ORGANISATION DES SOINS PALLIATIFS EN INSTITUTION Séminaire de Formation Intervention d’Eric Fiat : « Y a-t-il une éthique spécifique aux soins palliatifs ? » A la rechercher des fondements philosophiques du soin continu et de l’euthanasie Ma situation est singulière… J’interviens à l’heure où jadis, le prêtre prenait la parole, pour bénir l’assemblée des religieux dévoués aux pauvres, aux souffrants, parce que dévoués au Christ. Diable ! ( si l’on ose dire) : il y a dans nos propos comme une odeur de confessionnal… Nous allions d’ailleurs citer Paracelse et l’inscription que ce grand médecin de la Renaissance fit graver sur sa tombe : « Toute médecine est amour ». Serions - nous entrain d’oublier que depuis 1905… ? Soyons raisonnables : ne parlons pas de charité, mais de solidarité, plus d‘amour du prochain, mais de respect, plus d’Hôtels – Dieu, mais d’hôpitaux. Le recul du religieux, qui pendant des siècles a fondé les valeurs morales, a – t-il privé de fondement l’éthique de l’action sociale ? Nous voudrions montrer que non, et qu’il y a dans l’éthique (comme réflexion philosophique sur les valeurs morales) une force de résistance : « la résistance par la pensée » ( E.Hirsh), pensée qui permet de ne pas perdre le sens de son action au cœur des contraintes de nos jours ordinaires. Et c’est alors que la réflexion philosophique trouve peut être sa légitimité : mise à l’épreuve du réel, particulièrement de la souffrance humaine, que la philosophie nous rappelle le sens de l’action sociale ! La parole d’un philosophe, parole fragile, désarmée, n’ayant d’autre force que sa capacité d’être dite et écoutée (Paul RICOEUR), aurait-elle donc sa place ici ? Peut-être, en tentant un travail de définition, de clarification des concepts essentiels en jeu ici. Quand la mort s’approche… Le mourant a-t-il besoin d’un philosophe ? J’en doute…, ou peux en douter. Je me souviens de cet ami apprenti-philosophe, demandant à ma grand-mère après la mort de mon grand-père : « et quelles conclusions philosophiques cela t’inspire-t-il ? » Conduite scandaleuse, inadmissible entre toutes. Devant le scandale de la mort d’autrui, peut-être le philosophe ferait-il mieux de se taire. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face », disait La Rochefoucaud. Et de même que le soleil ne peut se regarder qu’au travers de ces filtres que sont les lunettes, de même le cadavre du proche ne peut se regarder qu’au travers du filtre des larmes. Et peut être comprend-on alors que les yeux ne sont pas faits pour voir mais pour pleurer. En tout cas, le « sujet de la mort » ( le sujet …le terme déjà ne convient pas…), l’approche de la mort oblige le philosophe à cesser d’être ce qu’il est trop souvent : un esthète ès concepts, qui manipule concepts et références sans toujours se demander si une réalité humaine quelconque les habite. Quand s’avance la mort, la mort au goût de sel, la mort au noir suaire, la bouche terreuse, le philosophe doit-il alors se taire ? Les pasteurs parlent parfois du sentiment de dénuement qu’ils éprouvent devant le mourant, de leur pauvreté en gestes qui apaisent et ritualisent l’approche de la mort… Que dira-ton du philosophe ? Au moins les pasteurs représentent-ils une institution, une église ; au moins sont-ils en quelque chose les représentants, les porte-parole d’une Parole qui les précède, leur est extérieure et supérieure : la Parole de Dieu. Mais le philosophe ne représente personne ! Quelle que soit son orientation philosophique, il est à jamais le disciple lointain du vieux Socrate, de cet homme qui ne savait rien, doutait de tout : Un va-nu-pieds, qui tente de se tenir debout dans l’incertitude objective. Oh bien sur on peut être philosophe et chrétien… A être philosophe, on n’en est pas moins homme. Et la spéculation sera peut-être toujours en retard sur le témoignage, quand elle n’apparaît pas purement et simplement indécente : demande-t-on au mourant de spéculer ? LEVINAS parlait de la dureté de la philosophie, et des consolations de la religion. Sans doute estil difficile de vivre longtemps dans le vertige du doute et de l’angoisse, auquel souvent conduit l’approche de la mort ; et sans doute alors la parole, le rite religieux apportent-t-ils une aide salutaire. Mais c’est en philosophe qu’il me faut parler. Aussi mon propos ne peut-il que faire contrepoint à ceux des représentants des églises : c’est pour l’athée ou pour celui qui en chacun d’entre nous doute, qu’il me faudra parler. Il n’existe point de médecine chez les animaux : aussi nos