagogiques pour agir sur les écarts sociaux des résultats scolaires. Ceci peut être un moyen de favoriser la mobilité sociale, en respectant et exploitant mieux les potentialités cognitives des élèves au delà de leur origine sociale. ISAMBERT-JAMATI Viviane & GROSPIRON M.-T., Enquête sur l’enseignement du français dans le secondaire, 1976-77 ; 1990, « Types de pédagogie du français et différenciation sociale des résultats », Les Savoirs scolaires, Éditions universitaires ; 42 28 Sociologie de l’action et mobilité sociale : Christopher Jencks, Raymond Boudon En marge de ces approches culturalistes, deux sociologues vont jeter un doute sur la responsabilité de l’école et du milieu familial dans la réussite scolaire, et dans la possibilité de pouvoir réduire les inégalités scolaires et sociales : il s’agit en France de Raymond Boudon43 et aux États-Unis de Christopher Jencks44. Ces sociologies de l’action et de l’individualisme méthodologique semblent puiser aux sources du « nominalisme » philosophique, c’est-à-dire que l’individu y est considéré comme étant la « plus grosse entité vivante et intentionnelle existante », que ne dépassent, ne transcendent et n’influencent aucune sorte de « structure » ou de « déterminant » social que ce soit. Toute production « collective » (ou d’apparence collective) est considérée comme le produit, voulu ou non, d’un ensemble d’actions individuelles autonomes. Notons que nous nous rattachons à cette posture, qui (comme nous l’avons exprimé en début de ce mémoire) nous semble une propriété logique et nécessaire du paradigme matérialiste moniste. Cette posture actionniste s’inscrit par ailleurs dans la lignée de sociologues tels qu’Adam Smith, Alexis de Tocqueville, Max Weber, Emile Durkheim, Vilfredo Pareto (dont il sera à nouveau question plus loin dans la partie consacrée à l’anthropologie des valeurs et croyances) ou, plus près de nous H.A Simon . Que fut, en deux mots, le propos des deux sociologues « sceptiques » cités ? Christopher Jencks a montré que, contre toute attente, la responsabilité de l’école n’était pas si grande dans le statut social atteint par l’acteur au cours de sa vie. Entreraient en ligne de compte, en effet, bien d’autres facteurs, et notamment celui, rarement mentionné, du hasard ou de l’indétermination (qui comprend peut-être la « liberté » de l’individu). Raymond Boudon, de son côté, montre, par la construction d’un modèle théorique, qu’une scolarisation massive et une élévation générale du niveau de diplôme (telles qu’on peut les observer dans la société des années 1970) peut en réalité n’engendrer aucune augmentation de la mobilité sociale, ni atténuation de l’inégalité des chances sociales devant la réussite. Nous explorerons plus avant cette approche de Raymond Boudon, qui semblerait plus compatible avec les récentes découvertes en cognitivité (complexes et polymorphes) dans l’éclairage des mécanismes de réussites individuelles, de stratification et de mobilité sociales - plus compatible que ne le sont en tout cas les travaux d’un sociologue ultra-culturaliste comme Pierre Bourdieu. Les limites des politiques de réduction des inégalités socio-scolaires Dans la foulée des théories interprétatives des inégalités socio-scolaires nourries par les rapports des années 1960, différentes mesures politique ont été prises pour essayer de réduire les inégalités sociales devant l’école. Boudon Raymond, 1973, L’Inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Colin ; 44 Jencks Christopher, 1973, Inequality. A reassesment of the Effect of Family and Schooling in America, New York, London, Basic Books ; 43 29 Les mesures politiques Une première mesure pour lutter contre l’inégalité socio-scolaire a été d’avancer l’âge obligatoire de scolarité (puisque les classes « favorisées » scolarisaient leurs enfants plus longtemps de manière spontanée). L’obligation scolaire, de 12 ans en 1881, fut portée à 14 ans en 1936, puis à 16 ans en 1959 (Réforme Berthoin). Ce que Baudelot et Establet avaient dénoncé, à savoir une séparation des filières populaire et « bourgeoise » entre école communale à la campagne et lycée en ville, se trouve aboli par le « collège unique » instauré par René Haby en 1975, qui unifie les cursus et programmes d’enseignement. Tous les élèves obtenant de bons résultats en fin de 3ème ou souhaitant embrasser une filière généraliste ont le droit d’accéder au lycée, puis au baccalauréat et à l’enseignement supérieur. Une autre façon de lutter contre la différenciation sociale de la réussite scolaire fut de sensibiliser les enseignants aux sciences psychologiques et sociales. Les écoles normales dispensèrent donc ces disciplines. De la même façon sont créées des facultés de « sciences de l’éducation », dispensant en priorité ces disciplines dans le tronc commun obligatoire. L’un des principaux soucis de l’enseignement dispensé en facultés de sciences de l’éducation est la lutte contre l’échec scolaire et les inégalités socio-scolaires. Ces facultés accueillent principalement différents travailleurs des secteurs de l’éducation, du social et de la santé, comme des instituteurs, des professeurs, des éducateurs, des assistants sociaux ou des infirmiers. Pour lutter contre les inégalités socio-scolaires, vont être également attribués des moyens financiers et pédagogiques supplémentaires en faveur des populations « défavorisées » : c’est ainsi que seront créées les « ZEP », « Zones d’Education Prioritaire », avec des classes moins chargées et des indemnités incitatrices45 pour les enseignants. Le « redoublement » de classe en cas de mauvais résultats, accusé d’aggraver les difficultés scolaires, a lui aussi été fortement découragé : il s’agit d’essayer de faire passer tous les élèves, même ceux en difficulté, dans la classe supérieure. Une individualisation pédagogique proposée par l’enseignant est supposée gérer l’hétérogénéité des classes qui en découle. En 2001, des Projets Personnalisés d’Aide et de Progrès (P.P.A.P.) sont demandés aux professeurs d’école confrontés à des élèves en difficulté, projets qui doivent proposer à l’élève une pédagogie adaptée. Une mesure qui se voulait démocratique a été encore la décision annoncée par le Ministre de l’Education Jean-Pierre Chevènement de porter 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. Ont été créés pour ce faire un certain nombre de baccalauréats, à vocation technique et professionnelle, accessibles aux élèves traditionnellement orientés en filières de BEP. 45 environ 600 F (ou 92 euros) par mois. 30 Les résultats La faible évolution des différences sociales d’accès aux grandes écoles Il est évident que l’évolution des différences sociales d’accès au baccalauréat ou à l’enseignement supérieur n’est pas (ou n’est plus) un bon indicateur d’inégalité scolaire, dans la mesure où une grande proportion d’élèves accèdent aujourd’hui au baccalauréat, que les niveaux de baccalauréat sont très divers et que l’accès à l’enseignement supérieur ne préjuge (plus) en rien de la réussite sociale. On pourrait observer avec plus d’utilité l’accès à de hauts niveaux de formation, qui sont de fortes garanties d’obtention d’un statut social élevé, comme l’accès au niveau universitaire bac+7, ou aux écoles normale supérieure ou polytechnique. Observons ces chiffres pour l’année 1998-1999, en France métropolitaine46 : Proportion d’élèves d’origine populaire (GSP 5 et 6)47 44,848 29,2 53,5 Proportion d’élèves de GSP moyennes et ‘favorisées’ Université dont : 1er cycle 3ème cycle 25,8 29,6 15,2 74,2 70,1 84,8 Écoles d’ingénieurs dont : écoles universitaires Télécommunication 15,1 18,6 6,2 84,9 61,4 93,8 Classes préparatoires 14,8 85,2 Grandes Écoles, dont : École normale supérieure École polytechnique 6,1 2,2 93,9 97,8 Niveau d’accès Terminales dont : T scientifiques T professionnelles 55,2 70,8 46,5 On peut bien sûr interpréter ce tableau de différents façons, selon qu’on croit en l’équivalence ou en la diversité cognitive native, et selon qu’on est épris d’égalité sociale ou d’égalité des chances. On peut par exemple se « scandaliser » du fait que seulement 2,2 % des élèves de l’Ecole polytechnique sont issus de milieux populaires, parce que ce pourcentage n’est pas représentatif du poids de ces catégories sociales parmi la population. On estime que ce pourcentage pourrait et devrait être supérieur. Une question est celle du pourcentage espéré et chiffres tirés de MERLE Pierre, 2000, « Le concept de démocratisation de l’institution scolaire : une typologie et sa mise à l’épreuve », in Population n° 1, janvier-février, p. 43 ; chiffres eux-mêmes puisés par Pierre Merle dans MEN, 1999 ; Bernadet, 1999 ; Dethare, 1999a ; Dethare, 1999b ; et Baudelot, Matonti, 1994. 47 ouvriers et employés 48 Lire « 44,8 % des élèves scolarisés en classes terminales sont d’origine populaire (GSP 5 et 6) » 46 31 idéal : s’agit-il de 4 %, 8 %, 15 %… d’un pourcentage égal à celui du poids de ces catégories sociales dans la société ? Notons que cette dernière option implique de supposer d’abord que les potentialités cognitives natives sont réparties de façon équivalente parmi les différentes catégories sociales, ensuite que les facteurs socio-culturels n’influencent pas du tout la trajectoire scolaire et professionnelle. Quel taux estimer donc « juste » dans cette perspective ? On peut d’un autre côté trouver positif le fait que 2,2 % des élèves de Polytechnique soient issus de milieux populaires malgré les difficultés sociales et culturelles rencontrées par ces élèves pour parvenir à la réussite et l’excellence scolaire et sociale. Si la théorie de la Reproduction disait vrai, en effet, c’est-à-dire si le devenir socio-scolaire était déterminé par « l’habitus » et « l’ethos », ne devrait-on pas observer une absence totale d’enfants d’ouvriers et d’employés parmi les polytechniciens ? Une objection serait bien entendu : pourquoi ce taux n’est-il pas plus élevé ? Une réponse, logique, est : existe-t-il plus d’élèves issus d’ouvriers et d’employés qui auraient eu les potentialités ou motivations pour devenir polytechniciens et qui ne le sont pas devenus ? À cette question, survient immédiatement une seconde objection, d’ordre moral : aurait-on un préjugé négatif à l’égard des potentialités et motivations des enfants d’ouvriers et d’employés ? À cette objection morale, il y a deux réponses possibles, complémentaires : 1°) le souci moral d’égalité de dignité entre les hommes n’exclue pas d’émettre l’hypothèse que les potentialités et motivations se rencontrent de façon plus fréquente et remarquée parmi certaines catégories que d’autres (si tant est que cette hypothèse soit vraie) ; 2°) si l’on suppose que le statut social des parents est l’effet de certaines potentialités et motivations (ce qui est fort probable) et si les caractères naturels des potentialités cognitives et du tempérament se transmettent de parent à enfant (ce que nous observerons, invaliderons ou nuancerons plus loin), alors il n’est pas interdit de supposer que les élèves issus de milieux défavorisés ont, en moyenne, des potentialités et motivations plus modestes que celles des enfants issus de parents hautement diplômés et qualifiés (ce qui ne demeure néanmoins qu’une pure supposition et demanderait à être montré) – considération qui n’altère en rien par ailleurs le principe moral et démocratique fondamental d’égalité de dignité et de droit entre les citoyens. Sur ces autres bases, comment juger dès lors si le taux de 2,2 % de fils d’ouvriers accédant à l’École polytechnique – école éminemment sélective – est « juste » ou « injuste », sousreprésentatif ou représentatif des potentialités et ambitions des élèves issus de telle ou telle catégorie sociale ? Peut-on se baser sur le poids de telle catégorie dans la société pour évaluer le degré de « justesse » et de « justice » de tel taux d’accès à telle école d’ingénieur ou tel niveau du cursus ? On voit bien ici que, selon des présupposés d’équivalence ou de diversité cognitive native, et selon une aspiration ou non à l’égalisation des résultats scolaires et des statuts sociaux, l’interprétation des tableaux statistiques des taux sociaux d’accès à tel ou tel degré du cursus diffère et peut même être contradictoire, ce qu’illustre d’ailleurs la diversité des opinions politiques en la matière. Il reste en tout cas qu’au terme de quatre décennies d’analyse des inégalités socio-scolaires et de diverses mesures politiques, la trajectoire scolaire demeure fortement corrélée avec l’origine sociale – pour des raisons qui ne sont pas encore clairement établies. 32 Les limites de la discrimination positive, notées par le Sénat Un récent rapport du Sénat, portant sur le projet de loi de finance pour 1999, note les limites de la « discrimination positive » entamée depuis plusieurs années, notamment dans le cadre des « ZEP » (Zones d’Education Prioritaires », ancêtre des « REP » (Réseaux d’Education Prioritaire)49. La commission note en effet que les ZEP « présentent, après plus de quinze ans d’existence, un bilan contrasté ». Les performances scolaires des élèves de ZEP, notamment, restent « très inférieures à celles des autres élèves, notamment pour les apprentissage fondamentaux50 ». Il semble qu’en dépit des efforts engagés depuis 1982 et du fait d’une dégradation continue de ces zones, le niveau moyen des élèves qui y sont scolarisés « ne se maintient qu’avec difficulté ». Le rapport remarque qu’il semble également que, de la même façon qu’aux États-Unis, « la mise en oeuvre d’une politique de discrimination positive a aussi pour effet de stigmatiser certaines populations dans un registre d’assistance, de conduire les autres populations à fuir les zones et institutions incriminées et à accroitre l’isolement des bénéficiaires ». C’est ainsi que, par exemple, les meilleurs élèves des établissements de la Seine-Saint-Denis ont fui vers les établissements parisiens. Réflexion sur les causes de ces résultats Pourquoi les niveaux de diplômes obtenus par les élèves restent-ils si fortement corrélés avec l’origine sociale ? Pourquoi les inégalités scolaires et sociales résistent-elles tant ? L’explication la plus couramment avancée est celle d’une influence sociale et culturelle du milieu d’origine sur la réussite scolaire : la moindre réussite scolaire des fils d’ouvriers et d’employés et la meilleure réussite des fils de cadres supérieurs seraient causés par leur origine et environnement. Nous avons vu le caractère flou, discutable et politique de cette interprétation, surtout lorsqu’elle est avancée de manière exclusive. Une autre explication est que les élèves ont des aspirations socio-professionnelles diverses et corrélées avec leur milieu d’origine : les fils de cadres supérieurs ou d’enseignant aspirent plus souvent et plus fortement à intégrer l’école normale supérieure ou polytechnique que les fils d’ouvriers et employés, ce pourquoi ils y seraient plus nombreux. En aval de cette explication, se distinguent d’ailleurs deux types de réaction : A) cette différenciation sociale des aspirations est « injuste » et doit être corrigée, aplanie ; B) elle n’est pas « injuste », puisque le bonheur social et l’orientation scolaire qui en découle sont des points de vue subjectifs, et n’a pas particulièrement à être corrigée d’un point de vue moral et politique. On peut enfin expliquer la résistance des inégalités « sociales » devant l’école par des différences natives de potentialités cognitives (mémoire de travail, attention, mémorisation à long terme, rappel des données, logique, vitesse de réflexion, etc…) ou de tempérament (capacités d’attention, énergie, persévérance, motivation, ambition, etc…). La (relative) corrélation entre réussite scolaire et origine sociale s’expliquerait alors par le fait que le statut social des parents est l’effet de leurs propres potentialités natives et que les caractères naturels « Les réponses de l’école aux inégalités sociales et à la violence ; A. Les réponses apportées par l’école aux disparités de développement. », in http://www.senat.fr/rap/a98-0674/a98-06745.html ; 50 (Lecture, langage, écriture, mathématiques). 