Considérations sur l’esthétique négro-africaine francophone d’hier et d’aujourd’hui The purpose of my paper is to demonstrate how African writers and thinkers imagine or understand “African art and literary works”. Since Leopold Sedar Senghor’s L’Esthétique négro-africaine(1956) the question of african aesthetics haunts many thinkers and writers. They tried to define, that is to say, to establish the general rules or criteria which enlighten the vision and the representation of African artistic and cultural patrimony. According to their analyses and literary and artistic appreciation the African work of “art”, that is to say, painting, sculpture, music, narrative, dance etc. always depends on “l’action de l’homme sur lui-même (son corps, sa voix, sa peau, ses cheveux…) ou sur le monde (l’argile, la pierre, le marbre, le cuivre, le bronze, l’or, le fer, etc.)i” Moreover, they note that the beautiful in Africa is not a matter of “harmony of proportions”, but is the concern of “the suggestive power of the work” for instance to represent, that is to say, to depict, portray, show, signify or symbolize the world and civilization. However, nowadays, the artistic creation, that is to say, artistic production is become a matter of individual artist or “creator”. The work of art depends on the individual creativity and inventiveness. On the one hand the artist – painter, sculptor, writer, etc. – is henceforth become the alpha and omega of the artistic creation, on the other hand the work of art is henceforth become too the expression of artist’s point of view on the world, his world, that is to say, of his weltanschauung. To sum up, the stake is the style’s issue. What’s the new african style or aesthetics? How to define it in the specific context of the contemporary works or novels? Or in the wider context of globalization? I’ll lean upon Leopold Sedar Senghor’s, E. Mveng’s, G. Ngal’s and Godefroid Bidima’s intuitions or “theory” to build my demonstration. **** En 1956 lors du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes noirs de Paris Léopold Sédar Senghor donnait le là à son œuvre de critique d’art négro-africain. En effet, il commettait le texte qui demeure jusqu’aujourd’hui son texte fondamental et son texte de référence sur l’art négro-africain : « L’Esthétique négro-africaine ». Réflexion et pensée qu’il poursuivra sans relâche en les remaniant, en les enrichissant et en les approfondissant de manière continue au fil du temps. Cette pensée en mouvement permanent, cette réflexion en construction constante tend vers la constitution d’une esthétique totale – entendue ici au sens didactique du terme qui veut dire englobant ou comprenant tous les éléments d’un ensemble donné – qui définisse à la fois l’art négro-africain, l’objet ou l’œuvre d’art, ses/leur fondement(s) « épistémologique(s) » et leur dimension éthique, la place et le statut de l’artiste - créateur. En effet, L. S. Senghor revient souvent sur la même question notamment celle de l’esthétique négro-africaine sous des formes variées. Ainsi sur cette question il y a le texte fondamental et fondateur de 1956 : « L’Esthétique négro-africaine » publié d’abord dans la revue Diogène, puis repris dans Liberté I. Négritude et Humanisme en 1964 et enfin réinscrit dans « De la Négritude » dans Liberté 5. Le Dialogue des culturesii. C’est que pour L. S. Senghor aucun problème n’est une bonne fois pour toutes résolu en l’occurrence le problème esthétique ou artistique négroafricain. Question envisagée par rapport à l’art grec ou européen d’une part et par rapport à l’ontologie et à la métaphysique négro-africaines d’autre part. Car, l’art négro-africain participe de la totalité du réel qui implique au moins l’ontologie, la métaphysique, l’éthique, l’esthétique et l’anthropologieiii. Par ailleurs, L. S. Senghor ne se contente pas seulement de cette confrontation des esthétiques ou des visions de l’art d’Afrique et d’Occident, il vise toujours le point de convergence ou si l’on veut le lieu géométrique à partir duquel la 1 rencontre est possible entre l’Afrique et l’Occident et par-delà, à partir duquel la Civilisation de l’Universel est possible. On le sait : pour L. S. Senghor la constitution de la Civilisation de l’Universel n’est pas l’addition des singularités culturelles, ni la somme des particularités civilisationnelles, mais la rencontre et la symbiose de ce que ces différentes civilisations et cultures ont en commun c’est-à-dire l’humanisme. La fondation de cet humanisme repose sur le principe du dialogue et de la réciprocité. Entre autres éléments constitutifs de l’Humanisme universel : l’Art, particulièrement la poésie. La réflexion théorique, la réflexion esthétique participe chez L. S. Senghor de ce souci d’aménagement d’un autre lieu de convergence entre les civilisations et les cultures. La Civilisation de l’Universel, ce sont ces différents apports culturels et contributions civilisationnelles de tous les peuples de la terre au rendez-vous du donner et du recevoir dont parle A. Césaire. Qu’il suffise de mentionner ici cette réflexion senghorienne à propos de Marc Chagall : « Tout art est poïèsis. Et dans la Grèce antique, comme nous l’avons dit, le mot signifie « création ». Je dis re – création de l’être, de l’essence invisible, inaudible et impalpable par les moyens du langage, d’un système de signes qui peuvent être aussi bien visuels, partant graphiques que phoniques. J’ai souvent défini la poésie comme un ensemble d’images analogiques, mais rythmées. La définition s’applique à Chagall jusque – j’allais dire surtout – dans ses affiches. Parce que message bref, l’affiche se prêtait tout particulièrement à être, sinon une image, un ensemble d’images – symboles : le moins d’images possibles pour exprimer une réalité essentielle : sociale, culturelle, morale, religieuseiv. » On voit nettement les connexions théoriques et analytiques que Senghor établit entre la poésie et l’art de l’affiche chagallien à travers certaines notions chères au critique d’art négroafricain. Notions qui renvoient tacitement aux critères de la poésie et de l’art négro-africains selon L. Sédar Senghor. En tout cas, la conception de la poésie et de l’art de L. Sédar Senghor transcende à la fois le cas négro-africain et le cas chagallien. Le recours au modèle grec – à la référence grecque plus exactement – n’est pas innocente, ni anodine. En réalité, c’est à dessein qu’il évoque la matrice si pas de la pensée à tout le moins de la poésie occidentale pour la dépasser et tirer une inférence forte qui lui permet d’inscrire l’art chagallien dans la continuité de l’art négro-africain. On est entre le particulier/l’individuel, le local et l’Universel. C’est l’intrication de ces trois niveaux qui donne sens à l’esthétique du point de vue de L. Sédar Senghor. Donc, la Négritude, marotte de l’auteur par excellence. Donc, l’esthétique négro-africaine. Quels en sont les principes de base d’après L. S. Senghor ? Il discrimine sept traits principaux de l’art négro-africain : 1. l’art négro-africain tout comme le travail est considéré comme « l’activité générique de l’homme ». En tant que création esthétique, l’art négro-africain est indissociable du travail humain : il est pratique dans le sens où il participe à l’accomplissement de l’œuvre et à sa transformation en chef-d’œuvre ; 2. la fonctionnalité et l’utilité de l’art négro-africain. En effet, L. S. Senghor avec pertinence : « Il n’est pas question de l’« art pour l’art », poursuivant une fin indépendante ; il s’agit d’un art engagé dans la vie de tous les jours : d’un art utilitaire, … pas anti-esthétique, tout au contraire.v » En d’autres termes, l’art négro-africain n’est pas un agrément ni un passe-temps, encore moins une ornementation. C’est pourquoi, il parle de paradoxe de l’art nègre. Celui-ci « n’est réellement esthétique qu’à la mesure de son utilité : de son caractère fonctionnel vi . » Autrement dit, la beauté de l’œuvre ou de l’objet d’art négro-africain n’est telle qu’en fonction de son efficace, de son utilité et de sa fonctionnalité sociales, vitales ou magiques et religieuses ; 3. l’aspect collectif de l’art négro-africain. Celui-ci « n’est pas seulement l’affaire de quelques professionnels, mais l’affaire de tous parce que fait par et pour tous vii. » On reviendra sur la place de l’artiste - créateur et de son statut un peu plus tard. Notons cependant ici la dépendance du l’artiste - créateur vis-à-vis de sa communauté, de sa collectivité. Il ne jouit pas d’une véritable autonomie en tant que producteur ou professionnel 2 de l’art, ni de liberté de création en tant que telle dans un système où la création est collective. Son autonomisation n’interviendra que plus tard. Ce qui nous amène à 4. le caractère interdépendant de la création artistique négroafricaine. En effet, les différentes formes artistiques nègres sont corrélées. Et cet entrelacement inter-artistique est au fondement de l’efficacité de l’art négro-africain en tant que tel. Ainsi, on ne peut considérer la sculpture sans la danse et le chant, tout comme le travail sans le chant et la danse par exemple : « Car, les chants, voire les dances(sic) rythment le travail en l’accompagnant : ils aident à l’accomplissement de l’œuvre de l’Hommeviii. » En d’autres termes, derrière l’idée de l’interdépendance et de l’intrication des différentes formes d’art se terre une intuition forte : l’art en Afrique noire est dans la vie et la vie est dans l’art. Plutôt : l’art, c’est l’expression quasi religieuse de la vie, de sa vitalité, de ses énergies tout comme de ses mystères. L’art négro-africain épouse la complexité et la diversité de la réalité ; 5. le schématisme et le stylisme de l’art nègre par l’image et par le rythme. Selon L. S. Senghor : « L’art nègre donc, à l’opposé de l’art grec, schématise, résume, en un mot stylise. Par l’image, surtout par le rythmeix. » L’image dont il est question ici, c’est l’image-symbole, « l’image-analogie » enracinée dans le concret et porteuse d’émotion. L’image articule « la surréalité » et la réalité. En réalité, l’image-signifiant suggérée par le mot n’est pas le tout de la réalité. Ce qui intéresse le Négro-Africain, d’après Senghor, c’est l’au-delà de l’image signifiant, c’est la vision, la sensation du signifié. Par quoi se dit le paradoxe de l’image : sous la réalité il y a la surréalité. En vérité, derrière la surréalité gît la sous-réalité de l’objet-signe. Grâce à « la raison intuitive, la raison-étreinte du Nègrex », celui-ci accède à la profondeur du signe et en saisit le sensxi. En fait, l’art négro-africain opère entre le visible et l’invisible. Et la raison intuitive permet au Négro-Africain d’atteindre le profond du signe c’est-à-dire le sens caché ou invisible de l’objet–signe ou « symbole d’une sous-réalité » constitutive de « la véritable signification du signe qui nous est, d’abord, livréxii. » Ainsi, « le sous-réalisme négro-africain » impliqué dans ce paradoxe peut se décrypter en termes de mystique, de métaphysique, de vitalisme symbolique ou de symbolisme vitaliste. Il repose sur le principe de l’existence d’une réalité sous-jacente derrière la réalité et dont la perception passe par la saisie du sens du signifié. A vrai dire, ce qu’il faut entendre ici sans entrer dans les détails de l’ontologie ou de la métaphysique de l’image-analogie dans l’art négro-africain, c’est le fait que l’image est le premier soubassement de la poésie et de la suggestivité – de l’expressivité – de l’œuvre d’art négro-africaine. A côté, il y a l’élément primordial : le rythme par quoi l’image trouve toute sa puissance d’évocation, de suggestion et d’émotion. Comme le remarque fort à propos L.S. Senghor : « Véritablement, c’est le rythme qui exprime la force vitale : l’énergie créatricexiii.» Le rythme est l’âme de l’image. Il lui donne toute sa vitalité sans laquelle elle est insignifiante et inefficace. Le rythme donc comme moteur de l’imagexiv. Mais il n’est pas que cela, « le rythme nègre ». Ecoutons L. S. Senghor une fois de plus : « « le rythme est l’architecture de l’être, le dynamisme interne qui lui donne forme, le système d’ondes qu’il émet à l’adresse des autres […]. Il s’exprime par les moyens les plus matériels : lignes, surfaces, couleurs, volumes en architecture, sculpture et peinture ; accents en poésie et musique ; mouvements dans la danse. Mais, ce faisant, il ordonne tout ce concret vers la lumière de l’esprit »xv. » On le constate : le rythme est cela qui entrelace les différentes formes de l’art négro-africain. Il est au cœur de tout. Sa valeur ontologique est indéniable : le rythme est le principe organisateur de toutes ces formes artistiques. Et notamment de la poésie négro-africaine. Outre le rythme et l’image symbolique ou l’ « image analogique » du surréalisme il y a la mélodiexvi qui donne toute sa puissance à la poésie négro-africaine. Qu’est-ce donc finalement que le rythme nègre dont L. S. Senghor fait la marque de la Négritude? C’est l’ensemble « des procédés divers, combinant le parallélisme et l’asymétrie, 3 l’accentuation et l’atonalité, les temps forts et les temps faibles, introduisant la variété, voire la rupture dans la répétitionxvii ». 6. L’art nègre est explicatif, non descriptif. Il participe du vitalisme symbolique qui anime l’ontologie négro-africaine xviii . En d’autres termes, l’art négro-africain expose, montre et condense dans l’œuvre/objet d’art à la fois les mystères et les énergies du monde en tant que tel. Il est concret et donc vise à la clarté des différents liens qui corrèlent l’ontologique, le métaphysique, l’esthétique, l’éthique et l’anthropologique dans l’objet ou l’œuvre d’art ; il vise à la compréhension de la complexité du réel telle qu’elle est saisie et enfouie dans l’objet ou l’œuvre d’art. L.S. Senghor peut affirmer alors : « l’art nègre tourne le dos au réel. Plus exactement, il le pénètre de son intuition, comme de rayons invisibles, pour, par-delà les apparences, éphémères, exprimer sa sous- ou sur- réalité : en tout cas, sa vie, palpitante et permanentexix. » C’est que pour le créateur ce qui compte, c’est de saisir le monde dans le tout de son œuvre(d’art), d’enfouir symboliquement la totalité du monde dans le tout de son œuvre et d’expliquer ainsi le tout symbolique du monde dans cette totalité artistique achevée ; 7. enfin, l’engagement de l’art négro-africain. Ce dernier témoigne de la complexité et la diversité de l’existence. Il l’accomplit dans ses différentes formes, ce faisant, il participe à l’épanouissement de l’homme dans sa vie quotidienne. Son actualité, sa contemporanéité tient à cela même : à son inscription hic et nunc dans la permanence de la vie, de la réalité vécue, de l’existence quotidienne, dans l’accompagnement de l’homme dans ses tâches quotidiennes, dans le fait de porter c’est-à-dire de véhiculer et d’exprimer les aspirations de la communauté, de la collectivité. Qui dit engagement de l’art nègre, dit engagement de l’œuvre d’art et de l’artiste négro-africains. L. S. Senghor note : « Parce qu’elle est engagée, l’œuvre d’art est toujours d’actualité, encore qu’elle ne donne jamais dans l’anecdote xx . » Comment se matérialise alors ce lien entre l’engagement et l’actualité de l’art négro-africain ? On pourrait dire par la représentation dynamique de la vie à travers les mystères et les forces saisis par l’artiste, ce faisant par l’objet artistique en tant que tel. Et L.S. Senghor peut enchérir sur le sort de l’objet d’art négro-africain : « L’œuvre d’art est régulièrement désacralisée ou détruite quand elle a cessé de servir. D’où à côté de la permanence d’un style négro-africain, la variété dans le choix des thèmes et de la qualité du travail artistique selon les époques, selon les tempéraments xxi . » Il y aurait d’ailleurs lieu d’ouvrir la réflexion sur la question de la muséification de l’art africain en général c’est-à-dire la « mise en musées » de l’art ethnique ou tribal ancien, de sa reconnaissance en tant que tel par les spécialistes – ou experts ès art négro-africain – et les critiques d’art d’une part et les spécialistes et critiques de l’art contemporain ou moderne d’autre part. On se rendrait compte de la différence de vue entre ce qu’est l’art africain ancien pour les ethnies concernées et ce qu’il est pour les spécialistes occidentaux. Mais on n’ouvrira pas cette réflexion hic et nuncxxii. En tout cas, si l’art africain ancien est pragmatique et temporel c’est-à-dire marqué et inscrit dans le temps et dans l’espace par la conscience de son aspect symbolique éphémère, si son aspect artistique ou sa reconnaissance en tant que tel est en raison inverse de son déclassement symbolique, de son déclassement rituel, l’art contemporain en revanche se caractérise par la visée esthétique du créateur, par l’intentionnalité artistique qui le traverse et par-delà par la visée