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Un tel pessimisme n'est pas pour nous satisfaire : pourquoi opposer des
valeurs, qu'on suppose évidentes, à des désirs, qu'on suppose source de violence ? Bien
au contraire, et de tout temps, les moralistes ont souligné que les valeurs ne s'opposent
pas aux désirs mais que chacun valorise le bonheur que lui procure la satisfaction des
désirs qui l'animent : les différentes éthiques hiérarchisent les différents bonheurs
possibles de façon à aider chacun à ne pas se tromper sur la valeur de ses désirs.
Mieux : elles invitent chacun à examiner sa conduite, notamment à vérifier s'il tire bien
de la satisfaction de ses désirs le bonheur qu'il en attend. En bref, elles apprennent à ne
s'engager dans ses entreprises qu'en proportion des véritables enjeux de sa vie. Et
comme satisfaire mutuellement ses désirs n'a, en soi, rien d'immoral, ni servir
mutuellement ses intérêts, l'entreprise et, d'une façon générale, toutes formes
d'organisation ont non plus, en elles-mêmes, rien d'immoral.
Le fait est que la morale, qui faisait il y a encore une génération le ciment de
notre société, s'effrite manifestement et le choc des cultures consécutif à la
mondialisation relativise la portée qu'elle pourrait conserver. Parallèlement, la
médiatisation des émotions avive la pression de l'opinion publique et l'entreprise se
voit, de plus en plus, sommée de répondre de son comportement. Les entreprises sont
donc, plus que jamais, prises entre deux feux, d'une part, les insuffisances de leurs
mandants et, d'autre part, les exigences de leurs parties prenantes -c'est là peut-être la
signification véritable de l'hypocrisie apparente de leurs démarches éthiques-. Aussi
leurs dirigeants se demandent-ils, aujourd'hui, plus que jamais, comment mobiliser les
uns et satisfaire les autres. Il s'agit, pour eux, de formuler, à nouveau frais, une éthique
qui satisfasse, dans la mesure du besoin, et l'exigence d'efficacité, qui demeure de
rigueur dans les affaires, et celle de légitimité, que personne ne saurait éluder sans se
mettre au ban de la société.
Les dirigeants recherchent précisément la règle dont le respect conduira les
membres de leurs entreprises à proportionner la vivacité de leurs désirs aux nécessités
de l'action qu'ils mènent, sous leur égide, collectivement. Le principe juridique de la
responsabilité civile professionnelle indique, nous semble-t-il, une voie à suivre
lorsqu'il exige des justiciables réparation des dommages qu'ils n'ont pas sus éviter : loin
de promulguer les valeurs de leurs choix ou de se défausser de leurs propres
responsabilités, les dirigeants joueront du professionnalisme que les membres de leurs
entreprises revendiquent pour les inciter à passer au crible leurs propres valeurs et
examiner leur comportement au travers de leurs conséquences ; en bref, ils feront appel
à leur soif de responsabilité.
Mettre en oeuvre une démarche éthique
Il est tentant, pour les dirigeants, de proclamer des valeurs en harmonie avec
les exigences que la société fait peser sur leur entreprise et d'y insuffler cette
"éthique" : la rédaction participative d'une charte ou, si leur responsabilité risque d'être
mise en cause devant les tribunaux, la promulgation d'un code rendu exécutoire par
leur pouvoir de discipline, rehausserait la moralité de leur personnel. Et il leur resterait
à témoigner d'une conduite exemplaire pour que ces valeurs ne restent pas lettres