ARNAUD PELLISSIER-TANON1 Ethique et Responsabilité professionnelle ?2 Article paru dans la Revue française de gestion n° spécial « De nouvelles règles pour l’entreprise » n° 136 – Novembre-Décembre 2001, pp 109-115 * Dans la société contemporaine, l'exigence "éthique" qui pèse sur les entreprises prend un tour paradoxal : alors que le consensus sur les devoirs que chacun doit accomplir se dissout peu à peu, comment penser qu'elles puissent compatir aux souffrances de leurs parties prenantes sans hypocrisie ? Aussi les dirigeants d'entreprises sont ils en quête d'une éthique qui leur permettent de concilier efficacité et légitimité. Ils recherchent précisément la règle dont le respect conduira les membres de leur personnel à proportionner la vivacité de leurs désirs aux nécessités de l'action qu'ils mènent, sous leur égide, collectivement. Le principe juridique de la responsabilité civile professionnelle indique sans doute la voie à suivre lorsqu'il exige des justiciables réparation des dommages qu'ils n'ont pas sus éviter : loin de promulguer les valeurs de leurs choix ou de se défausser de leurs propres responsabilités, les dirigeants joueront du professionnalisme que les membres de leurs entreprises revendiquent pour les inciter à passer au crible leurs propres valeurs et examiner leur comportement au travers de leurs conséquences ; en bref, ils feront appel à leur soif de responsabilité. Rien de l'action humaine n'échappant à son emprise, l'éthique se veut une règle pour l'entreprise. Elle rencontre pourtant une opposition qui semble tenir à la nature même des choses : sans appas du gain ni goût du pouvoir, qui assumerait les veilles et les fatigues nécessaires à la bonne marche de nos entreprises ? Dans un tel contexte, d'aucuns se demandent s'il est possible de mettre sa pratique professionnelle en harmonie avec les exigences de sa conscience et les valeurs de notre société. D'aucuns se demandent si les entreprises peuvent vraiment adopter une attitude socialement responsable, notamment compatir aux malheurs des plus faibles de leurs parties prenantes, tant interne qu'externe. Pour eux, l'éthique s'oppose aux affaires comme la candeur au cynisme si bien qu'ils craignent que les démarches éthiques mises en oeuvre par les entreprises relève d'un souci quelque peu hypocrite : on flatterait les exigences sociétales pour mieux donner un verni de légitimité au souci d'efficacité qui seul prévaudrait dans les affaires. 1 Maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Cergor, mène des recherches sur le professionnalisme, notamment l'influence des pratiques courantes de management des entreprises sur le professionnalisme de leurs salariés. 2 L'auteur remercie les Professeurs Laurent Bibard et Raymond-Alain Thiétart et Messieurs Renaud Müller et Renaud de Rochebrune, sans qui cet article n'aurait pas vu le jour. Il revendique l'entière responsabilité de sa thèse. 2 Un tel pessimisme n'est pas pour nous satisfaire : pourquoi opposer des valeurs, qu'on suppose évidentes, à des désirs, qu'on suppose source de violence ? Bien au contraire, et de tout temps, les moralistes ont souligné que les valeurs ne s'opposent pas aux désirs mais que chacun valorise le bonheur que lui procure la satisfaction des désirs qui l'animent : les différentes éthiques hiérarchisent les différents bonheurs possibles de façon à aider chacun à ne pas se tromper sur la valeur de ses désirs. Mieux : elles invitent chacun à examiner sa conduite, notamment à vérifier s'il tire bien de la satisfaction de ses désirs le bonheur qu'il en attend. En bref, elles apprennent à ne s'engager dans ses entreprises qu'en proportion des véritables enjeux de sa vie. Et comme satisfaire mutuellement ses désirs n'a, en soi, rien d'immoral, ni servir mutuellement ses intérêts, l'entreprise et, d'une façon générale, toutes formes d'organisation ont non plus, en elles-mêmes, rien d'immoral. Le fait est que la morale, qui faisait il y a encore une génération le ciment de notre société, s'effrite manifestement et le choc des cultures consécutif à la mondialisation relativise la portée qu'elle pourrait conserver. Parallèlement, la médiatisation des émotions avive la pression de l'opinion publique et l'entreprise se voit, de