marchande de sa création artistique. Autrement dit, l’art contemporain est radicalement marqué par la conscience ou l’intentionnalité phénoménologique artistique de l’artiste contemporain et par le souci de revenu. En effet, celui-ci a conscience de créer une œuvre d’art. Il projette donc dans son œuvre sa conscience esthétique, sa conscience artistique individuelle. Il assigne une destination esthétique à l’œuvre qu’il produit. Son œuvre est destinée à être vue, exposée, exhibée ou montrée. Bref, à être accrochée sur les cimaises des expositions ou des galeries d’une part et à être vendue ou commercialisée d’autre part. A la gratuité du travail artistique de l’artiste tribal ou ethnique ancien s’oppose désormais la visée 4 rémunératrice de l’artiste moderne et s’ente surtout la notion de reconnaissance du public. A l’anonymat de l’artiste ancien s’oppose la signature de l’artiste contemporain. La permanence, la durée de l’œuvre d’art négro-africaine est fonction de son utilité ou de sa fonctionnalité ; mais surtout de son caractère opératoire c’est-à-dire de son efficacité. Donc, la destination de l’œuvre d’art négro-africaine contemporaine est inhérente à son utilité et à son efficience hic et nunc. D’un côté, il y a le style négro-africain permanent ou posé, reconnu tel de l’art ancienxxiii, de l’autre le style éphémère, transitoire ou provisoire, et, disons-le de circonstance ou de conjoncture de l’œuvre contemporaine. Autrement dit, le Négro-Africain du terroir ne s’attache pas outre mesure à l’œuvre d’art ainsi créée : le principe de dévaluation c’est-à-dire de démonétisation et donc de désacralisation/destruction de l’objet d’art qui cesse de signifier ou de symboliser se justifie par cette souplesse, cette flexibilité axiologique. Si l’objet d’art perd de sa valeur symbolique, de sa valeur utilitaire c’est-à-dire sociale et religieuse ou magique, s’il perd sa valeur ontologique, le Négro-Africain du village s’en sépare sans état d’âme et le remplace par de nouveaux objets d’art symboliques. Ce qui en définitive traduit la relativité de la place de l’objet d’art dans les sociétés négro-africaines villageoises d’hier. Et peut-être encore d’aujourd’hui. Quant à l’artiste négro-africain d’hier, il est enraciné dans son temps : « il ne travaille pas pour l’éternité, mais pour sa société, historiquement et géographiquement situéexxiv. » Il est intrinsèquement lié à sa communauté dont il traduit les aspirations, les interrogations et les demandes dans l’œuvre d’art. En tant que tel le créateur négro-africain, – L. S. Senghor parle d’ailleurs indistinctement d’artiste ou d’artisan – est à la disposition de sa communauté. Il ne produit pas, ne crée pas pour lui, mais pour la collectivité. C’est pourquoi, l’on parle d’art ethnique ou communautaire, d’art tribal et d’ethno-esthétique pour caractériser à la fois le régime de la création esthétique ou artistique négro-africaine d’hier et la théorie esthétique ad hoc. La théorie esthétique que L. S. Senghor élabore vise ici l’ensemble des différents langages et des différentes formes d’art négro-africain : les arts plastiques ( architecture, peinture, gravure, sculpture, dessin, tissage ), les arts du temps et du spectacle ( musique, danse, chant )xxv, la poésie. Il l’explicite de façon claire dans cet autre texte repris dans Liberté 5. Le Dialogue des cultures, à savoir « Tradition orale et Modernité (p.185-191) ». Ce totalisme esthétique ou cet holisme esthétique concerne donc en particulier l’art nègre ou négro-africain traditionnel ainsi que la poésie traditionnelle négro-africaine dont l’influence sur la poésie négro-africaine moderne est indiscutable. Au-delà, cette esthétique totale est-elle possible ? * * * Pour répondre à cette question on va entreprendre un détour par la position épistémologique du Jésuite camerounais Engelbert MVENG qui a eu à se pencher sur cette question entre autres. On peut se demander ce que vient faire dans une réflexion sur l’esthétique négro-africaine le travail d’anthropologie religieuse et, par-delà, d’herméneutique de l’art du P.Engelbert Mveng. On peut se poser la question de la pertinence de l’intégration des résultats de ses recherches esthétiques sur l’art religieux d’une part et sur l’art et l’artisanat africains d’autre part dans la problématique de l’esthétique négro-africaine. Et on aurait pas tort d’objecter qu’il y a loin de l’art religieux à l’art littéraire par exemple. Bref, pourquoi Engelbert Mveng hic et nunc ? On va essayer de répondre le plus simplement et le plus clairement possible à toutes ces interrogations afin de dissiper tout malentendu et par-delà, montrer en quoi Engelbert Mveng a sa place ici. Si la visée épistémologique de L. S. Senghor a consisté à jeter les fondements de l’esthétique négro-africaine, celle d’Engelbert Mveng est d’établir les bases anthropologiques valides d’une esthétique religieuse d’une part et d’une esthétique générale propres à tous les arts d’autre part. En réalité, il s’efforce de conjoindre dans le même élan interprétatif et explicatif 5 anthropologie et herméneutique de l’art négro-africain d’hier et d’aujourd’hui au point que pour faire simple on peut avancer qu’il fait oeuvre d’anthropologie herméneutique de l’art négro-africain. De ce point de vue son entreprise – on va le voir – est complémentaire de celle de L. S. Senghor. Considérons les deux moments principaux de son travail qui correspondent exactement aux deux essais qu’ils consacrent à 1. l’anthropologie religieuse de l’art africain et 2. l’esthétique de L’art et l’artisanat africainsxxvi. En 1964 Engelbert Mveng après une suite d’œuvres centrées à la fois sur sa foi chrétienne et sur l’histoire du Cameroun consacre un premier ouvrage à l’anthropologie religieuse et à l’art chrétien africain : L’art d’Afrique noire. Liturgie cosmique et langage religieux xxvii . En 1966 il publie entre autres Art nègre, Art chrétien ? Donc, le souci du lien entre la religion et l’art africain ou plus exactement en termes mvengiens « le langage de la prière négro-africaine » et « le langage de l’artxxviii » est déjà là. Comment comprendre ces deux langages ? Si la prière négro-africaine est l’expression fondamentale d’ « une vision du monde, une vision de l’homme, et une attitude en face de Dieu(p.6) », l’art africain ancien (du passé) par contre est l’expression, le véhicule du « langage de l’âme africainexxix. » Davantage : Engelbert Mveng dans un rapprochement entre l’art et la prière note avec à propos : « l’art, comme la prière, exprime le monde, l’homme, et Dieu dans un effort d’unification inachevée(L’Art d’Afrique noire…, p.8). » Il est clair : à première vue le travail d’Engelbert Mveng vise avant tout à la compréhension ou à l’interprétation, – c’est selon – chrétienne de l’art africain. Au-delà de cette herméneutique cependant, ce qui est visé, c’est la mise en place d’un cadre esthétique théorique qui permette de dégager les règles ou les principes de l’art africain et de sa relation avec la liturgie cosmique et religieuse. C’est ici que le lien avec L. S. Senghor intervient. En effet, il nous souvient que L. S. Senghor dans son esthétique négro-africaine insiste beaucoup sur le lien primordial entre les œuvres artistiques et littéraires et la religion en Afrique : « La littérature et l’art sont ainsi, pour l’Homme, des instruments d’essentialisation, qui, dans les temps très anciens, participaient de la religion xxx . » Davantage : il y a ce qu’il dit de l’ontologie négro-africaine dont les deux caractéristiques sont d’être unitaire et existentielle. Elle repose sur l’idée de force vitale, source de l’être et de vie d’une part et émanation de Dieu d’autre partxxxi. Le souci du Négro-Africain est par conséquent d’accroître la force vitale et l’accroissant d’accroître l’ensemble du système c’est-à-dire la nature animale, végétale, minérale et par-delà de renforcer « Dieu, de qui émane et qui accomplit toute force, lui qui est plus-être, mieux, qui est plénitude de l’Etre quand les autres ne sont que des étants xxxii . » C’est ce caractère religieux de l’existence négro-africaine qui en première approximation lie chez L. S. Senghor art, littérature et religion. Or donc, Engelbert Mveng soumettant le langage de l’art africain à l’épreuve du langage liturgique religieux ou si l’on veut au christianisme débouche sur des conclusions similaires : dans l’univers spirituel et culturel négro-africain la