1
Chen Lai (Département de Philosophie, Université de Pékin)
« L’orientation écologique du néoconfucianisme et de sa doctrine de l’ humanité »
La conception originaire de la nature
La philosophie occidentale a commencé très tôt à abstraire la notion d’«être » à partir de
la nature et celle d’ « esprit » à partir du moi. Ces sortes d’abstractions et de séparations sont bien
sûr un progrès par rapport à la conception originaire de la nature une conception organique et
unifiée ; mais, en même temps ce progrès portait en germe la séparation de l’homme et de la
nature. Depuis les temps modernes, la philosophie est passée de la métaphysique à
l’épistémologie, et de l’épistémologie à la question du langage et à celle de l’existence humaine :
ce faisant s’est progressivement affirmée une marche philosophique centrée sur l’homme. Une
attention croissante à la dimension subjective de l’homme et l’abandon des anciennes
conceptions philosophiques centrées sur la nature sont devenus les marques de la philosophie
moderne. La conception de la nature n’est plus le thème de la philosophie moderne ; de plus, le
développement des sciences et la division des savoirs n’ont fait qu’accentuer le désintérêt pour la
philosophie de la nature. De « Qu’est-ce que la nature ? » la question philosophique est devenue
« Qu’est-ce que l’homme ? » : elle fait peu de cas de la nature ; elle fait peu de cas de la relation
entre l’homme et la nature.
1
Mais, à la fin du XXe siècle, l’environnement et le développement durable sont devenus
des sujets vitaux pour la survie de l’humanité tout entière. Au vu de ce fait, il est demandé à la
philosophie contemporaine de réexaminer l’attitude de la modernité à l’égard de la nature et de
développer une nouvelle conception de la nature qui réponde à la situation du monde
d’aujourd’hui. [39] Cette exigence nous conduit aussi à reconsidérer la dimension écologique
présente dans la conception de la nature qui a été celle de la tradition classique de l’Orient, et
ainsi élargir les ressources spirituelles de la philosophie contemporaine de l’environnement.
En fait, plutôt que de parler de la conception originaire de la nature, il vaudrait mieux
parler d’une « conception unitaire de l’homme et de la nature ». Comme l’a montré Cassirer,
cette première conception de la nature considère « la solidarité de la vie » ; pour elle, toutes les
formes de vie sont apparentées, les formes vivantes individuelles communiquent entre elles de
manière organique, et l’homme n’occupe pas de position privilégiée dans le monde
naturel.
2
Parler de la nature comme d’un grand organisme c’est dire l’unité de toute la nature et
que dans cette unité « l’harmonie » est l’orientation la plus fondamentale. Au cours du progrès de
la culture, le sentiment originaire de la nature comme unité de la vie a subi des revers. Cependant,
dans la culture historique de la Chine, ce développement continu de la société et de la culture a
été tel que tous les historiens le reconnaissent : l’organisation et les liens claniques originels se
sont maintenus au cours du progrès et des développements qui suivirent et, de même, l’ancienne
approche unitaire de la vie s’est par la suite poursuivie dans la philosophie de l’unité du Ciel et de
l’homme.
1
Voir Sun Yan 孫彥, Chen Changshu 陳昌, « La conception contemporaine de la nature et le développement
durable »,
自然辯証法研究
(Recherches sur le dialectique de la nature), 1998, no. 2.
2
Ernst Cassirer 卡西,
人論
(Essay on Man ; an Introduction to a Philosophy of Human Culture, New Haven :
Yale University Press, 1944), pp. 105-107, 111. [trad. fr.: Essai sur l’Homme, Paris : Ed. de Minuit, 1975, p. 123-
124.]
2
Du fait que dans la philosophie chinoise de l’Antiquité les taoïstes avançaient
des propositions comme « La Voie se modèle sur le naturel »
3
, c’est toujours du côté du fond
culturel taoïste que les chercheurs ont puisé une pensée écologique, sans se soucier de ce qui
dans le fond intellectuel confucéen a trait à la relation entre l’homme et la nature. Capra affirme :
« De toutes les grandes traditions, à mon avis, ce sont les taoïstes qui ont proposé la sagesse
écologique la plus profonde et la plus complète. Ils ont souligné l’unité fondamentale de
l’individu et de tous les phénomènes et potentialités de la société dans le processus circulaire de
la nature ».