plus en plus, sommée de répondre de son comportement. Les entreprises sont donc, plus que jamais, prises entre deux feux, d'une part, les insuffisances de leurs mandants et, d'autre part, les exigences de leurs parties prenantes -c'est là peut-être la signification véritable de l'hypocrisie apparente de leurs démarches éthiques-. Aussi leurs dirigeants se demandent-ils, aujourd'hui, plus que jamais, comment mobiliser les uns et satisfaire les autres. Il s'agit, pour eux, de formuler, à nouveau frais, une éthique qui satisfasse, dans la mesure du besoin, et l'exigence d'efficacité, qui demeure de rigueur dans les affaires, et celle de légitimité, que personne ne saurait éluder sans se mettre au ban de la société. Les dirigeants recherchent précisément la règle dont le respect conduira les membres de leurs entreprises à proportionner la vivacité de leurs désirs aux nécessités de l'action qu'ils mènent, sous leur égide, collectivement. Le principe juridique de la responsabilité civile professionnelle indique, nous semble-t-il, une voie à suivre lorsqu'il exige des justiciables réparation des dommages qu'ils n'ont pas sus éviter : loin de promulguer les valeurs de leurs choix ou de se défausser de leurs propres responsabilités, les dirigeants joueront du professionnalisme que les membres de leurs entreprises revendiquent pour les inciter à passer au crible leurs propres valeurs et examiner leur comportement au travers de leurs conséquences ; en bref, ils feront appel à leur soif de responsabilité. Mettre en oeuvre une démarche éthique Il est tentant, pour les dirigeants, de proclamer des valeurs en harmonie avec les exigences que la société fait peser sur leur entreprise et d'y insuffler cette "éthique" : la rédaction participative d'une charte ou, si leur responsabilité risque d'être mise en cause devant les tribunaux, la promulgation d'un code rendu exécutoire par leur pouvoir de discipline, rehausserait la moralité de leur personnel. Et il leur resterait à témoigner d'une conduite exemplaire pour que ces valeurs ne restent pas lettres 3 mortes ni que leur proclamation génère les comportements hypocrites que nous avons évoqués. Une telle démarche, si elle est réellement participative, présente, en effet, l'avantage de "rendre explicite la forme sociale contractuelle de l'entreprise" (p. 89), comme Jean-Gustave Padioleau (1989) s'en réjouit, d'une manière générale, pour "la morale des affaires" : résultant de l'arrangement réciproque des acteurs, l'entreprise et son éthique reposent sur l'engagement qu'ils prennent, après négociation et délibération, de respecter les valeurs qui rendront leurs décisions légitimes. Et JeanGustave Padioleau (1989) de définir la morale des affaires comme l'ensemble "des règles définissant les rapports perçus comme efficaces et légitimes entre les partenaires immédiats ou éloignés d'une interaction marchande ou gestionnaire" (p. 86). Comme toute contrainte, la morale des affaires donne aux entreprises de nouvelles occasions d'agir. En effet, cette morale ne s'impose pas tant aux entreprise qu'elle ne leur est utile : elle donne une légitimité aux rapports qu'elles entretiennent avec leurs parties prenantes, autrement dit, elle les habilite à les entretenir, si bien que c'est en posant des actes légitimes qu'une entreprise agit efficacement ou, en d'autres termes, compatir à l'infortune du monde est une bonne façon de faire des affaires, comme en témoignent la médiatisation du commerce équitable et le développement des fonds éthiques. A ce niveau d'analyse, purement sociologique, la morale des affaires ne diffère pas du consensus qui fixe les rapports, tenus pour légitimes et efficaces, que l'entreprise entretient avec ses parties prenantes. Les dirigeants y trouveront, certes, une règle conduisant les membres de leurs entreprises à proportionner la vivacité de leurs désirs aux nécessités de l'action qu'ils mènent ensemble. Mais cette règle, de par sa nature consensuelle, n'a rien de stable ni de définitif et ils peuvent souhaiter lui donner des fondements plus assurés, au minimum mettre en lumière la hiérarchie des bonheurs déterminant la valeur des désirs que chacun satisfait, dans l'entreprise, lorsqu'il entretient une relation marchande ou