liturgie de l’art africain est intriquée à la liturgie religieusexxxiii. Les signes et les symboles artistiques africains décryptés à l’aune du christianisme ou placés sous le signe du christianisme révèlent l’intrication, l’imbrication de la vie africaine et du divin. Il y perçoit la capacité du « génie négro-africain de porter le poids du message chrétien liturgiquement vécu(p.7). » En fait, ici liturgie profane et liturgie sacrée se conjoignent, s’entrelacent à travers l’art négro-africain. Mais Engelbert Mveng rejoint encore l’esthétique négro-africaine de L. S. Senghor sur deux points : celui du symbolisme et du rythme posés en tant que « structures fondamentales de notre artxxxiv. » Allons plus loin. On a vu chez L. S. Senghor l’entrelacement de la notion de rythme, d’émotion et d’ontologie ou de métaphysique négro-africaine. Engelbert Mveng dans le cadre de son anthropologie philosophique de l’art et de la liturgie négro-africains parvient à des résultats similaires. Citons-le : « Les analyses du rythmes nous conduisent au point de départ de la métaphysique Bantouxxxv. » Ainsi pour l’un et pour l’autre la question de l’art africain ou négro-africain est indissociable de celle de la métaphysique africaine. Et d’abord métaphysique de la parole. 6 Comme le dit si bien E. Mveng à propos de la prière : « La prière est avant tout parole humaine adressée à Dieu[…]. Cette parole ne peut être séparée du langage dont elle est tirée et qui est notre langage. Je prends le mot dans le sens ancien englobant à la fois culture, civilisation, mentalitéxxxvi. » Ce qu’il souligne ici, c’est l’enracinement de la prière en tant que parole et langage autochtones dans la réalité négro-africaine. D’une part, elle relève à la fois de la métaphysique en tant que reliant l’homme à Dieu et de l’anthropologie en tant qu’inscrite dans la culture, dans la civilisation, dans la mentalité africaine. On sait aussi qu’en tant qu’invocation elle se fonde sur le mode de la répétition, de l’énumération, de l’incantation etc. Elle a un rythme modulé selon la destination de la prière. Mais laissons cela. Car, ce n’est pas le lieu d’un tel développement. Venons-en plutôt à l’art et à ses caractérisations stylistiques. E. Mveng prend pour modèle heuristique et épistémologique en même temps l’Art Bamoun du Cameroun. Il justifie son choix en ces termes : « L’Art Bamiléké mérite sa réputation mondiale. L’art Bamoun, qui n’est que l’une des expressions d’une civilisation royale, avec sa littérature, sa religion, sa société savamment organisée, a eu ce privilège rare d’avoir réalisé, de lui-même, sa propre adaptation aux conditions nouvelles de la vie d’aujourd’hui xxxvii . » Ce qui l’intéresse, c’est l’entrelacs de la tradition/archaïsme et de la modernité opéré par l’art bamoun hic et nunc. Quelle est l’essence de l’art bamoun ? D’après E. Mveng : « Cet art, comme partout en Afrique Noire, est à la fois Signe et Signification. En tant que signification, il est essentiellement sagesse, c’est-à-dire, expression du divin (Religion) dans une synthèse qui est beauté (Esthétique, ordre politico-social, échelle dialectique du Cosmos reliant la terre au ciel, l’Homme aux Esprits et à Dieu)…, une synthèse qui est aussi vérité (à la fois science, technique manuelle et philosophie de la vie…)xxxviii » Définir l’art bamoun ainsi c’est-à-dire comme Signe et Signification, c’est insister sur l’herméneutique de l’art bamoun et sur son ontologie. C’est également souligner la continuité et la convergence métaphysique des arts africains traditionnels ou ethniques. Dans le premier cas, on insiste sur le contenu ontologique de l’art bamoun en général. Au-delà de la sémantique et de la sémiologie de cet art la question du sens et du symbolisme de l’art bamoun recoupe celle de l’image-signe, image symbolique ou analogique de L. S. Senghor et de la sous-/ sur- réalité de l’image-signe. L’homothétie herméneutique entre les deux penseurs et finalement les deux esthétiques peut aller jusque dans la manière d’expliquer ou d’expliciter les deux aspects distinctifs et donc spécifiques de l’art bamoun, à savoir le Signe et la Signification. Celle-ci dit l’enchevêtrement ontologique du divin, de la beauté et de la vérité dans l’art bamoun. Signe, il dit le passé, il porte la sagesse ancestrale à laquelle il importe, il est impératif de conférer de nouvelles significations. En somme, comme nous l’apprend l’herméneutique de la réception il s’agit d’ouvrir l’ancienne perspective de l’art bamoun à l’horizon d’attente actuel. L’actualisation de cet horizon d’attente est la condition sine qua non de la continuité entre le passé et le présent, hier et aujourd’hui. C’est le refus de la dévaluation ou de la démonétisation des symboles du passé. En tant que signe, l’art bamoun signale les valeurs, les vertus, les vices du passé en même temps qu’il introduit à la perception du visible et de l’invisible ou plus exactement révèle la frontière ténue entre l’enfoui, le sousréel et la réalité, l’ouvert. Bref, signe et signification sont corrélées, donc indissociables. L’art bamoun obéit à des normes, à des règles séculaires, nous dit E. Mveng. La création esthétique bamoun procède par « abstraction, gauchissement, asymétrie, perspective non optique, mais fonctionnelle(p.52). » Or, ces méthodes ne sont pas spécifiques à l’art bamoun. On les retrouve, comme le constate E. Mveng, dans toute l’Afrique noire. L. S. Senghor ne dit pas autre chose comme on l’a vu. Cependant, il est une donnée essentielle de « la composition esthétique Bamoun » qui la distingue du reste : c’est ce qu’E. Mveng appelle la « LOI D’ABSTRACTION ET DE SYNTHESExxxix ». Elle est structurée par quatre éléments : 1. le réalisme de la représentation dont le contenu de vérité est marqué par l’adéquation entre l’objet 7 représenté (« sa fonction naturelle ») et « l’expression de cette fonction incarnée dans le signe modelé par l’artiste(p.52) » ; autrement dit, il y a concordance entre le signe et sa signification matérielle ou concrète, il y a concordance entre le représentant, le figurant (objet, image façonnée ou modelée) et le représenté, le figuré (personnage ou objet réel). Ce réalisme fonctionnel constitue le « moment objectif » de la « création esthétique bamoun » ; 2. l’abstraction : c’est le moment principal de saisie de l’essence de l’objet et de sa transformation en « signe esthétique par excellence xl . » En clair, ce deuxième temps de l’esthétique bamoun correspond au dégagement de « la ligne essentielle » de l’objet, à sa stylisation en œuvre d’art. C’est là le trait principal de jonction, le point de concordance de l’art bamoun avec « tous les foyers africains ». 3. la thématisation : c’est le fait de transformation de la ligne essentielle en un motif figé et « une composition miniature » d’une part et de sa fonctionalisation à partir « d’une synthèse en raccourci de lignes convergentes(p.54). » Et 4. enfin la composition ou la SYNTHESE : à l’issue du processus de transformation de l’objet l’artiste parvient à la constitution ou plus exactement à la création d’ « un ensemble harmonieux et esthétique à partir d’un thème qui se répète, soit de plusieurs thèmes se mettant mutuellement en valeur, soit enfin d’un thème enveloppant d’autres thèmesxli. » Résumons-nous. E. Mveng livre là la grammaire de l’art bamoun c’est-à-dire finalement les éléments de la création esthétique bamoun. Décrypter un objet ou une œuvre d’art bamoun consiste donc à dégager le mouvement ou le rythme de la création artistique bamoun en tant que tel. Il est à quatre temps que voici : du réalisme objectif on passe à l’abstraction linéaire, de l’abstraction à la thématique, de la thématique à la composition. Ce rythme ou ce mouvement consiste en une série d’enveloppements ou de recouvrements esthétiques successifs selon la virtuosité créatrice de l’artiste. Enfin, on le constate : la question de la création esthétique bamoun ne se pose pas en termes de normes du beau, du bon et du vrai. Elle se pose autrement que par le biais de la valeur et de la qualité des « signes esthétiques ». Les signes esthétiques équivalent en fait aux objets esthétiques ou artistiques. Ce sont les objets rituels, quotidiens, royaux etc. Pourquoi signes ? Parce que ces objets sont des symbolesxlii, des figures dont la fonction est non seulement de représenter, de figurer la réalité, mais surtout de recréer les liens qui unissent symboliquement