Chen Lai Neoconfucianisme ecologie et humanite

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Chen Lai (Département de Philosophie, Université de Pékin)
« L’orientation écologique du néoconfucianisme et de sa doctrine de l’ humanité »
La conception originaire de la nature
La philosophie occidentale a commencé très tôt à abstraire la notion d’«être » à partir de
la nature et celle d’ « esprit » à partir du moi. Ces sortes d’abstractions et de séparations sont bien
sûr un progrès par rapport à la conception originaire de la nature – une conception organique et
unifiée ; mais, en même temps ce progrès portait en germe la séparation de l’homme et de la
nature. Depuis les temps modernes, la philosophie est passée de la métaphysique à
l’épistémologie, et de l’épistémologie à la question du langage et à celle de l’existence humaine :
ce faisant s’est progressivement affirmée une démarche philosophique centrée sur l’homme. Une
attention croissante à la dimension subjective de l’homme et l’abandon des anciennes
conceptions philosophiques centrées sur la nature sont devenus les marques de la philosophie
moderne. La conception de la nature n’est plus le thème de la philosophie moderne ; de plus, le
développement des sciences et la division des savoirs n’ont fait qu’accentuer le désintérêt pour la
philosophie de la nature. De « Qu’est-ce que la nature ? » la question philosophique est devenue
« Qu’est-ce que l’homme ? » : elle fait peu de cas de la nature ; elle fait peu de cas de la relation
entre l’homme et la nature.1
Mais, à la fin du XXe siècle, l’environnement et le développement durable sont devenus
des sujets vitaux pour la survie de l’humanité tout entière. Au vu de ce fait, il est demandé à la
philosophie contemporaine de réexaminer l’attitude de la modernité à l’égard de la nature et de
développer une nouvelle conception de la nature qui réponde à la situation du monde
d’aujourd’hui. [39] Cette exigence nous conduit aussi à reconsidérer la dimension écologique
présente dans la conception de la nature qui a été celle de la tradition classique de l’Orient, et
ainsi élargir les ressources spirituelles de la philosophie contemporaine de l’environnement.
En fait, plutôt que de parler de la conception originaire de la nature, il vaudrait mieux
parler d’une « conception unitaire de l’homme et de la nature ». Comme l’a montré Cassirer,
cette première conception de la nature considère « la solidarité de la vie » ; pour elle, toutes les
formes de vie sont apparentées, les formes vivantes individuelles communiquent entre elles de
manière organique, et l’homme n’occupe pas de position privilégiée dans le monde
naturel.2 Parler de la nature comme d’un grand organisme c’est dire l’unité de toute la nature et
que dans cette unité « l’harmonie » est l’orientation la plus fondamentale. Au cours du progrès de
la culture, le sentiment originaire de la nature comme unité de la vie a subi des revers. Cependant,
dans la culture historique de la Chine, ce développement continu de la société et de la culture a
été tel que tous les historiens le reconnaissent : l’organisation et les liens claniques originels se
sont maintenus au cours du progrès et des développements qui suivirent et, de même, l’ancienne
approche unitaire de la vie s’est par la suite poursuivie dans la philosophie de l’unité du Ciel et de
l’homme.
Voir Sun Yan 孫彥, Chen Changshu 陳昌曙, « La conception contemporaine de la nature et le développement
durable », 自然辯証法研究 (Recherches sur le dialectique de la nature), 1998, no. 2.
2
Ernst Cassirer 卡西而, 人論 (Essay on Man ; an Introduction to a Philosophy of Human Culture, New Haven :
Yale University Press, 1944), pp. 105-107, 111. [trad. fr.: Essai sur l’Homme, Paris : Ed. de Minuit, 1975, p. 123124.]
