Université de Genève – Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Section des Sciences de l’éducation REF Réseau Education Formation 18-19 septembre 2003 à Genève Symposium n° 4 Les technologies éducatives : une opportunité d’articuler les savoirs d’expérience et ceux issus de la recherche ? Daniel Peraya et François Lombard (TECFA, FPSE) Bernadette Charlier (Unité de didactique universitaire, Fribourg) Les technologies éducatives, une émergence difficile et controversée Le domaine des technologies éducatives intègre aujourd’hui au sein des sciences de l’éducation l’héritage de la psychologie de l’apprentissage et de l’éducation, de la pédagogie de l’audiovisuel, de l’éducation aux médias, de la technologie de l’instruction, de l’informatique scolaire et du logiciel éducatif. Plus récemment, il s’est étendu aux environnements intégrés pour la gestion des enseignements médiatisés ainsi que des systèmes de formation entièrement ou partiellement à distance. On comprend alors que le domaine se construise sur une base complexe parcourue de nombreuses tensions : disciplinaires, épistémologiques, théoriques et méthodologiques. Le déterminisme de l’objet empirique : changer de paradigme ? Tout d’abord, la dénomination même de technologies éducatives renvoie, contrairement à ce que l’on observe dans de nombreux champs des sciences de l’éducation, à des objets empiriques et non à un domaine, à un champ théorique. L’énorme variabilité des termes utilisés reflète la rapide évolution des objets technologiques : médias éducatifs, utilisation ou application pédagogiques de l’informatique, technologies de l’information et de la communication, nouveaux médias, médias numériques, nouvelles technologies, technologies de l’information et de la communication pour l’éducation (TICE), hypermédia, multimédia, etc… Cette confusion entre l’objet empirique et l’objet théorique n‘est pas neuve et perdure depuis les premières analyses des « auxiliaires audiovisuels » puis des médias éducatifs. On a longtemps parlé et l’on parle encore, par exemple, de la télévision comme d’un tout, d’un média global, sans jamais prendre en compte la diversité des « textes télévisuels » - le documentaire, la vulgarisation, l’information, le grand reportage, les films et les séries, etc. - et des « discours » – le raconter, l’exposer, l’enseigner, etc – qui le constitue (Bronckart, 1996). De la même façon, on traitera rarement de différents registres sémiotiques, des différents systèmes de représentations qui constituent ces différents textes et discours télévisuels. (Meunier et Peraya, 1993 ; Duval, 1997, 2000 ; Peraya, 2000). Rompre avec toute approche qui demeure au niveau de l’empirie nécessite de changer de paradigme. Dans cette perspective on peut rappeler une étape marquante. Lorsque dans les années ’70 l’école a voulu s’approprier les médias – principalement la télévision -, afin d’endiguer la force de cette école parallèle elle a introduit dans le champs scolaire et les médias – les objets - et leurs cadres conceptuels et méthodologiques né dans le champ de théories de la communication. L’école s’initiait alors aux théories des langages et à la sémiologie. Les années 80 apparaissent comme un autre repère important. Certains pédagogues et sémiologues commencent à prendre conscience sous l’effet de la percée progressive du cognitivisme - du fait que le langage verbal n’est pas la seule voie d’accès au savoir et à la connaissance. Pour ces chercheurs, les autres médiations sémiotiques – la communication audiovisuelle –, loin d’être des béquilles ou de simples « traducteurs », peuvent être à la base d’apprentissages. Si le dispositif et l’artefact technologiques contribuent à la configuration du message et, en définitive, à son sens et à sa signification, ils sont aussi des technologies intellectuelles, des outils cognitifs au sens où ils déterminent le développement d’aptitudes mentales spécifiques. Plus récemment, nous signalerons encore la tentative de fonder le concept de dispositif entre concept et usages (Jacquinot et Montoyer, 1999) et plus précisément celui de dispositif de communication et/ou de formation médiatisées (Peraya, 1999-b ; Thomas,1999 ; Fastrez, 2000). Ces textes proposent en effet une première réponse à l’exigence tant théorique que méthodologique de posséder un modèle susceptible de rendre compte de l’économie de tout dispositif médiatique : « Un dispositif est une instance, un lieu social d'interaction et de coopération possédant ses intentions, son fonctionnement matériel et symbolique enfin, ses modes d'interactions propres. L'économie d'un dispositif – son fonctionnement – déterminée par les intentions, s'appuie sur l'organisation structurée de moyens matériels, technologiques, symboliques et relationnels qui modélisent, à partir de leurs caractéristiques propres, les comportements et les conduites sociales (affectives et relationnelles), cognitives, communicatives des sujets. » (Peraya. 