l’homme au monde (son environnement), au cosmos et au divin. L’un de ces signes est le masque qu’on retrouve dans toutes les grandes aires artistiques africaines et dont la valeur n’est plus à démontrer. E. Mveng note : « Il[le masque] récapitule l’art tout entier. Il est à la fois homme, animal et végétal. Il est fonction de l’homme jouant, luttant, transformant la naturexliii. » Plus loin il ajoute : « Dans sa signification, le masque rejoint tout le drame de la vie. Il fait la synthèse de l’art figuratif et de la danse qui est l’art total en qui s’unissent signification et signe dans le geste créateur et vivant de l’hommexliv. » Car, en Afrique noire il n’y a pas de rupture ontologique entre les arts et notamment les arts plastiques et la danse par exemple. Il y a continuité plutôt. Car le masque est porté, dansé, théâtralisé selon les circonstances. Il est porté par le chant, s’inscrit dans des rituels précis etc. Bref, le masque conjoint à la fois art plastique, art du spectacle et art de la parole. Il allie à la fois la symboliquexlv et la rythmique africaines. Justement, venons-en maintenant au problème de la rythmique africaine. Ici E. Mveng et L. S. Senghor convergent par-delà les nuances propres à la sensibilité de deux penseurs. Parmi nombre des caractérisations du rythme africain par E. Mveng retenons celles-ci : 1. « Il est l’expression la plus souveraine de l’âme africaine. Si la vie est le point de départ objectif de la métaphysique Bantou, le rythme, peuton dire, en est le point de départ rationnel[…] Le rythme se situe donc à la racine de la lutte entre la Vie et la Mort, l’être et le néant, le temps et l’éternité xlvi. » 2. Le rythme africain « est d’abord moment de conscience et de libertéxlvii. » Il enchérit plus loin : « Le rythme africain est … dialectiquexlviii. » Bref, « le rythme africain est œuvre de raison et de libertéxlix. » De ces 8 quelques citations on peut retenir quelques constantes : d’abord, la rationalité du rythme africain, ensuite le lien entre rythme, liberté et conscience et enfin rythme et métaphysique muntu. Dans l’ensemble, on peut dire que le rythme est au cœur de l’existence africaine. Il est le principe organisateur de la vie africaine dans sa complexité et dans sa dialectique. Le rythme, c’est la vie renaissant de la mort, transcendance de la mort, la durée transformée en moments ontologiques où se joue le destin de l’homme et du monde africains. Donc, la dialectique du rythme africain. L’ordre du rythme africain est construit dialectiquement autour de deux mouvements en apparence antagonistes : primo, Monade vs Dyade ; secundo Dyade vs Triade. En d’autres termes, le rythme est structuré dialectiquement par un double mouvement qui consiste en réalité en unités rythmiques simples et unités rythmiques complexes. Dans le premier cas, le jeu rythmique consiste en mouvements alternes simples entre les deux mains : si l’une joue un coup, l’autre redouble le coup ; dans l’autre cas, si l’une joue deux coups, l’autre en joue trois et ainsi de suite. Le rythme africain en réalité repose sur la combinatoire de ces deux mouvements qui reviennent ad infinituml. Mais ceci dépend de l’inventivité de l’artiste (chanteur, musicien, danseur etc.). C’est lui qui impulse le rythme de la musique et de la danse par exemple. L’agencement des courbes rythmiques et mélodiques, disons-nous, est l’affaire de l’artiste c’est-à-dire de sa virtuosité et de sa maîtrise de son art. En tout cas, le rythme oscille entre « monotonie et variété » grâce à « un double système de démultiplication et d’englobementli ». L’ harmonie naît ainsi de cette impression de cacophonie et de monotonie, de subtiles nuances de la diversité rythmique. Donc, la diversité du rythme africain. E. Mveng distingue sans les opposer deux types de rythme : le rythme de la parole ou rythme verbal, rythme oratoire (la musique, le chant) et le rythme artistique qui comprend le rythme graphique(création linéaire), le rythme chromatique (les couleurs), plastique(sculpture), chorégraphique(danse, « expression totale de l’âme africaine en tant que génie « poétique »)lii. Comme on peut le constater E. Mveng tout comme L. S. Senghor pose le rythme comme donnée esthétique essentielle de la culture ou des civilisations africaines, en particulier de tous les arts. Essentielle c’est-à-dire littéralement inhérente ontologiquement aux arts africains. E. Mveng l’étend également à l’art religieux ou chrétien négro-africain(p.104-114). L’ontologie du rythme négro-africain en tant que tel lui assigne une visée à la fois immanente et transcendante : immanente, c’est-à-dire ici l’enracinement du rythme dans le sol de la réalité quotidienne, dans la vie de tous les jours avec ses aléas, ses joies et ses douleurs, ses bonheurs et ses malheurs, bref au ras du concret ; transcendante, c’est-à-dire le dépassement du vécu, du concret et l’inscription dans le cosmologique, dans le théologique, dans le symbolique. En un mot, le rythme est le lieu de résilience et de reliance c’est-à-dire où s’éprouve le lien de l’homme au monde, à la nature, au cosmos et au divin. Mais surtout à l’homme. Il est aussi langage disant l’arrachement ou le déracinement, l’enracinement et l’attachement de l’homme à la vie dans ses paradoxes, sa complexité, sa richesse et ses apories, ses impasses et ses réussites. Le deuxième moment mvengien de la mise en place de l’esthétique négro-africaine générale c’est-à-dire applicable à tous les arts africains est celui de L’Art et l’Artisanat africains. Le travail d’E. Mveng participe de l’archéologie de l’Art africain et de l’herméneutique de ses langages c’est-à-dire de ses « signes et symboles », expression de la métaphysique et des cosmologies anciennes, mais aussi expression de sa « modernité ». En effet, il reconstitue à partir de son Atelier Art Nègre de Yaoundé(p.7) et de ses échanges avec d’autres centres artistiques du Continent l’histoire de l’Art africain, art traditionnel ou Art nègre découvert par l’Europe des Temps Modernes ou de la Renaissance jusqu’à 1977. D’où cette première observation : « L’art africain que l’on découvre dans les Temps Modernes apparaît comme un art total. Il représente l’homme. Il représente tout l’homme. Il représente toute sa vie. Les costumes (masques, parures), la musique et la danse, l’architecture, la sculpture et l’art décoratif, tout cela permet à l’homme d’associer tous les êtres à son destin, en transformant 9 par l’art la nature(p.15). » Autrement dit : l’art traditionnel en tant qu’art holiste représentant ou figurant la totalité de l’existence et de la vie est donné à comprendre comme « une vaste encyclopédie populaire où se lisaient la sagesse d’autrefois, les connaissances scientifiques, la conception du monde et de l’homme, la religion, la société, les travaux de tous les jours et les métiers, les jeux et les loisirs, et par-dessus tout, l’histoire du peuple créant sa pérennité à travers le temps(p.7). » Le holisme artistique de l’art africain traditionnel que relève E.Mveng lui permet donc sur le plan épistémologique de tirer un certain nombre de constats et de principes à même d’aider à sa compréhension dans sa polymorphie, dans sa richesse et dans sa cohérence. A tout prendre : ce qui se trame chez L. S. Senghor et E. Mveng, c’est la mise en place d’une esthétique générale c’est-à-dire totale applicable à toutes les formes d’art en Afrique noire, qui les traverse toutes et les explique toutes dans leur singularité et dans leur complémentarité, dans leur unicité/unité et dans leur continuité. On pourrait désigner cette esthétique trans/inter- genre comme une méta-esthétique. On pourrait objecter qu’une telle méta-esthétique holiste, trans-temporelle et anhistorique est impossible parce que l’horizon envisagé est immense. Ou que les formes et genres artistiques divergent, diffèrent en théorie et en pratique et que téléologiquement ils ne visent pas la même chose. Or, ici les deux penseurs ont fondé leur entreprise esthétique sur la recherche des données constantes entre les genres et formes d’art qu’ils ont posé comme élément anhypothétique de leur théorie esthétique totale. Une théorie esthétique générale, globale qui dépasse la particularité des esthétiques locales ou régionales propres aux formes d’art spécifiques et qui les renouvelle en les dépassant. * * * A l’antipode et dans une certaine mesure dans la continuité de ces deux penseurs précédents l’initiative de Jean-Godefroy Bidima. Ce dernier tente de renouveler l’approche esthétique de l’art négro-africain. Il propose ainsi une série de pistes théoriques à même d’aider à la saisie de l’art négro-africain. D’abord dans sa thèse de doctorat : Théorie critique et modernité négro-africaine. De l’Ecole de Francfort à la « Docta Spes africana »liii et ensuite dans deux « Que sais-je » : La Philosophie négro-africaine(1995) et L’art négro-africain(1997) qui sont des appendices de sa thèse. En gros, à l’opposé des thèses esthétiques senghoriennes J.