1
1
Du fait que dans la philosophie chinoise de l’Antiquité les taoïstes avançaient
des propositions comme « La Voie se modèle sur le naturel »3, c’est toujours du côté du fond
culturel taoïste que les chercheurs ont puisé une pensée écologique, sans se soucier de ce qui
dans le fond intellectuel confucéen a trait à la relation entre l’homme et la nature. Capra affirme :
« De toutes les grandes traditions, à mon avis, ce sont les taoïstes qui ont proposé la sagesse
écologique la plus profonde et la plus complète. Ils ont souligné l’unité fondamentale de
l’individu et de tous les phénomènes et potentialités de la société dans le processus circulaire de
la nature ». 4 Cependant, Tang Tong porte ce jugement global sur la tradition chinoise : « La
tradition chinoise est très différente. Elle ne s’évertue pas à soumettre la nature, elle ne fait pas de
recherches à coup d’analyses pour comprendre la nature. Son objectif est de faire un pacte avec la
nature, d’établir et de conserver l’harmonie. … Cette sorte de sagesse fait l’unité du sujet et de
l’objet, conduisant à l’harmonie entre l’homme et la nature, ….. la tradition chinoise est
holistique et humaniste. » 5 [40] La conception humaniste de la nature dont il parle ici inclut
évidemment la pensée confucéenne.
Pour répondre aux exigences du développement durable autour du globe au XXIe siècle,
c’est tardivement qu’au niveau mondial on s’est mis en quête d’une nouvelle conception de
l’environnement et qu’on s’est mobilisé pour développer une conception de la nature beaucoup
plus satisfaisante et pour agir en conséquence. Les anciennes traditions culturelles de l’Orient
sont alors devenues une des ressources importantes pour développer une nouvelle sagesse
écologique. A cet égard, c’est le taoïsme qui semble avoir surtout attiré l’attention. Dans cet
article nous nous proposons de mettre en évidence l’orientation écologique du confucianisme et
plus spécialement celle des néo-confucéens de l’époque des Song et des Ming (XIe-XVIIe siècles)
ainsi que les caractéristiques de leur philosophie écologique.
L’engendrement incessant et le regard sur les choses
Les premiers représentants du néo-confucianisme ont été particulièrement sensibles à « la
nature comme engendrement incessant » [生生不已的大自然]. On rapporte que « le fondateur du
néo-confucianisme », Zhou Dunyi (1017-1073) ne coupait pas l’herbe foisonnante qui était sous
sa fenêtre ; à ceux qui s’en étonnaient, il répondait : « L’herbe et moi avons le même propos » (二
程遺書, 卷三). Cette réponse exprime toute une manière de voir les choses : la vie de l’homme
individuel communique avec la vie des autres vivants ; en même temps, elle incarne le souci
(concern) de faire corps avec cette nature comme engendrement incessant. Dans le même
ouvrage, il y a cette phrase : « Observer les figures du souffle chez les êtres vivants de l’univers »
(二程遺書, 卷 六). C’est ainsi que l’auteur de cette phrase (Cheng Hao) interprète le fait que Zhou
Dunyi ne coupe pas l’herbe sous sa fenêtre : par l’intermédiaire de cette croissance sans obstacle
de l’herbe, Zhou Dunyi entend faire personnellement l’expérience des « figures du souffle » de
l’engendrement incessant de l’univers.
Dans sa jeunesse, Cheng Hao (1032-1085), qui devait jeter les bases du néoconfucianisme, se mit à l’école de Zhou Dunyi, et il rapporte par la suite : « Quand j’étudiais
Citation du Laozi, c. 25 : « L’homme prendra donc modèle sur la Terre ; la Terre elle prend modèle sur le Ciel ; le
Ciel prend modèle sur la Voie ; la Voie elle se modèle sur le naturel. » (traduction de Claude Larre)
4
Cité dans Dong Guangbi 董光璧, « La pensée taoïste : sa modernité et sa signification mondiale »,道家文化研究,
vol. 1, p. 71.
5
Ibid.