4
Cependant, Tang Tong porte ce jugement global sur la tradition chinoise : « La
tradition chinoise est très différente. Elle ne sévertue pas à soumettre la nature, elle ne fait pas de
recherches à coup d’analyses pour comprendre la nature. Son objectif est de faire un pacte avec la
nature, d’établir et de conserver l’harmonie. Cette sorte de sagesse fait l’unité du sujet et de
l’objet, conduisant à l’harmonie entre l’homme et la nature, ….. la tradition chinoise est
holistique et humaniste. »
5
[40] La conception humaniste de la nature dont il parle ici inclut
évidemment la pensée confucéenne.
Pour répondre aux exigences du développement durable autour du globe au XXIe siècle,
c’est tardivement qu’au niveau mondial on s’est mis en quête d’une nouvelle conception de
l’environnement et qu’on s’est mobilisé pour développer une conception de la nature beaucoup
plus satisfaisante et pour agir en conséquence. Les anciennes traditions culturelles de l’Orient
sont alors devenues une des ressources importantes pour développer une nouvelle sagesse
écologique. A cet égard, c’est le taoïsme qui semble avoir surtout attiré l’attention. Dans cet
article nous nous proposons de mettre en évidence l’orientation écologique du confucianisme et
plus spécialement celle des néo-confucéens de l’époque des Song et des Ming (XIe-XVIIe siècles)
ainsi que les caractéristiques de leur philosophie écologique.
L’engendrement incessant et le regard sur les choses
Les premiers représentants du néo-confucianisme ont été particulièrement sensibles à « la
nature comme engendrement incessant » [生生不已的大自然]. On rapporte que « le fondateur du
néo-confucianisme », Zhou Dunyi (1017-1073) ne coupait pas l’herbe foisonnante qui était sous
sa fenêtre ; à ceux qui s’en étonnaient, il répondait : « L’herbe et moi avons le même propos » (
程遺書
, 卷三). Cette réponse exprime toute une manière de voir les choses : la vie de l’homme
individuel communique avec la vie des autres vivants ; en même temps, elle incarne le souci
(concern) de faire corps avec cette nature comme engendrement incessant. Dans le même
ouvrage, il y a cette phrase : « Observer les figures du souffle chez les êtres vivants de l’univers »
(
二程遺書
, ). C’est ainsi que l’auteur de cette phrase (Cheng Hao) interprète le fait que Zhou
Dunyi ne coupe pas l’herbe sous sa fenêtre : par l’intermédiaire de cette croissance sans obstacle
de l’herbe, Zhou Dunyi entend faire personnellement l’expérience des « figures du souffle » de
l’engendrement incessant de l’univers.
Dans sa jeunesse, Cheng Hao (1032-1085), qui devait jeter les bases du néo-
confucianisme, se mit à l’école de Zhou Dunyi, et il rapporte par la suite : « Quand j’étudiais
3
Citation du Laozi, c. 25 : « L’homme prendra donc modèle sur la Terre ; la Terre elle prend modèle sur le Ciel ; le
Ciel prend modèle sur la Voie ; la Voie elle se modèle sur le naturel. » (traduction de Claude Larre)
4
Cité dans Dong Guangbi 董光璧, « La pensée taoïste : sa modernité et sa signification mondiale »,
道家文化研究
,
vol. 1, p. 71.
5
Ibid.
3
avec Zhou Dunyi, il me faisait sans cesse scruter les passages sur la joie de Confucius et de Yan
Hui qu’est-ce qui faisait leur joie? (
, ) [41] et réaliser personnellement
comment Confucius et son disciple préféré Yan Hui étaient constamment à même de préserver la
joie spirituelle ; à partir de là, ce « comment » est devenu l’exigence spirituelle fondamentale du
néo-confucianisme. Il est vrai que Cheng Hao n’a jamais donné sa réponse à cette question sur la
« joie de Confucius et de Yan Hui », mais dans un autre contexte il a bien indiqué le lien entre
cette joie et le penchant pour la nature : « Après avoir revu Zhou Dunyi, j’étais dans le même état
d’âme que Zeng Dian : je rentrai en chantant au vent et à la lune ! » ( 卷三). « Rentrer en chantant
au vent et à la lune », c’est bien la « joie » et cette « joie », c’est bien faire l’expérience de ce
qu’entendait Confucius quand il disait « Pour moi, je suis comme Zeng Dian ». Les Entretiens de
Confucius racontent, en effet, que Confucius interrogea ses étudiants sur leurs ambitions ; tous
expliquèrent qu’ils voulaient exercer des fonctions publiques ; seul Zeng Dian expliqua que son
ambition était de trouver sa joie à aller chantant et dansant de par la campagne, au milieu du
magnifique spectacle de la nature. Confucius soupira : « Pour moi, je suis comme Zeng Dian »
(Entretiens, XI, 25). Ceci montre bien que pour Cheng Hao « la joie de Confucius et de Yan
Hui » était bien la « joie de Zeng Dian », inséparablement liée à la nature. Du reste, il appréciait
beaucoup les animaux et les plantes du monde naturel :
Sous la fenêtre de Cheng Hao l’herbe luxuriante recouvrait les marches ; si on lui
parlait de les faucher, il disait : « Impossible, je désire toujours avoir sous les yeux la vitalité
créatrice ». Il avait aussi un bassin il élevait de nombreux petits poissons qu’il regardait souvent.