49 33 des potentialités cognitives et du tempérament se transmettent (plus ou moins fidèlement) de parents en enfants. L’imperfection de la corrélation s’expliquerait par la relative dispersion des caractères naturels entre les générations. On sait là aussi toute la prudence qu’il faut montrer par rapport à cette idée : « l’intelligence » et le tempérament sont-ils natifs ? Sont-ils « héréditaires » ? Cette hérédité est-elle dynastique ? Autant de questions que l’exploration de la neurobiologie et de la génétique nous permettra d’éclaircir – de vérifier, d’infirme, de nuance – au cours de la partie suivante. Quoiqu’il en soit, il est possible que ces trois ingrédients, ces trois explications, concourent à expliquer les résistances des inégalités sociales devant la réussite malgré les différentes mesures politiques prises dans le sens d’une plus grande démocratisation, la pondération de ces différents ingrédients demeurant l’objet de querelle politiques (que cette présente recherche ne parviendra peut-être même pas à mieux éclairer). À l’issue de ces rappels sur la sociologie des inégalités d’éducation depuis ces quarante dernières années, et sur les limites des politiques de contre-différenciation menées dans leur sillage, nous allons porter notre attention sur deux points qui semblent expliquer (en partie) ces limites et montrer des faiblesses de la sociologie de l’éducation : les faiblesses et limites de la sociologie de la Reproduction de Pierre Bourdieu ; les illusions de certaines « causes » sociales issues des travaux d’E. Durkheim. Nous observerons ensuite les travaux, selon nous plus éclairants, de R. Boudon, et réfléchirons sur les « déterminants » et ingrédients de la réussite scolaire et sociale, avant d’entreprendre, dans la partie suivante, l’exploration des connaissances en neurobiologie cognitive et génétique. Pierre Bourdieu et les « déterminants sociaux » : arguments et limites « A l’égard de toute thèse, il faut se mettre en quête d’arguments à la fois pour et contre, et, une fois trouvés, rechercher aussitôt comment on peut les réfuter : car, de cette manière, il se trouvera qu’on s’est en même temps exercé tant à poser des questions qu’à y répondre. » Aristote La théorie du sociologue Pierre Bourdieu montre une certaine puissance explicative, illustrée par un succès médiatique certain. On peut pourtant voir quelques failles ou limites à cette théorie. En quoi consistent en effet concrètement « l’ethos » ou « l’habitus » ? L’individu peut-il subir l’action de « structures » sociales ? Quelle est, au-delà de leur « reproduction », l’origine des inégalités sociales entre les hommes ? La corrélation entre origine et devenir social est-elle l’effet d’une relation de causalité de la première sur le second ? Quelles sont les causes des trajectoires « atypiques » ? Les causes de différence de réussite à l’école se limitent-elles à des facteurs extrinsèques d’environnement familial ? 34 La sociologie de Pierre Bourdieu Pour le sociologue Pierre Bourdieu, c’est « l’habitus », un ensemble de représentations et de valeurs familiales inconscientes, qui détermine la réussite scolaire, l’ambition, l’orientation professionnelle et la réussite sociale. Le sociologue explique de cette façon pourquoi les fils d’ouvriers deviennent majoritairement ouvriers et les fils de cadre majoritairement cadres. Cette « reproduction » massive ne lui paraît pas explicable autrement. En outre, on devine au travers des sous-entendus ou formulations du sociologue que cette « reproduction » lui déplaît d’un point de vue moral et politique, qu’elle lui semble « injuste ». La sociologie de Pierre Bourdieu est dite « structuraliste » en cela qu’elle explique l’action des individus par des « facteurs sociaux », par des « structures sociales » qui leur sont extérieurs, extrinsèques. Elle est par ailleurs dite « culturaliste », c’est-à-dire que les comportements et aptitudes cognitives de l’élève sont considérées comme étant le fruit de la culture et de l’éducation, et non pas de facteurs naturels intrinsèques. On peut qualifier la sociologie de P. Bourdieu de « nativoégalitaire », parce qu’elle élude l’éventualité d’une différenciation naturelle des potentialités cognitives et des tempéraments entre les élèves. C’est une sociologie culturaliste, structuraliste, nativo-égalitaire et engagée à gauche (bien qu’une thèse scientifique, d’un point de vue épistémologique, ne puisse théoriquement pas défendre un idéal politique). Ces principes et caractéristiques posent bien sûr quelques questions. « L’habitus », phénomène réel ou construction intellectuelle ? Qu’est-ce que « l’habitus » ? S’agit-il d’une idée abstraite ? En quoi consiste-t-il précisément si on se place d’un point de vue matérialiste moniste ? Si l’on suit la définition bourdieusienne, on peut faire l’hypothèse suivante : « l’habitus » serait un terme linguistique abstrait pour désigner un ensemble de « valeurs » et de « comportements », « d’habitudes de vie et de pensée » intégrés par l’enfant au sein de son milieu d’origine. Quelle peut être l’incarnation matérielle de ces différents éléments ? Il s’agit probablement de configurations neuronales constituées au cours du développement et de l’éducation de l’enfant. Ces configurations consistent en des réseaux de neurones, représentant chacun telle « valeur » ou telle « routine », pour reprendre un terme de neurobiologie. « L’habitus », concrètement, serait donc un ensemble de réseaux synaptiques, propres à chacun, constitués sous l’effet de l’apprentissage, et oeuvrant (selon l’hypothèse bourdieusienne) de manière inconsciente, à l’insu du sujet. En fait, il n’est pas facile de savoir précisément ce dont cet habitus est constitué ni comment il fonctionne, parce que Pierre Bourdieu ne parle jamais de cognitivité ni de neurobiologie dans ses travaux (au motif qu’une thèse sociologique doit s’arrêter aux frontières de sa propre discipline). Une question que l’on se pose est la suivante : comment peut-on distinguer dans cet « habitus » neuronal entre ce qui serait le fruit d’un « conditionnement » environnemental, familial et social… et la nature de l’élève – c’est-à-dire son tempérament et ses potentialités cognitives natives ? Par exemple, lorsque l’élève montre des difficultés à comprendre et mémoriser la technique de la division, est-ce parce qu’il subit 35 le conditionnement familial de ses parents qui ont eux-mêmes eu du mal à apprendre la division, ou est-ce parce qu’il présente des faiblesses natives, intrinsèques, sur le plan de la mémoire de travail, de la logique, de la représentation visuelle, de la mémoire à long terme (tables de multiplication…), de l’imagination, de l’attention, de la persévérance, de la patience, etc… ? Si ces deux ingrédients – familial et cognitif – sont actifs, en quelles proportions de responsabilité ? Est-ce un conditionnement familial qui explique que l’élève ait des difficultés et des mauvais résultats en classe ? Si un élève est orienté en C.L.I.S. ou en S.E.C.P.A., est-ce parce qu’il vit dans un milieu ouvrier ou parce qu’il n’a pas réussi à intégrer les notions généralistes et abstraites exigées par le programme ? On peut donc se demander en quoi consiste matériellement « l’habitus » bourdieusien, et s’il agit sur la réussite scolaire et sociale. Est-il un produit culturel ou naturel ? En quelles proportions ? Le familial saurait-il chasser le cognitif ? « L’habitus » impose-t-il des choix d’orientation à l’insu de l’élève ? On ne peut malheureusement pas s’étendre ici plus longuement sur le sujet. Une thèse entière serait nécessaire pour questionner l’essence de « l’habitus » bourdieusien sous les auspices du matérialisme moniste et à la lumière de la cognitivité et de la neurobiologie. L’action de l’individu est-elle déterminée par des entités qui le transcendent ? Une autre question posée par la sociologie de Pierre Bourdieu (mais elle est connexe) est celle de la « détermination » de l’action de l’individu par des structures ou facteurs qui lui sont extérieurs. Cette sociologie considère en effet que le devenir social, la trajectoire sociale et donc la réussite en classe de l’élève sont déterminés par son origine sociale, par « l’ethos » de son milieu et par son « habitus ». Comment des phénomènes « sociaux » ou culturels peuventils conduire l’action d’un individu ? Qu’en est-il de la liberté d’action et de décision, de la rationalité de l’acteur ? L’efficience quotidienne de l’élève en classe (qui va s’agréger en trajectoire scolaire et sociale) est-elle l’effet d’événements extérieurs à la classe ou intrinsèques à l’élève ? Au prétexte d’une corrélation entre origine sociale et orientation scolaire, a-t-on le droit de dire que l’origine sociale produit l’orientation ? La trajectoire d’un individu dans le monde est-elle l’effet du monde ou de l’individu (de son esprit, de ses décisions, de sa rationalité) ? Une note obtenue au baccalauréat est-elle l’effet du correcteur ou du candidat ? L’arrêt au feu rouge, en toute rigueur et en dernière instance, est-il l’effet du feu ou du conducteur ? La croyance que le feu rouge arrête le conducteur n’est-elle pas une illusion ou un abus de langage ? Autant de questions d’épistémologie, d’anthropologie de l’action et d’anthropologie des croyances qui ne sont pas abordées par la sociologie de la Reproduction alors qu’elles exigeraient pourtant de l’être. « L’explication » de la reproduction des différences sociales éclaire-t-elle l’origine de ces différences ? Une autre réserve qu’on peut émettre à l’égard de la sociologie de la Reproduction est qu’elle entend expliquer la « reproduction » des statuts sociaux et différences de statuts 36 sociaux, mais pas l’origine de ces différences de statut. « Expliquer » que les fils d’ouvriers deviennent majoritairement ouvriers et les fils de cadres massivement cadres n’éclaire pas les raisons pour lesquelles il existe des ouvriers et des cadres, des trajectoires scolaires scolaires d’ouvriers et des trajectoires scolaires de cadres. Or, il est probable que l’origine des différences de statut entre les hommes éclaire les mécanismes de leur transmission, plus ou moins reproductives. En revanche, « expliquer » les inégalités sociales par le fait que les ouvriers engendrent souvent des ouvriers et les cadres des cadres n’explique par grand chose. Cet « éclairage » des inégalités sociales est d’autant plus limité et insatisfaisant d’ailleurs que certains ouvriers engendrent des cadres et réciproquement. Quelle est la véritable explication des inégalités sociales, de leur formation et de leur mobilité ? Une sociologie qui expliquerait les mécanismes des inégalités sociales devrait nécessairement expliquer à la fois la formation originelle, actuelle et intemporelle des inégalités, et ceci pour les trajectoires à la fois typiques et atypiques. Éluder la question des origines serait se cantonner à un « créationnisme » peu éclairant. Il est probable au contraire que l’explication de la « reproduction » actuelle des inégalités sociales se cache dans les raisons de leur émergence originelle. L’observation d’une société originellement égalitaire (théorique) nous permettrait de comprendre les causes et mécanismes des inégalités sociales actuelles. Remarquons au passage l’ambiguité du terme de « reproduction » des inégalités sociales, qui peut désigner deux choses différentes dans l’esprit des gens : 1°) la transmission, la reformation, la dynamique intergénérationnelle de la stratification sociale ; 2°) le fait qu’au sein de cette dynamique, la mobilité intergénérationnelle soit faible, que les statuts se transmettent de façon dynastique. Il serait blâmable d’utiliser cette ambiguité à des fins partisanes. La corrélation exprime-t-elle une causalité ? Il y a dans la sociologie de la « reproduction » une autre faiblesse. Pour dégager des « causes » culturelles, Pierre Bourdieu se fonde sur les corrélations d’origine et de devenir des élèves. Cette méthode, caractérisque de la discipline dite de « sociologie », de dégagement de « causes » sur la base de corrélations, a été fondée par Durkheim, lorsque, notant une corrélation entre le type de croyance religieuse et la propension au suicide, il en dégagea une « cause », un « déterminisme » du type de religion sur la propension au suicide, fondant par làmême le concept de « fait social ». Bien sûr, Durkheim exigeait qu’une explication causale plausible devait être dégagée en aval de la corrélation pour s’ériger en « facteur social ». Car corrélation n’est pas causalité. Un exemple élémentaire l’illustre : la varicelle se manifeste par de la fièvre et des éruptions cutanées. Ces deux effets manifestes, visibles, sont fortement corrélés. Celui qui ignore la médecine ou la biologie pourrait en déduire très « logiquement » que les boutons sont la cause de la fièvre... ou la fièvre la cause des boutons. En vérité, boutons et fièvre sont tous deux causés (et encore, indirectement) par un tiers phénomène, le virus de la varicelle, invisible aux yeux de l’observateur. De la même façon, rien n’interdit de penser qu’un même dosage de neurotransmetteurs influence à la fois le type de religion pratiqué par une population d’une part, et sa propension au suicide d’autre part. De la même 37 manière encore, milieu d’origine et statuts sociaux, bien que fortement corrélés (sauf dans le cas des trajectoires atypiques) peuvent être causés par des phénomènes que le sociologue ne voit pas – et que nous explorerons plus loin. Pour que l’origine sociale soit une « cause », un « facteur » de détermination du devenir social, il faut qu’au-delà de la corrélation observée entre les deux phénomènes, soit mise à jour et montrée une relation causale plausible et réelle de l’appartenance sociale de l’élève sur sa réussite. Cette explication causale plausible doit en outre se dégager nettement d’autres explications, comme par exemple des caractéristiques cognitives ou comportementales intrinsèques de l’élève. Or, cette démonstration causale n’apparaît pas clairement dans la théorie de P. Bourdieu, au-delà des corrélations montrées par les tableaux statistiques. Nous reviendrons un peu plus en détail, également, sur cette question fondamentale de la notion de « causalité » sociologique basée sur la corrélation statistique. Ce concept a fondé la discipline de la sociologie, ainsi