3
2
avec Zhou Dunyi, il me faisait sans cesse scruter les passages sur la joie de Confucius et de Yan
Hui – qu’est-ce qui faisait leur joie? ( 二程遺書 , 卷二上 ) – [41] et réaliser personnellement
comment Confucius et son disciple préféré Yan Hui étaient constamment à même de préserver la
joie spirituelle ; à partir de là, ce « comment » est devenu l’exigence spirituelle fondamentale du
néo-confucianisme. Il est vrai que Cheng Hao n’a jamais donné sa réponse à cette question sur la
« joie de Confucius et de Yan Hui », mais dans un autre contexte il a bien indiqué le lien entre
cette joie et le penchant pour la nature : « Après avoir revu Zhou Dunyi, j’étais dans le même état
d’âme que Zeng Dian : je rentrai en chantant au vent et à la lune ! » ( 卷三). « Rentrer en chantant
au vent et à la lune », c’est bien la « joie » et cette « joie », c’est bien faire l’expérience de ce
qu’entendait Confucius quand il disait « Pour moi, je suis comme Zeng Dian ». Les Entretiens de
Confucius racontent, en effet, que Confucius interrogea ses étudiants sur leurs ambitions ; tous
expliquèrent qu’ils voulaient exercer des fonctions publiques ; seul Zeng Dian expliqua que son
ambition était de trouver sa joie à aller chantant et dansant de par la campagne, au milieu du
magnifique spectacle de la nature. Confucius soupira : « Pour moi, je suis comme Zeng Dian »
(Entretiens, XI, 25). Ceci montre bien que pour Cheng Hao « la joie de Confucius et de Yan
Hui » était bien la « joie de Zeng Dian », inséparablement liée à la nature. Du reste, il appréciait
beaucoup les animaux et les plantes du monde naturel :
Sous la fenêtre de Cheng Hao l’herbe luxuriante recouvrait les marches ; si on lui
parlait de les faucher, il disait : « Impossible, je désire toujours avoir sous les yeux la vitalité
créatrice ». Il avait aussi un bassin où il élevait de nombreux petits poissons qu’il regardait souvent.
Quand on lui demandait pourquoi, il répondait : « Je désire voir les dix mille êtres satisfaits ». (二程遺
書, 卷二上).
Cheng Hao disait aussi : « A observer poules et poussins, on peut connaître la vertu d’humanité ».
Son contemporain Zhang Zai, un autre philosophe, avait l’habitude d’ « observer les ânes braire ».
Aux yeux des néo-confucéens de cette époque, les animaux, les plantes et le monde naturel
étaient la manifestation concrète de la vie universelle : il s’agissait de pratiquer « l’observation
des choses » afin de faire l’expérience de la « vitalité » universelle. Or, cette vitalité de la nature
était aussi indissociablement liée à la vertu d’humanité.
Donc, le mot « engendrement/vie » avait une signification extrêmement importante pour
ces néo-confucéens. Le « Commentaire » du Livre des Mutations dit : « La Grande Vertu du CielTerre s’appelle Engendrer », «L’engendrer incessant, c’est ce qu’on appelle mutations ». Les
néo-confucéens considéraient comme équivalents ‘engendrer » et la vertu morale d’ « humanité »,
de sorte qu’« engendrer » n’avait pas seulement un sens cosmologique, mais était aussi considéré
comme la source des principes moraux de l’humanité. Cheng Hao dit : [42]
Les dix mille êtres ont tous la vitalité du printemps.
Mou Zongsan (1909-1995) explique : « Les dix mille êtres partout débordent de
dynamisme vital ».6 Chen Hao dit aussi :
6
牟宗三, 心性與性體, 二, p. 139.
3
La vitalité des dix mille choses est très visible, c’est l’Originaire qui est l’aîné du bien, ce qu’on
appelle humanité ; l’homme et le Ciel-Terre sont une seule chose. Mais, l’homme est particulièrement
petit : pourquoi ?
C’est parce qu’il est égoïste, qu’il est motivé par des intérêts propres que l’homme ne perçoit qu’une
petite partie du principe naturel
Le néo-confucianisme considère cette vitalité de la nature comme le matériau de l’univers
[« espace/temps »] et la source de la moralité – et cette conception mérite toute notre attention.
En même temps, le néo-confucianisme estime que l’homme et les dix mille choses de la nature
sont « un seul tout », cela parce que leur exister est originairement « un seul tout », et donc que
cette « unité des dix mille choses » doit constituer le milieu spirituel de l’homme. Quant à la
manière de regarder les dix mille choses de la nature uniquement à partir des besoins vitaux de
l’homme, uniquement du point de vue particulier de l’homme, ce n’est rien de plus qu’ « une
motivation par des intérêts personnels ».