Quand on lui demandait pourquoi, il répondait : « Je désire voir les dix mille êtres satisfaits ». (
二程遺
, 卷二上).
Cheng Hao disait aussi : « A observer poules et poussins, on peut connaître la vertu d’humanité ».
Son contemporain Zhang Zai, un autre philosophe, avait l’habitude d « observer les ânes braire ».
Aux yeux des néo-confucéens de cette époque, les animaux, les plantes et le monde naturel
étaient la manifestation concrète de la vie universelle : il s’agissait de pratiquer « l’observation
des choses » afin de faire l’expérience de la « vitalité » universelle. Or, cette vitalité de la nature
était aussi indissociablement liée à la vertu d’humanité.
Donc, le mot « engendrement/vie » avait une signification extrêmement importante pour
ces néo-confucéens. Le « Commentaire » du Livre des Mutations dit : « La Grande Vertu du Ciel-
Terre s’appelle Engendrer », «L’engendrer incessant, c’est ce qu’on appelle mutations ». Les
néo-confucéens considéraient comme équivalents ‘engendrer » et la vertu morale d’ « humanité »,
de sorte qu« engendrer » n’avait pas seulement un sens cosmologique, mais était aussi considéré
comme la source des principes moraux de l’humanité. Cheng Hao dit : [42]
Les dix mille êtres ont tous la vitalité du printemps.
Mou Zongsan (1909-1995) explique : « Les dix mille êtres partout débordent de
dynamisme vital ».
6
Chen Hao dit aussi :
6
牟宗三,
心性與性體
, , p. 139.
4
La vitalité des dix mille choses est très visible, c’est l’Originaire qui est l’aîné du bien, ce qu’on
appelle humanité ; l’homme et le Ciel-Terre sont une seule chose. Mais, l’homme est particulièrement
petit : pourquoi ?
C’est parce qu’il est égoïste, qu’il est motivé par des intérêts propres que l’homme ne perçoit qu’une
petite partie du principe naturel
Le néo-confucianisme considère cette vitalité de la nature comme le matériau de l’univers
[« espace/temps »] et la source de la moralité et cette conception mérite toute notre attention.
En même temps, le néo-confucianisme estime que l’homme et les dix mille choses de la nature
sont « un seul tout », cela parce que leur exister est originairement « un seul tout », et donc que
cette « unité des dix mille choses » doit constituer le milieu spirituel de l’homme. Quant à la
manière de regarder les dix mille choses de la nature uniquement à partir des besoins vitaux de
l’homme, uniquement du point de vue particulier de l’homme, ce n’est rien de plus qu’ « une
motivation par des intérêts personnels ».
Epoque des Song : une conception holistique de la vertu d’humanité
Cette pratique d’ « observation des choses » chez Zhou Dunyi, Zhang Zai (1020-1078) ou
Cheng Hao a un aspect subjectif qui pourrait la faire qualifier, comme le dit Tang Junyi (1909-
1978), de « rien de plus qu’une expérience artistique du regard »
7
et non comme une attitude
morale. Ce milieu spirituel (c'est-à-dire cette attitude) esthétique, ce regard artistique est bien
présent chez les confucéens, mais il ne constitue pas une caractéristique du confucianisme : on le
trouve aussi chez les taoïstes et chez les bouddhistes chinois. [43]Bref, si le regard confucéen sur
la nature était seulement un regard d’artiste ou d’esthète, il pourrait constituer une ressource
intéressante pour une nouvelle conception écologique de la nature, mais, à strictement parler, on
ne pourrait pas le distinguer de la conception taoïste, ni du regard que portent sur la nature
l’homme de lettres et le poète.
La particularité du regard confucéen tel que je le conçois, se trouve dans la doctrine de
l’unité de l’homme et de la nature développée par la réflexion sur l’humanité à partir de l’époque
des Song. Cheng Hao explique :
L’homme d’humanité considère les dix mille choses du Ciel-Terre comme un seul tout avec lui-
même ; il n’y a rien qui ne soit lui-même. Reconnaissant toutes choses en lui-même, à quoi n’atteindra-t-
il pas ? Sinon, il s’en suit naturellement qu’il n’y aura pas de lien entre les choses et lui. C’est ainsi que si
la main ou le pied ne sont pas ‘humains’, le souffle ne circulera pas à travers eux et il n’y aura pas
d’intégration avec le soi ». (
二程遺書
, 卷二上).