1990-b : 153) Les « vieilles » et les « nouvelles » technologies Les technologies de la communication et de l’information le Web, Internet, le cyberespace et les hypermédias, notamment sont souvent considérées comme les « nouveaux médias » éducatifs. La littérature spécialisée constitue un bon indicateur de cette situation. Une revue comme EMI, Educational Media International, l’organe officiel de l’International Council for Media Education, publie aujourd’hui de nombreuses études sur les médias électroniques tandis que les revues consacrées aux technologies éducatives et aux innovations technologiques portent indifféremment sur les médias traditionnels et sur les médias électroniques. Pourtant, l’opposition entre « vieilles » et « nouvelles » - les « dernières » dirait Jacquinot technologies, entre l’analogique et le numérique, fracture toujours le domaine comme en témoignent les nombreux programmes de formation initiale ou continue des enseignants. Genève connaît par exemple un programme de formation de formateurs de formateurs dit « F3Mitic » - Médias, images et technologies de l’information et de la communication – qui cherche à articuler ces deux cultures, mais qui paradoxalement semble la renforcer. Elle recentre en effet en centrant la culture « MI » - média et image - sur le domaine de l’éducation à l’image telle qu’il s’est construit dans le sillage de la sémiologie structurale de l’image alors que le domaine « TIC » reprend en charge l’informatique scolaire, l’enseignement en réseau, etc. La formation aux technologies des instituteurs et institutrices dispensée à l’université de Genève connaît la même contradiction : son intitulé « Médias et informatique », héritage des cloisonnements pseudo-disciplinaires - pédagogie de l’audiovisuel et informatique scolaire - rappelle l’opposition qu’elle est censée abolir. Il aura fallu cinq années de pratique commune, de débats au sein de l’équipe pédagogique et peut-être aussi un renouvellement partiel de cette dernière pour dépasser l’opposition entre la conception et le prototypage de logiciels ou les sites Web éducatifs d’une part, les recherches sur l’image et les médias d’autre part. L’on comprendra mieux dès lors toute l’importance du concept de dispositif médiatique tel que nous le proposions ci-dessus. Il constitue en effet une première réponse à l’exigence tant théorique que méthodologique de développer un modèle suffisamment général pour rendre compte de tous les dispositifs médiatiques, ces technologies comme des médias éducatifs classiques, et d’analyser d’une part les traits qu’elles partagent avec les médias plus classiques et d’autre part leurs caractéristiques propres. C’est sur cette base d’ailleurs que l’on pourra observer les nouvelles formes de médiation qu’elles introduisent dans la communication des savoirs et l’organisation des apprentissages (Peraya et Meunier, 1999-b ;Larose et Peraya, 2001). Une composante multidisciplinaire forte Le domaine des technologies éducatives se construit sur la base de différentes disciplines et de cadres de référence relativement diversifiés : psychologie et plus particulièrement les courants cognitivistes, pédagogie, théories de la communication et l’informatique, sans compter les différentes sciences humaines qui de près ou de loin contribuent au développement du domaine : la psychologie sociale, la sociologie ou encore l’anthropologie dont les méthodes par exemple fondent les recherches actuelles sur l’usability et certains aspects de l’ergonomie. Dès lors le domaine des technologies éducatives constitue peut être ce que Meunier (1999) appelle une "interdiscipline" qui renvoit à une grande diversité de disciplines de référence et analysent, avec des méthodes très différentes, des objets hétérogènes, les "dispositifs médiatiques" qui sont tout autant sémiotiques, culturels et techniques. Cependant il ne s’agit pas de juxtaposer ces points de vue théoriques différents sur les mêmes objets empiriques et sur les mêmes pratiques mais bien de les intégrer constituer progressivement un corps commun de connaissances. C’est ce « fonds commun » en émergence qui constitue progressivement le cadre de référence du domaine des technologies éducatives Les rapports entre la sémiotique et la psychologie à propos des représentations « mentales » et « matérielles » constitue un bon exemple de cette difficulté à construire une telle approche. Perpétuant cette forme d'idéalisme, de nombreux travaux de psychologie et de didactique admettent encore l'indépendance de la noésis par rapport à l'univers sémiotique et fondent leurs recherches sur une telle hypothèse. Puisque les systèmes de représentations semblent assurément l'unique moyen dont l'homme dispose pour exprimer sa pensée, pour extérioriser ses représentations mentales, il semblerait normal de les considérer uniquement comme des moyens pour communiquer à autrui pensées et représentations internes. L'univers sémiotique se verrait dès lors sous l'étroite dépendance de la noésis. Mais la question théorique du statut des représentations matérielles et de l'éventuelle prédominance de la noésis sur la sémiosis ne semble pas encore avoir reçu de réponse définitive et sans doute n'en