que de nombreuses théories « explicatives ». Mais il demeure cependant aveugle aux phénomènes neurobiologiques d’influence du comportement humain. Les trajectoires « atypiques » : des anomies marginales qui menacent le corps entier de la théorie bourdieusienne La théorie de Pierre Bourdieu peine à expliquer ce qu’on appelle les trajectoires « atypiques », c’est-à-dire le cas par exemple de fils d’ouvrier devenant avocat. Dans ce cas de figure, en effet, quelle est la cause du statut atteint ? Cela peut-il être le milieu d’origine ? On peut répondre avec certitude par la négative - ou alors c’est que l’idée de « détermination par le milieu d’origine » n’aurait plus aucun sens ! Les sociologues, selon leurs paradigmes ou opinions politiques, vont donner à cet atypisme différentes explications (hasard, rencontres, vie associative, diversité naturelle...). Laissons de côté, pour l’instant, cette question, que nous éclairerons plus loin. Ce qu’il est important de noter à ce sujet, c’est que ces trajectoires atypiques peuvent ne pas se limiter à être des exceptions marginales et bénignes. Une seule d’entre elles peut au contraire menacer l’édifice entier de la sociologie bourdieusienne. Pourquoi ? Parce que les causes mystérieuses des trajectoires atypiques ne peuvent pas être étrangères aux causes des trajectoires « classiques ». Admettons en effet que la trajectoire atypique ait une « cause C ». Cette cause est invisible aux yeux de la théorie de la Reproduction (qui pense que le milieu d’origine détermine le devenir) et elle n’est pas l’origine sociale. Cette cause C, que nous ne voyons pas, ne détermine-t-elle que les trajectoires atypiques ? Puisqu’elle est invisible, comment être sûr qu’elle ne détermine pas également les trajectoires classiques, même si les corrélations statistiques nous donnent l’impression d’une relation de causalité de l’origine sociale sur le statut atteint ? Réciproquement, puisque selon P. Bourdieu le devenir est déterminé par l’origine sociale, pourquoi ce mécanisme ne s’applique-t-il pas dans le cas de la trajectoire atypique ? L’existence de trajectoires atypiques peut donc ne pas être qu’une « difficulté » ou un « détail » pour la théorie de la Reproduction, mais remettre en cause l’ensemble de son édifice. Si une cause invisible – qui n’est pas le milieu social – explique les trajectoires 38 atypiques, alors qui sait si cette même cause mal identifiée ne s’applique pas également aux trajectoires classiques ? Puisque les trajectoires atypiques ne sont pas causées par le milieu d’origine, alors le milieu d’origine peut-il être la réelle explication des trajectoires classiques ? Se situe là un point fragile et crucial pour la théorie de la « Reproduction », qui est un risque non pas seulement de faiblesse mais de disqualification. L’élève bourdieusien, sans cerveau ni génotype ; l’impasse sur le champ de la neurobiologie On peut s’étonner du fait que la théorie de P. Bourdieu (il est certes vrai qu’elle se réclame du strict champ de la sociologie) entend expliquer les phénomènes de réussite sociale et scolaire en faisant abstraction des phénomènes qui concourent à la réussite scolaire, à savoir les mécanismes cognitifs et neurobiologiques de l’apprentissage. Les hommes selon P. Bourdieu conquièrent un statut social indépendamment de leur capacité à résoudre un problème mathématique ou à comprendre et mémoriser une règle de grammaire. Or il semble que ces capacités sont à la base de la réussite et de l’orientation scolaires et sociales. Ce qui cause la réussite d’un élève n’est pas en toute rigueur son origine en tant que telle mais son efficience cognitive en classe (même en supposant que l’environnement ait une part d’influence sur cette efficience). Or, les hommes, dans la théorie de P. Bourdieu, n’ont pas de cerveau, ou bien, s’il n’est pas fait mention de ce cerveau et de ses variations naturelles, c’est qu’ils sont supposés avoir tous le même. Le cerveau humain et ses efficiences cognitives sont, dans la sociologie de la Reproduction, supposés être identiques et vierges à la naissance, cerveau et efficiences que seuls le milieu d’origine et l’école sont supposés différencier. On ne demande pas bien sûr à une théorie sociologique d’intégrer forcément des données de neurobiologie de l’apprentissage. Mais peut-on supposer que la réussite sociale contourne les capacités cognitives individuelles ? L’a priori implicite, partagé avec le lecteur, d’identité et de virginité cognitives à la naissance Lorsqu’on lit les textes de P. Bourdieu, on est frappé de voir que le raisonnement repose sur l’a priori implicite que les enfants naissent avec les mêmes potentialités cognitives (le milieu et l’éducation étant supposés être les seules causes de différenciation de réussite scolaire et sociale). En effet, la question de la diversité native des potentialités cognitives n’est pas abordée et le sociologue impute a priori les différences de trajectoire socio-scolaire à des « facteurs sociaux ». Cet a priori d’identité cognitive native n’est facilement identifiable par le lecteur, non pas seulement parce qu’il s’agit d’un a priori (par définition implicite) mais également parce qu’une grande partie des lecteurs, vraisemblablement, le partage. Ces lecteurs le partagent de telle sorte qu’ils ne le voient pas et ne le mettent pas en discussion au moment de (re-)construire l’hypothèse. Une hypothèse scientifique (peut-être douteuse) est considérée comme valide par le lecteur, parce qu’un a priori est partagé à la fois par l’auteur et le lecteur. L’hypothèse ne peut pas être mise en doute parce que l’a priori n’est pas explicité. Une 39 « connivence idéologique », un présupposé partagé entre auteur et lecteur autorisent la « légitimation » d’une théorie – pourtant fragile et douteuse. Or, si l’a priori d’identité cognitive native était explicitée, pris en compte et discuté, la construction théorique de P. Bourdieu demeurerait-elle valide ? La présente thèse apportera (entre autre) une ébauche de réponse à cette question. Une théorie douteuse au total Après ce bref examen critique de la théorie de la Reproduction, on en entrevoit quelques points fragiles, douteux et problématiques. « L’habitus » bourdieusien a du mal à trouver sa matérialisation entre abstraction conceptuelle et structures naturelles du cerveau ; la corrélation statistique entre origine et devenir social ne peut pas en toute rigueur se fonder comme relation causale ; en l’occurrence, les « trajectoires atypiques », plus qu’une simple exception, sont une contradiction vivante de l’hypothèse socio-déterministe et constituent une menace pour l’ensemble de l’édifice théorique ; le champ de l’apprentissage scolaire, du cerveau et de la diversité naturelle est occulté, supposant et suggérant identité et virginité cognitives à la naissance ; la « légitimité » scientifique de la théorie, enfin, est permise par le partage de cet a priori avec le public. Pour ces raisons, la théorie de la Reproduction ne semble pas suffisante pour expliquer la formation et la dynamique de la diversité scolaire et sociale, et les trajectoires atypiques comme classiques. Nous ne nous attarderons pas sur le caractère « dogmatique » (au sens poppérien) de la théorie de la Reproduction, qui consiste à voir dans toute objection portée contre elle une confirmation de ses hypothèses (« Vous critiquez ma théorie, parce vous vous sentez menacé, parce vous êtes « dominant », ce qui confirme ma théorie ! »). Ceci n’est qu’un épiphénomène caractéristique des théories holistes ou inspirées par des idéaux politiques. Notre critique se limitera au champ scientifique de la théorie. La question de la « causalité sociologique » : ce que Durkheim ne pouvait pas savoir en son temps La notion délicate de « causalité » sociologique, évoquée pour le cas de P. Bourdieu, soulève une question plus profonde concernant toute la discipline de la sociologie. Des découvertes neurobiologiques récentes – et probablement à venir – révèlent de plus en plus de facteurs et déterminants naturels de nos comportements, de nos façons d’agir et de penser : des quantités et qualités variables de neuromédiateurs présents dans nos neurones et synapses influencent nos façons de réagir, de nous comporter ou de penser. Ces caractères ne sont pas visibles aux yeux de l’observateur (psychologue ou sociologue). La synthèse des protéines responsables de ces caractères est gouvernée par le génotype. Ces caractères se transmettent (de façon plus ou moins fidèle) de parents en enfants. Ces nouvelles connaissances vont 40 bouleverser notre façon d’aborder et de faire de la « sociologie » : sur la base des tableaux statistiques et des corrélations entre « variables sociologiques », dans quelle mesure pourrat-ton encore supposer que « telle variable sociologique est la ‘cause’ de tel comportement » ? Qu’est-ce qui nous prouve que telle variable sociologique corrélée n’est pas l’effet d’un facteur naturel partagé ? Qu’est-ce qui nous prouve par exemple que taux de suicide et niveau de diplôme (l’une des corrélations fondatrices du « fait social » durkheimien) ne sont pas tous deux l’effet d’un même phénomène naturel caché ? C’est la question que nous allons poser et explorer dans le présent chapitre, avant d’évoquer l’approche nominaliste des inégalités socioscolaires par le sociologue Raymond Boudon. Sur quoi se fonde l’hypothèse sociologique de « causalité » ? Il va de soi (bien que cela n’aille pas forcément de soi pour tout le monde) que la notion de « causalité » en sciences sociales ne peut pas être entendue de manière « forte » comme en sciences exactes, mais d’une manière seulement « faible » : d’une corrélation observée, on peut tirer une relation de dépendance entre deux variables. On peut ensuite essayer de trouver une « explication » plausible de cette relation de dépendance. Cette explication sera forcément liée à l’action de l’individu, à ses motivations et intentions. Mais on n’aura pas pour autant établi de relation de « causalité » entre les deux variables. Bien que la notion de « causalité » forte soit à exclure du champ des sciences sociales, certains auteurs n’hésitent pas parfois à parler de « déterminisme » entre deux variables, ce qui est une façon de parler de « causalité » : ainsi, le type de religion pratiqué « déterminerait » la propension au suicide ; ainsi l’origine sociale « déterminerait » le devenir. Nombre de travaux actuels de sociologie de l’éducation n’hésitent pas à employer les termes de « déterminisme » ou « déterminants », ce qui est une façon de déduire de corrélations statistiques des relations de causalité. Or, sur quoi se base cette déduction « déterministe », « causale » ? Essentiellement sur des corrélations relevées au sein de tableaux statistiques et d’une hypothèse (ou d’un présupposé) d’explication d’un phénomène par l’autre. La corrélation statistique, base du fondement sociologique établi par Durkheim dans « Le Suicide » Émile Durkheim dégagea (ou crut dégager ?) des « déterminants » sociaux du suicide. Dans sa célèbre et vaste étude, le sociologue avait collecté des données croisant les taux de suicide et différentes variables. Remarquant une corrélation parfois significative entre le taux de suicide et certains autres paramètres (comme par exemple le type de religion pratiquée ou le niveau d’étude), et imaginant une explication individuelle plausible de cette relation, il en déduisit que l’action individuelle pouvait être « déterminée » - ou à tout le moins influencée – par des « faits sociaux », fondant ainsi un courant important de la sociologie moderne – le courant qui pense que les actions individuelles sont déterminées ou influencées par des structures ou faits sociaux. 41 Notons d’ailleurs avant toute chose que la « corrélation » statistique observée par Durkheim entre taux de suicide et type de religion est à mettre au conditionnel : deux chercheurs de Washington51, en effet, ont épluché des registres hollandais et découvert que si les cas de suicide protestants déclarés étaient effectivement supérieurs à ceux des catholiques - postulat sur lequel s'appuie Durkheim pour fonder son hypothèse -, il existait chez les catholiques de nombreux cas de mort inexpliquée ou de cause relativement floue, qui pouvaient être en réalité des suicides maquillés en mort naturelle ou accidentelle. La dissimulation du suicide, plus forte chez les catholiques que chez les protestants, peut s’expliquer par le fait que le suicide est interdit par la religion catholique. Ceci nous dit que les chiffres officiels concernant les taux de suicide dans les différentes populations sont à considérer avec précaution, et fragilisent en aval les hypothèses de Durkheim. Cette réserve exprimée, revenons à la question durkheimienne d’une « influence sociale » du suicide. Pourquoi les protestants se suicident-ils plus que les catholiques (en supposant que cette observation soit fondée) ? Parce que, nous dit Durkheim, la religion protestante est plus individualiste, moins autoritaire, cependant que la religion catholique est communautariste, dogmatique et interdit le suicide, considéré comme un « péché ». On est en présence d’une corrélation statistique observée et d’une explication causale plausible. Nous verrons plus loin les faiblesses de cette « explication causale ». Retenons ici que l’ouvrage de Durkheim a fondé durablement l’idée de l’existence de « faits sociaux » ayant le pouvoir de « déterminer » les actions individuelles. Cette idée a fondé la discipline de la sociologie, et surtout d’une certaine sociologie « déterministe », c’està-dire « structuraliste », transcendante et culturaliste. C’est d’une certaine manière par la « détermination sociale » durkheimienne de cet acte hautement individuel du suicide qu’a pu émerger également l’idée de « détermination » du devenir social par l’origine, et le fait que cette idée soit admise sans objection critique. Le type de religion pratiquée exerce-t-il un effet de causalité sur la propension au suicide ? Sur la base de la significative corrélation entre le taux de suicide et le type de religion pratiquée, et au vu de l’explication plausible imaginée par Durkheim, peut-on tirer une relation de « déterminisme » du type de religion sur la propension au suicide ? On peut le supposer. Mais cette supposition est incertaine. Peut-être certains éléments (qui étaient ignorés à l’époque de Durkheim) nous échappent-ils, qui pourraient expliquer les phénomènes à la fois de choix religieux et de propension au suicide. Et si un même phénomène tiers était susceptible d’influencer, de « déterminer » à la fois le choix religieux et la tendance au suicide de l’individu ? Tournons-nous vers les récentes découvertes en neurobiologie et génétique du suicide. 