gestionnaire. Pour ce faire, il faut dépasser le constat sociologique des valeurs d'efficacité et de légitimité dominantes dans notre société et chercher à les fonder en philosophie. C'est ce que fait Jean Moussé (1992) lorsque, pour répondre à Jean-Gustave Padioleau, il définit l'éthique d'entreprise comme un "chemin" : l'homme se donnant librement ses raisons d'agir, "il devient nécessaire, à partir de l'expérience des affaires, d'élaborer des conceptions susceptibles d'éclairer [ses] décisions" (p. 66). Reste à savoir comment élaborer de telles conceptions à partir de l'expérience. Il constate qu' "un chef d'entreprise est certes responsable pour ce qu'il décide de ses propres affaires, mais [qu'] il est aussi responsable, pour sa part, des lointaines conséquences de ses actes." Il relève qu' "une telle exigence n'est pas étrangère à la sociologie en ce sens qu'on peut en comprendre la signification en étudiant le fonctionnement des affaires. Il y a peu de chances toutefois qu'elle apparaisse clairement à travers des enquêtes et des sondages." Et il conclut aussitôt que la philosophie, en général, et l'éthique des affaires, en particulier, "consiste en une réflexion critique (...) s'appuyant sur l'expérience" (p. 63). Reste à savoir en quoi consiste cette réflexion critique et quelle part le chef d'entreprise peut y prendre. Tout corps de valeurs ou toute hiérarchie des bonheurs devient une morale si un consensus se dégage en sa faveur dans tel ou tel groupe humain. Mais cette 4 morale peut être vécue comme une éthique, par chacun des membres de ce groupe, dans la mesure où la légitimité des valeurs qu'elle promulgue ne découle pas du consensus qu'elles reçoivent mais du bien fondé de la hiérarchie des bonheurs en laquelle elle consiste : c'est cette hiérarchie qui fonde le primat de telle valeur sur telle autre, que cette morale consacre, partant la légitimité de telle interaction marchande ou gestionnaire, qui fait prévaloir telle valeur sur telle autre. En d'autres termes, ce n'est pas pour suivre le consensus mais parce qu'on est convaincu du bien fondé de telle éthique qu'on régule ses désirs en fonction des bonheurs dont elle indique la valeur. La règle éthique diffère ainsi de l'exigence sociologique de respecter les valeurs faisant l'objet d'un consensus. Elle consiste en la discipline intérieure de ne se permettre de satisfaire ses désirs que dans la proportion du bonheur qu'on attend de la vie : c'est sincèrement alors que chacun, dans l'entreprise, règle son engagement professionnel sur la valeur des bonheurs que lui-même et ses parties prenantes retirent de son activité. Faire jouer un levier d'éthique Si donc chaque éthique consiste en une hiérarchie des bonheurs, toute démarche éthique se résume en la discipline qui mesure la satisfaction de ses désirs à cette hiérarchie, si bien que la hiérarchie des bonheurs que chacun se donne est la règle de l'éthique que chacun pratique. Les dirigeants soucieux d'éviter à leur entreprise de sombrer dans une quelconque hypocrisie se garderont donc de promulguer le respect de valeurs quelconques, même les plus consensuelles. Ils se garderont, précisément, de fixer aux membres de leurs entreprises une hiérarchie des bonheurs, mais renverront chacun d'entre eux, en un effort de sincérité, à ses propres valeurs, à sa propre hiérarchie des bonheurs. Renvoyer chacun à ses valeurs ou à sa hiérarchie des bonheurs, ce n'est pas sombrer dans un subjectivisme moral qui ne trouverait de solution que dans un consensus fluctuant au gré des circonstances. C'est dépasser les consensus prévalant dans notre société et mettre à l'épreuve les convictions de nos contemporains. C'est s'appuyer sur la réalité des bonheurs et de leur hiérarchie sans laquelle toute éthique se fige en un discours idéologique et toute exigence sociologique se crispe en un totalitarisme "éthique". Les dirigeants en quête d'une éthique pour leur entreprise interrogeront donc les membres de leur personnel sur le respect des valeurs dont ils témoignent, in fine sur la règle que leurs hiérarchies des bonheurs donnent à la satisfaction de leurs désirs -ce respect, cette règle apportent-elles bien le bonheur que chacun d'entre eux attend, ainsi que leurs parties prenantes, de son engagement dans l'entreprise ?