Epoque des Song : une conception holistique de la vertu d’humanité
Cette pratique d’ « observation des choses » chez Zhou Dunyi, Zhang Zai (1020-1078) ou
Cheng Hao a un aspect subjectif qui pourrait la faire qualifier, comme le dit Tang Junyi (19091978), de « rien de plus qu’une expérience artistique du regard »7 et non comme une attitude
morale. Ce milieu spirituel (c'est-à-dire cette attitude) esthétique, ce regard artistique est bien
présent chez les confucéens, mais il ne constitue pas une caractéristique du confucianisme : on le
trouve aussi chez les taoïstes et chez les bouddhistes chinois. [43]Bref, si le regard confucéen sur
la nature était seulement un regard d’artiste ou d’esthète, il pourrait constituer une ressource
intéressante pour une nouvelle conception écologique de la nature, mais, à strictement parler, on
ne pourrait pas le distinguer de la conception taoïste, ni du regard que portent sur la nature
l’homme de lettres et le poète.
La particularité du regard confucéen tel que je le conçois, se trouve dans la doctrine de
l’unité de l’homme et de la nature développée par la réflexion sur l’humanité à partir de l’époque
des Song. Cheng Hao explique :
L’homme d’humanité considère les dix mille choses du Ciel-Terre comme un seul tout avec luimême ; il n’y a rien qui ne soit lui-même. Reconnaissant toutes choses en lui-même, à quoi n’atteindra-til pas ? Sinon, il s’en suit naturellement qu’il n’y aura pas de lien entre les choses et lui. C’est ainsi que si
la main ou le pied ne sont pas ‘humains’, le souffle ne circulera pas à travers eux et il n’y aura pas
d’intégration avec le soi ». (二程遺書, 卷二上).
“Homme d’humanité” désigne le confucéen qui a atteint le milieu existentiel de « l’humanité ».
Si on passe d’une interprétation éthico-sociale à une interprétation écologique de cette phrase de
Cheng Hao, cette unité de toutes choses sous le Ciel implique non seulement que l’on considère
chaque homme comme formant un tout avec moi, mais aussi que toutes les choses sous le Ciel,
c'est-à-dire tout ce qui existe dans le monde naturel forme un tout avec moi. Et ce « tout »
désigne la totalité formée par l’homme et le monde naturel. Dans cette perspective, chaque
élément du monde naturel est une partie de mon corps, et est en étroite intimité avec moi-même.
7
中國哲學原論, 原教篇, p. 139.
4
Ensemble, l’homme et la nature constituent un seul corps. Cette unité d’existence demande que le
confucéen
ait parfaitement conscience de cette unité et qu’à l’égard de tous les évènements et choses, son
attitude soit celle « d’humanité ». Parler ainsi, c’est ajouter une dimension existentielle à la
formule de Mencius : « humain envers les gens et aimant les choses » (仁民愛物, 7 A, 45), tout
en étendant « l’humanité » aux choses. Dans cette cosmologie et dans cette attitude, les éléments
du monde naturel ne sont pas pour nous des réalités « autres », dressées en face de nous et tout
autres, mais bien une partie de « moi-même ». Dans cette conception du monde, le « soi » n’est
plus ce petit soi « corporel », mais forme avec le monde naturel un grand tout organique.
En même temps, la prise de conscience de l’unité existentielle de l’homme et de la nature
s’origine dans la notion de « souffle ». [44] Quand Cheng Hao dit « Quand la main et le pied ne
sont pas humains, le souffle ne circule pas, ils ne font plus partie du soi », il présuppose que la
paralysie des membres est due au fait que le « souffle » ne peut pas circuler et donc que cela fait
que l’homme ne peut avoir conscience que ces membres font partie de son corps : il y a
« obstruction ». Ainsi, la notion de « souffle » n’est pas seulement nécessaire pour parler de
l’existence ; elle l’est aussi pour parler de la sensibilité.