frères vagabonds, lorsque la mort approche, errent-ils à la recherche d’un endroit pour se coucher, et pour mourir. Comme le disait le Docteur Gilbert DESFOSSES, la mort humaine est en revanche de moins en moins souvent une mort naturelle : la mort humaine s’accompagne de plus en plus souvent de décisions médicales, quand elle n’en résulte pas. Voici la grand-mère sur son lit d’hôpital, qui attend inconsciemment la mort, la mort au goût de sel, la mort au noir suaire, la mort à la bouche terreuse : son chignon est tombé, j’aperçois de longs cheveux blancs que je n’avais jamais vus… Comment une médecine digne de ce nom, c’està-dire une médecine rapportée à ses fondements éthique même, doit-elle aborder cette réalité bouleversante ? Le grand Emmanuel Levinas disait que pour accéder à son humanité, l’homme doit se laisser troubler par un appel venu d’autrui (autrui, le prochain que je ne peux laisser à sa solitude, à sa souffrance), et parlait alors de la vocation médicale de l’homme ; et soulignait le terme. Il apparaît donc très clairement qu’à l’origine de toute médecine digne de ce nom, se trouve bien une démarche éthique : car l’objet de la médecine, c’est autrui (et non pas un ensemble d’organes) ; son mobile, c’est la compassion devant la souffrance d’autrui ; son but, la santé d’autrui. Mais ce rappel suffit-il ? Certes non ! car le rappel des fins suprêmes de la médecine ne donne pas réponse à la question éthique fondamentale : Que faire ? Point de réponse toute faite à cette angoissante question ! Pas d’éthique sans dilemmes, sans conflits de conscience ! D’abord, se laisser interroger, inquiéter, interpeller par le mortel, par l’autre (qu’en bon laïc je n’appellerai pas le prochain). Et qu’attend généralement l’autre, celui qui souffre, et m’appelle ? Qu’on intervienne sur les processus à l’œuvre en lui, quand ceux-ci tendent à lui faire perdre sa dignité de sujet. Faire en sorte que sa vie soit encore une existence, faire en sorte que sa vie lui permette d’assumer sa destinée historique, quelle qu’elle soit : voilà bien les missions de la médecine. Oh certes, il arrive qu’il souffre à n’en pas pouvoir le dire à n’en pas pouvoir se plaindre, que son indignité le pousse à se cacher (comme le pauvre Martin de Brassens, qui creuse lui même sa tombe, « en faisant vite, en se cachant/pauvre Martin, pauvre misère ») ; ou bien qu’il dise sa souffrance dans les formes d’une violence inouïe, déstabilisante…et qui mettent en péril la dignité du soignant lui-même. Mais justement, approchons pour commencer cette notion de dignité. De la dignité L’a-t-on assez remarqué ? C’est au nom de la même valeur, la valeur de la dignité humaine, que parlent les partisans de l’euthanasie et argumentent ceux du soin continu… Unis les uns aux autres pour refuser toute forme d’acharnement thérapeutique1, les partisans de l’euthanasie et ceux des soins continus s’opposent dans leur conception même de la dignité. Allons vite à l’essentiel : en première approche, la question nous semble devoir être posée de la manière suivante : le concept de dignité est-il un concept ontologique ou relationnel ? La dignité d’un homme se trouve-t-elle dans la possession de qualité particulière, dont la perte entraînerait logiquement l’indignité du sujet ou dans le regard d’autrui sur ce même homme ? C’est cette même question qu’aborda en son temps un excellent auteur, que vous reconnaîtrez 1 De la dignité humaine, les acharnés se moquent, qui confondent la science (qui s’occupent des maladies), et la médecine (qui s’occupe des malades), et prennent le moyen (la technique) pour la fin. sans peine… Un pauvre bûcheron, tout couvert de ramée, Sous le faix du fagot aussi bien que des ans, Gémissant et courbé, marchait à pas pesant, Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée. Il met bat son fagot, il songe à son malheur. « Quel plaisir a-il eu depuis qu’il est au monde ? En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? Point de pain quelquefois, et jamais de repos. » Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts. le créancier et la corvée Lui font d’un malheureux la peinture achevée. Il appelle la mort. Elle vient sans tarder, lui demande ce qu’il faut faire. « C’est, dit-il, afin de m’aider A recharger ce bois : Tu ne tarderas guère. » Le trépas vient tout guérir : mais ne bougeons d’où nous sommes : Plutôt souffrir que mourir, C’est la devise des hommes. Jean de la Fontaine, Fables, Livre I, fable 16. Pourtant, La Fontaine nous propose en ses Fables des histoires d’une toute autre portée…tenez, celle-ci par exemple : Un mourant, qui comptait plus de cent ans de vie, Se plaignait à la Mort que précipitamment Elle le contraignait de partir tout à l'heure, Sans qu'il eût fait son testament, Sans l'avertir au moins.