-. La tâche est d'autant plus ardue que le sens même des termes de cette question sont en train de se perdre. Le mot bonheur semble désuet. Qui l'entend encore comme le sentiment de plénitude qui accompagne l'achèvement ou la perfection de tout acte, aussi bien celui des sens -on parle aujourd'hui de plaisir-, que de l'action elle-même -on parlera précisément de bonheur- ? Aristote explicite ce point dans l'Ethique à Nicomaque lorsque, discutant de l'origine du plaisir des sens, il constate que "l'acte le meilleur est 5 celui du sens le mieux disposé par rapport au plus excellent de ses objets ; et l'acte répondant à ses conditions ne saurait être que le plus parfait comme le plus agréable". Il élargit aussitôt cette analyse en relevant que "pour chacun des sens il y a un plaisir qui lui correspond, et il en est de même pour la pensée discursive et la contemplation" (1974 b 20). Et Aristote de relever que "le plaisir achève l'acte comme une sorte de fin survenue par surcroît" (1974 b 35). Le plaisir, le bonheur recouvrent donc le sentiment de plénitude qui marque l'achèvement de l'action. Les valeurs sont de moins en moins perçues en terme d'accomplissement de soi mais de plus en plus en terme de jouissance de la vie : liberté, égalité, fraternité, par exemple, ne signifient plus l'immunité de contrainte, l'absence de privilège et l'unité du corps politique chers au XVIIIe siècle mais désormais les moyens de vivre, l'égalisation des avoirs et le partage des ressources auxquels aspirent nos contemporains. Il semble ainsi que cette évolution des valeurs consacre un déclin du droit mais non de la législation, pour reprendre la formule chère à Friedrich Hayek (1959/1994 et 1976/1982) : les obligations sont de moins en moins conçues comme les précautions à prendre pour ne pas nuire à autrui, tel que la pratique judiciaire les dégage de l'expérience de la vie en commun, mais, de plus en plus, comme les contributions ou les prestations à offrir à des ayant droits, qu'un pouvoir apte à en sanctionner l'inexécution impose à ses ressortissants. On pourrait croire que cette évolution s'est accompagnée d'un affinement de la conscience morale des hommes d'entreprise : ils compatiraient de plus en plus aux souffrances de leurs parties prenantes. Il semble plutôt que la société habilite de plus en plus les clients à exiger de leurs fournisseurs des produits sans risque et des prestations sans faille : le déclin du droit que nous avons relevé s'accompagne d'une judiciarisation de la société, précisément d'une mise en oeuvre de plus en plus fréquente de la responsabilité civile professionnelle. C'est que, comme l'a relevé Max Weber (1919/1959/1963/1997), "nous savons ou nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision" (p. 90). Partant, il semble inadmissible qu'un produit présente un risque quelconque ou qu'une prestation ne procure pas le service attendu. Ce savoir ou cette foi en la maîtrise du monde imprègne, semble-t-il, les morales contemporaines et Hans Jonas (1979/1990/1998) en a explicité l'éthique dans son Principe responsabilité : de la disproportion du pouvoir dont l'homme s'est doté de contrôler "le destin et la nature" (p. 241) d'avec sa fragilité, pour ne pas dire son caractère vulnérable, découle l'obligation de "préserver pour l'homme l'intégrité de son monde et de son essence" (p. 18). La faillite des utopies a fait pâlir la figure de l'ingénieur social qui, imbu de sa science, se faisait fort d'organiser la société. S'y substitue celle du professionnel qui, par sa prévision, maîtrise son monde et livre à ses clients des produits sans risque ou leur sert des prestations sans faille : il s'en porte garant et en assume la responsabilité. Aussi prétend-il en répondre, si bien que l'entreprise en quête d'éthique peut sans doute jouer de cet état d'esprit pour interroger ses membres sur leurs valeurs et leurs hiérarchies des bonheurs. 