Chez Zhang Zai le souffle est fondamental. Son « Inscription occidentale » présente des
réflexions analogues à celle de Cheng Hao :
Le Ciel, c’est mon père ; la Terre, c’est ma mère. Et moi, être insignifiant, je trouve ma place au milieu
d’eux. Ce qui remplit le Ciel-Terre fait corps avec moi, ce qui régit le Ciel-Terre participe de la même
nature que moi. Tout homme est mon frère, tout être mon compagnon. (張載集, p. 62).
Dire que le Ciel est père et la Terre, mère, c’est dire que le monde naturel est le père-mère de
l’humanité ; en distinguant les termes, c’est dire que Ciel, Terre et homme co-existent tous les
trois. Comme le souffle du Ciel-Terre constitue toutes les choses et l’homme, le souffle
constitutif de l’homme est aussi le souffle constitutif des choses et, donc du point de vue singulier
du confucéen, le Ciel-Terre est mon père et ma mère, tout homme est mon frère et toutes les
choses naturelles, mes amis.
Comme la formulation de « L’Inscription occidentale » le montre clairement, Zhang Zai
ne se fait pas l’avocat d’une expérience esthétique ; il s’agit d’aller plus loin, et de comprendre le
devoir moral qui s’impose à moi envers les autres hommes et toutes les choses de la nature. En
fait, cette philosophie considère l’univers ou la totalité de la nature comme une famille ; or, aux
yeux des anciens Chinois, la famille est un système de devoirs de responsabilité mutuelle et aussi
de commerce affectif. Considérer l’univers ou la totalité de la nature comme une famille aboutit à
ceci : l’homme doit traiter toute chose comme un membre de sa famille ; autrement dit, à l’égard
de toutes les choses, l’homme doit remplir un devoir moral, les considérant comme membres de
sa famille.
Dynastie des Ming : interaction à l’intérieur d’un seul et même corps
Il est clair que chez Cheng Hao et chez Zhang Zai, la conception du monde et de la nature
est déjà passée de l’ordre de l’esthétique à celui de l’éthique : nous avons là une conception de la
nature qui implique des valeurs.[45] Pour une interprétation écologique, ceci représente
indubitablement une attitude toute nouvelle par rapport à la conception chinoise précédente.
5
Avec la philosophie de Wang Yangming (1472-1529), cette conception fait un pas de
plus :
Question : « L’esprit/cœur de l’homme et les choses forment un seul corps. Dans le cas du corps de
quelqu’un, le sang et les souffles y circulent partout et donc nous disons qu’ils forment un seul même
corps. Dans le cas des hommes, leurs corps sont différents et ils diffèrent encore plus de ceux des
animaux et des plantes. Comment peut-on dire qu’ils forment un seul et même corps ? »
Le Maître dit : « Examiner la question seulement du point de vue de ce qui provoque leur
influence/réponse mutuelle. Non seulement les animaux et les plantes, mais Ciel et Terre aussi,
forment un seul corps avec moi. Les êtres spirituels aussi forment un seul corps avec moi. »
Je demandai au Maître de bien vouloir expliquer.
Le Maître dit : « Parmi toutes les choses sous le Ciel et sur la Terre, laquelle considérez-vous comme
étant l’esprit/cœur du Ciel-Terre ? »
-
-
« J’ai entendu dire que ‘l’homme est l’esprit/cœur du Ciel-Terre’ ».
« Et qu’est-ce qui est l’esprit/cœur de l’homme?