51 POPPEL Frans (van), DAY Lincoln H., 1996, « A Test of Durkheim's Theory of Suicide - without Committing the « Ecological Fallacy » », American Sociological Review, vol. 61, juin, cité dans Sciences humaines n° 65, octobre 1996 ; 42 Suicide, neurotransmetteurs et génétique des populations Le suicide n’est plus considéré aujourd’hui comme un acte strictement déterminé par des facteurs psychologiques ou sociaux : il semble que la propension au suicide soit (également) influencée par des phénomènes neurobiologiques indépendants de la « volonté » du sujet ou de ses caractéristiques sociales (ou religieuses). Sont liés à ces facteurs naturels, entre autres, le cortisol, la sérotonine et l’enzyme « 5HT ». La tendance au suicide des spéléologues Il fut d’abord observé que des spéléologues ayant effectué un long séjour souterrain se suicidaient parfois après leur remontée. On découvrit chez ces spéléologues la carence d’une hormone appelée « cortisol ». Cette hormone est fabriquée chaque matin, à l’apparition des premiers rayons du soleil, sur la commande de l’épiphyse, un organe situé au centre du cerveau et sensible aux rayons lumineux. Le cortisol a pour fonction de lutter contre le stress du réveil et du démarrage de la journée. Chez un spéléologue resté longtemps privé de lumière naturelle, l’épiphyse ne commande plus la production de cortisol. Aussi, à sa sortie, le spéléologue subira un stress tel qu’il pourra succomber à la tentation du suicide. Ce cas du cortisol éclaire le phénomène du suicide et de sa diversité de taux parmi les groupes humains : un facteur neurobiologique est capable d’influencer nettement la propension au suicide. Il en existe d’autres, que nous évoquerons plus loin. Or, la diversité génotypique des hommes suggère que facteur naturel et propension au suicide sont diversement répartis chez les individus. Chacun ne dispose pas de la même épiphyse ou de la même production de cortisol. Or, premièrement, ces caractères naturels inféreront certainement d’autres traits de caractère, dont les effets pourraient transparaître dans des tableaux de statistiques sociales ou psychologiques. Il pourra donc être noté des corrélations entre différents caractères sociaux ou psychologiques qui ne seront pas dues à l’effet d’un caractère sur l’autre mais à l’effet du caractère naturel sur les deux caractères socio-psychologiques observés. Deuxièmement, si des caractères naturels influencent la propension au suicide, on peut s’attendre à observer des variations de la propension moyenne au suicide entre différents groupes géographiques, linguistiques, ethniques ou religieux, variations qui sont l’effet de la variation du caractère naturel entre ces différentes populations. Si un caractère naturel favorisant la propension au suicide est plus présent chez une ethnie que chez une autre, par exemple, oin peut logiquement s’attendre à ce que la taux de suicide varie en conséquence. Si par ailleurs le taux de suicide est corrélé à telle ou telle pratique religieuse, il convient de s’interroger non plus sur un éventuel effet de la religion sur le taux de suicide mais sur l’éventuel (probable) effet du même caractère naturel sur la production religieuse des hommes. Ces réflexions étant ouvertes, explorons à présent d’autres pistes d’influence naturelle du suicide. Carence en sérotonine et tendance au suicide Le chercheur suédois Markku Linnoila, directeur du National Institute of Alcohol Abuse, pense avoir identifié une mutation génétique assez répandue qui entraîne une baisse du taux 43 de sécrétion de la « sérotonine », un neuromédiateur important du cerveau. Le gène incriminé code la « tryptophane hydroxylase », une enzyme qui transforme l’acide aminé « tryptophane » en sérotonine. Linnoila a relevé cette mutation chez seulement 40 % des membres d'un échantillon représentatif de la population suédoise, alors qu’elle était présente chez la 100 % d’un groupe de personnes auteurs d'au moins deux tentatives de suicide. Nous sommes en présence ici d’un autre facteur biologique du suicide. Car il est difficile (impossible) de supposer qu’un facteur social ou psychologique ait une quelconque influence sur le gène codant la tryptophane hydroxylase. De même, on ne pourrait soutenir que le gène concerné et la propension au suicide sont tous deux l’effet d’un tiers phénomène. Il est indubitable que la variation génétique et neuromédiatrice exerce un effet sur le comportement de l’individu. Les différents individus ne sont pas également exposés à la mutation défavorable. Le gène influençant le suicide n’est pas présent parmi toute la population. De la même façon que pour le cortisol, on peut supposer que ce type de gène est plus présent parmi certaines populations que parmi d’autres. Il serait même très étonnant que sa répartition – tout comme d’autres caractères physiologiques – soit homogène entre les populations. Il est probable que ce gène soit plus présent parmi certaines populations que d’autres. Les individus et les populations sont donc inégalement exposées au risque de suicide, selon la fréquence de mutation du gène gouvernant la sérotonine. Nous devons retenir cet enseignement pour revenir plus loin sur les corrélations statistiques et les « facteurs sociaux » supposés par Durkheim. Carence en « 5-HT » et tendance au suicide Des chercheurs de l’université de Bristol (Angleterre), enfin, seraient sur la piste d’un gène favorisant lui aussi le suicide. Après avoir analysé le sang de dizaines de personnes ayant fait des tentatives de suicide, le docteur Jonathan Evans et le professeur David Nutt auraient identifié un gène commun à ces personnes, codant pour une enzyme. On soupçonne une substance cérébrale, dénommée « 5-HT », d’être liée au suicide, parce que l’enzyme codée par le gène commun aux personnes suicidaire exerce un rôle de contrôle de cette substance. Plus précisément, la carence en substance 5-HT favoriserait la propension au suicide. Le cas est analogue au précédent : une contingence neurobiologique, gouvernée par un gène, exerce une influence sur la propension au suicide. Ce gène – plus précisément cet allèle génétique – est inégalement réparti parmi les individus au sein d’une population, et il est probable qu’il soit inégalement réparti entre les différentes populations. L’acte du suicide, au-delà des circonstances environnementales (dépression, deuil, ruine, souffrances, etc…), est donc influencé – favorisé ou défavorisé – par des contingences neurobiologiques et génétiques. Ces données étaient inconnues de Durkheim. Nous avons vu que cette influence naturelle varie selon les individus au sein d’une population, et varie vraisemblablement entre les populations. Dès lors, comment savoir si le taux un peu plus élevé de suicide en Haute-Normandie par rapport au reste de la France, ou au Danemark par rapport au reste de l’Europe, est l’effet de « facteurs sociaux », de contingences écologiques (alimentation, climat…) ou de caractères naturels ? Comment savoir si les 44 Protestants se suicident (apparemment) plus que les Catholiques pour des raisons religieuses, écologiques ou neurobiologiques (liées à la génétique des populations) ? Il faudrait, pour être éclairé, décripter l’ADN et le génotype de tous les habitants d’Europe – tâche titanesque en 2002 mais techniquement possible et certainement réalisable52 dans les décennies à venir. Les nouvelles connaissances en neurobiologie du comportement remettent donc en question les hypothèses « sociologiques » de Durkheim selon lesquelles la religion influencerait le suicide. Mais dans ce cas, objectera-t-on, pourquoi observons-nous une corrélation entre le taux de suicide et le type de religion pratiquée ? Pourquoi une population donnée produit-elle une religion donnée ? Pourquoi les protestants sont-ils protestants et les catholiques, catholiques ? Pourquoi les hommes ont-ils inventé différents types de religion ? Pourquoi tous les hommes de la Terre ne pratiquent-ils pas tous une même religion, puisqu’ils appartiennent à une même espèce ? On pourrait imaginer une « explication » de type culturaliste : les protestants sont protestants parce que leurs parents le sont ; leurs parents le sont parce que leurs grands-parents l’étaient, etc.... Mais cette « explication » est circulaire, tautologique, et n’explique pas la diversité des religions. Comme pour le cas des statuts sociaux, la reproduction de différences n’explique pas leur origine. La question demeure entière : pourquoi tel type de population a produit et façonné tel type de religion et pas un autre ? Les réponses sont probablement multiples. On peut supposer trois facteurs essentiels de différenciation religieuse. Le premier, dans la filiation de Max Weber, Emile Durkheim ou Raymond Boudon, est rationaliste : l’acteur, cherchant une explication aux phénomènes qui lui sont mystérieux, se forge une religion – un système de croyances – sur la base de ses connaissances et ignorances – et également sur la base de ses besoins et nécessités. Il n’y a ainsi de croyances « primitives » que par manque relatif de certaines connaissances. Les croyances religieuses ou scientifique d’un Occidental ne sont pas plus « rationnelles » que celles d’un Bochiman ; simplement elles sont produites sur la base de connaissances différentes. Un deuxième facteur influençant la production religieuse est le contexte écologique : telles conditions climatiques, telles nécessités agricoles, alimentaires ou immobilières peuvent influencer le fond et la forme des croyances. On notera que ce facteur peut également relever d’une démarche « rationaliste » : tel facteur climatique (par exemple de la neige pendant dix mois dans l’année) génère dans l’esprit de l’acteur la construction rationnelle de telle croyance. Un troisième facteur de production religieuse peut être d’origine naturelle, neurobiologique. Une population plus massivement porteuse de caractères naturels anxiogènes, par exemple, ne produira probablement pas le même type de religion qu’une autre. 52 « réalisable » ne signifiant pas nécessairement « souhaitable » dans notre esprit. 45 Tous les gènes du génome humain ne sont pas également répartis au sein de toutes les populations. Il ne semble donc pas aberrant de supposer qu’une population A, massivement porteuse de gènes producteurs d’un neuromédiateur anxiolytique, comme par exemple le GABA53, ne produira pas exactement la même religion qu’une population B, massivement porteuse de gènes favorisant la production de neuromédiateurs anxiogènes, comme les bêtacarbolines ou la bêta-CCM54. Il n’est donc pas aberrant de supposer que de (petites) différences naturelles entre les populations soient capables de générer de manière indirecte des différences de production religieuse ; une telle hypothèse ne semble pas pouvoir être rejetée a priori. Revenons au suicide. Les facteurs naturels gouvernent ou influencent un certain profil psychologique : anxiolytique ou anxiogène, mystique ou lucide, individualiste ou « solidariste », fataliste ou déterminé, etc... qui influencent la propension au suicide et son taux au sein d’une population. N’est-il pas alors probable que des variations de facteurs naturels psychologiques exerceront une influence à la fois sur le type de religion produite et le taux de suicide. Les corrélations relevées par Durkheim ne peuvent-elles pas être l’effet de cette double influence ? Durkheim a également noté une corrélation entre taux de suicide et niveau de diplôme, supposant que le second paramètre exerce une influence sur le premier. Or, le neuromédiateurr bêta-CCM, qui n’est pas produit de façon identique chez chacun, génère à la fois (comme nous le reverrons plus loin) un tempérament anxieux et une optimisation des capacités de mémoire. Un fort taux de suicide est-il donc l’effet d’un haut niveau de diplôme, ou bien taux de suicide et niveau de diplôme sont-ils tous deux l’effet de caractères naturels ? Mystérieuse - et pourtant cruciale - question. Le lecteur sera peut-être étonné de nous voir ainsi « digresser » loin du champ de la sociologie et des hypothèses d’Émile Durkheim. Mais ces réflexions nous semblent justement fondamentales : certains paramètres psychologiques sont-ils causés par des paramètres sociologiques ? Existe-t-il des « facteurs sociaux » ? Ou bien les uns et les autres sont-ils causés par des facteurs naturels, dont la science des humains commence à peine l’exploration ? Peut-être les découvertes neurobiologiques et génétiques présentes et à venir vont-elles bouleverser les fondements de la discipline dite de « sociologie ». Nous pouvons d’ores et déjà entrevoir les fragilités menaçant l’édifice des sociologies structuralistes et culturalistes. Comment la corrélation, visible aux yeux du sociologue, peut cacher un tiers phénomène, invisible, qui est la véritable cause des deux phénomènes visibles Cette question du suicide, éclairée par les récentes découvertes en neurobiologie, outre qu’elle remet en cause la notion durkheimienne de « facteur social », nous apprend que là où le sociologue voit un « facteur d’influence sociale » déduit d’une corrélation statistique, peuvent se cacher en réalité des phénomènes qu’il ne voit pas et qui expliquent les deux phénomènes sociologiques observés. C’est le cas, nous l’avions évoqué, de la fièvre et des boutons : un sociologue, observant une corrélation parfaite entre la manifestation d’une fièvre 53 Chapouthier Georges, 1994, La Biologie de la mémoire, Paris, Puf, Que sais-je ? n° 2869, p. 62 ; 46 et l’éruption de boutons chez un enfant atteint de varicelle pourrait en déduire, si la fièvre précède de vingt-quatre heures l’éruption de boutons, que cette fièvre est la « cause » des boutons (et inversement si ce sont les boutons qui précèdent l’arrivée de la fièvre, que les boutons sont la cause de la fièvre). La vérité (que le sociologue ne peut pas voir), c’est que la fièvre et les boutons sont déterminés l’un et l’autre par le virus de la varicelle, de taille microscopique et sévissant à l’intérieur du corps. Le virus de la varicelle est analogue à l’action de l’ADN ou des neuromédiateurs dans le cerveau : ils sont invisibles aux yeux de l’observateur et pourtant responsables d’effets importants, jusque dans la psychologie, la pensée et le comportement individuels... lesquels vont s’agréger en phénomènes collectifs, « sociaux ». Ce qui a causé la mort de plusieurs dizaines de personnes dans le stade du Heysel il y a quelques années, par exemple, n’a pas été provoqué par l’action d’un « fait social », mais d’une protéine microscopique provoquant un sentiment de panique dans le cerveau des individus et les poussant à agir de façon irrationnelle, suicidaire et meurtrière. L’effet est « social » mais la cause était individuelle, neurobiologie et microscopique. De la même façon, taux de suicide, type de religion ou niveau de diplôme peuvent tous trois être influencés par des facteurs naturels invisibles aux yeux du sociologue. Que pouvons-nous tirer de ces réflexions pour la sociologie des inégalités d’éducation ? Le port de lunettes est-il culturel ? Si un homme du paléolithique débarquait au XXI° siècle et découvrait que certaines personnes portent des lunettes, il pourrait en déduire (naïvement) que ce « trait social » est d’origine culturelle, puisque bien souvent les enfants de personnes à lunettes portent des lunettes. Cet homme du paléolithique pourrait très bien forger des concepts « d’ethos lunettien » ou « d’habitus lunettien », lesquels expliqueraient que les parents à lunettes produisent, par influence culturelle, des enfants à lunettes. Cet homme ignore bien sûr que le port des lunettes est l’effet de la myopie et que la myopie se transmet