6 Revendiquer son professionnalisme Comme Vincent Dégot (1990) l'a relevé, de plus en plus d'acteurs de l'entreprise se reconnaissent dans la figure du professionnel : chefs de projet en tout genre, consultants internes et externes, dirigeants salariés ou cadres de tous niveaux disposant d'une grande latitude d'action, hauts potentiels désireux de laisser derrière eux une image positive, etc. Investi d'une mission, qu'il mène en toute autonomie, le professionnel atteint son but sans bouleverser l'organisation. C'est qu'il maîtrise les personnes qu'il fait travailler et les circonstances de son intervention comme il se maîtrise lui-même. C'est qu'il ne cesse de méditer son expérience et, à l'affût des indices qui l'informent sur les spécificités de l'entreprise, il anticipe les circonstances dans lesquelles il va intervenir et adapte son attitude en conséquence. Cette figure du professionnel tient d'un idéal qu'on ne cesse de poursuivre sans jamais atteindre. Ce qui le définit, concrètement, c'est son rapport à l'entreprise. Le professionnel sert avec loyauté l'entreprise pour laquelle il travaille, dans la mesure où leurs intérêts convergent, mais son horizon de carrière ne se limite pas à elle : ce qu'il valorise, c'est son potentiel. S'il tient à quelque chose, c'est à sa réputation d'être maître de son monde comme il est maître de lui-même. Il revendique cette maîtrise et il est prêt à répondre de l'usage qu'il en fait à tous ceux qui l'interrogent, son mandataire, bien sûr, à qui il rend compte de sa mission, mais aussi aux différentes parties prenantes qui peuvent exiger qu'il leur rende des comptes. En bref, il en assume la responsabilité. S'il est un type de mandant que les dirigeants de l'entreprise peuvent interroger facilement sur ses valeurs et sa hiérarchie des bonheurs, c'est donc le professionnel. Aussi leur suffira-t-il, s'ils se soucient de bannir toute hypocrisie de leur entreprise, d'inciter leur personnel à adopter un tel état d'esprit. Prenons le cas des professions réglementées : il va nous servir de référence pour réfléchir au cas de l'entreprise industrielle ou commerciale. Et retenons, par exemple, celui des prestataires de services d'investissement. Pour eux, tout est clair, en principe du moins : l'article 58 de la loi du 2 juillet 1996 de modernisation des activités financières énonce "sept règles de bonne conduite", qu'ils se doivent d'appliquer, sous le contrôle des autorités de place. Ces principes ne cessent d'affirmer qu'ils doivent servir "au mieux" les intérêts de leurs clients et conserver l'intégrité du marché. Ils évoquent des mesures à prendre et des étapes à ne pas négliger dans leur relation avec la clientèle. Ils rappellent les attitudes à adopter, loyauté, équité, compétence, soin, diligence, etc. Et il est même prévu que chaque prestataire de service d'investissement charge un "déontologue" de veiller à leur bonne application et conseille leurs collègues en conséquence. Une telle législation vise, bien sûr, à protéger l'épargne et les pouvoirs publics ont mis en place des rouages permettant de prévenir les dérapages dommageables pour la clientèle des prestataires de services d'investissement et, d'une façon générale, les investisseurs en bourse. Ce faisant, elle confirme des obligations découlant de la nature de ce métier et dont le juge aurait sanctionné l'inapplication même en l'absence de ces mesures préventives. Ces obligations définissent les responsabilités du professionnel de la bourse -servir l'intérêt du client, respecter 7 l'intégrité du marché- et l'attitude qu'il doit adopter pour ce faire -loyauté, équité, compétence, soin, diligence-. Elles brossent ainsi un portrait du professionnel, celui dont le comportement irréprochable assure à ses clients et à ses parties prenantes qu'il maîtrise effectivement les aléas de son métier. Et dont il tire sa fierté. Cette législation est comme l'aboutissement du travail de mise à l'épreuve de leur hiérarchie des valeurs que les professionnels de la bourse auraient pu mener. Et elle l'est effectivement car elle s'appuie sur les travaux des commissions professionnelles qui se sont réunies depuis le krach de 1987. Les responsabilités du professionnel de la bourse auraient très bien pu être formulées en terme de valeurs : "tu respecteras l'intérêt du client et l'intégrité du marché". Ces attitudes peuvent très bien être vécues en termes de bonheur : "les plaisirs, les richesses et les honneurs que je tire de mon travail ne l'emportent pas sur la satisfaction d'avoir fait du bon travail ; j'exerce mon activité avec assez de compétence, de soin et de diligence pour que mes clients soient satisfaits de mes services, voire parlent de moi à leurs amis ; je me comporte avec loyauté et équité vis-à-vis d'eux, cela coule de source, mais aussi vis-à-vis de tous ceux qui pourraient être lésés par la compétence, le soin et la diligence que je mets à servir mes clients, si bien que mes jeunes collègues viennent me demander de temps en temps un conseil, ce qui ne contribue pas pour rien à ma renommée." Ce qui importe, au-delà de l'expression qui a été donnée à cette déontologie, c'est le sens des responsabilités des professionnels qui la vivent3. Que nous prenions en exemple une profession réglementée ne doit pas laisser croire que l'intervention préventive des pouvoirs publics est nécessaire pour conduire les professionnels à vivre l'éthique qui fonde leur fierté : la menace de voir leur responsabilité civile professionnelle être mise en cause devant le juge suffit sans nul doute4. En bref, soucieux qu'il est de sa réputation -n'est-ce pas son capital le plus précieux ?-, le professionnel respecte les valeurs qui donnent sa légitimité à sa profession et adopte un comportement tel que la fierté d'être un professionnel efficace l'emporte en lui sur les passions qui animent sourdement l'espèce humaine. Telle est sa hiérarchie des bonheurs. Hypocrisie, pourrait-on penser. Rien n'indique, en fait, que le professionnel ne soit pas sincère et ce d'autant plus que, l'habitude aidant, le caractère se transforme souvent peu à peu. Assumer ses responsabilités Approfondissons quelque peu la dimension juridique de la responsabilité : peut-être y trouverons nous le moyen par lequel l'entreprise peut conduire ses membres à assumer leurs responsabilités avec fierté, comme le fait le professionnel. Lorsqu'il examine le cas que le demandeur lui soumet, le juge cherche à savoir si le défenseur a 3 Pour une analyse de la déontologie des marchés financiers et, notamment, de son développement, cf. H. de la Bruslerie (1992). 4 Pour un exemple de déontologie, très proche de celle des professionnels de la bourse (il s'agit du conseil en gestion de patrimoine), développée, sans intervention législative immédiate, sous la considération de la responsabilité civile professionnelle, cf. A. Pellissier-Tanon (2000). 8 commis une faute engageant sa responsabilité, précisément un manquement à l'une de ses obligations. Cette faute, il ne faut pas l'entendre en un sens moral, telle une faiblesse de la volonté stigmatisée, par exemple, par un remord de la conscience : Comme Michel Villey (1977) l'explique en recourant à l'étymologie du mot responsabilité (en droit romain, le fait de répondre de la dette d'autrui), la notion de faute n'est qu'une fiction que les juristes ont adoptée par méconnaissance du vrai sens de ce mot et cette méconnaissance a pour origine l'influence que les morales de la rectitude de la conscience ont eue sur le droit. Cette "faute", il faut l'entendre au for externe : la justice des hommes ne peut appréhender la sincérité de la conscience morale ni même parfois le caractère volontaire de l'acte considéré comme fautif, mais elle considère si la personne dont le fait est la cause du dommage aurait pu l'éviter : comme le précise Georges Ripert (1949), l'homme agit ; or "agir comporte des risques pour soi-même et pour les autres ; qu'importe puisque l'action est la loi de l'homme. Mais l'homme ne doit pas mal agir et il agit mal quand il cause à autrui un dommage qu'il aurait pu prévoir, empêcher, ou atténuer" (p. 219), même involontairement car, rappelons-le, la justice n'appréhende pas le for interne. Georges Ripert semble fonder le droit sur la morale mais la morale dont il s'agit ne s'intéresse pas tant à la rectitude de la conscience qu'à l'intelligence qui gouverne l'action, précisément à l'intelligence qui en prévoit et maîtrise les conséquences. Dans chaque cas qu'il doit trancher, le juge se forme une opinion des dommages qu'on aurait dûs prévoir, empêcher ou atténuer, ou, pour dire les choses autrement, sur la prévoyance et la maîtrise des choses dont on aurait dû faire preuve. La jurisprudence est sous-tendue ainsi par une morale de l'action prévoyante. La distinction