« La clarté de l’intelligence. »
« Nous savons alors que, dans tout ce qui remplit Ciel et Terre il y a seulement cette clarté de
l’intelligence. Ce n’est qu’à cause de leur formes physiques et de leurs corps que les hommes sont
séparés. Mon intelligence dans sa clarté est maître du ciel et de la terre et des êtres spirituels. Si le
ciel est privé de la clarté de mon intelligence, qui va scruter ses hauteurs ? Si la terre en est privée,
qui va se pencher sur sa profondeur ? Si les êtres spirituels en sont privés, qui va distinguer leurs
bons ou leurs mauvais sorts ou encore les calamités ou les bienfaits qu’ils apporteront ? Séparés de
mon intelligence, il n’y aura ni ciel, ni terre, ni êtres spirituels, ni les dix mille choses ; et, séparée
d’eux, il n’y aura pas mon intelligence. Ainsi, c’est un seul souffle qui circule partout : comment
peuvent-ils être séparés de moi ? (傳習錄,下 – no. 337)
Selon Wang Yangming, ce « seul souffle qui circule partout » ne doit pas être compris seulement
comme la « circulation du sang et des souffles » du corps. Si par « former un seul corps avec les
choses » on entend seulement la circulation sanguine, il est très difficile de concevoir cette
« unité » de l’individu et de toutes les choses existantes. Selon Wang Yangming, il faut aussi
comprendre toutes les manières dont nous répondons et sommes ouverts aux autres choses ; c’est
alors seulement que nous pouvons comprendre qu’il n’y a pas de « séparation » entre l’homme et
toutes les choses, la nature, ni entre l’individu et les autres, mais qu’il y a une unité organique,
« la circulation d’un même souffle ». Et ici, « nous répondons » désigne l’interaction de l’homme,
corps et esprit, avec toutes les choses, spécialement dans l’ordre de la sensibilité.
Zhu Bensi demande : Quand l’homme a une intelligence pure, alors il a une connaissance innée.
Est-ce que des choses comme les plantes et les arbres, les tuiles et les pierres ont aussi une
connaissance innée ? »
Le Maître : « La connaissance innée de l’homme est la même que celle des plantes et des arbres,
des tuiles et des pierres. [46] Sans la connaissance innée inhérente en l’homme, il ne peut y avoir
des plantes et des arbres, des tuiles et des pierres. Et ce n’est pas vrai seulement de ceux-là. Même
le Ciel et la Terre ne peuvent exister sans la connaissance innée. Car, originairement le Ciel, la
Terre, toutes les choses et l’homme forment un corps ; le point où cette unité est manifestée sous
sa forme la plus subtile et parfaite est l’intelligence claire de l’esprit/cœur humain. Le vent, la
pluie, la rosée, le tonnerre, le soleil et la lune, les étoiles, les animaux et les plantes, les montagnes
6
et les rivières, la terre et les pierres sont essentiellement un seul corps avec l’homme. » (ibid.,
no.274)
Dans cette perspective, l’homme et toutes les choses de l’univers forment un corps unique. Par
un aspect, ce corps est constitué d’ « un seul souffle » ; par un autre aspect, dans cet univers
constitué par ce souffle, c’est l’esprit/cœur de l’homme qui est le plus subtil, le plus agile.
Aussi, l’esprit/cœur de l’homme peut-il être considéré comme la lumière de tout ce monde
constitué par ce souffle : sa raison, son énergie spirituelle, sa connaissance innée. Donc, dans la
structure du monde, l’intelligence ou la connaissance innée n’est pas seulement le propre de
l’homme, on peut aussi l’attribuer aux plantes et aux arbres, aux animaux et même aux tuiles et
aux pierres. Cette unité du Ciel, de la Terre et de l’homme est organique ; sans l’homme ou sa
connaissance innée, c’en est fini du Ciel-Terre, cette unité organique originelle, et c’en est fini
du Ciel-Terre dans sa signification originaire. On le voit : cette conception se fonde sur la
notion organique et holistique du monde de l’univers [espace-temps].
Dans « Arracher la racine et obstruer la source », Wang Yangming écrit :
« L’esprit/cœur du Sage regarde le Ciel et la Terre comme un seul corps. (…) Le Sage se soucie
(des méfaits de l’égoïsme), aussi étend-il cette humanité qui l’incorpore au Ciel, à la Terre et à
toutes choses, aussi enseigne-t-il à tout homme à réprimer son égoïsme, à se défaire de ses
aveuglements et à retrouver ce qui est le fond commun du cœur/esprit de l’homme. » (« 拔本塞
源論 », ibid., 中, no.142)
« Regarder le Ciel, la Terre et toutes choses comme un seul corps » constitue une attitude. Dans
cette attitude, dans ce milieu spirituel, « l’énergie spirituelle circule, le propos est ouvert, sans
qu’il y ait distinction entre les autres et moi, ni de distance entre les choses et moi » ; dans ce
milieu, « le souffle originaire circule partout, le sang coule librement. (…) (Wang Yangming, 陽
明全書, 卷二). Toutes ces expressions soulignent le même point : il s’agit d’atteindre à un milieu
spirituel où il n’y a plus de distinction entre moi et autrui, d’espace entre moi et les choses.
