Le malthusianisme patronal français dans l`entre-deux-guerres

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Le malthusianisme patronal français dans l’entre-deux-guerres
En quoi le malthusianisme français a-t-il influé sur le (prétendu) modèle économique « à la
française » ?
Remarques : la première partie n’est pas la plus importante (litote), mais il me paraît
important de montrer : 1) que le malthusianisme est « ancré » dans la culture patronale
française et 2) que des signes avant-coureurs étaient déjà présents dès la décennie 1920.
En revanche, je considère que la deuxième partie est essentielle (comprendre : « pas hors
sujet ») : le malthusianisme patronal a résulté pour une bonne part du malthusianisme étatique
(et l’on peut considérer que les réductions drastiques des dépenses publiques correspondent
également à du malthusianisme).
1. Des patrons timorés même en temps de croissance
Le malthusianisme patronal « à la française » des années 20 et surtout 30 n’est pas
nouveau. Déjà, au XIX°, les patrons français cultivent beaucoup moins l’esprit d’entreprise
(et donc de risque) que leurs homologues anglo-saxons ou allemands (il existe en France
beaucoup moins d’exemples de self-made-men qu’aux Etats-Unis, ou même en GrandeBretagne ou en Allemagne). C’est sans doute le résultat d’une culture plus attachée à une
entreprise familiale qui rappelle la petite propriété paysanne et à des placements fonciers ou
« bas de laine ».
Cette tendance va se renforcer après la guerre de14. D’une part, la confiance (déjà limitée)
de la population française a été ébranlée par la boucherie vécue sur son sol et par la
dévaluation de 1926 qui transforme le franc germinal en « franc de quatre sous » ; de plus, la
France a été saignée (bref, je ne vais pas vous refaire mon autre fiche !). Sa population active
a été amputée, la pénurie de main-d’œuvre s’installe (à peine mille chômeurs secourus en
29) : il y a donc, si l’on peut dire, un certain malthusianisme forcé. Cependant, d’après
Asselain, durant plusieurs années (en l’occurrence, les années 24-29), l’économie française
« tourne à plein régime ». Pourquoi, dès lors, parler de malthusianisme pour les Années
Folles ?
D’abord, la reconstruction des usines après la guerre n’a souvent pas été l’occasion d’une
modernisation qui pourtant s’imposait. Ensuite, la France s’est bercée trop longtemps
(jusqu’en 1924, année de l’adoption du plan Dawes) de l’illusion des réparations :
« l’Allemagne paiera ! » et a donc reculé le moment d’affronter les déséquilibres issus de la
guerre (qu’ils concernent les domaines de la production ou de la monnaie, voire de la
politique). Enfin, durant toute la décennie, les exportations ont joué le rôle moteur d’une
croissance somme toute non négligeable (5 % par an de croissance de la production
industrielle !), ce qui a entraîné à la fois une spécialisation dans les articles d’exportation et un
recul de l’intérêt pour les industries destinées au marché intérieur (le voilà le
malthusianisme !). De surcroît, la production agricole stagne : elle est inadaptée à une
économie moderne et les petits patrons rechignent devant les dépenses d’équipement et
surtout devant la concentration.
2. Le malthusianisme de la classe politique
On peut dire que je suis keynésienne tant qu’on veut, reste que, empiriquement, la seule
solution viable pour sortir de la crise de 29 était d’adopter une politique que l’on ne qualifiait
pas encore de « keynésienne », mais de « politique de pouvoir d’achat ». Les gouvernements
français qui se succèdent durant les années 30 (j’excepte le Front Populaire, hors catégorie)
ont, au contraire, mené des politiques inefficaces. Alors que le budget est structurellement en
déficit, les gouvernants recourent à des artifices divers et plus ou moins légaux et à des
économies de bouts de chandelle pour absorber ce déficit. En vain, d’ailleurs.
En même temps qu’ils tentent de réduire le rôle de l’Etat à celui de gendarme (car c’est
bien évidemment dans les postes économiques et sociaux que l’on coupe les vivres !) et
paradoxalement, les gouvernements adoptent des mesures malthusiennes (qui n’auront guère
plus d’efficacité, ne correspondant à aucun projet d’ensemble), principalement dans
l’agriculture : sous-évaluation statistique des trop bonnes récoltes de blé, interdiction de
plantations viticoles (puis arrachage obligatoire en 1935 !). L’ensemble ayant pour but
d’enrayer la chute des prix, et pour résultat peu de chose. Le protectionnisme n’y parviendra
d’ailleurs pas non plus. Seule la déflation du gouvernement Laval aura un effet, mais au
détriment de l’activité économique…
Malgré l’inefficacité de ces mesures, la France est donc plongée dans un climat
malthusien ; la politique de l’Etat ancre davantage l’idée que la crise est due à la
surproduction (déséquilibre sur les marchés où l’offre est supérieure à la demande). En fait,
l’origine exacte serait plutôt la sous-consommation, dans une France qui compte à présent 500
000 chômeurs malgré la réduction spectaculaire des taux d’activité et le retour au pays de
certains travailleurs étrangers.
3. Cause ou conséquence de la crise ?
Le malthusianisme patronal n’a pas été une spécificité française aux débuts de la crise ;
c’est par l’ampleur de ce phénomène que la France s’est distinguée des autres pays
développés à économie de marché (le problème ne se posant pas pour ceux à économie
totalitaire).
En 1935, la production industrielle est inférieure d’un quart à celle de 1930, un chiffre qui
ne peut pas s’expliquer uniquement par la montée (bien réelle, avec un maximum de 15 490
en 1935) des faillites annuelles. La baisse des investissements, le vieillissement de l’outillage
en sont des causes directes : le taux de profit s’effondre (les « bénéfices industriels et
commerciaux » perdent 18 %), les dividendes et le cours des actions (- 60 % !) aussi et, si la
consommation se maintient, c’est aux dépens de l’investissement (la production de biens
industriels d’équipement chute de 37 % entre 29 et 35). Non seulement la France est en
récession, mais encore les chances de croissance future paraissent bien minces. Dans ce
« Sedan économique », seules les catégories passives (rentiers, retraités) sont bénéficiaires.
On comprend dès lors, psychologiquement, le malthusianisme de nombreux patrons
français (d’ailleurs Ford se cassera les dents à vouloir trop tôt produire en masse !).
Cependant cette stratégie défensive (instinctive, serait-on tenté de dire) a pour effet logique
d’enfoncer encore davantage l’économie dans la dépression. Il se crée donc un cercle vicieux
du malthusianisme, qui résulte d’abord de la chute des exportations (forcément, l’étranger n’a
plus les moyens de payer !) et se transforme ensuite en phénomène auto-entretenu.
Si tous les pays l’ont connu, la France a été la seule à l’avoir autant « assumé », jusqu’à
l’entériner par sa politique économique. Ce malthusianisme est donc un élément
incontournable du modèle français de développement économique. À condition de prendre ici
le terme « modèle » dans son sens strictement économique de « schéma »…
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