de façon naturelle entre parents et enfants. De la même façon, les sociologues de l’éducation ignorent les mécanismes de la neurobiologie et de la transmission naturelle des caractères. Échec scolaire, « milieu social », troubles de l’attention et neurobiologie Sur la base de tableaux statistiques (et même d’observations empiriques au niveau d’une classe), on note une corrélation significative entre la réussite scolaire de l’enfant et le niveau social et scolaire de ses parents. Dans la mesure où l’enseignant et le sociologue de l’éducation ignorent quasiment tout des processus cognitifs à l’oeuvre à l’intérieur du cerveau de l’enfant et de leurs liens avec le génotype, l’hypothèse explicative qui vient en premier à l’esprit naïf est celle d’une « influence du milieu sur la réussite scolaire ». C’est cette hypothèse qui semble la plus « évidente » et rationnelle pour nombre d’acteurs et d’observateurs du phénomène, sur la base des connaissances et ignorances partagées. Elle a 54 Chapouthier G., 1994, Op. Cit., p. 63 ; 47 d’autant plus de « raisons » de paraître « évidente » qu’elle est également très utile sur un plan politique et moral : si les différences de réussite scolaire ne sont dues qu’à « l’influence » du milieu d’origine, alors il devient facile (tout au moins en théorie) de corriger cette influence par une action politique, scolaire ou culturelle, qui accoucherait d’une société égalitaire « idéale ». Une hypothèse naturaliste des différences de réussite scolaire apparaît beaucoup moins pertinente pour l’observateur (l’enseignant ou le sociologue). Pourquoi ? D’abord parce qu’il ne dispose pas des connaissances nécessaires pour la supposer. Il ignore en effet la neurobiologie et ne voit pas à l’oeil nu l’ADN produire tel ou tel type de structure ou de neuromédiateur. Ensuite, parce qu’une telle hypothèse lui semble (à tort ou à raison ?) « moralement incorrecte » et « dangereuse » d’un point de vue politique. Cette dernière supposition est pourtant erronée, puisque les facteurs naturels n’excluent ni le pouvoir de l’éducation ni celui du politique. Quoiqu’il en soit, en toute rigueur, la corrélation entre milieu d’origine et réussite scolaire n’indique pas que la seconde soit l’effet du premier. Il faudrait pour cela en montrer les mécanismes tangibles. Or, la pratique du métier d’enseignant, et peut-être plus précisément d’instituteur (parce l’instituteur s’occupe d’un même élève toute la journée et dans toutes les matières), interroge sur les conditions de cette fameuse et supposée « influence » du milieu d’origine sur la réussite scolaire – qui se produit en classe, face à une notion, un problème ou une difficulté. La réussite scolaire est-elle « déterminée » par le milieu d’origine ? Même s’il existe une corrélation assez forte entre le milieu d’origine et la réussite scolaire, même si une très forte proportion d’enfants d’ouvriers deviennent ouvriers, et également pour les cadres, il n’est pas certain pour autant que « le milieu d’origine détermine la réussite scolaire et sociale ». Nous savons qu’une corrélation ne suffit pas à établir une relation de causalité : il faut que cette causalité soit identifiée par un effet concret d’un objet sur un autre. Comment le milieu d’origine agit-il concrètement pour produire la réussite en classe ? L’expérience du métier d’instituteur interroge quant aux effets concrets du milieu d’origine sur la réussite de l’enfant en classe. En quoi consiste cet effet ? Les parents de milieux favorisés emmènent-ils plus souvent leurs enfants au musée, leur font-ils pratiquer des activités qui développent leur culture ? Certainement. Surveillent-ils mieux les devoirs de leurs enfants ? Peut-être (cela n’est pas certain). Une chose est sûre, c’est qu’au moment où l’élève, dans la classe, est confronté à la compréhension d’un problème de mathématiques ou d’une règle de grammaire, à la mémorisation d’un énoncé, d’une table de multiplication ou d’une poésie, il est seul. Ses parents ne sont pas à ses côtés pour lui venir en aide, pour stimuler ses potentialités cognitives. Le statut social des parents ne vient pas agir, à la façon d’une baguette magique, sur l’efficience cognitive de l’enfant au moment où elle doit s’exprimer et faire ses preuves. Car la « réussite scolaire » d’un élève n’est pas l’effet d’un décret parental ou enseignant mais l’agrégation de « bonnes années scolaires », elle-mêmes 48 agrégations de réussites quotidiennes à des exercices en classe. Le « pouvoir » de l’origine sociale sur la réussite à l’école s’effectue-t-il alors le soir à la maison ? La réalité montre au contraire que bien des enfants fils de médecins, avocats, cadres supérieurs ou chefs d’entreprise ne voient pas beaucoup le soir leurs parents, peu disponibles. Où, quand et comment l’appartenance sociale des parents « détermine-t-elle » donc la réussite de l’enfant en classe ? C’est une question à laquelle il reste difficile de répondre. Quelle est la cause culturelle des trajectoires atypiques ? Un autre phénomène faisant douter de « l’influence sociale » de la réussite scolaire est que la corrélation entre origine et devenir n’est pas parfaite : lui échappent notamment nombre de trajectoires dites « atypiques ». Dans la meesure où des enfants d’ouvriers deviennent avocats, en effet, peut-on encore dire que « l’origine sociale détermine le statut atteint » ? A-t-on le droit de le dire même quand le fils d’ouvrier devient ouvrier et le fils d’avocat avocat ? Sur ce point, l’instituteur observe d’ailleurs tous les jours (surtout s’il effectue des remplacements pendant de longues années, dans des milieux très différents) que la réussite de l’enfant en classe n’est corrélée avec l’origine sociale que d’une manière assez imparfaite : bien des élèves issus de milieux « favorisés » rencontrent des problèmes d’attention, de compréhension ou de mémorisation ; inversement, bien des enfants issus de milieux populaires montrent des potentialités intellectuelles (et des résultats scolaires) ayant de quoi étonner (pour serait culturaliste). Il reste bien sûr, au delà de ces considérations naturalistes, que les uns et les autres, à potentialités cognitives équivalentes, n’ont probablement pas les mêmes « chances » sociales d’accéder aux mêmes statuts, parce que leurs parents n’exercent pas la même pression sur les résultats scolaires ou l’orientation. Ce qui ressort de cette réflexion sur la notion de « facteur social » dégagé par Durkheim, c’est que deux indicateurs psychologiques ou sociaux corrélés peuvent ne pas être « intercausés », mais l’un et l’autre pas un tiers facteur naturel, neurobiologique, invisible aux yeux du sociologue. Ainsi, la corrélation entre statut social des parents et réussite scolaire de l’enfant n’implique pas, malgré le « bon sens », que le premier soit la cause du second – d’autant plus (et ceci nourrirait une piste naturaliste) que les trajectoires scolaires des enfants « n’obéissent » pas fidèlement au statut des parents. Raymond Boudon : individuelles nominalisme et agrégation des actions Il est une sociologie des inégalités socio-scolaires qu’on peut difficilement accuser d’abuser des corrélations statistiques : celle de Raymond Boudon. C’est pourquoi il semble important de la présenter. La sociologie scolaire de Raymond Boudon n’est pas naturaliste à proprement parler ; elle est plutôt « rationaliste », sur la base de principes nominalistes, actionnistes et agrégationniste. Evidemment, en se démarquant des théories fortement structuralistes ou culturalistes, elle ouvre la porte à une compréhension plus fine des 49 phénomènes socio-scolaires, à des hypothèses plurifactorielles (naturelles, culturelles, affectives et rationnelles) des inégalités sociales, et surtout à l’explication de leur formation. Comme il n’est pas facile de résumer la pensée de Raymond Boudon, nous allons essayer d’en dégager les idées essentielles pour notre question de recherche. La sociologie de l’action : filiation nominaliste La pensée « actionniste » a certainement l’âge de l’humanité, bien que sa formulation sociologique soit relativement récente. Cette pensée considère que, l’individu étant la plus grosse entité vivante et douée d’intention, ce que nous appelons « phénomènes sociaux » ne sont que l’agrégation d’une multitude d’actions individuelles. On peut dire qu’Alexis de Tocqueville est l’un des précurseurs de la « sociologie de l’action », puisqu’il expliquait des phénomènes collectifs complexes sur la base des représentations et comportements individuels (révolution française et monarchie anglaise ; « religiosité » américaine et laïcité européenne, etc…). On peut dire que des Durkheim55, Weber ou Parsons ont adopté et développé ce paradigme… jusqu’aujourd’hui H.A Simon ou Raymond Boudon. L’approche de Raymond Boudon tranche par rapport à celle de Pierre Bourdieu sur le plan de la conception de l’homme, de la société et de la « sociologie ». L’individu boudonnien, d’abord, n’est pas transcendé par d’hypothétiques « structures » ou « faits » sociaux extérieurs à lui et agissant (comme doués d’intentions ou de pouvoirs) sur ses conduites. Dès lors, ce qu’on appelle les « phénomènes sociaux » ne sont que l’agrégation - parfois la cristallisation de phénomènes individuels. L’individu selon Raymond Boudon est autonome, libre et responsable, cependant qu’il est influencé et modelé par les « structures sociales » chez Pierre Bourdieu. Un modèle théorique agrégatif pour expliquer « reproduction » et mobilité Pour expliquer que les inégalités sociales se transmettent avec une forte « reproduction » tout en préservant une relative mobilité, Raymond Boudon va imaginer un modèle théorique d’agrégation des trajectoires individuelles d’une génération d’élèves, en prenant en compte divers facteurs comme l’origine sociale, la réussite scolaire, les choix d’orientation... ou le hasard. Son modèle peut alors expliquer la coexistence d’une assez forte reproduction et de trajectoires dites « atypiques ». Le modèle de Boudon, malgré tout, n’explique pas clairement les causes des trajectoires atypiques, ou les différences de réussite scolaire au sein d’un même milieu social. Il se limite simplement à définir plusieurs taux de réussite possibles (« R ») par catégorie sociale56. Ce qu’on appelle « stratification sociale » peut être considéré comme étant l’agrégation de statuts individuels, et la « mobilité sociale » l’agrégation des trajectoires. Le statut social est Quoiqu’on en dise en effet. Durkheim explique certains phénomènes « sociaux » ou collectifs sur la base de comportements rationnels individuels. 56 Nous essaierons d’aller plus avant dans la définition de « R ». 55 50 pour bonne part déterminé par l’aspiration et la réussite scolaire, laquelle est le fruit des aptitudes cognitives et du travail de l’élève. Pourquoi la société observe-t-elle une reproduction massive associée à une relative mobilité individuelle ? Quels phénomènes sont à l’oeuvre, que méconnaissent, éludent ou ne voient pas les sociologies classiques ? C’est ce à quoi travaillera essentiellement cette thèse, en combinant l’approche actionniste de Raymond Boudon et l’éclairage des nouvelles connaissances en neurobiologie et génétique57. Le modèle explicatif de mobilité de Raymond Boudon Raymond Boudon essaye de montrer, dans L’Inégalité des chances58, que la diminution des inégalités sociales devant l’école (par un développement de la scolarisation pour tous) ne va pas forcément contribuer à diminuer les inégalités devant la réussite sociale. De l’effet du développement scolaire sur les inégalités devant l’école Dans une première grande partie, R. Boudon observe l’inégalité des chances devant l’enseignement. Le sociologue bâtit pour ce faire le « modèle explicatif » virtuel d’une société qui comprendrait 100.000 enfants. Pour construire et faire fonctionner son système, R. Boudon définit des axiomes qui se basent sur des observations empiriques relevées par les enquêtes de l’I.N.E.D., analysées par Girard, et sur des mécanismes décelés par Christopher Jencks dans Inequality59. La société virtuelle imaginée par R. Boudon est divisée en trois « classes sociales60 », C1, C2 et C3 (C1 étant la plus « favorisée61 »). S’inspirant de la société réelle, le sociologue répartit 10.000 enfants en C1, 30.000 en C2 et 60.000 en C3. Les élèves connaissent, quelle que soit leur appartenance sociale, des degrés de réussite scolaire divers : R1, R2 ou R3 (R1 étant le plus haut degré de réussite). Comme il observé dans la réalité, l’appartenance sociale ne dicte pas de façon directe le degré de réussite scolaire, mais y est néanmoins corrélée. La répartition des degrés de réussite scolaire par classe sociale établie par R. Boudon est la suivante : ce terme de « génétique » ne signifiant aucunement que « l’intelligence » soit « héréditaire ». La « génétique » est la science de l’action des facteurs naturels et de la transmission (aléatoire et complexe) des caractères. 58 1973, L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Colin, « U » sociologie » & Pluriel ; 59 1972, Inequality. A Reassesment of the Effect of Family and Schooling in America, New York, Basic Books (trad. 1973, L’Inégalité) ; 60 Nous conservons le terme « classe » plutôt que « groupe » (que nous préférons) parce que R. Boudon les désigne par la lettre « C ». 61 ou la plus « riche » d’un point de vue économique et culturel. 