du for interne du for externe aide à bien comprendre que le domaine de la conscience échappe à la justice des hommes, si bien qu'imputer une responsabilité, ce n'est pas désigner un pécheur qu'il s'agirait de mener à récépissence mais forcer quelqu'un à répondre de sa conduite, qu'elle ait été volontaire ou non, et réparer les conséquences dommageables éventuelles. Partant, c'est l'inciter à faire preuve dorénavant d'une conduite plus prévoyante, plus prudente aurait dit Aristote5, et à développer ainsi sa capacité à prévoir et à maîtriser les conséquences de ses actes. Ainsi, assumer ses responsabilités, c'est examiner sa conduite, c'est in fine vérifier si on tire bien de la satisfaction de ses désirs le bonheur qu'on en attend. En bref, et pour le domaine qui nous intéresse, c'est régler son engagement professionnel sur la valeur des bonheurs que soi-même et ses parties prenantes retirent de son activité. Aussi, même si elle n'est pas une éthique en elle-même, la responsabilité est-elle un levier d'éthique. 5 Comme le lecteur l'aura deviné, notre analyse de la responsabilité repose sur la conception aristotélicienne de la prudence, cette vertu de l'action, faite notamment de prévoyance, par l'exercice de laquelle "l'homme prudent est capable de délibérer correctement sur ce qui est bon et avantageux pour lui même" (Ethique à Nicomaque 1140 a 26), ce qui est le propre des gens d'expérience (cf. 1141 b 18) : nous soulignons seulement que si personne ne supportait les conséquences de ses actes, en bref, sans responsabilité imputée ou assumée, personne ne serait incité à tirer les leçons de ses expériences ni à développer sa prudence. Ce faisant, nous dégageons les fondations du plaidoyer d'un Michel Villette (1996) en faveur de la prudence comme "une alternative à la gestion comme science et aux affaires comme pur opportunisme" et de sa méthode d'acquisition, l'expérience réfléchie. 9 Comme le rappelle Friedrich Hayek (1959/1994), "l'imputation de responsabilité suppose donc au départ la capacité des hommes à agir raisonnablement et elle tend à les faire agir plus raisonnablement qu'ils ne le feraient sans cela. Elle suppose que chacun a un minimum d'aptitude à l'apprentissage et à la prévoyance et sait se guider sur la connaissance des conséquences de son comportement" (p. 74). Et de préciser que pour inciter à un comportement prévoyant, l'imputation de responsabilité doit porter sur un "dommage" sensible que le "responsable" est effectivement à même d'éviter, en d'autres mots, quelque chose qui dépend de lui et qui fait un tort évident à une personne clairement identifiée : "Puisque nous imputons la responsabilité à un individu aux fins d'influer sur ses façons d'agir, celle-ci ne devrait porter que sur les seuls effets de sa conduite qu'il lui est humainement possible de prévoir, et que nous pouvons raisonnablement compter lui faire prendre en considération dans les circonstances ordinaires [de sa vie]. Pour être effective, la responsabilité doit être bien définie et, en même temps, limitée, proportionnée aux capacités humaines émotionnellement et intellectuellement. Il est tout autant destructeur du sens de la responsabilité de s'entendre dire qu'on est responsable de tout, que de s'entendre dire qu'on est tenu pour responsable en rien. (...) [En conséquence, il est bon] que la responsabilité de l'individu s'étende non seulement à ce qu'il est présumé pouvoir juger, que ses actes tiennent compte des conséquences qui sont à la portée de ses prévisions, et particulièrement qu'il ne soit responsable que de ses actes à lui (et de ceux des personnes sous sa garde), mais pas des actes d'autres personnes également libres [que lui]." (p. 81) Il semble donc que la responsabilité offre à l'entreprise en quête d'éthique la règle que nous recherchons : assumer ses responsabilités, c'est discipliner ses désirs, et imputer une responsabilité, c'est inciter le "responsable" à les discipliner désormais. Cette règle vaux, bien sûr, pour le professionnel qui la revendique mais aussi pour l'entreprise, précisément ses dirigeants, qui en assume la dimension juridique, et ses salariés, pour qui elle est reformulée en termes d'objectifs. Encore faut-il que l'imputation de responsabilité qui