-G. Bidima se donne pour ambition « d’instituer une modalité d’expression de l’existence et de l’art africains sous la catégorie de Traversée liv » — notion qu’il emprunte au philosophe français Louis Marin. L’interrogation philosophique esthétique de J.-G. Bidima concerne le « mouvement de la traversée » : « Quel art africain pour cette traversée ? Et comment la traversée peut se faire art ? (p.61) » La réponse de Bidima est on ne peut plus claire : « Ici, le mouvement se déplace des traditions africaines (le passé) vers la translation de ces traditions. Il s’agit de ne plus étudier l’art africain des « bien pensants » des sociétés africaines (traditionnelles et contemporaines), mais de focaliser l’attention sur ce qui a été refoulé dans la (re)présentation de ces arts africains, à savoir les « bricolages » (Col. Lévi-Strauss) de ceux qui, dans les sociétés africaines, constituent les « sans-espoir ». Quel est l’art des marginalisés des sociétés africaines traditionnelles ? Quelle fut l’expression artistique des bannis, des « pervers » et autres marginaux ?(p.61-62) » Autrement dit, l’art négro-africain n’est pas à enfermer dans l’art de la bien – pensance, mais à saisir dans son effort de représentation de la marginalité et de l’exclusion. On assiste avec cette esthétique de la traversée à un déplacement de perspective esthétique, d’horizon artistique de l’art africain. On passe du « paradigme du plein (p.63) » dont il conteste le substantialisme interprétatif vers le « paradigme du vide »(p.63-64). Le principe de ce passage est la notion d’écart dans la relation entre l’œuvre d’art et la communauté. L’esthétique du vide qu’il prône suppose la factitivité de l’œuvre d’art, sa transitivité et son indéterminité (p.65). En tant que théorie critique de l’œuvre d’art africain l’esthétique du vide 10 est une esthétique de l’impermanence de l’art, du transitoire, de l’incertitude, du déplacement. Une esthétique de la transgression artistique des limites du permis, du dicible, du présentable et du représentable (p.65). Dans l’ensemble, Bidima essaie de comprendre l’art négroafricain dans son contexte historique, sociologique et anthropologique (culturel) et par-delà, de comprendre le régime des images, des représentations et des significations qu’il véhicule. C’est aussi à la place et au statut de l’artiste en tant que Sujet producteur ou créateur qu’il réfléchit notamment par rapport à la communauté, par rapport à l’Histoire et à la création artistique elle-même. L’esthétique qu’il propose dans L’art négro-africain interroge en fait le rapport de l’art africain à la modernité. Il le place sous le triple signe de la marginalité, de la traversée et de l’utopie. Celle-ci étant considérée comme le défi de la modernité (p.114118). C’est elle qui donne son sens ultime à l’art négro-africain. La philosophie esthétique de G. Bidima part donc de la critique de la méta-esthétique de L.S. Senghor et d’E. Mveng dont il récuse l’horizon épistémologique barré par la Négritude. En clair, il récuse le cadre normatif esthétique de la Négritude orienté vers le passé, vers la Tradition et dont l’essentialisme fragilise la pertinence épistémologique. Contre ou face à cette épistémologie esthétique du passé, de la Tradition de l’Afrique symbolisée par L.S. Senghor et E. Mveng Bidima propose ou oppose la philosophie esthétique de la traversée. Celle-ci devrait, de son point de vue, marquer une coupure épistémologique radicale avec la méta-théorie esthétique de la Négritude tournée vers le Passé et la Tradition. Rompre avec cette méta-théorie esthétique négritudienne, c’est recourir à un autre langage, un autre discours et une autre normativité esthétiques. Le nouveau logos esthétique bidimien est travaillé par le régime esthétique post-moderne en réalité. En effet, l’esthétique de la Traversée façon G.Bidima ne diffère pas dans une certaine mesure de l’esthétique postmoderne dans la mesure où elle se fonde sur la dés-ontologisation, la dé-transcendantalisation, la dé-historicisation, la désacralisation et la dés-idéologisation de l’art, en un mot sur le refus de la norme, sur la déconstruction (1997, p.111). Par ailleurs, par son contenu et par ses matériaux l’esthétique de la traversée ou l’art de la traversée bidimien (-ne) ressemble beaucoup à l’anti-art. En effet, G.Bidima revendique en droit et en fait pour l’art de la traversée et l’esthétique afférente le statut de l’art de l’excentrique, du résiduel, de l’excrémentiel, du banni, de déchets inassumables et inappropriables (1997, p.102), du bizarre et de la désymbolisation presque (1997, p.105), art tragique qui dit [l’]insatisfaction, [l’]inachèvement et [la] déchirure (1997, p.108) dont les modèles sont entre autres la sculpture yoruba d’injure et de dérision (1997, 103), l’art dioula de la sculptrice sénégalaise casamançaise Camara Seyni (1997, p.104-105). Bref, l’art de la traversée peut se définir comme art du refus, art circonstanciel et pluriel, art du néant (du non-être) et non de l’étant en tant que tel, art de l’intervalle ou de l’interstice, engagement, tradition, politique, art compassionnel prenant en compte la souffrance et la violence comme modalités créatrices (1997, p.111-114). Au total, l’art de la traversée façon G.Bidima oscille entre entropie et néguentropie esthétiques, artistiques, sociales, politiques et culturelles à la fois par son mouvement de refus, de négation, de contestation et d’ouverture dont la notion ultime d’utopie est l’expression (1997, p.114-122). Cependant, on peut noter de manière critique que la fonction critique, de remise en question épistémologique que G.Bidima assigne à l’art et à l’esthétique de la traversée ne marque pas nécessairement une rupture radicale dans l’esthétique négro-africaine. La traversée posée comme prédicament esthétique transcendantal de l’épistémologie esthétique négro-africaine de Bidima ne fait que déplacer légèrement l’épicentre épistémologique esthétique de la Négritude (L.S.Senghor, E.Mveng) vers le paradigme esthétique (post-moderne en quelque sorte) de l’autonomie et de la liberté de l’artiste et de l’œuvre, de la diversité et de l’instabilité ontologiques de l’œuvre, de l’instabilité sémantique et sémiotique de l’œuvre, de sa 11 polysémie. Or, la tradition telle qu’elle peut être ou est thématisée dans les arts ethniques se prête à des interprétations plurielles. Elle est polysémique et n’est pas figée seulement dans le contexte anthropologique de son origine, de son émergence. Même l’art contemporain produit par un artiste contemporain affranchi de la tutelle de ses origines se constitue au carrefour de son monde intérieur, du monde dans lequel il vit et du monde qu’il projette. Bref, l’esthétique et l’art de la traversée façon G.Bidima participent du bricolage théorique, du bricolage méthodologique et épistémologique pour donner sens et cohérence à une notion qui pour sympathique qu’elle soit n’en est pas moins problématique. Et qui mériterait d’être affinée et approfondie sans doute. Pour que l’esthétique négro-africaine ne soit pas qu’un appendice d’une certaine transposition d’une lecture occidentalisée pour ne pas dire occidentale de l’art africain (1997, p.99) ! * * * C’est G. Ngal qui en définitive rend justice à E. Mveng et L.S. Senghor. Il pose sa réflexion esthétique à partir de deux lieux : de la littérature et des arts plastiques. Dans le premier cas son expérience d’écrivain, de critique littéraire et dans le second de philosophe de l’art lui apportent une aide considérable dans la constitution de son esthétique, de sa philosophie du style. En effet, sa réflexion esthétique littéraire commence avec son Aimé Césaire. Un homme à la recherche d’une patrielvdans lequel il mène avec une rigueur soutenue la poétique de l’œuvre lyrique et dramatique d’Aimé Césaire. Déjà ici il mettait en avant la notion de rupture qu’il