57 51 100 100 100 C1 C2 C3 R1 R2 R3 60 50 30 30 30 40 10 20 30 On voit dans ce tableau que les élèves de la classe sociale C1 (la plus « favorisée ») connaissent le plus souvent la réussite scolaire R1 (la plus élevée). Il n’est pas précisé si ces différences de réussite scolaire sont causées par des facteurs environnementaux ou cognitifs natifs. Le sociologue invoque « l’existence d’inégalités culturelles en fonction de la position sociale62 », ce qui exclut - ou à tout le moins élude - la question de la diversité naturelle des capacités cognitives. Il est vrai que là n’est pas la préoccupation de l’auteur et que par ailleurs l’époque, marquée par le culturalisme, n’était guère favorable à l’invocation de facteur naturels, non plus qu’étaient développés, du reste, les connaissances en la matière. Et comment expliquer que la réussite R1 est plus souvent présente chez les élèves de la classe C1 sans insinuer que « l’intelligence est héréditaire », idée moralement choquante et scientifiquement inexacte ? La fameuse « Controverse de Royaumont », qui opposa le constructivisme de Piaget au naturalisme de Chomsky, n’avait pas encore eu lieu (octobre 1975). R. Boudon rapporte également, en se basant sur des données réelles, que les différentes classes sociales ne sont pas égales devant le choix d’orientation, et qu’à réussite scolaire égale, les classes les plus favorisées orientent plus souvent leurs enfants vers des filières « enviables » - généralistes et exigeantes. Ces différences sociales de probabilité d’orientation « ambitieuse » selon la réussite scolaire sont définies par le sociologue comme étant les suivantes : C1 C2 C3 R1 0,85 0,70 0,60 R2 0,75 0,60 0,40 R3 0,65 0,40 0,20 Ainsi, un élève montrant une réussite R1 n’a pas les mêmes chances d’avoir une bonne orientation selon qu’il est issu du milieu C3 ou C1. Cette différence, qui est observée dans la réalité, peut s’expliquer par des différences d’informations détenues par les différents groupes sociaux (comme l’ont suggéré Lipset et Bendix en 195963), ou par des différences de degré d’ambition ou de motivation (Parsons, 195364 ; Kahl, 195365), ou par des différences de R. Boudon, L’inégalité, p. 166 ; LIPSET S.M. & BENDIX R., 1959, Social Mobility in Industrial Societies, Berkeley/Los Angeles, University of California Press ; 64 PARSONS Talcott, 1953, A Revised Analytical Approach to the Theory of Social Stratification, in BENDIX & LIPSET, trad. 1955, Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon ; 62 63 52 valeurs et d’affinités culturelles (Hyman, 195366 ; Miller, 196767 ; Bourdieu et Passeron, 1964 et 197068), ou encore par des différences de proposition d’orientation par l’enseignant selon l’appartenance de l’élève (INED & Girard69). On peut également considérer, et notamment dans le cadre de l’individualisme méthodologique, que les différences d’ambition entre classes sociales s’expliquent essentiellement par la relativité subjective de la notion de « réussite sociale » : celle-ci, en effet, ne se situe pas à un même degré selon l’origine ; pour un fils d’ouvrier, devenir « seulement » cadre moyen est synonyme de réussite, d’ascension sociale. On pourrait même dire qu’un fils d’ouvrier aspirant à « ne devenir que » cadre moyen est beaucoup plus ambitieux qu’un fils d’avocat aspirant à devenir médecin. On peut résumer ce phénomène par l’idée que, à réussite scolaire égale de l’enfant, un parent cadre exerce, pour des raisons diverses, une plus forte pression sur une orientation généraliste et ambitieuse de son enfant. On peut représenter cet enchaînement de facteurs sur la différenciation sociale des réussites et orientations scolaires : Influence du milieu, de la classe sociale Autre(s) influence(s) ? Réussite à l’école Influence du milieu, de la classe sociale Orientation Trajectoire scolaire et « réussite » sociale À partir de cette base, R. Boudon va calculer et observer ce qui se produit pour chacune des catégories d’élève au fil de huit étapes d’orientation du cursus scolaire, entre la sortie de l’école élémentaire et celle de l’université. Finalement, par agrégation des différents facteurs d’origine sociale, de réussite scolaire et d’orientation, les « probabilités » d’entrer à l’université sont de : C1 0,2872 C2 0,0736 C3 0,0157 65 KAHL J.A., 1953, Educational and Occupational Aspirations of « Common Man » Boys, Harvard Educational Review, XXIII, 3 ; 66 HYMAN Herbert, 1953, The values Systems of Different Classes : a Social Psychological Contribution to the Analysis of Statification, trad. In LEVY, 1965, Psychologie sociale, Paris, Dunod, tome 2 ; 67 MILLER S.M., 1967, Drop-out, a Political Problem, in SCHREIBER D., Profile of the School Drop-Out, New-York ; 68 BOURDIEU Pierre & PASSERON Jean-Claude, 1964, Les Héritiers, Paris, Minuit ; 1970, La Reproduction, Paris, Minuit ; 69 C’est ainsi qu’à réussite scolaire égale (réussite scolaire moyenne, ou « R2 »), 78 % des enfants de cadres supérieurs reçoivent de leur instituteur un avis favorable d’orientation en 6ème, contre 30 % pour les enfants d’ouvriers (rapporté par FORQUIN J.-Cl., 1980, La Sociologie des inégalités d’éducation, ENS de Saint-Cloud, Crefed, p. 4) ; 53 Un élève de C1 a donc « 18 fois plus de chances » d’accéder à l’université qu’un élève de C3 (alors que les rapports d’excellence scolaire (R1) ne sont que de 1 à 2 entre C3 et C1). Peut-on réduire l’inégalité d’accès à la réussite scolaire ? Si oui, comment ? Pour R. Boudon, il semble illusoire de chercher à réduire cette inégalité par une action de contredifférenciation culturelle : en effet, « même si des mesures intéressant les niveaux préscolaires et élémentaires s’avéraient efficaces, elles pourraient (...) au mieux atténuer les inégalités culturelles de manière modeste. D’où il ressort que même si des mesures efficaces parvenaient à atténuer le phénomène des inégalités culturelles, leur effet sur les inégalités sociales devant l’enseignement serait très modéré70 ». R. Boudon estime plutôt que « l’origine principale des inégalités devant l’enseignement réside dans (...) la différenciation des champs de décision en fonction de la position sociale ». Ce phénomène est renforcé, selon lui, par le fait que cette influence sociale du processus d’orientation est répétitif, avec des effets « multiplicatifs », « exponentiels » au fil du cursus scolaire et des étapes successives d’orientation. Pour le sociologue, « l’intensité et la relative persistance des inégalités devant l’enseignement sont essentiellement dues aux effets exponentiels du conditionnement des attentes par la position sociale et dans une mesure beaucoup plus limitée à l’effet des inégalités culturelles71 ». En définitive, R. Boudon suggère que dans le cadre d’une société connaissant un taux croissant de scolarisation (et une croissance de ce taux d’autant plus élevée qu’on s’élève dans le cursus), on observe certes une réduction globale des inégalités sociales devant l’enseignement (qui correspond à une large ouverture de l’école et des cursus à toutes les classes sociales), mais néanmoins le « taux de survie » d’un palier scolaire à l’autre reste fortement corrélé au milieu d’appartenance (puisqu’il y a effet exponentiel des choix d’orientation) et que ce sont les enfants issus des milieux favorisés qui bénéficient le plus du développement des filières élevées (comme l’université ou les grandes écoles). Est-il possible d’échapper à cette fatalité ? En fait, il semble que « les sociétés industrielles supposent par définition l’existence d’un stock de qualifications différenciées et hiérarchisées, qui engendre les mécanismes exponentiels responsables de l’inégalité des chances devant l’enseignement72 ». Et en définitive, « le seul facteur capable de réduire les inégalités devant l’enseignement dans une perspective non utopique [résiderait] dans la réduction des inégalités économiques et sociales73 ». Or, ceci ne revient-il pas à dire que « la seule façon de réduire les inégalités sociales, c’est de réduire les inégalités sociales », c’est-à-dire que les mécanismes d’inégalités sociales sont un cercle vicieux dont il est impossible de sortir ? En marge de cette question, notons que R. Boudon exprime ici l’idée selon laquelle la réduction des inégalités sociales serait une condition nécessaire à une réduction des inégalités devant l’école. Précisons qu’une réduction de l’inégalité sociale devant l’école n’est pas celle de l’inégalité cognitive. Atténuer les effets de la diversité sociale devant l’école n’atténuerait L’Inégalité, p. 175 ; L’Inégalité, p. 177 ; 72 L’Inégalité p. 195 ; 73 Op. Cit., p. 197 ; 70 71 54 pas la diversité des potentialités cognitives natives (si tant est qu’elles existent). On peut simplement dire qu’une égalisation théorique des conditions socio-culturelles pourrait réduire l’inégalité devant les choix d’orientation. En revanche, pour ce qui concerne l’égalité absolue devant la réussite scolaire, on peut dire qu’elle ne serait pas permise par une égalisation des conditions socio-culturelles. Il faudrait pour cela, de plus, que soit réalisée une « égalisation des potentialités cognitives natives », chose qui n’est pas imaginable (ou à moins de produire des séries de clones génétiques en éprouvette). Allons même plus loin : il n’est pas dit qu’une telle égalité naturelle (impossible ou surréaliste) permettrait de réduire les inégalités sociales. Imaginons en effet une génération entière de clones : seraient-ils appelés à exercer dans leur société la même fonction professionnelle, avec un même revenu ? Il y a fort à penser, au contraire, que cette société de « clones » ressemblerait beaucoup à la nôtre, pour ce qui est du partage du travail et des revenus, donc de la stratification. Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur ces conjectures. Bien que l’égalité sociale devant l’école ne puisse être obtenue que par une (chimérique) égalité sociale des conditions, une homogénéisation des conditions socio-culturelles pourrait réduire les inégalités en matière d’orientation scolaire, et R. Boudon estime qu’« une politique d’égalité sociale et économique, même si elle est impuissante à éliminer le phénomène de la stratification, peut avoir une influence non négligeable sur l’égalité des chances devant l’enseignement74 », idée que nous retrouverons tout à la fin de notre thèse, au-delà de l’examen des aspects neurobiologiques et génétiques des potentialités cognitives natives. Ayant montré l’effet (modeste) d’une ouverture de l’école sur les inégalités devant l’enseignement, R. Boudon s’intéresse ensuite aux effets de la « démocratisation » scolaire sur la mobilité sociale. Des effets de la « démocratisation » scolaire sur la mobilité sociale Dans une deuxième grande partie de l’ouvrage, R. Boudon va s’intéresser aux implications des phénomènes de « démocratisation » scolaire sur la mobilité sociale. Ce qui est caractéristique de la pensée de R. Boudon, c’est qu’il va considérer la mobilité sociale comme l’agrégation de l’action des individus, chacun essayant d’obtenir le meilleur statut social possible – et la « stratification sociale » étant l’agrégation de tous les statuts sociaux atteints. Ce qui est important aussi dans la pensée de l’auteur est qu’il dissocie les systèmes scolaire et économique : l’École, d’un côté, produit des diplômés, sous la pression d’une demande d’éducation par les parents, en essayant également d’anticiper sur les évolutions du marché du travail ; l’Économie et « l’Entreprise », d’un autre côté, viennent puiser la main d’oeuvre dont elles ont besoin parmi la cohorte des diplômés sortants. Il n’y a pas de correspondance, de projection mathématique, bijective, entre tel diplôme et tel poste professionnel, mais seulement la rencontre d’une « offre » et d’une « demande ». L’Entreprise ne crée pas les emplois qui correspondraient exactement aux diplômés que produit l’École : elle puise parmi 74 L’Inégalité p. 195 ; 55 les diplômés sortant en essayant de maximiser le rapport compétence/coût salarial. Les positions sociales sont successivement attribuées aux individus de la file d’attente en fonction de l’ordre de compétence, du rang de sortie, créé par le système des diplômes, ceci jusqu’à épuisement. En conséquence de quoi, on voit bien qu’une réduction des inégalités scolaires, des inégalités de niveau de diplôme, ne va pas avoir d’effet égalitaire sur la stratification sociale, car, si les différences de savoir et de compétences se sont atténuées entre tous les diplômés sortant, leur ordre de sortie du système scolaire demeure similaire. Illustrons ce phénomène de stabilité de la file d’attente par l’exemple suivant : dix athlètes participent à un sprint. Au premier arrivé est donné mille euros ; aux trois suivants, cinq cent ; et aux six derniers, deux cent. Fournissons aux coureurs un breuvage magique qui leur permette d’augmenter leurs performances et réduire les écarts à l’arrivée. Imaginons même que les différences à l’arrivée soient minimes. La potion changera-t-elle l’ordre du classement ? Non. Modifiera-t-elle la répartition des gains ? Non plus. Il en va de même pour l’atténuation des inégalités scolaires et la « stationarité75 » de la mobilité et de la stratification sociale : même si les diplômes se sont multipliés et élevés parmi la classe ouvrière, le monde du travail vient puiser dans une file d’attente demeurée semblable. Les inégalités de niveau scolaire se sont réduites, mais comme les entreprises viennent « puiser » dans la file d’attente des diplômés sortant en fonction de leur niveau de compétence, et que la structure économique n’a pas été changée par la « démocratisation » scolaire, le degré des inégalités sociales demeure sensiblement le même. Notons – et ceci est important – qu’au sein de cette stratification sociale relativement stable, peut se produire un accroissement de la mobilité sociale des niveaux de diplôme et des statuts sociaux, dû à une optimisation des potentialités et aspirations des élèves issus des milieux populaires. Ceci semble possible, et dépend de volontés politiques, scolaires et pédagogiques. En matière sociale, il n’y a pas de « fatalité », mais au contraire la liberté politique des hommes. Notons également que R. Boudon parle de « mobilité structurelle ». Il s’agit là d’un effet endogène, interne, de la structure du marché du travail, qui fait que, par l’évolution des techniques, une certaine catégorie de travailleurs (comme par exemple les agriculteurs ou les ouvriers) va être réduite au bénéfice d’une autre (comme les cadres moyens du secteur tertiaire). Ce phénomène produit donc une sorte de promotion sociale « naturelle », qui n’est pas due à des effets de l’École. En effet, ce n’est pas parce que l’École aurait cessé de produire des diplômes d’agriculteur ou d’ouvrier que ces corps de métier ont été divisés par deux ces dernières décennies. Récapitulation des phénomènes décelés par R. Boudon En récapitulation de ses travaux, R. Boudon énumère les phénomènes probables selon lesquels : 75 terme emprunté à R. Boudon. 56 - L’inégalité des chances devant l’enseignement résulte de la stratification sociale ellemême, à cause des effets exponentiels de choix différents d’orientation ; - Ces inégalités de chances sont peu dépendantes de facteurs de type culturel. En conséquence, une politique de contre-différenciation culturelle n’aurait qu’un faible effet sur l’inégalité des chances scolaires ; - L’égalité complète des chances scolaires ne pourrait passer que par une abolition de la stratification sociale – ce qui n’exclue pas une réduction de l’inégalité ; - La relative réduction des inégalités scolaires observée est probablement due à une augmentation générale de la demande d’éducation ; - Plus la scolarisation est massive et plus le niveau de diplôme détermine le statut social ; la corrélation entre niveau scolaire et statut acquis croît avec le développement de la scolarisation ; - L’augmentation de la demande d’éducation est l’effet d’un cercle vicieux d’agrégation de concurrence inter-individuelle et inter-classe en matière de niveau diplôme, mais pas d’un changement de la structure sociale. Il en découle une permanente dévalorisation marchande du diplôme puisque la demande massive d’éducation n’est pas le reflet de la structure sociale : il faut faire plus d’études pour espérer obtenir le même statut social. Une augmentation massive du taux de scolarisation ne semble donc pas devoir modifier le degré et la structure de la mobilité sociale ; - Il est peu probable qu’une réforme du système scolaire permette une réduction des inégalités scolaires ou socio-économiques ; - Les sociétés industrielles seraient assez proches d’un modèle « méritocratique pur », où le statut social serait déterminé essentiellement par le niveau scolaire, indépendamment de l’origine sociale à niveau scolaire égal (et malgré l’influence supposée du milieu d’origine sur la réussite scolaire et l’orientation) ; - Une augmentation du taux de scolarisation et une atténuation de l’inégalité des chances scolaires peut très bien s’accompagner d’une aggravation des inégalités sociales (ce qui s’est observé d’ailleurs parfois dans l’histoire des sociétés industrielles) ; - Seule une réduction directe des inégalités économiques pourrait réduire les inégalités sociales devant l’école ; - L’élucidation du phénomène des inégalités socio-scolaires n’exige pas l’intervention de théories culturalistes invoquant de supposées différences de valeurs entre classes sociales. On pourrait dire, pour résumer la pensée de R. Boudon, que la « démocratisation » scolaire (entendue comme augmentation des taux de scolarisation) produit bien une réduction des inégalités de diplôme entre les différentes classes sociales, mais que cette réduction des inégalités de diplôme ne produit pas la réduction des inégalités sociales escomptée. Précisons enfin que cette « stationarité » de la stratification sociale n’exclue pas une amélioration de la mobilité sociale des niveaux de diplôme et des statuts, permise par des actions politiques et pédagogiques d’optimisation de l’égalité des chances, et notamment de l’épanouissement des potentialités cognitives de chacun (comme nous le reverrons plus loin). 