[…] -Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris; Tu te plains sans raison de mon impatience: Eh! n'as-tu pas cent ans? Trouve-moi dans Paris Deux mortels aussi vieux; trouve m'en dix en France. […] Allons, vieillard, et sans réplique. Il n'importe à la République Que tu fasses ton testament.» La Mort avait raison. Je voudrais qu'à cet âge On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, Remerciant son hôte, et qu'on fît son paquet; Car de combien peut-on retarder le voyage? Tu murmures, vieillard! Vois ces jeunes mourir, Vois-les marcher, vois-les courir à leur trépas […] J'ai beau te le crier; mon zèle est indiscret: Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret. Jean de la Fontaine, Fables, Livre VIII, fable 2. Alors ? La Fontaine en appelant sereinement la bonne mort (en grec euthanasie), ou La Fontaine, comme dans la fable précédente, en avocat de la vie, quelque difficile soit-elle ? (On se souviendra de ces autres vers, où notre auteur s’écrie : Qu’on me rende impotent, Cul de jatte, goutteux, manchot, pourvu qu ‘en somme, Je vive, c’est assez, je suis plus que content. Ne viens jamais, ô mort : on t’en dit tout autant.) Mais la Fontaine pose les problèmes, plutôt qu’il ne les résout ; il est écrivain, plutôt que philosophe… Il assume les difficultés, les contradictions de la vie morale, ne donne pas de loi générale… Donnons donc la parole à des maîtres reconnus, et revenons à la notion centrale de dignité. Il revient à ces deux penseurs majeurs que furent Kant et Hegel de nous avoir dit ce qu’il en était de la dignité. Pour Emmanuel Kant (1724-1804), tous les hommes sont dignes et doivent être respectés. Le respect est le sentiment moral ; il s’adresse à tous les hommes (mais seulement aux hommes…nous n’insisterons pas, car nous ne sommes pas entre vétérinaires) ; il ne comporte pas de degré (si je n’admire ni n’aime également tel homme et tel autre, le respect que je dois leur porter ne saurait en revanche différer). Pourquoi ? Parce que le respect est « le tribut » que je dois payer à l’Autre en tant qu’il est habité par la raison et la loi morale. Bien sûr, tous les hommes ne sont pas également à l’écoute de la voix de cette loi morale et c’est pourquoi, je ne saurais les admirer tous également, ni les avoir pour amis ; Mais cela ne laisse pas d’en faire des êtres de raison. A la fameuse question : tous les hommes se valent-ils ? Notre auteur nous répond alors que précisément, lorsqu’il s’agit de l’homme, il est toujours délicat de penser les choses en termes de valeur : les choses ont un prix, mais l’homme a une dignité. Laquelle dignité ne comporte ni degré ni partie : logique du tout ou rien, qui conduit Kant à reconnaître la même dignité à tous les hommes, et aucune dignité aux choses et aux bêtes sans raison. On voit ici Kant renverser le concept de dignité : d’abord aristocratique (« c’est l’homme très digne… ») ce concept devient sous la plume d’Emmanuel Kant un concept démocratique. Tous les hommes sont dignes, en tant qu’êtres de raison, et ils le sont également. La langue courante hésite pourtant : on y affirme et que tout homme a une dignité, et que certaines familles sont dignes, d’autres pas… Le concept de dignité discrimine, parfois ! Tel pauvre aurait su garder sa dignité, tel autre pas ! Dire de même que cette vieille anglaise est une femme très digne, c’est encore introduire des nuances, des différences de degré, entre le plus et le moins digne. Au reste les dictionnaires nous proposent du mot dignité les synonymes suivants : grandeur, majesté, componction, noblesse, et encore réserve, retenue. Or à l’évidence grandeur, componction et plus encore noblesse et majesté ne saurait sans contradiction qualifier tous les hommes. Concept décidément fort délicat que celui de dignité, dont la démocratisation est peut-être le geste fondateur de notre démocratie moderne. Kant nous aide à échapper à ces difficultés en faisant dériver la dignité de l’homme de la simple présence en lui de la loi morale ; or la loi morale parle dans le cœur de tout homme, elle habite tout conscience « même la plus commune ». Voilà pourquoi tous les hommes (tous les êtres de raison) sont dignes2. On peut donc bien estimer la valeur d’un tableau, d’un taureau sur la foire, mais la