recevra-t-elle jamais. C'est que l'hypothèse inverse semble tout aussi légitime, voire plus féconde. Dans la perspective didactique qui est la sienne, R. Duval (1995) a récemment reposé ce problème à propos des représentations mathématiques. Il écrit : "il n'y a pas de noésis sans sémiosis, c'est la sémiosis qui détermine les conditions de possibilité d'exercice de la noésis"1. S’inspirant à des degrés divers d'auteurs tels que Piaget, Vygotsky et Denis, il souligne que les représentations mentales se développent sur la base de représentations sémiotiques intériorisées au même titre que les images mentales sont des percepts intériorisés. En réalité, on observe une réelle interdépendance entre les deux domaines, sémiosis et noésis. Et il est d’autres exemples encore. Des dispositifs complexes aux conséquences multiples … Les technologies en éducation On doit aussi considérer les multiples fonctions que peuvent jouer les TICE. Elles sont certes des objets de recherche, des objets et des moyens d’enseignement et d’apprentissage, des moyens de recherche et enfin de outils professionnels de création et de production. En tant qu’objet de recherche, les technologies sont étudiées des différents points de vue disciplinaires que nous venons d’évoquer. L'enseignement se nourrit évidemment de la recherche et en conséquence les TICE font l'objet d'un enseignement certes technique mais aussi théorique, conceptuel et méthodologique, chacune des disciplines de référence donnant à ces objets un éclairage particulier. Mais les TICE constituent aussi un ensemble de moyens d’enseignement, un environnement d’apprentissage, pour les apprenants quel qu’en soit le niveau. L’effet de modelage de ces contextes d’apprentissage sur l’utilisation des technologies et plus particulièrement sur les pratiques professionnelles des enseignants commencent à être bien mis en évidence par les recherches récentes (notamment Larose et al., 2002). Enfin, les possibilités d'automatisation de recueil des données et de leur traitement au sein même des dispositifs informatiques rendent les TIC très efficaces pour la recherche (Ott et Peraya, 2000). Les acteurs et les chercheurs, face aux dispositifs On comprend dès lors pourquoi « Le chercheur en technologies éducatives est souvent contraint à des relations singulières avec les dispositifs qu’il étudie. » (Cerisier, 2000 ; p.183). La méta-analyse à laquelle se livre cet auteur à partir d’un corpus de soixante dix-sept articles publiés dans les actes du Colloque IN TELE (Marquet, Marthey, Jaillet et Nielsen 1998) 2 à l’Université de Strasbourg semble 1 En caractères gras dans le texte. Il s’agit de la première rencontre organisée en septembre 1998 dans le cadre du projet européen Internet-based teaching and learning (IN TELE) par le laboratoire des sciences de l’éducation de l’Université Louis Pasteur de Strasbourg. Cette réunion a permis de rassembler une centaine de contributions constituant un inventaire des usages pédagogiques d’Internet de l’école à l’université. 2 bien confirmer l’hypothèse de la forte implication des chercheurs dans les dispositifs qu’ils observent. Il leur faut en effet le plus souvent concevoir et mettre en place le dispositif dans ses différentes composantes : pédagogiques, technologiques, organisationnelles, etc. (Ott et Peraya, 2000). Pour cette raison aussi observe-t-on un déplacement progressif des formes traditionnelles de la recherche vers un modèle de type « recherche-action-formation » (Charlier, 1996) dont se réclament de nombreux projets aujourd’hui. Cette évolution s’observe d’ailleurs dans les deux sens, le premier plus classique qui pousse la recherche vers un processus de « recherche-action vs formation » mais aussi le processus de formation à l’intégration des technologies éducatives vs la recherche comme le montrent les relations d’expériences récentes tant européennes que québécoises (Lewis, 2002 ; Karesenti et al., 2002). De la première tendance relèvent par exemple de nombreux projets récents auxquels TECFA s’est trouvé associé, notamment le projet Technology tools and forms of pedagogical communication (Projet Poschiavo, FNRS, n°5004-47955) et le projet européen Learn Nett (Learn Nett, 2000 ; Charlier et Peraya, 2002). Le premier se présentait principalement comme une étape de problématisation des formes de communication pédagogique médiatisée d’une part, de conception d’outils d’analyse et d’approche méthodologiques d’autre part. Les résultats obtenus ont mis en évidence le rapport étroit entre les activités de recherches expérimentales, celles menées sur le terrain, les activités de transfert soit au sein de l’enseignement destiné aux étudiants de TECFA (2 ème et 3 ème Cycles), enfin en direction des groupes projets sur le terrain même à Poschiavo. On touche ici aux dimensions de base de la recherche : d’une part les terrains et les pratiques (l’enseignement à échelle réelle et les dispositifs de laboratoire), d’autre part la nature de la recherche elle-même (l’observation et l’analyse ou l’innovation et l’implémentation). Ces quatre pôles permettent