57 Quels sont les facteurs de la réussite sociale et scolaire ? Avant d’aborder le chapitre sur la neurobiologie cognitive, il semble important d’en dégager les liens – et les limites – avec la réussite scolaire et sociale. La réussite sociale déterminée par la réussite scolaire et l’ambition Est-il possible de définir ce qui nourrit la réussite sociale d’un individu ? La gageure semble impossible et, en toute rigueur, l’est assurément : même une théorie absolument fiable de prévision des actions et des interactions entre tous les atomes de l’univers ne pourrait préjuger de la marche du monde. On peut néanmoins dégager de « grands facteurs d’influence » de la « réussite sociale76 », que sont : le niveau de diplôme (effet de la « réussite scolaire ») et l’ambition de l’acteur. Rares en effet sont les titulaires de certificat d’études dépourvus d’ambition à devenir directeur de clinique ou colonel de l’armée de l’air ; inversement, rares sont les polytechniciens ambitieux à balayer les trottoirs77. On peut observer une assez bonne corrélation entre la réussite scolaire et la motivation d’un élève d’une part, et sa « réussite sociale » d’autre part, et il ne semble pas que cette corrélation soit l’effet du hasard ou d’un « tiers phénomène invisible à l’observateur », mais exprime une réelle relation de causalité, de cause à effet : le revenu (surtout le revenu horaire) augmente de façon proportionnelle (voir exponentielle) par rapport au nombre d’années d’études qualifiantes78 menées après l’âge de seize ans. Bien sûr, nombre d’autres facteurs, indirects, entrent en ligne de compte dans la « réussite » sociale : les « relations » familiales, sociales et professionnelles ; l’influence ou l’aide de l’entourage, des parents ou des amis ; la « chance » ou la « malchance », c’est-à-dire le « hasard ». Mais nous nous intéresserons aux facteurs les plus importants et les plus réguliers. La réussite scolaire, mélange de compétences cognitives et de motivation Qu’est-ce qui détermine la « réussite scolaire » d’un élève ? La pratique quotidienne du métier d’enseignant, et plus encore d’instituteur remplaçant, où on observe l’efficience de nombreux élèves dans toutes les matières, est riche d’enseignements empiriques. Les deux grands ingrédients responsables de la réussite de l’élève semblent être ceux de « l’intelligence » et de la motivation : « untel a des ‘capacités’ et en plus il est très motivé » entend-on souvent dans les cours de récréation d’école primaire. Mais quels sont les ingrédients de cette « intelligence » et cette « motivation » ? Quelle est leur origine ? Celle-ci n’est assurément pas imputable à de seuls facteurs naturels. Entrent en ligne de compte également des facteurs d’ordre familial, environnemental, psychologique et culturel - effets 76 « réussite sociale » signifie ici statut social et revenus élevés. Le terme ne préjuge en rien du bonheur et de la « réussite » personnelle de l’acteur. 77 cette dernière activité pouvant d’ailleurs (est-il besoin de le préciser ?) apporter bonheur et équilibre à qui l’exerce (de manière choisie). 78 « qualifiantes » parce que qu’un titulaire de CAP de menuiserie se « monnaiera » mieux sur le marché du travail qu’un étudiant licencié en sociologie. 58 causaux qu’il s’agirait d’ailleurs d’identifier avec précision, sans se satisfaire d’intuitions inspirées de corrélations79. Il est probable qu’à la fois pour « l’intelligence » et la « motivation » se mélangent, s’associent, des facteurs d’ordre à la fois naturel et environnemental : le rôle des parents, de l’environnement, des amis, de l’école, est important dans le développement des capacités cognitives (ou des connaissances) ; il l’est aussi dans la construction de l’ambition socio-professionnelle et de la motivation à réussir, à atteindre au moins tel niveau de diplôme (diplôme qui suppose l’emprunt de telle filière, laquelle suppose tels résultats scolaires dans telle et telle matière). Ceci peut sembler évident mais doit néanmoins être énoncé. La délicate question des facteurs naturels Hormis les (supposées, probables) influences environnementales, existe-t-il des facteurs naturels des capacités cognitives et de la motivation ? Le sujet est « politiquement sensible ». À ce titre, nous verrons plus loin qu’une hypothèse naturaliste n’abolit ni ne minimise en rien les valeurs morales de « justice sociale ». Tout au plus les module et les affine-t-elle. Au nom d’idéaux moraux et politiques, il fut longtemps - il est encore - « tabou » de parler de facteurs naturels pour expliquer la réussite scolaire de l’élève. Pourquoi ce tabou, ce « complexe » ? Peut-être parce que (nous consacrons un chapitre à cette question) les idéalistes épris d’égalité des résultats scolaires et des conditions sociales craignent d’hypothèses naturalistes qu’elles discréditent leurs idéaux et « légitiment » peut-être même quelque conservatisme ou ségrégationnisme social. L’observation empirique et les travaux de neurobiologie montrent pourtant la responsabilité (au moins partielle) de facteurs naturels dans la réussite scolaire, indépendamment de l’influence du milieu familial. Nous allons explorer ces facteurs dans le chapitre suivant, puis leur responsabilité dans la réussite scolaire et la mobilité sociale. Nous observerons également que la prise en compte des facteurs naturels ne présente pas de « danger » d’un point de vue politique, parce que la réalité et les valeurs politiques sont épistémologiquement distinctes, parce que la diversité naturelle n’interdit pas un idéal d’égalité sociale des chances et parce que (inversement) une posture fataliste, conservatrice ou ségrégationniste ne peut pas se fonder sur la diversité naturelle des hommes. La prise en compte des facteurs naturels ne peut malmener que les utopistes, extrémistes des deux bords politiques, souvent aveugles sur la nature humaine – par exemple l’extrémisme de gauche qui croit à l’égalité native des potentialités et à la possibilité d’une égalité des statuts, mais également, nous le verrons, l’extrémisme de droite, qui croit à la transmission dynastique des caractères naturels. Il est par exemple « évident » pour le sens commun que « l’origine sociale influence la réussite scolaire ». Soit. Mais sous quelle forme ? De quelle manière ? Quel phénomène existe-t-il entre l’appartenance sociale et la réussite en classe ? À cette question, peu de gens réfléchissent et sont en mesure d’apporter des réponses claires, rigoureuses et convaincantes. 79 59 Les compétences cognitives, émulsion de facteurs environnementaux et naturels Il faut bien avoir à l’esprit, si l’on est matérialiste, que ce qu’on appelle « réussite scolaire » de l’enfant consiste en la « réussite » d’un certain nombre de procédures cognitives (attention, compréhension, mémorisation, « rappel », articulation logique, utilisation pertinente, « innovation », imagination, etc...) qui se déroulent en classe, au sein de réseaux neuronaux et synaptiques dans le cerveau de l’enfant. Il est curieux de noter que les enseignants, tout « matérialistes » qu’ils puissent se prétendre, considèrent généralement les mécanismes d’apprentissage comme des phénomènes abstraits, émancipés de leur substrat biologique et matériel. Or, on ne peut concevoir l’hypothèse de facteurs naturels dans la réussite scolaire si l’on suppose qu’apprentissage et « réussite » sont des phénomènes abstraits. On peut pourtant avancer sans grand risque qu’apprentissage et « réussite » sont des phénomènes concrets, s’inscrivant dans différents modules du cerveau. On peut d’ailleurs également avancer que modules cérébraux, neurones, synapses et neuromédiateurs ne sont pas « tombés du ciel », n’ont pas surgi du néant, n’ont pas été créés par une « opération du Saint-Esprit » mais ont été créés, fabriqués et fonctionnent à chaque seconde grâce à l’action de protéines, protéines dont la synthèse est commandée par des gènes, inscrits sur le génotype de l’individu. Ce que nous verrons plus en détail dans le chapitre suivant. Enoncer cette réalité n’est pas le fait d’une idéologie réactionnaire ou ségrégationniste mais de la connaissance éclairée. Inversement, dénier cette réalité n’est pas le fait d’aspirations louables mais simplement d’obscurantisme. On peut certainement défendre des valeurs de « justice » tout en reconnaissant (et avec avantage) la réalité des phénomènes cognitifs, ce que préciserons également plus loin. Cette remarque est importante. On entend en effet ici ou là rapporter que tel biologiste assure qu’il n’y a « aucun lien entre les neurones et les gènes ». Certes, il n’existe pas de lien direct au sens où la « graine du gène » donnerait la « plante du neurone » ou de « l’intelligence ». Mais d’où proviennent les neurones ? Qui les a fabriqués ? Il semble difficile d’imaginer un scénario qui exclue la responsabilité de l’ADN (donc des gènes) à un moment ou à un autre. Sur ce point d’ailleurs, les neurobiologistes ont découvert que l’effectif des neurones était identique chez les jumeaux monozygotes. S’agirait-il d’une coïncidence, dont serait exclue toute action génétique ? On voit ici comment des propos supposés scientifiques peuvent produire des croyances fausses – d’inspiration peut-être moraliste, mais d’effet plus certainement démagogique. « On tolère les croyances [religieuses et idéologiques] disait Raymon Aron, mais on combat les erreurs [scientifiques] ». La « motivation », déterminée également par l’environnement et des traits de caractère constitutionnels Nous avons vu (l’expérience d’enseignant le montre tous les jours) que la « motivation » (« l’ambition », l’appétence au travail, la capacité de travail...) est un facteur important de réussite scolaire aux côtés des capacités cognitives. On observe ainsi des élèves aux potentialités certaines obtenir des résultats modestes parce que la motivation ou le travail ne sont pas au rendez-vous (cela s’observe notamment chez de nombreux garçons incapables 60 d’attention ou préoccupés par des activités ou soucis extra-scolaires). Réciproquement, de nombreux élèves aux potentialités « modestes » obtiennent d’excellents résultats scolaires par l’effet d’une grande motivation ou d’une grande quantité de travail. Ceci s’observe depuis la petite section de maternelle jusqu’à l’université. « L’intelligence » seule n’est pas un critère suffisant pour prédire la réussite scolaire. Quels sont les facteurs de cette motivation, de cette capacité de travail ? Des facteurs environnementaux de la « motivation » Il est vraisemblable qu’entrent également ici en ligne de compte – de la même façon que pour les capacités cognitives – des facteurs d’ordre environnemental : il est certain que l’encadrement, la surveillance, l’encouragement, la motivation et surtout la valorisation de l’élève par les parents, amis, ou enseignants ont une part d’influence et de détermination de la motivation personnelle de l’élève au travail (c’est-à-dire de l’exercice de ses potentialités et capacités cognitives). On pourrait discuter des corrélations sociales de cet effet : est-il plus fort dans les milieux aisés ? Il est hautement probable que l’enfant issu de milieu aisé soit soumis à une pression, à une exigence plus forte de ses parents au niveau de l’ambition scolaire et professionnelle : il s’agit évidemment de « faire aussi bien », d’atteindre le même statut social que les parents, et tous les moyens pour ce faire seront convoqués (jusqu’au financement de cours particuliers, de « stages » ou l’engagement d’un précepteur). L’ambition, le projet professionnel de l’enfant, notamment, sont certainement « cultivés », travaillés, entretenus dans les milieux à « haute attente sociale ». Et ceci est indéniablement un facteur favorisant la « motivation » de l’enfant (ou à moins parfois qu’elle ne la brise ?). Bien des sociologues ont travaillé sur ce sujet et montré (ou suggéré) cet effet80. Mais l’observation montre aussi que bien des élèves issus de milieux modestes sont également soumis à une ambition et une motivation fortes de la part de leurs parents, qui ont envie de voir leur enfant réussir dans la vie. Il est donc possible que cet effet environnemental sur la motivation ne soit pas réservé aux milieux « favorisés ». Peut-être y est-il, seulement, plus important. Car la « réussite sociale » pour un individu – comme a pu le noter Raymond Boudon – est certainement relative à son origine. Des facteurs naturels de la « motivation » Conjointement à cet effet environnemental, il est envisageable de supposer l’action de facteurs naturels. Là encore, cette hypothèse est inspirée à la fois par l’observation empirique et différents travaux scientifiques récents. L’observation empirique montre, en effet, que les élèves issus d’une même fratrie, soumis à la même éducation, aux mêmes attentions, 80 Notamment, pour les précurseurs : HYMAN H., 1953, The Values Systems of Different Classes : a Social Psychological Contribution to the Analysis of Stratification, 1965, Psychologie sociale, Paris, Dunod ; PARSONS T., 1953, A Revisited Analytical Approch to the Theory of Social Stratification, 1955, Elements pour une sociologie de l’action, Paris, Plon ; KAHL J.A., 1953, Educational and Occupational Aspirations of « Common man » Boys, Harvard Educational Review, XXIII ; LIPSET S.M. & BENDIX R., 1959, Social Mobility in Industrial Societies, University of California Press ; KELLER S. & ZAVALLONI M., 1962, Classe sociale, ambition et réussite, Sociologie du travail, 4 ; SUGERMAN B.N., 1966, Social Class and Values as related to Achievement and Conduct in Schools, Sociological Review, 14 ; MILLER S.M., 1967, Drop-out, a Political Problem, Profile of the School Drop-Out, New-York ; 61 motivations et pressions parentales, ne présentent pas les mêmes motivations, les mêmes appétences et capacités de travail (indépendamment de leurs potentialités cognitives). Leurs personnalités sont différentes et, à potentialités équivalentes, les résultats scolaires ne sont pas les mêmes. Une approche psychanalytique pourrait objecter que d’autres éléments