pèse sur eux soit proportionnée aux moyens dont ils disposent et qu'il dépendait bien d'eux d'éviter le dommage : comme il est déjà difficile d'admettre qu'on puisse être tenu, par la justice, pour responsable d'un dommage pour lequel, en conscience, nous ne nous formulons aucun reproche, combien plus sera révoltant de porter le chapeau d'un supérieur qui se défausse de sa responsabilité en nous désignant comme bouc-émissaire, cas le pire, en n'ayant pas vérifié nos compétences ni notre expérience, cas affligeant, ou ne nous ayant pas donné les moyens de mener notre mission, cas trop fréquent. Il est fructueux, pour l'entreprise, de s'appuyer sur le professionnalisme auquel nos contemporains prétendent, précisément sur la fierté, que chacun ressent, de maîtriser son affaire, partant d'en assumer la responsabilité. Imputer une responsabilité, avons-nous vu, c'est inciter la personne incriminée à mesurer les conséquences de ses actions. C'est, finalement, lui apprendre à modérer les désirs qui l'animent aux exigences qui pèsent sur l'action qu'elle mène. En bref, c'est l'aider à acquérir le tact et la mesure exigés par ses parties prenantes et qui font d'elle, parallèlement à ses compétences, un véritable professionnel. François Guiraud en a rendu témoignage à Frédéric Lenoir, au temps où il présidait l'Institut de l'Entreprise et y animait, avec 10 Olivier Lecerf, le groupe de réflexion "Ethique et Responsabilité" : "chaque fois qu'on place des hommes et des femmes dans une situation de responsabilité, compatible avec leurs possibilités, ils montent d'un degré. De plus, on fait le pari que le champ de force de l'éthique sera globalement plus fort que les champs parasites des idoles que sont le pouvoir, l'argent et le simple bon plaisir." Et François Guiraud d'affirmer que "le pari est gagné plus souvent qu'il n'est perdu" (Frédéric Lenoir (1991), p. 127). * En bref, dans notre société où le consensus sur les devoirs que chacun doit accomplir se dissout peu à peu mais où, parallèlement, l'exigence que l'entreprise prenne en compassion les souffrances de ses parties prenantes croît manifestement, les dirigeants d'entreprise soucieux de concilier efficacité et légitimité peuvent s'appuyer sur le professionnalisme que nos contemporains revendiquent et mettre en oeuvre ce levier d'éthique qu'est la responsabilité de ses actes, responsabilité qu'ils assument en conséquence, fiers qu'ils sont de maîtriser leurs affaires. C'est pourquoi la mise en oeuvre de plus en plus fréquente de la responsabilité civile professionnelle représente peut-être une opportunité pour les entreprises en quête d'éthique : ce n'est pas sans légitimité qu'elles peuvent mobiliser leur personnel autour des exigences que leurs parties prenantes font peser sur elles et imputer à chacun de leurs membres une part de cette responsabilité. Toute la difficulté réside en ce que la responsabilité est de moins en moins conçue comme la prévision et la maîtrise qui évite de faire subir à autrui un dommage mais de plus en plus comme la participation solidaire aux malheurs des moins bien lotis ou aux grandes causes de ce monde : la première vision de la responsabilité est, comme nous l'avons vu, une source d'éthique alors que la seconde présente, nous semble-t-il, un risque d'hypocrisie. Aux entreprises, à leurs responsables, de donner aux membres de leurs personnels la force d'âme qui leur permettra de ne satisfaire leurs désirs qu'en proportion du bonheur qu'eux-mêmes et leurs parties prenantes attendent de leur engagement dans leurs activités professionnelles. Là se trouve sans doute une dimension cachée du management. Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. franç. par J. Tricot, Paris : J. Vrin, 7ème tirage 1990. L. Bibard, Maîtrise du risque et Acceptation de l'incertitude : des Modernes aux Anciens ?, DR CERESSEC 94013, février 1994, 16 pp. V. Dégot, "Le professionnel, nouvel acteur dans l'entreprise", Revue française de gestion, n° 78, mars-avril-mai 1990, pp. 77-87. F. Hayek, The Constitution of the Liberty, London & Henley : Routledge & Kegan Paul, 1959, trad. franç. par R. Audouin et J. Garello : La Constitution de la Liberté, Paris : Litec, coll. 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