Dans « Questions sur La Grande Etude », Wang Yangming ajoute à l’unité organique de
toutes choses, la notion que toutes les choses forment une seule famille, que tout sous le Ciel est
un seul homme. Il écrit :
L’homme accompli regarde le Ciel, la Terre et toutes les choses comme un seul corps. Il regarde le
monde comme une seule famille, et le pays comme une seule personne. Quant à ceux qui mettent une
distance entre les objets, une distinction entre moi et autrui, ce sont des gens de peu. (ibid. , 卷二十六).
[...]
L’écologisme moral
[48] La doctrine néo-confucéenne de l’unité de toutes choses est en même temps doctrine
de la vertu d’humanité. Le message central est qu’il faut considérer cette unité de toutes choses
comme humanité. Cette « unité » peut encore s’exprimer comme « un corps d’homme », « une
famille », « un homme » (toutes les choses sont un seul corps, le monde comme une seule famille,
le pays comme un homme). De Cheng Hao à Wang Yangming, ils estiment tous que seul celui
qui a une compréhension exacte de l’unité de toutes choses est un homme d’humanité; ce n’est
7
que lorsque cette humanité produit l’amour qu’on atteint vraiment le milieu spirituel
d’humanité.[49] Dans son emploi correct, l’expression « toutes les choses » implique que la
nature et toutes les choses existantes sont objets de la vertu d’humanité. Ainsi, la doctrine de
l’humanité ne parle pas seulement de « l’homme », elle porte aussi sur la manière dont l’homme
se comporte envers la nature. Et donc, personne ne peut le nier, la doctrine néo-confucéenne de
l’humanité a bien une orientation écologique ; en suivant cette orientation, nous pouvons
développer une philosophie et une conception du monde écologiques.
Cette conception écologique néo-confucéenne est une « conception écologique holistique
et organique », mais elle a une spécificité que l’on peut désigner par le terme d’ « écologie
morale » (moral ecology). Ici, cet emploi du mot « moral » est emprunté à Mou Zongsan. Mou
Zongsan distingue une « métaphysique de la morale » et une « métaphysique morale » : pour lui,
une « métaphysique de la morale » est une étude métaphysique au sujet de la morale, tandis que
la « métaphysique morale » est une démarche qui « part de la morale » et par là entre en
métaphysique : le point crucial est ce processus, qui va de la morale à la métaphysique. 8 La
conception écologique du monde que nous avons trouvée chez les néo-confucéens (doctrine de
l’unité de toutes choses et doctrine de l’humanité) est exactement, à la différence de l’expérience
esthétique, une démarche qui a son point de départ dans la morale, et c’est la spécificité de cette
conception.
Cette spécificité consiste à ne pas viser à dominer la nature, mais à mettre l’accent sur
l’unité organique de l’homme et de toutes choses : d’un rapport « moi/autre », la relation de
l’homme à la nature devient du type « moi/moi-même » ou « moi/toi » ; cette conception dépasse
l’attitude esthétique, elle ne considère pas la nature seulement comme un objet d’appréciation
esthétique, mais aussi comme un objet éthique, comme un membre de la famille ; elle préconise
une notion de communauté qui n’est pas la communauté humaine, mais la communauté naturelle,
homme compris ; cette conception est aussi différente de celle du jeune Marx écrivant que « la
nature est le corps non-organique de l’homme »,9 car pour elle l’homme et la nature ensemble
constituent bien un corps organique ; elle requiert que l’homme se considère en étroite intimité
avec la nature et les réalités naturelles dont il prend soin comme d’une part de lui-même ; elle
préconise qu’envers toutes les choses naturelles l’homme doit éprouver un sentiment d’obligation
morale. [50]
Le fondement de cette philosophie dépasse aussi la vision unifiée et organique du monde
qui était celle de la magie et des mythes originels. Elle n’implique pas le mysticisme de la magie,
mais elle n’est pas un pur naturalisme ; elle emprunte la « circulation du même souffle » pour
réaliser la vertu « humanité » ; elle s’efforce d’allier l’éthique écologique et la compassion innée
du cœur qui ne peut tolérer de voir souffrir, procurant ainsi à l’éthique écologique une dimension
d’intériorité. En conséquence, la doctrine de « l’humanité » n’est pas seulement un humanisme,
mais devient aussi une conception du monde beaucoup plus générale et provenant de la morale.