dignité de l’homme est au-delà de toute estime. L’homme est hors de prix ; tout calcul économique sur lui est une non reconnaissance de cette dignité. Bien sûr on ne saurait admirer également tous les hommes, et seuls quelques-uns uns peuvent être pris pour exemples, car tous les hommes ne sont pas également dignes de leur dignité … Mais on ne saurait confondre admiration et respect3. Il est donc capital de rappeler que pour Kant, l’âge, le sexe, la condition sociale, le passé, les capacités intellectuelles de la personne ne font rien à l’affaire : tout homme possède de manière intrinsèque, une dignité ; et tous les hommes sont également dignes. Notre auteur en déduit l’idée selon laquelle il ne faut pas réduire un être à son crime, ni même à la somme de ses actes (laïcisation de l’idée monothéiste selon laquelle juger un acte est humain, mais juger un homme est divin) ; et nous invite à traiter autrui comme fin en soi, et jamais seulement comme moyen (interdit de l’esclavage ou de toute autre forme de réduction d’autrui au statut d’instrument).La prostituée a donc une dignité égale a celle de Madame De Bonne Famille, même si peut être elle n’est pas tout à fait digne de sa dignité. Affirmer « j’ai ma dignité », c’est en quelque manière se rassembler autour de quelque chose qui en soi est, sinon sacré, du moins indisponible ; c’est faire valoir, en serrant les poings et les fesses qu’il y a en soi même quelque chose dont l’autre ne saurait disposer à merci. On trouvera de tout cela une admirable illustration dans la nouvelle de Maupassant, la maison Tellier : Ces dames de petite vertu, dans le train ou elles « prennent contenance »4, puis dans l’église où a lieu la communion solennelle, ne sont plus des corps à la 2 Tous les hommes, mais aussi : seuls les hommes. Nous ne sommes pas entre vétérinaires, et n’insisterons donc pas sur ce point. Voir, pour approfondissement, le récent livre d’Elisabeth de Fontenay, le silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p 517 à 527. 3 Serait à faire une lecture kantienne du serment d’Hippocrate : en médecine, on doit soigner L’autre, on doit soigner tout homme. Un médecin républicain espagnol racontait un jour que s’il avait eu à soigner un franquiste il l’aurait en effet soigné… avant de le faire fusiller 4 Admirable expression ! Prendre contenance c’est bien se rassembler autour de ce qui est en soi, indisponible pour autrui ou devrait l’être : Une intériorité pure. disposition des hommes, mais des êtres d’esprit, possédant de manière intrinsèque une dignité égale à celle de tous les autres être d’esprit.5 La dignité nous semble donc la traduction laïque de l’idée monothéiste selon laquelle il a, en tout homme, quelque chose de sacré, c’est-à-dire d’intouchable, d’indisponible : l’image et la ressemblance de dieu. On dit en effet que la dignité de l’homme est inaliénable, universelle, inconditionnée, absolue : sacrée, donc … mais l’on ose plus employer ce mot. L’héritage judéo-chrétien Nous savons ce que cette formule a de trop commode ; mais ce que les fils d’Abraham (juifs, musulman, chrétiens) nous ont apporté d’essentiel, ce qui leur est commun c’est la conviction suivante : chaque homme est une personne, un être unique, irremplaçable. En d’autre termes, il y a en chaque homme quelque chose qui transcende son enracinement dans une cité particulière, ce qui interdit de le traiter simplement comme un moyen au service de la communauté. Ce qui fait de l’humanité, la dignité de l’homme n’est pas la cité, mais le fait d’avoir été crée à l’image et à la ressemblance de dieu. Cette idée n’annule nullement la nécessité de la citée ; le passage du monde clos à l’univers infini ne la rend pas caduque, mais modifie nettement le sens de sa fonction : désormais, la cité aura pour tâche première de garantir les droits attachés à la personne comme telle, de garantir le respect de la dignité de chacun. Pour le dire vite, si les fils d’Aristote font de la cité le fondement de la dignité de l’homme, les fils d’Abraham la considèrent plus volontiers comme l’institution devant garantir une humanité (une dignité) constituée en dehors d’elle. Cet au-delà de la cité est, pour les uns, Dieu lui-même. Pour les autres parmi lesquels on compte bien entendu nombre des révolutionnaires français, il a pour nom l’humanité. On mesure donc ce que l’idée de droits naturels de l’homme doit au passage au monde polythéiste (chaque cité se créant sous les auspices d’un Dieu Particulier : Athéna pour Athènes, etc.) au monde monothéiste (où les hommes sont crées par le même Dieu) ; mais on comprend également que l’idée de droits naturels de l’homme, quoique invention du monothéisme, n’est pas plus monothéiste que l’algèbre est arabe, quoique invention des arabes. L’héritage monothéiste nous semble donc se résumer dans cette idée selon laquelle l’éthique est en vérité respect inconditionné, absolu de l’homme, et que l’acte, vraiment moral est pour eux l’acte qu’aucun contrat, aucune règle, aucune loi, aucune norme n’imposent. Il y a en tout homme un infini qui oblige et me fiat responsable de lui. Souvenons-nous que l’un des plus beaux livre de Levinas s’appelle Ethique et infini. Particulièrement le christianisme nous apporte le thème suivant : aucun homme ne peut descendre assez bas pour échapper à l’amour de Dieu. Ce que les chrétiens appellent la Kénose, c’est ce mouvement par lequel Dieu s’abaisse, se vide de sa substance par amour des hommes : le Dieu tout puissant, créateur du ciel et de la terre. ; cet enfant pauvre sur un lit de paille que les peintres magnifieront jusqu’à le faire briller comme l’or ; et cet homme crucifié, qui meurt de la mort des réprouvés, couvert de sueurs, de sang et de crachats : c’est le même ! Aucun homme ne perd sa dignité aux yeux de Dieu, car aucun homme ne peut descendre plus bas en apparente indignité que le Christ. En l’homme, un noyau infracassable ; quelque chose d’indisponible, de sacré, autour de quoi l’homme qui s’écrie « j’ai ma dignité » se rassemble, se ressaisit. Dieu sait qu’il arrive que la personne malade, trahie par son propre corps, se sente comme disloquée, morcelée ; invoquant sa propre dignité, elle se rassemble autour de ce noyau dont nul ne saurait disposer. On se drape dans sa dignité : pudeur et dignité sont liées, le non-respect de l’une entraîne une offense de l’autre. Suis-je ce corps exposé, examiné, décomposé au grès des spécialisations médicales, objet d’investigations gênantes, voire humiliantes ? Vous me connaissez comme simple agrégat d’organes plus ou moins abîmé, re-connaissez comme sujet ! Adressez-vous au sujet que je suis. 5 Voir le film magnifique de Max Ophuls, le plaisir, tiré de la nouvelle en question avec D. Darrieux. M Renaud et J. Gabin. Par leur refus de certaines pratiques sexuelles (« j’embrasse pas ») ou par d’étranges pudeurs placées en des lieux de leur corps ou de leur vie qu’elles veulent préserver, les prostituées demeurent à tous jamais les grandes sœurs des jeunes communiantes, à la pureté et la fraîcheur bouleversantes. Je suis digne, ma valeur (dignus en latin signifie : qui vaut) réside en ceci que je suis une liberté, une souveraineté, sans degré ni partie. Nous avons dit ce que l’idée de dignité devait au monothéisme, particulièrement chrétien. Elle se trouve déjà chez Boëce, mais encore saturée de déterminations théologiques ; Kant va l’en libérer, et l’on ne sache pas qu’avant 1785, année de parution des Fondements de la métaphysique des mœurs, il y eut jamais trace de l’idée selon laquelle l’homme est une fin en soi. Cette opération de laïcisation des thèmes chrétiens se retrouve dans la décision de Kant, de ne pas fonder l’éthique sur l’amour du prochain, mais le respect. Les concepts de dignité et de respect sont si liés (il faut « respecter la dignité de l’homme»), qu’il nous semble nécessaire de nous arrêter un peu sur la notion de respect. Selon Kant, le respect est le sentiment moral, qui s’adresse à tous les hommes et seulement aux hommes ; il ne comporte pas de degré, et si je n’admire ni n’aime également tel homme et tel autre, le respect que je dois leur porter ne saurait en revanche différer. Là encore, Kant opère un geste de démocratisation, dont l’influence sur l’histoire politique et l’histoire du droit, de 1789 à nos jours, fut considérable. Car encore aujourd’hui, et malgré Kant, le concept de respect parfois discrimine. Assurer son supérieur hiérarchique de son plus profond respect c’est supposer que d’autres hommes seront objets de notre profond respect ou seulement de notre respect. Certes, nous sommes ici en présence d’une formule de politesse, et chacun sait que là où il y a politesse, il y a toujours exagération, et rarement sincérité. Mais voilà qui montre tout de même que l’invitation kantienne, au respect inconditionné de tout homme ou être de raison, n’est pas encore universellement adoptée. Chez Kant, le respect est le « tribut » que je dois payer à l’Autre en tant qu’il est habité par la raison et la loi morale. Bien, sûr et comme on a vu plus haut, tous