réemploie plus tard dans son autre essai Création et rupture en littérature africainelvi. Si dans le premier la rupture dit la spécificité esthétique de la poésie lyrique et de la poésie dramatique de Césaire, le caractère novateur de l’écriture poétique et dramatique d’A. Césaire, dans le second cette notion caractérise à la fois les innovations et changements de paradigme esthétique dans la création romanesque. Cette esthétique de la rupture est aussi esthétique de la transgression des codes, des normes et valeurs existants. Et G. Ngal de préciser : « La rupture s’effectue à l’intérieur d’un champ idéologique, intellectuel et littéraire déjà constitué.lvii» Il distingue ainsi plusieurs ruptures dans le champ littéraire négro-africain francophone : celle de la Négritude qui se traduit par « une conscience d’un nouveau champ littéraire (et intellectuel) avec ses procédés et ses règles artistiques, en rupture avec la littérature des devanciers nègres (littérature d’assimilation) et aussi en rupture avec la littérature occidentale classique, avec ses supports et échanges linguistiques(champ linguistique : ouverture et autonomie)lviii » ; celle de l’émergence du roman anti-colonialiste des années cinquante qui place le combat politique au centre de l’œuvre : « Un nouveau sujet, un nouveau regard, un nouveau tonlix », note G. Ngal. Ici se manifeste la conscience de la rupture idéologique des écrivains par rapport à l’idéologie coloniale : l’ironie, la satire caractérise le style de Mongo Beti et Ferdinand Oyono. La visée de l’écriture est d’informer et « d’alerter les lecteurs colonisé et colonisateur sur la situation coloniale », enchérit-il. La rupture majeure intervient, toujours selon G. Ngal, autour des indépendances en 1960. Ici il y a concordance entre l’écriture et l’Histoire dont l’œuvre lyrique majeure de Tchicaya U’Tamsi peut être le paradigme. La quatrième coupure épistémologique a trait aux années 1968-1970 inaugurée par Le devoir de violence(1968) de Yambo Ouologuem et Les Soleils des Indépendances d’A. Kourouma. Ici les écrivains critiquent « le contexte global de l’espace africain (p.26) » au sortir des indépendances. L’écriture – le discours littéraire – porte les marques de la conscience critique des écrivains face à la faillite des indépendances africaines et à la gestion politique désastreuse « des partis uniques et des dictateurs-Pères des nations (p.27) ». L’ultime rupture intervient à l’aube des années 1980 avec La Vie et demie (1979) de Sony Labou Tansi, Le jeune homme de sable (1979) de Williams Sassine, Les Crapauds-brousse (1979) de Tierno Monénembo et d’autres œuvres telles Le PleurerRire(1982) d’H. Lopes, L’Ecart (1981) de V.Y. Mudimbe, Le Pacte de sang (1984) de Pius 12 Ngandu Nkashama etc. L’esthétique baroque, esthétique du grotesque domine et se traduit par une sorte de mutation de langage artistique (p.27). Comme on le voit, la notion de rupture et de création littéraires vont de pair ici pour dire le phénomène de renouvellement esthétique opéré dans le champ de la littérature négro-africaine francophone. Le critique a essayé d’en restituer la chronologie à travers la généalogie des formes et discours littéraires négroafricains francophones à travers le temps et l’espace. Dans Esquisse d’une philosophie du style. Autour du champ négro-africain lx le critique reprend à nouveaux frais la question des fondements d’une philosophie du style négro-africain dont les délinéaments se trouvent dans les œuvres antérieures mentionnées ci-dessus. Si la rupture marque un changement de perspective littéraire, esthétique et éthique, si elle ouvre l’espace du roman à des cosmologies nouvelles et des nouvelles complexités narratives et esthétiques, si elle ouvre le nouvel âge de la littérature romanesque d’Afrique noire francophone, il reste qu’en tant que telle elle ne permet pas de dégager le style négro-africain à proprement parler. C’est à cette urgence que répond alors Esquisse d’une philosophie du style. La réflexion philosophique de G. Ngal vise à la constitution sur de bases solides de l’esthétique négro-africaine, du style négro-africain à travers l’examen des prédicaments anthropologique, herméneutique et esthétique de l’art traditionnel et de l’art modernelxi. Pour lui le style négro-africain « réside essentiellement dans la répétition des énoncés, qui ellemême a un fondement ontologique (p.13). » Laissons de côté ce qui ressortit de la caractérisation de l’art traditionnel et retenons simplement le principe de répétition énonciative comme modalité de la création artistique plastique. Ajoutons également le principe de l’individuation de l’œuvre qui implique la relation critique et dialectique de l’auteur – écrivain, artiste – avec la communauté. Dans l’œuvre produite par un individu s’entrecroise le destin du créateur et celui de sa société. Si l’écrivain se singularise, se détache de sa communauté, l’artiste contemporain en revanche s’enracine dans le contexte socioéconomique et socio-politique de son pays. D’autre part, les critères du beau c’est-à-dire d’appréciation de l’œuvre d’art changent selon les contingences de l’histoire et les mutations que subit l’Afrique noire. L’art tribal ou ethnique cesse d’être le modèle et la référence. L’art contemporain s’enracine dans le temps et l’histoire présents, actuels. En réalité, il oscille entre présentisme et archaïsme (passé, tradition ou arkhêlxii). Le style de l’art plastique devient ainsi personnel tout comme celui de l’art littéraire et porte les stigmates des mutations politique, culturelle, sociale et économique. Si l’écrivain parle en son nom propre, l’artiste en revanche a du mal à trouver sa voie. D’où l’émergence des arts naïfs, des arts des aéroports ou de l’art pour touriste, une création alimentaire à souhait. L’art du quotidien et des exclus tend à supplanter les arts officiels qui sont célébrés par les puissants. Il porte les symbolismes et les mythologies nouvelles qui nourrissent les imaginaires des pauvres et oubliés des pouvoirs en place. De ce fait, ce sont des arts de la transgression ou de la contestation ayant un fort pouvoir ironique, humoristique, voire même sarcastique. Bref, la théorie esthétique négro-africaine esquissée dans Esquisse d’une philosophie du style essaie de concilier les intuitions de L. S. Senghor, E. Mveng et d’une certaine manière de Bidima avec les intuitions de la phénoménologie, de l’ontologie, de l’anthropologie de l’art et de l’écriture. La recherche du langage approprié pour dire, définir le style négro-africain est la tâche centrale d’Esquisse d’une philosophie du style. En même temps, cette recherche montre les difficultés d’asseoir une métathéorie esthétique ou une méta-esthétique à même de rendre compte de l’œuvre artistique et de l’œuvre littéraire négro-africaines. * * * In fine. On ne peut que saluer ici l’effort de mise en place du novum organum esthétique africain et de constitution de l’esthétique négro-africaine en tant que discipline. Qui dit 13 constitution, dit recouvrement. Ici recouvrement de la pensée et de la théorie dans le temps et dans l’espace. De L.S. Senghor à G. Ngal en passant par E. Mveng et J.