“Homme d’humanité” désigne le confucéen qui a atteint le milieu existentiel de « l’humanité ».
Si on passe d’une interprétation éthico-sociale à une interprétation écologique de cette phrase de
Cheng Hao, cette unité de toutes choses sous le Ciel implique non seulement que l’on considère
chaque homme comme formant un tout avec moi, mais aussi que toutes les choses sous le Ciel,
c'est-à-dire tout ce qui existe dans le monde naturel forme un tout avec moi. Et ce « tout »
désigne la totalité formée par l’homme et le monde naturel. Dans cette perspective, chaque
élément du monde naturel est une partie de mon corps, et est en étroite intimité avec moi-même.
7
中國哲學原論
,
原教篇
, p. 139.
5
Ensemble, l’homme et la nature constituent un seul corps. Cette unité d’existence demande que le
confucéen
ait parfaitement conscience de cette unité et qu’à l’égard de tous les évènements et choses, son
attitude soit celle « d’humanité ». Parler ainsi, c’est ajouter une dimension existentielle à la
formule de Mencius : « humain envers les gens et aimant les choses » (仁民愛物, 7 A, 45), tout
en étendant « l’humanité » aux choses. Dans cette cosmologie et dans cette attitude, les éléments
du monde naturel ne sont pas pour nous des réalités « autres », dressées en face de nous et tout
autres, mais bien une partie de « moi-même ». Dans cette conception du monde, le « soi » n’est
plus ce petit soi « corporel », mais forme avec le monde naturel un grand tout organique.
En même temps, la prise de conscience de l’unité existentielle de l’homme et de la nature
s’origine dans la notion de « souffle ». [44] Quand Cheng Hao dit « Quand la main et le pied ne
sont pas humains, le souffle ne circule pas, ils ne font plus partie du soi », il présuppose que la
paralysie des membres est due au fait que le « souffle » ne peut pas circuler et donc que cela fait
que l’homme ne peut avoir conscience que ces membres font partie de son corps : il y a
« obstruction ». Ainsi, la notion de « souffle » n’est pas seulement nécessaire pour parler de
l’existence ; elle lest aussi pour parler de la sensibilité.
Chez Zhang Zai le souffle est fondamental. Son « Inscription occidentale » présente des
réflexions analogues à celle de Cheng Hao :
Le Ciel, c’est mon père ; la Terre, c’est ma mère. Et moi, être insignifiant, je trouve ma place au milieu
d’eux. Ce qui remplit le Ciel-Terre fait corps avec moi, ce qui régit le Ciel-Terre participe de la même
nature que moi. Tout homme est mon frère, tout être mon compagnon. (
張載集
, p. 62).
Dire que le Ciel est père et la Terre, mère, c’est dire que le monde naturel est le père-mère de
l’humanité ; en distinguant les termes, c’est dire que Ciel, Terre et homme co-existent tous les
trois. Comme le souffle du Ciel-Terre constitue toutes les choses et l’homme, le souffle
constitutif de l’homme est aussi le souffle constitutif des choses et, donc du point de vue singulier
du confucéen, le Ciel-Terre est mon père et ma mère, tout homme est mon frère et toutes les
choses naturelles, mes amis.
Comme la formulation de « L’Inscription occidentale » le montre clairement, Zhang Zai
ne se fait pas l’avocat d’une expérience esthétique ; il s’agit d’aller plus loin, et de comprendre le
devoir moral qui s’impose à moi envers les autres hommes et toutes les choses de la nature. En
fait, cette philosophie considère l’univers ou la totalité de la nature comme une famille ; or, aux
yeux des anciens Chinois, la famille est un système de devoirs de responsabilité mutuelle et aussi
de commerce affectif. Considérer l’univers ou la totalité de la nature comme une famille aboutit à
ceci : l’homme doit traiter toute chose comme un membre de sa famille ; autrement dit, à l’égard
de toutes les choses, l’homme doit remplir un devoir moral, les considérant comme membres de
sa famille.
Dynastie des Ming : interaction à l’intérieur d’un seul et même corps
Il est clair que chez Cheng Hao et chez Zhang Zai, la conception du monde et de la nature
est déjà passée de l’ordre de l’esthétique à celui de l’éthique : nous avons là une conception de la
nature qui implique des valeurs.[45] Pour une interprétation écologique, ceci représente
indubitablement une attitude toute nouvelle par rapport à la conception chinoise précédente.
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