les hommes ne sont pas également à l’écoute de la voix de cette loi morale et c’est pourquoi je ne saurais les admirer tous également ni les avoir tous pour amis ; mais cela ne laisse pas d’en faire des êtres de raison et c’est pourquoi tout homme doit être respecté (et certes pas admiré !) et c’est pourquoi tout homme a une dignité. Le geste de Kant est donc double : il s’agit, d’abord, de postuler une égale, et universelle dignité chez tous les hommes, pour ensuite et seulement ensuite, introduire des différences et des hiérarchies entre les hommes ; différences qui proviennent de ce que tel homme est plus à l’écoute de la loi morale qui parle en lui que tel autre ne l’est, et donc ce premier serait plus digne de sa dignité que le second ne l’est. On ne torturera, ni ne lapidera le criminel ; on le jugera, sans cesser de le respecter ; ou plus exactement : on jugera ses actes, sans l’y réduire jamais. C’est admirable édifice nous semble pourtant incomplet, en ceci qu’il ne dit pas assez le rôle joué par autrui dans l’accès de l’homme à sa propre dignité. Est donc venu le moment de donner la parole à Hegel (1770-1831), et de se pencher sur la notion de reconnaissance. De la reconnaissance Pour Hegel, le fait d’être reconnu comme homme par autrui n’est pas quelque chose qui s’ajoute à une humanité déjà constituée : car je ne suis pas humain si je ne suis pas reconnu comme tel par autrui. Ainsi la reconnaissance venue d’autrui fonde, instaure mon humanité : son rôle est fondamental, et non pas secondaire. Je ne suis pas humain (digne), puis reconnu comme tel par l’autre (par surcroît, de manière luxueuse) : le secret de ma dignité se trouve dans le regard qu’autrui porte sur moi. Et ma dignité restera intacte , préservée des atteintes de l’âge, de la pauvreté, de la maladie, de la décrépitude, et même de la mort, si autrui me fait la grâce d’un regard respectueux. Comme disait magnifiquement Bachelard : « Le moi s’éveille par la grâce du toi ». La prostituée, le SDF, le polyhandicapé mental, le vieillard donc l’esprit semble peu à peu ruiné par la maladie ne sont certes pas entièrement responsables de leur état présent. Porter regard sur le polyhandicapé pour ce qu’il aurait pu être, sur le vieillard pour ce qu’il a été, c’est se faire témoin et garant de leur inaliénable dignité. Mais d’aventure les autres leur dénient cette dignité, et ils la sentiront se fissurer, s’évanouir irrémédiablement en eux… Le respect, c’est précisément l’acte qui consiste à porter regard sur cette part inaltérable, impeccable de dignité qui se trouve en tout homme (respicere signifie en latin regarder en arrière, examiner, considérer, avoir égard pour). La question est alors la suivante : le concept de dignité est-il un concept ontologique ou relationnel ? Reconnaître la dignité d’un homme, est ce la constater ou l’instaurer ? Une tradition philosophique, qui de Hegel à Levinas ne cessera de s’affermir, n’a cessé d’attirer notre attention sur les dangers qu’il y a à fonder la dignité sur les qualités, des caractères qui seraient propres à l’homme : faire dépendre la dignité d’un homme d’un certain nombre de caractéristiques objectives, c’est du même coup refuser la dignité, voire l’humanité aux hommes dépourvus de ces mêmes caractéristiques. Certains singes ont des facultés intellectuelles supérieures à celle de certains hommes… Mais ces hommes souffrent et nous appellent ; leurs cris, grognements sont un appel, auquel nous devons répondre pour être digne de notre dignité. Et voilà pourquoi les morts ne sont pas moins dignes que les vivants, voilà pourquoi, comme disait A Comte, « l humanité est composée de plus de mort que de vivants ». Quoique apparemment privés des caractéristiques objectives de l’humanité (langage, expressivité, pensée, autonomie de mouvement, intériorité…), les morts sont à présent tout aussi dignes qu’hier. Ils ne peuvent plus se composer un visage, ils ne peuvent plus « prendre contenance », puisque la mort a transformé le visage expressif en masque, et le corps expressif en pantin, bientôt décomposera le corps. Littéralement dé-contenancé, dé-composé par la mort, le mort gardera son intacte dignité si je la garde, tel un gardien qui veille, pour lui. Car comme le disait encore Levinas, les rites funéraires sont un hommage au mort et non au cadavre. L’accompagnement comme devoir de civilisation La maladie, l’hospitalisation, la mort sont les étapes d’une évolution que les soignants ont pour tâche de bloquer, sinon de ralentir. Comment ces étapes