de comprendre le rapport entre les recherches plus fondamentales et celles qui relèvent plus particulièrement de leur application, entre celles dont les objectifs comme les méthodes ressortissent soit de l’observation soit de l’innovation et donc de l’implémentation technologique. Cette logique correspond par ailleurs au principe fondateur de la recherche dans le domaine des technologies éducatives : construire avec les usagers, en contexte, une réponse systémique à une demande sociale de formation et/ou d’information. A partir de cette description relativement générale des disciplines contributives, du contexte propre à l’émergence du champ des technologies éducatives, il nous semble possible de proposer trois axes de réflexion et de travail pour structurer ce symposium. Les axes de travail Des objets d’études spécifiques ? S’il est bien vrai que le domaine se construit, quel est alors son/ses objet(s) spécifique(s) ? S’agit-il des objets techniques, des artefacts, des dispositifs médiatiques éducatifs, de certains de ceux-ci plus particulièrement, des pratiques d’usage et des processus de constitution des niches d’usage, des publics, des différents types de savoir (formels et informels), de l’innovation ? Quels autres objets prendre en considération ? Quelles sont les apports et les limites de chacun de ces points d'entrée ? Comment les articuler ? L'histoire de la discipline, au gré des technologies « nouvelles », ne nous offre t-elle pas quelques points de repère ? Enfin, ces objets sont-ils les mêmes selon les acteurs et les regards qui les constituent comme objet ? Autrement dit, l’enseignant - quel que soit le niveau où il enseigne - et le spécialiste des technologies parlent-ils du même objet quand ils parlent d’Internet ou d’innovation technique et pédagogique ? Un cadre conceptuel articulé, une articulation aux pratiques éducatives Nous avons brièvement évoqué les apports des différentes disciplines contributives. Mais il faudrait sans doute mieux les identifier, approfondir l’analyse de leurs rapports – articulation, exclusion, complémentarité - et montrer comment progressivement elles ont contribué à façonner les cadres conceptuels actuels. Le point d’entrée serait ici différent. Il s’agirait d’analyser ces héritages – strates, sédiments, failles - cristallisés sous la forme de concepts majeurs du domaine : dispositif, médiatisation, médiation, instrumentation et instrumentalisation, intégration des technologies aux pratiques, scénario, collaboration, projet, gestion et processus d’innovation, interdisciplinarité, etc. Par ailleurs, il sera difficile de ne pas aborder en même temps les rapports entre ce cadre conceptuel d’une part, les différentes disciplines particulières et leurs didactiques d’autre part. Jusqu’à quel point ces dernières sont-elles prêtes à se laisser réfléchir – infléchir - à travers un cadre conceptuel qui n’est pas le leur ? Car réfléchir aux technologies éducatives dans le cadre d’une discipline particulière c’est sans doute aussi interroger l’enseignement de celle-ci et donc la pratique éducative qui lui est associée. On se verrait donc confronté à une double difficulté, faire converger le cadre conceptuel et les pratiques éducatives mais de plus articuler les savoirs d’expérience issus d’un contexte disciplinaire à ceux produits dans le domaines des technologies. Des démarches de recherches propres L’analyse des recherches récentes montre que certaines approches plus que d’autres connaissent aujourd’hui un fort engouement comme c’est le cas par exemple de la recherche-action-formation. Celle-ci est caractérisée par une forte implication de chercheurs dans le développement du dispositif au centre de la recherche, mais aussi par un objectif de production de connaissances auquel participent tous les acteurs pour qui la recherche devient en même temps un processus incarné de formation. Pourtant de telles démarches coexistent avec d’autres plus classiques de type expérimental visant par exemple à analyser l’impact de différents facteurs bien identifiés. On s’interrogera alors sur les apports et la complémentarité entre la recherche en laboratoire et l'observation en contexte. Comment concilier aussi les différents rôles au sein de ce type de dispositif ? L'implication du chercheur-acteur ne présente t-elle pas certains écueils, comme ceux de sous estimer (ou de ne pas considérer) certains effets pervers liés aux nouvelles pratiques créées ? Bibilographie Bronckart J.P. (1996). Activité langagière, textes et discours. Pour un interactionisme socio-discursif. Lausanne : Delachaux et Niestlé. Charlier B., Peraya D. (2002, à paraître) (Ed.). Apprendre les technologies pour apprendre. Analyses de cas, théories de référence, guides pour l’action. Bruxelles :De Boeck. Duval R., (1995), Sémiosis et pensée humaine. Registres sémiotiques et apprentissages intellectuels,.Berne : Peter Lang. Fastrez P. (2001). Characteristic(s) of Hypermedia and Hoy they relate to Knowledge. Educational Media International, 38,(2-3),101-110. 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