environnementaux agissent sur ces différences de motivation, comme par exemple celui de la place dans la fratrie ou de la relation affective aux différents parents, ou à différentes projections parentales plus ou moins narcissiques ou névrotiques sur tel ou tel enfant plus que sur tel autre. Il y a certainement là des éléments de vérité, qui sont d’ailleurs vérifiables. Mais cela suffit-il à expliquer la diversité des tempéraments entre les élèves, que l’enseignant (surtout s’il est remplaçant pendant de longues années) peut analyser par de nombreux recoupements entre familles, classes, milieux ou générations ? Les travaux scientifiques viennent confirmer les intuitions empiriques puisque, comme nous le détaillerons plus loin, structures cérébrales et neuromédiateurs ont leur part de responsabilité dans la définition du « tempérament », de la personnalité de l’individu. Il est attendu que ce tempérament soit différent chez chacun puisque la combinaison des caractères y est unique. À titre d’exemple, évoquons le cas du neuromédiateur « dopamine », dont les différences de taux de production dans le cerveau sont gouvernées par les gènes et corrélées, selon Cloninger, avec des traits de comportement relatifs à la « recherche de la nouveauté », à la curiosité, à l’emphase cognitive. L’équipe israëlo-américaine du Professeur Richard Ebstein a même localisé récemment l’un des gènes responsable de la production de dopamine : le gène « D4DR »81. De nombreux « ingrédients » cérébraux, neuromédiateurs, protéiques et génétiques concourent probablement à la constitution du phénomène complexe qu’est le « tempérament » ou la « personnalité », et dont la « motivation scolaire » ou la « capacité de travail » sont des expressions. De la même façon que pour les « capacités cognitives », il semble donc que la « motivation » de l’élève, cet autre élément important de la réussite scolaire, soit le produit « d’ingrédients » à la fois environnementaux et naturels. Environnement et tempérament influencent la motivation de l’élève à travailler. L’environnement influence-t-il le tempérament ? Cela n’est pas certain, malgré le « bon sens » ou les croyances du sens commun. Les réussites sociale et scolaire, mélanges de facteurs naturels et environnementaux On voit donc qu’à la base de la réussite scolaire, produite par les capacités cognitives et la motivation d’un élève, oeuvrent conjointement - de façon indissociable - des facteurs d’ordre naturel et environnemental. On peut dire par ailleurs, en aval, que la réussite sociale est produite par la réussite scolaire, le niveau de diplôme et (une nouvelle fois, à l’issue du diplôme) le tempérament, sous forme d’ambition professionnelle. Si l’on conçoit la 81 Sciences & Avenir, n° 636, février 2000, p. 60 ; 62 stratification et la mobilité sociale comme l’agrégation des trajectoires individuelles, on voit que cette stratification a pour origine des facteurs d’ordre à la fois naturel et environnemental. Les sciences sociales des dernières décennies ont beaucoup travaillé (jusqu’à la redondance) sur les « effets » possibles des « facteurs sociaux » dans la formation des inégalités scolaires et sociales. Il semble donc utile, vertueux, de se pencher également sur les facteurs naturels – cognitifs et comportementaux – de la réussite à l’école, ceci afin de mieux comprendre encore la formation et l’évolution des inégalités sociales. Là encore, il ne faut pas que cette démarche soit comprise comme une volonté politique de chercher une prétendue « légitimation » des inégalités sociales : elle est simplement de chercher à comprendre les causes de ces inégalités. Pour qui est épris de « justice sociale », d’ailleurs, une meilleure compréhension de la formation des inégalités ne peut qu’optimiser son idéal. Nous sommes à présent disposés à explorer les facteurs naturels de cognitivité et du tempérament. Résumé de la première partie Valeur égalitaire et « justice » L’idéal égalitaire est une préoccupation centrale de la société. Cet idéal se nuance entre égalité des « droits » et des « conditions », valeurs aux effets contradictoires. La valeur intermédiaire « d’égalité des chances » demeure floue parce qu’indexée aux différents objectifs de ces « chances » : à s’épanouir individuellement ou être égal aux autres. Compte tenu de la permanente diversité naturelle et sociale entre les hommes, « l’inégalité sociale » prend véritablement un sens lorsqu’elle fait naître un ressentiment « d’injustice » dans l’esprit des acteurs. Qu’est-ce donc que la « justice » ? Elle est peut-être une notion dépendant plus du sentiment de bonheur individuel que d’une situation d’égalité objective. La « justice » socioscolaire ne se confond pas nécessairement avec une adéquation parfaite entre devenir social et potentialités, et encore moins a fortiori avec une stricte (et hypothétique) égalité des résultats scolaires ou des statuts sociaux. Il est enfin douteux que – opinion pourtant répandue dans le sens commun – l’égalité, ou tout au moins l’égalisation sociale (des conditions, des droits ou des « chances ») constitue un horizon historiquement déterminé. Cette considération n’invalide bien sûr en rien l’opportunité d’une lutte morale et politique incessante et persévérante contre « l’injustice » et l’inégalité sociales des droits ou des « chances ». L’histoire des inégalités socio-scolaires Nous ne disposons que peu d’éléments concernant l’histoire des inégalités scolaires et sociales, sans doute parce que cette préoccupation est relativement récente. De ce que nous savons sur les différentes civilisations de la préhistoire et de l’Antiquité, ainsi que des différentes périodes de l’ère chrétienne, nous pouvons néanmoins dégager quelques enseignement essentiels : la société a toujours connu un relatif partage du travail, avec des tâches, revenus et statuts différents ; l’éducation (ou « instruction » ou « apprentissage ») a 63 toujours consisté à former l’enfant pour acccomplir la tâche qu’il était appelé à effectuer au sein de la société. Nous sommes également en mesure de constater deux autres enseignements : l’espèce humaine ne provient pas d’une inégalité sociale excessive pour « progresser » vers une égalisation des statuts ; elle ne provient pas non plus, a contrario, d’une « égalité originelle » pour se diriger vers une inégalité croissante. Le degré d’inégalité sociale entre les hommes, même s’il paraît varier d’une décennie à l’autre, demeure relativement constant à l’échelle des millénaires. Un autre enseignement de l’histoire est que la motivation de « l’école pour tous », qu’elle ait été promue par la Chine classique, les Hébreux, les Protestants, les Catholiques ou Jules Ferry, est généralement corrélée, au delà de motivations philanthropiques, à des préoccupations d’imprégnation religieuse et morale, ou (mais n’est-ce pas analogue ?) à la socialisation des citoyens. La sociologie des inégalités d’éducation La « sociologie », discipline âgée d’un siècle et demi, a vu se développer dans les années 1960 une « sociologie des inégalités d’éducation », soucieuse d’établir un bilan de la scolarisation massive opérée dans les sociétés occidentales après la seconde guerre mondiale. Des enquêtes de grande envergure ont fourni une masse considérable de données que se sont évertués à analyser de nombreux sociologues. En marge de quelques innéistes très minoritaires (aux hypothèses un peu simplistes), s’est développée une abondante littérature expliquant les différences de réussites scolaire et sociale sur la base de facteurs environnementaux – relatifs à la culture, aux valeurs, au registre de langage, à l’ambition, etc… Ces théories ont suscité l’espoir de voir réduire les inégalités socio-scolaires puisqu’elles suggéraient la possibilité d’agir sur l’environnement pour homogénéiser les trajectoires. Seuls quelques auteurs comme Christopher Jencks ou Raymond Boudon, ont mis en doute – avec raison – cet optimisme et relativisé le pouvoir supposé de l’école ou de la politique sur l’inégalité. En l’occurrence, les différentes politiques entreprises pour égaliser les chances socio-scolaires n’ont pas produit les effets escomptés. Les espoirs égalitaires des années 1960 et 1970 restent déçus. Il faut préciser toutefois, bien sûr, que la relative « stationarité » de la stratification sociale qui échappe au pouvoir de l’école n’empêche peutêtre pas une action politique et pédagogique pour une meilleure égalité sociale des chances et fluidification de la mobilité. La faiblesse des théories ultra-culturalistes Pourquoi les théories structuralistes et culturalistes se sont-elles trompées, ont-elles péché par optimisme ? Un Pierre Bourdieu estime que les inégalités socio-scolaires sont causées par une « reproduction » familiale de valeurs et de schèmes d’action (ou « habitus ») qui déterminent la trajectoire individuelle. Or, ce type d’explication soulève plusieurs questions : en quoi consiste matériellement le phénomène « d’habitus » ? Est-il abstrait ou siège-t-il dans les cerveaux ? « Expliquer » la reproduction des différences explique-t-il leur origine et leurs causes ? Puisque l’habitus est inculqué par le milieu, pourquoi voit-on des trajectoires atypiques ? Comment la théorie peut-elle faire abstraction des différences naturelles de tempérament et de potentialités cognitives entre les individus ? Autant de questions auxquelles ont du mal à répondre les théories ultra-culturalistes. Le fait que le sociologue 64 P. Bourdieu se soit engagé ouvertement dans des combats politiques à la « gauche de la gauche » (c’est-à-dire l’extrême-gauche) pose également question d’un point de vue épistémologique : son parti-pris idéologique ne lui aurait-il pas suggéré de tronquer la réalité des faits pour laisser croire à un accomplissement possible de son idéal ? Si les théories culturalistes n’ont pas su prévoir la relative « stationarité » de la stratification sociale et des inégalités scolaires, ne serait-ce pas parce qu’elles auraient occulté certains éléments de la réalité ? De la « causalité » sociologique L’examen des théories culturalistes nous amène à la notion de « causalité » en sociologie. On sait que Durkheim fonda la notion de « facteur social » sur la base de corrélations statistiques. Or, une corrélation, nous le savons, ne suffit pas à établir une relation de causalité entre deux variables : il faut également suggérer une explication plausible d’inférence entre les variables. Mais une hypothèse inférentielle peut être illusoire. En effet, des microphénomènes (comme l’action de structures cérébrales ou neurotransmetteurs) peuvent déterminer à la fois chacune des variables observées sans être eux-mêmes visibles aux yeux de l’observateur – surtout sociologue. Le neuromédiateur béta-carboline, par exemple, dont la synthèse est gouvernée par des gènes et dont la quantité varie selon les individus, produit à la fois un effet anxiogène et un accroissement des capacités de mémoire. Que penser alors de l’hypothèse de Durkheim (basée sur une corrélation) selon laquelle « un haut niveau de diplôme ‘influence’ la propension au suicide » ? L’un et l’autre ne seraient-ils pas causés par un même phénomène neurobiologique invisible aux yeux du sociologue ? Il est donc possible que les nouvelles connaissances en neurobiologie et génétique révolutionnent notre approche de la sociologie. Concernant notre sujet de recherche, les nouvelles connaissances en neurobiologie de la cognition et du tempérament risquent de relativiser la pertinence et la légitimité des théories ultra-culturalistes. Il est possible que ces théories n’expliquent au mieux qu’une partie des phénomènes de réussite scolaire et de mobilité sociale. L’ouverture actionniste La sociologie actionniste, promue en France par un Raymond Boudon, ne s’enferme pas dans un schéma structuraliste et culturaliste des trajectoires scolaires et sociales. Elle explique au contraire les phénomènes sociaux comme l’agrégation d’actions et rationalités individuelles, lesquelles sont nourries d’un mélange de facteurs environnementaux, économiques… ou naturels. Cette sociologie s’épargne ainsi certaines dérives holistes et transcendantales (émergeant généralement de parti-pris idéologiques). Il est possible que la sociologie actionniste soit la mieux à même d’éclairer aujourd’hui et demain la complexité des phénomènes de stratification, mobilité et différences de trajectoires scolaires et sociales, parce qu’elle prend en considération une multiplicité réaliste de facteurs d’influence. 65 Les éléments de la réussite scolaire Quels sont les ingrédients des réussites sociale et scolaire de l’individu ? Il est vraisemblable que la réussite scolaire de l’élève est permise par un mélange de capacités82 cognitives et de motivation au travail. Chacune de ces composantes semble à son tour être le produit d’une émulsion intime entre des ingrédients naturels et environnementaux : les capacités cognitives (vitesse de traitement de l’information, mémoire, attention...) seraient le mélange de potentialités naturelles et de circonstances environnementales favorables ; la « motivation », qui peut se manifester par la volonté, l’ambition ou l’énergie au travail, serait le mélange d’un tempérament naturel et d’une culture environnementale. Il découlerait de ces micro-phénomènes élémentaires que la stratification et la mobilité sociales, agrégations des trajectoires individuelles, seraient le produit de facteurs à la fois éducatifs et naturels. La seconde partie de cette thèse explorera le champ des facteurs naturels. Résumé du résumé La société des hommes est très éprise de la valeur « d’égalité », selon différentes acceptions, plus ou moins bien définies. L’idée « d’inégalité sociale » est souvent perçue sous la forme d’un ressentiment « d’injustice ». Les autres siècles, millénaires et civilisations ne semblent pas avoir montré de stratifications sociales radicalement différentes, de moindre ou plus grande ampleur. Depuis 1960, de nombreuses sociologies de l’éducation ont analysé le phénomène des inégalités scolaires et sociales, en les interprétant souvent comme étant induites par le milieu d’origine. Les différentes politiques d’éducation à vocation égalitaire n’ont pas produit les effets escomptés. Quelques rares sociologues actionnistes comme Christopher Jencks ou Raymond Boudon, avaient prédit la vanité de ces espoirs. Il semble que les sociologies ultra-culturalistes, comme celle d’un Pierre Bourdieu, semblent présenter quelques lacunes explicatives et théoriques. La notion de « déterminisme » social, notamment, née de l’observation de corrélations statistiques, demande, à la lumière des nouvelles connaissances en neurobiologie comportementale, à être réexaminée avec précaution. Une sociologie actionniste, de son côté, ouvre des perspectives d’aller vers un affinement plurifactoriel des phénomènes de différenciation scolaire et sociale. La stratification sociale, enfin, et en définitive, qui est l’agrégation de trajectoires scolaires et professionnelles, semble être le produit d’ingrédients individuels d’origine à la fois naturelle et environnementale. 82 Le terme de « capacités » (acquises) se différencie de celui de « potentialités » (natives). 66