Cette doctrine « d’un seul corps » ou « d’une communauté de la nature » est, pour emprunter les
termes de Marx, « le naturalisme conséquent, ou humanisme, (qui) se distingue aussi bien de
牟宗三, 心性與本體 , “自律與道德的形上學”.
1844 年經濟學-哲學手稿, 人民出版社, 1985, p. 52 [Manuscrits de 1844. Economie politique et philosophie, Paris:
Editions sociales, 1962, p. 62]
8
9
8
l’idéalisme que du matérialisme et est en même temps la vérité qui les unit ».10 Cette doctrine est
«naturalisme achevé = humanisme, et aussi humanisme achevé = naturalisme. Elle est la vraie
solution de la contradiction entre l’homme et la nature, entre l’homme et l’homme. »11
A la fin du XXe siècle, l’humanité a progressivement réalisé que la grande différence avec
les âges précédents est que l’homme a maintenant la capacité de détruire le système écologique
de la terre. Au cours du XXe siècle, l’activité humaine a déjà réellement commencé, en partie
mais sur une grande échelle, à détruire l’environnement naturel, constituant une grande menace
pour l’environnement même de l’activité humaine. Or, avec les progrès de la civilisation,
l’humanité est de plus en plus sensible à cette menace. Au nom de l’avenir de l’humanité, il est
nécessaire de modifier le vieil anthropocentrisme caractérisé par « la conquête et le pillage » et de
rechercher une nouvelle attitude envers la nature qui soit plus compatible avec la survie
commune de l’humanité. Face à ce problème, la tradition confucéenne et sa conception de la
nature peut être une référence.
Dans sa réflexion sur l’environnement, l’Occident contemporain, philosophique et culturel,
part souvent de la notion de droits (justice, égalité) pour fonder une attitude morale à l’égard de la
nature ; [51] par exemple, on proposera de reconnaître que les choses insensibles aient des droits
moraux, étendant ainsi au monde naturel les considérations de justice et d’égalité. En
comparaison, la tradition confucéenne propose une autre perspective : il s’agit de regarder
l’homme et la nature comme un système holistique, où l’homme n’est pas seulement compris
dans cette totalité du monde, mais doit avoir conscience d’être en relation organique avec chaque
élément du monde naturel ; cette tradition demande à l’homme de regarder les choses naturelles
comme étant une partie de lui-même ou encore comme les membres de sa propre famille,
définissant ainsi un devoir moral envers la nature et proposant à son égard une attitude d’amitié.
L’opposition entre l’homme et la nature, entre le sujet et l’objet, est incompréhensible dans le
confucianisme. Dans la philosophie confucéenne, si l’homme reste bien dans un certain sens le
centre ou le point fondamental (l’homme, esprit/cœur du Ciel-Terre), cette reconnaissance de sa
position centrale ne signifie pas que, au nom de cette position éminente dans le monde, il
considère le monde naturel comme un autre qu’il puisse saigner et exploiter à volonté. En
accordant à l’homme une position centrale, les confucéens font confiance à la raison (intelligence,
connaissance innée) de l’homme ; ils font confiance à la capacité qu’a l’homme de prendre
conscience de l’unité organique de toutes les choses. Cette conception peut peut-être permettre de
trouver un équilibre entre les demandes de l’anthropocentrisme d’hier et celles de l’antianthropocentrisme actuel.
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[中國哲學史, 1999, no. 2]
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Ibid. p. 136 (traduction française).
Ibid. p. 87 (traduction française).
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