l'élaboration théorique de l'objet même de l'anthropologie, dans le Totémisme aujourd'hui et surtout
dans son œuvre majeure, la Pensée sauvage; d'autre part, l'application de ces principes dans
l'imposante tétralogie de plus de 2 000 pages, les Mythologiques (le Cru et le Cuit, Du miel aux
cendres, l'Origine des manières de table, et l'Homme nu). La consécration vient en 1973 avec son
élection à l' Académie française.
L'œuvre n'est pas terminée pour autant. Les recueils d'articles, de comptes rendus de séminaires et
d'entretiens se multiplient, même après la retraite, prise en 1982 (le Regard éloigné, 1983; Paroles
données, 1984; De près et de loin, 1988; Des symboles et leurs doubles, 1989). Par ailleurs se
poursuit la quête des mythologies par une approche esthétique dans la Voie des masques, et la
reprise de certains mythes dans la Potière jalouse et Histoire de lynx. Il éclaire les arcanes de sa
pensée à travers les essais esthétiques de Regarder Ecouter Lire.
L'œuvre de Claude Lévi-Strauss symbolise l'avènement de l'anthropologie dans le champ des
sciences sociales françaises au cours des années 1960, et elle a participé du courant d'idées qualifié
de structuraliste. Fondée sur l'élucidation du fonctionnement de l'esprit humain, l'interprétation
théorique manifeste une recherche des liens entre nature et culture, notamment dans les systèmes de
parenté et la production des mythes. Sa vision pessimiste de l'évolution actuelle de l'humanité fait
aussi apparaître Lévi-Strauss comme un anthropologue philosophe, héritier de Jean-Jacques
Rousseau. En outre, il ne cesse de manifester un vif intérêt pour les créations et les conceptions
esthétiques des sociétés qu'il étudie et pour celles de la sienne.
L'organisation sociale et la parenté
Comme tout ethnologue, Lévi-Strauss commence par rédiger une monographie consacrée à une
population au sein de laquelle il a vécu et qu'il a étudiée sur le terrain, les Nambikwaras des plateaux
du Brésil central; il fera le récit de son séjour dans Tristes Tropiques. Mais son ambition est plus
grande, et il veut faire œuvre de sociologie comparée en présentant «une introduction à une théorie
générale des systèmes de parenté». Pour lui, c'est la prohibition de l'inceste qui fonde la possibilité de
toute société, puisque cet interdit relève à la fois de la nature et de la culture. Les solutions pour
satisfaire à cette interdiction définissent la nature de l'échange matrimonial, qui est «le passage du fait
naturel de la consanguinité au fait culturel de l'alliance». Les structures élémentaires de la parenté
peuvent être produites par l'échange restreint, par lequel les femmes d'un groupe sont cédées aux
hommes d'un autre groupe et réciproquement, ou par l'échange généralisé, qui fait intervenir plusieurs
groupes. Grâce à une impressionnante culture ethnographique (qui porte également sur les systèmes
indien et chinois), l'anthropologue démontre que l'échange généralisé est la règle de l'échange.
Lévi-Strauss se place d'emblée sur deux registres. Il élabore, en premier lieu, une synthèse théorique
et analytique du domaine de la parenté. C'est par l'échange des femmes entre groupes spécifiques
que se construisent et se perpétuent la société et l'espèce humaine. Le second champ d'investigations
est bien plus ambitieux, car il propose une nouvelle méthode, inspirée de la phonologie structurale et
même de la psychanalyse, pour expliquer les mécanismes symboliques et, par conséquent, sociaux.
C'est en fait à une théorie générale de l'échange et de la communication que l'anthropologue nous
convie: les signes, les femmes et les biens s'échangent et permettent ainsi, par des combinaisons
structurées, de construire inconsciemment les relations sociales, d'ordre religieux (mythes et rites),
économique et familial.
Fort de son expérience et de sa connaissance des anthropologies américaine et anglo-saxonne, Lévi-
Strauss popularise cette discipline en France, et conclut que «l'anthropologue est l'astronome des
sciences sociales: il est chargé de découvrir un sens à des configurations très différentes, par leur
ordre de grandeur et leur éloignement, de celles qui avoisinent immédiatement l'observateur». Par la
suite, Lévi-Strauss donnera à sa démarche le nom d'«anthropologie structurale».
La pensée sauvage
Dès le milieu des années 1940, Lévi-Strauss manifeste sa volonté d'interpréter la vie des sociétés et
des cultures en termes de logique inconsciente. Certes, il est parfois difficile aujourd'hui de séparer
cette perspective de celle de la méthode, à la fois analytique et explicative, dite structurale. Mais il est
évident que les propriétés de ce qu'il va qualifier de «pensée sauvage» sont à la fois structurées et
structurantes. Le primat des formes inconscientes vient de ce qu'elles fonctionnent comme un
langage, donc comme une structure, mais aussi de ce qu'elles expriment un mode de lecture, voire de