-G. Bidima on voit comment se dessinent les linéaments et les prédicaments de l’esthétique négro-africaine. Tous les quatre ont tenté de jeter les fondations épistémologiques de la théorie esthétique négroafricaine. Des fondations épistémologiques aux fondements méthodologiques il n’est qu’un pas à franchir. Ils proposent ainsi des réflexions stimulantes sur l’Art négro-africain, ils l’interprètent et enfin indiquent les modalités de sa lecture et de sa compréhension. Bref, ils posent et définissent les conditions de possibilité de l’esthétique négro-africaine. Sapere aude (E. Kant). Les quatre penseurs ont oser et ont réussi à ouvrir les pistes de la pensée critique esthétique négro-africaine. On ne peut que se réjouir de ces quatre initiatives et espérer que d’autres s’engouffrent dans ce chemin de la pensée et de la réflexion critiques, source de progrès du savoir et de la connaissance. Tumba SHANGO LOKOHO. Cf. LALEYE, Issiaka - Prosper, « L’œuvre d’ « art » : Dialectique de l’incarnation / The Work of « Art » : Dialectic of Incarnation », in Société Africaine de Culture, Le Critique africain et son Peuple comme producteur de civilisation. Colloque de Yaoundé 16-20 avril 1973 / Society of African Culture, Yaounde Colloquium April 16-20 1973. The African Critic and His People as Producers of Civilisation, Présence Africaine, Paris, 1977, pp.23-37. ii Il s’agit du « Discours à l’université Lovanium de Kinshasa, 17 janvier 1969 » repris dans Liberté 5. Le dialogue des cultures, Seuil, Paris, 1993, p.14-26. On peut parler de variation sur le même thème à ce propos. L. S. Senghor aimait à reprendre à nouveaux frais les mêmes thèmes en les enrichissant de significations ou des implications nouvelles. En l’occurrence, l’esthétique négro-africaine telle qu’envisagée ici et même ailleurs est considérée comme un territoire majeur de la Négritude. iii Je pense ici à la définition kantienne de l’anthropologie dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, Paris, J. Vrin, 1994 [1964], traduction de Michel Foucault entendue comme connaissance du monde (Préface, p.11 et sqq. iv Cf. « Marc CHAGALL et la poésie des affiches », Préface de Léopold Sédar Senghor, Président de la République du Sénégal, in Sorlier, Charles, Les affiches de Marc CHAGALL, Paris, Draeger-Vilo, 1975, p. VII. v Cf. Liberté 5. Le Dialogue des cultures, p. 19-20 vi idem, p.20 vii ibidem, p.20 viii ibid., p.20 ix ibid., p.22. x ibid., p.18 xi On pourrait en dire autant de la valeur du mot et du pouvoir de nomination dans les langues négro-africaines d’après L.S. Senghor. Il fait remarquer avec justesse ceci dans « Comme les lamantins vont boire à la source », postface à Ethiopiques : « Le mot y est plus qu’image, il est image analogique sans même le secours de la métaphore ou de la comparaison. Il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe. Car tout est signe et sens en même temps pour les Négro-Africains : chaque être, chaque chose, mais aussi la matière, la forme, la couleur, l’odeur et le geste et le rythme et le ton et le timbre, la couleur du pagne, la forme de la kôra, le dessin des sandales de la mariée, les pas et les gestes du danseur, et le masque, que sais-je ? », dans Léopold Sédar Senghor. Poèmes, Nouvelle édition, Seuil, Paris, 1984, p.158-159. Le régime de l’art négro-africain et pardelà le régime de la vie repose sur l’entrelacs de différents éléments constitutifs de l’existence négro-africaine. Il n’y a pas de rupture entre le visible et l’invisible, le réel et le sur-/ sous- réel, le cosmos et la nature, le divin et le profane, le symbolique et le concret. Ici L. S. Senghor pose l’unité du réel, de la vie sociale et de l’art comme marque de la société négro-africaine. L’ontologique, le métaphysique, l’esthétique, l’éthique et, pour faire court, l’anthropologique sont corrélés dans le monde négro-africain. La puissance du mot, de l’image – signe, l’image symbolique réside dans cette capacité à conjoindre en soi le sens et le signe, la réalité et la sous-réalité. xii ibid., p.18. xiii ibid., p.22 xiv Rappelons simplement cela que dit L. S. Senghor dans « Comme les lamantins vont boire à la source », in Léopold Sédar Senghor. Poèmes, Nouvelle édition, p.160 : « Mais le pouvoir de l’image analogique ne se libère que sous l’effet du rythme. Seul le rythme provoque le court-circuit poétique et transmue le cuivre en or, la parole en verbe. » Sur le plan philologique ce texte est antérieur à la fois à « L’Esthétique négro-africaine (1956) » et à « De la Négritude (1969) ». Il y a continuité de la pensée esthétique senghorienne qui se traduit par i 14 des variations ad infinitum sur le même thème selon les circonstances. Ce qui assure la cohérence de la pensée de L. S. Senghor dans le temps et dans l’espace. xv ibid., p.22-23 xvi Liberté 5.Le dialogue des cultures, p.255. xvii idem, p.23 xviii cf. « De la Négritude », in Liberté 5. Le Dialogue des cultures, p.20 xix cf. Liberté 5. Le Dialogue des cultures, p.186 xx idem, p.20 xxi ibidem, p.20 xxii Lire l’intéressant Amselle, Jean-Loup et Dupuis, Anne, (sous la direction de), Cahiers d’Etudes africaines 155-156, XXXIX (3-4), EHESS, Paris, 1999 sur la muséification de l’Afrique en Occident. xxiii On peut mentionner ici l’œuvre d’un des pionniers des études de l’art négro-africain Jean LAUDE, en particulier Les arts de l’Afrique noire. xxiv loc.cit., p.20 xxv L. S. Senghor a raison d’insister sur l’importance et la primauté de la danse – art chorégraphique par excellence en Afrique noire – dans la vie négro-africaine. C’est « le premier langage de l’art, de l’âme (p.187) ». C’est « un spectacle total ». xxvi Editions Clé, Yaoundé, 1980. Il reprend ici à nouveaux frais les grandes intuitions émises dans L’Art Afrique noire. Liturgie cosmique et langage religieux qu’il applique cette fois aux arts traditionnels et à l’artisanat africains. Il s’agit ici d’une part de dire ce qu’est l’art traditionnel et sa visée fondamentale : « une vaste encyclopédie populaire où se lisaient la sagesse d’autrefois, les connaissances scientifiques, la conception du monde et de l’homme, la religion, la société, les travaux de tous les jours et les métiers, les jeux et les loisirs, et par-dessus tout, l’histoire du peuple créant sa pérennité à travers le temps(p.7)» et d’autre part de décoder « le langage symbolique des arts » en tant qu’expression et archive de l’histoire négro-africaine et par-delà de la civilisation négro-africaine(p.7). Il examine cette question à travers les trois grandes aires artistiques, trois grands foyers de rayonnement artistique de l’Afrique : l’Afrique de l’Ouest, l’Afrique centrale et méridionale et l’Afrique orientale(p.16). Nous ne nous étendrons pas outre mesure sur cet essai préférant nous limiter au premier ouvrage sur les arts d’Afrique noire d’E. Mveng. xxvii Mame, Paris, 1964. Il sera réédité aux éditions Clé, Yaoundé, 1974 xxviii idem, p.6 xxix ibidem, p.8 xxx Cf. L. S. Senghor, Liberté 5. Le Dialogue des cultures, p.19. xxxi On ne saurait nier ici l’influence de la Philosophie bantou, Présence Africaine, 1947 du Père Placide Tempels sur la vision ontologique négro-africaine de L. S. Senghor. xxxii Loc.cit., p.19 xxxiii Engelbert Mveng observe avec justesse à propos de la prière : « Souverain[Dieu], lointain peut-être, il est en tout cas la Force tout court pour notre mentalité où l’être est force vitale. La prière qui l’appelle au secours de l’homme le révèle comme source d’où l’homme attend le salut de son être – force(p.20). » Il rejoint ainsi les intuitions senghoriennes. xxxiv Cf. L’art d’Afrique noire. Liturgie cosmique et langage religieux, p.8. xxxv idem, p.9. xxxvi ibid., p.14-15 xxxvii ibid., p.51 xxxviii ibid., p.51-52 xxxix ibid., p.53 xl ibid., p.54 xli ibid., p.54 xlii Je n’entrerais pas dans les détails de la symbolique africaine telle qu’E. Mveng l’entreprend(pp.70-85). Je rappellerais simplement avec E. Mveng que « la symbolique est un langage(p.70). » En tant que tel, elle est l’expression de « la réalité de l’univers conçu comme un monde humanisé, comme une vie dans laquelle le destin de l’homme et celui des choses se font mutuellement(p.70). » Autrement dit, la symbolique africaine embrasse l’existence de l’homme africain dans sa complexité et dans sa diversité que l’art essaie d’attester à sa manière et que « la prière négro-africaine » manifeste également(p.71). xliii ibid., p.57. xliv ibid., p.57 xlv Je ne peux que renvoyer aux pages lumineuses qu’E. Mveng consacre à l’étude de la symbolique de l’art africain(pp.70-85) et qui constitue le chapitre 3 de L’art d’Afrique noire… xlvi Cf. L’art d’Afrique noire…, p.86 xlvii ibid., p.86 15 xlviii ibid., p.87 ibid., p.87 l ibid., p.88 li ibid., p.89. lii ibid., p.93 liii Publications de la Sorbonne, Paris, 1993 liv cf. Bidima, J.-G., La Philosophie négro-africaine, PUF, Paris, 1995, p.61 lv Présence Africaine, Paris, 1994, 2e édition revue, corrigée et augmentée [NEA, Dakar/Abidjan, 1975, 1 e édition] lvi L’Harmattan, Paris, 1994. lvii idem, p.18 lviii ibid., p.24 lix ibid.,p.25 lx Tanawa, Paris, 2000 lxi Je renvoie ici à ma présentation de cet essai : « Les Lignes d’un style. Georges Ngal, Esquisse d’une philosophie du Style. Autour du champ négro-africain. Paris : Ed. Tanawa, 2000 ; 207 pp. », dans Literary Research/Recherche littéraire n° 37-38, Journal of International Comparative Literature Association/Revue de l’Association Internationale de Littérature Comparée 2002, pp.260-271 lxii Ce qui renvoie à l’origine, au commencement, à la production, à la création en rapport avec le passé. Lire pour ce faire Christian Godin, Dictionnaire de philosophie (Paris: Fayard/Editions du temps, 2004), p.106 xlix 16