ne mettraient-elles pas en péril l’humanité de l’homme ? La santé c’est le silence des organes. Le corps en bonne santé est en effet un corps silencieux et un : chaque partie (organe) fonctionne silencieusement au service du tout (organisme). Chaque partie est là pour les autres, ne subsiste pas pour elle même, et la première vertu de la vie somatique (ce que Hegel appelle la fluide activité du tout)semble être de se faire oublier. Le corps est l’ensemble des déterminismes silencieux permettant la vie de l’esprit, c’est-à-dire la liberté, comme vie de l’esprit qui s’accomplit dans la cité et par l’échange avec autrui. Le corps malade est en revanche un corps bavard et pluriel ; la partie (organe) se manifeste alors comme séparée des autres : elle subsiste pour elle-même, se fige, et gêne cette fluide activité de l’organisme que nous désignions plus haut comme caractéristique de la bonne santé. La maladie entrave, appauvrit la vie sociale ( et que dire s’il s’agit d’une maladie transmissible ou contagieuse ?) : elle assigne à la nature. Parler avec le malade (nous ne disons pas, a dessein, parler au malade), c’est l’aider à entretenir cette flamme de l’esprit que la maladie tend parfois à étouffer, c’est tenter de le rapatrier dans ses droits et devoirs de citoyen : de cela, tout le monde est capable. L’hospitalisation, comme arrachement au séjour ordinaire, est souvent perçue comme une nouvelle épreuve. Aux soignants, incombe bien sûr la tâche de soigner, mais aussi peut-être la tâche d’expliquer le soin ; c’est alors que le malade est agent du soin, afin qu’il ne tombe pas dans cette triste condition où il ne serait que patient, et doublement patient (patior, c’est subir et souffrir) : patient d’une maladie dont il souffre ; patient de soins qu’il subit. Et quand la mort s’approche, la mort, la mort au goût de sel, la mort au noir suaire, à la bouche terreuse…un jour la mort viendra nous taper sur l’épaule, et nous rappellera (nous qui sommes et expérimentons comme êtres d’esprit et non seulement comme êtres de nature), nous rappellera à l’ordre de la nature. Comme dit l’Ecclésiaste : « Car il en va de l’homme comme de la bête, comme meurt l’un, ainsi meurt l’autre ; tout va en un seul lieu, tous sont faits de poussière et vont en poussière. Qui peut dire si l’esprit de l’homme s’élève, et le souffle de la bête descend sous terre ? »(3,19-22) Qui peut le dire en effet ? Au chevet du mourant, il ne s’agit pas tant de faire quelque chose que d’être là, pas tant de dire que d’écouter : ouvrir un vide de bonne qualité, à l’intérieur duquel les paroles du mourant peuvent se déployer ; une chambre d’écho à la meilleure acoustique possible. Ainsi y a-t-il possibilité de découvrir au dernier moment des potentialités cachées de l’être, une lumière nouvelle que la « vie active », ou vie affairée semble vouloir éteindre. Notre civilisation laïque, pauvre en rites de passages, a tendance à dénier la mort. Elle habite cependant l’homme, dès le début, et l’intériorité humaine est en vérité un espace infini, que ne peuvent mesurer les règles de la vie sociale. Aussi vivons-nous « dans une société que la mort effraie » (François Mitterrand), une société qui multiplie le moyens de se divertir des questions essentielles comme le disait Pascal. « A l’origine de la société industrielle, fondée sur le primat de la marchandise –de la chose- nous trouvons une volonté de placer l’essentiel –ce qui effraie et ravit dans le tremblement- en dehors du monde de l’activité, du monde des choses. La religion en général répondit au désir de l’homme de se trouver lui-même, de retrouver une intimité toujours étrangement égarée », disait Georges Bataille dans un livre au titre évocateur : La part maudite. Et le déclin des religions qui écoutent au moins, consolent au mieux, laisse une place vide que la société laïque sait mal remplir. La mort apparaît donc bien comme la part maudite de notre civilisation. Mais la mort nous attend ! Et il n’est pas nécessaire d’entrer dans les profondeurs du discours psychanalytique pour deviner que le refoulement de la mort et de l’angoisse (qui est la morsure que le néant fait à notre « âme et conscience ») est dangereux. Voici donc que la mort me rappelle à l’ordre de la nature, et voici donc que cette intériorité que la société dénie prend à présent toute la place ; et veut être entendue, hurle parfois même qu’elle veut être entendue. Écoutons. Écoutons, pour que les derniers instants soient au moins sereins, si la paix qu’apportaient les religions fit désormais défaut. Accompagner le mourant, c’est se faire son témoin. Écouter ses dernières paroles, pour témoigner que jusqu’au bout, et même après la mort, il fut un être d’esprit. Je me port alors garant de son humanité. Il peut partir tranquille. Quand la mort l’aura pris, lui aura cloué le bec, aura transformé le visage expressif de l’homme de parole en masque inexpressif (ou figé dans une unique expression), quand il ne pourra plus répondre, ce sera à moi de répondre pour lui. Et responsabilité ne vient-il pas de manière significative du verbe répondre ? Aussi les survivants peuvent-ils apparaître comme responsables des morts : capables de répondre à la place de ceux qui ne peuvent pas répondre, capables de répondre de leur humanité. Insistons beaucoup sur le fait que responsabilité ne doit pas signifier culpabilité ; la culpabilité, c’est la responsabilité mal vécue, vécue pathologiquement. Cette responsabilité pour le mourant et pour le mort, bien loin d’être un fardeau empêchant de bien vivre, est au contraire ce qui fait de nos vies des existences vraiment humaines. « L’humanité est composée de plus de morts que de vivants » disait Auguste Comte. Voilà qui signifie que les morts font toujours partie de l’humanité : et ce, grâce aux survivants, grâce aux souvenirs qu’ils gardent, au travail de mémoire qu’ils font. L’homme est le seul animal qui se souvienne de son grand-père, le seul animal qui enterre ses morts : dérobant au regard des survivants le triste spectacle d’une décomposition, d’un retour à l’immanence naturelle, les proches du mort sauvent ainsi l’humanité du mort, dont on se souviendra comme d’un être d’esprit ; et réciproquement, c’est en faisant ce travail de mémoire, en veillant sur le mourant et sur le mort, que les vivants existent comme êtres vraiment humains, comme êtres d’esprit, et non pas comme bêtes amnésiques. Insistons : ceci nous semble valoir quelle que soit l’idée philosophique qu’on se fait de la mort ; quand bien même la mort serait le passage d’une manière d’être au pur et simple néant (et non pas le passage d’une manière d’être à une autre manières d’être : vie en Dieu par exemple) ; quand bien même nous serions tous condamnés à devenir un jour poussière, vieux ossements rongés par la tristesse et par l’ennui. Proches les uns des autres, les mourants et les bien portants, les hommes morts et les hommes vivants se constituent les uns et les autres comme êtres d’esprit, et ce, par la seule grâce de cette proximité que l’hôpital doit permettre et ne permet pas encore assez. Cela coûte cher ditesvous ? Plus cher qu’une « bonne mort » administrée ? Eh bien que notre société mette le prix qu’il faut mettre pour mériter le titre de civilisation… La spiritualité en fin de vie trouve donc d’abord racine dans cette proximité du mourant et du bien portant : ce dernier doit se faire tout ouïe ; quand bien même il douterait d’une quelconque survie après la mort, il est là pour assurer celui qui s’en va que son esprit ne s’en ira pas encore : le mourant n’a-t-il pas pour premier souci de confier quelques mots à celui qui lui survivra ? Et le philosophe, pauvre en certitudes, n’est-il pas du fait même de cette pauvreté, à même de créer ce vide de bonne qualité, cette chambre d’écho où les dernières paroles résonneront dans la tendresse du crépuscule, tandis que s’envole l’oiseau de Minerve ? On naît, et le plus souvent on meurt à l’hôpital. C’est à l’hôpital que la femme met au monde son enfant (alors que la renarde met bas ses petits), l’accueillant dans un monde et non pas dans un milieu naturel ; et c’est le plus en plus souvent à l’hôpital que le père déclare et reconnaît son enfant, qui ainsi n’est pas un fils de la nature, mais aussi un fils de l’alliance. C’est encore à l’hôpital que le plus souvent l’on meurt, à l’hôpital que les proches viennent se recueillir sur le corps du défunt, viennent reconnaître le mort. Souhaitons que l’hôpital permette à ces deux reconnaissances qui encadrent la vie humaine d’être autre chose que de rapides formalités : plus qu’une identification, la reconnaissance est, dans son essence, gratitude, et la gratitude est l’essence même de la vie vraiment humaine. Au bout de ce trop long chemin qui, nous l’espérons, n’aura pas été pour vous un chemin de Croix, redonnons la parole à la fontaine : Je voudrais qu’… On sortie de la vie ainsi que d’un banquet, Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet. Je vous remercie de votre attention, fais mon paquet, et vous invite au banquet…