DE 047 - Graduate Institute of International and Development Studies

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E 751.cours 5. 22/10/2012.
Anthropologie des acteurs
Il s’agit d’une sociologie distanciée, pas d’une sociologie appliquée, plutôt une sociologie des
développés. Très inspirée au départ de :
L’analyse stratégique developpée dans la sociologie des organisations (notamment avec
M. Crozier et E. Friedberg,1977, Friedberg, 1997).
Trois concepts : acteur, pouvoir et contexte d’action.
L’acteur de l’analyse stratégique est avant tout « (…) un agent autonome qui est capable de
calcul et de manipulation et qui s’adapte et invente en fonction des circonstances et des
mouvements de ses partenaires » (1977 : 45). Agency : agencéité ou agentivité. Définition de
J-P Olivier de Sardan : « les ressources pragmatiques et cognitives de tout acteur, aussi
apparemment dominé ou démuni soit-il » (2001 : 739).
Chez Crozier et Friedberg, la conduite humaine n’est pas le produit mécanique de contraintes
structurelles, ni de l’obéissance à des normes sociales, mais l’expression de la mise en œuvre
d’une liberté. Face aux contraintes qui s’imposent à lui, l’acteur dispose toujours d’une
certaine marge de manœuvre qui lui permet de faire des choix. Cet acteur est donc porteur
d’une rationalité et capable de développer des stratégies qui ne sont pas toujours compatibles
avec les objectifs de l’organisation. La rationalité envisagée ici correspond au modèle de
rationalité limitée (Herbert Simon : les capacités cognitives, affectives, informationnelles de
l’acteur sont limitées).
Du fait du contexte (une organisation), les auteurs insistent surtout sur l’indétermination a
priori de la marge de liberté dans laquelle peut s’exprimer cette rationalité. La conduite
humaine est non prévisible, « dépendante d’un contexte, des opportunités et des contraintes
(matérielles et humaines) qu’il fournit (…) » (1977 : 46).
Le concept de pouvoir – deuxième concept central dans l’analyse stratégique – est à mettre en
lien avec la notion d’incertitude.
Crozier et Friedberg conçoivent les rapports humains comme « médiatisés par des relations
de pouvoir, c’est-à dire par des relations d’échange inégal qui comportent toujours un noyau
de négociation ». Si cette acception du pouvoir, non comme un attribut, mais comme une
relation d’échange, une transaction au quotidien, est aujourd’hui courante (elle a été
vulgarisée par Foucault), c’est pourtant une des grandes originalités de l’analyse stratégique
que de l’avoir intégrée dans l’étude des organisations. Selon l’analyse stratégique, le pouvoir
est un élément clé de la dynamique d’action collective : c’est la perspective de renforcer leur
pouvoir sur d’autres qui pousse les acteurs à agir (1977 : 25). Le lien entre pouvoir et
incertitude tient à ce que l’organisation :
-ne peut pas tout prévoir -l’indétermination dans la résolution des problèmes peut créer
des occasions d’initiatives pendant lesquelles certaines personnes prennent le contrôle- ;
-le maintien de l’organisation, son succès dépend des bonnes performances
individuelles dans un contexte de chaîne d’acteurs interdépendants, où la performance de
chacun dépend de ce qui se passe en amont ou en aval.
Exemple : vous n’êtes pas très sûr des performances de votre collègue, mais l’évaluation de
votre travail dépend très fortement de ses inputs, vous êtes interdépendants. Deux cas
possibles :
1
-vous contrôlez la plus grande part de la zone d’incertitude, c’est-à-dire que vous avez réduit
ses possibilités de choix, de telle manière que vous puissiez anticiper sur sa performance en
temps et en qualité voulue,
-ou il la contrôle, il a réduit vos possibilités de choix, de telle manière que vous n’êtes bientôt
plus qu’un sous-système prévisible à l’intérieur de son système. Comme le disent les auteurs,
« ce qui est incertitude du point de vue des problèmes est pouvoir du point de vue des acteurs.
(…) ».
Selon Crozier et Friedberg (1977), le pouvoir d’un individu à l’intérieur d’une organisation
dépend de sa capacité à maîtriser une zone d’incertitude déterminante pour le bon
fonctionnement de l’organisation. Le contexte d’action, c’est l’existence de jeux réglés « qui
définissent à l’avance quelles sont les possibilités de stratégie rationnelle existant pour chacun
des acteurs » ( 1977 : 247).
Exemple : Politique des gains exclusifs. Les budgets et le personnel alloués à un projet
dépendent de l’acceptation par les bénéficiaires potentiels de conditionnalités, soit quant aux
objectifs, soit quand aux modalités de gestion du projet. Vous aurez du financement si :
- vous faites participer les femmes….. vous vous lançez dans telle type d’activité
(conservation de l’environnement…, organisation rurale) ….Cette politique des gains
exclusifs est extrêmement utilisée dans les contextes africains (l’accès à un bien prisé est
conditionné par la consommation d’un autre bien (pré-requis en quelque sorte). Pour avoir des
actes d’état civil pour leurs enfants, les mères sont obligées de passer par la maternité ; ou les
pères de payer leurs impôts…
NB : on est déjà dans une réflexion sur le développement selon la sociologie de la traduction :
on ne peut pas s’intéresser seulement à ce qui se passe une fois que tout a été mis en place, on
doit également s’intéresser au fait que le développement doit tout mettre en place avant que
quelque chose ne se passe (B. Latour, 2012 : 44). Le développement doit créer son
environnement, sa communauté autour de soi.
« Le développement est un environnement qui advient continuellement à l’existence grâce à
l’implication des acteurs qui y sont investis ».
Les institutions
Distinction chez S.F Moore (2000 : 49-50) entre des processus de régulation et des processus
d’ajustement situationnel. Il y a des éléments d’indétermination, potentielles et effectives,
dans la plupart des situations, ce qui permet d’inférer que le comportement des acteurs peut
être rangé en deux catégories.
 Processes of regularization : « the kind in which people try to control their situations by
struggling against indeterminacy, by trying to fix social reality, to harden it, to give it form
and order and predictability. These are the kinds of processes that produce conscious models,
that produce rules and organizations and customs and symbols and rituals and categories and
seek to make them durable. This has significant advantages : its means that every instance and
every interaction does not have to be completly renegociated in a totally open field of
possibilities ».
 Processes of situational adjustment : « countervailing processes, those by means of
which people arrange their immediate situations by exploiting the indeterminacy in the
situation, or by generating such indeterminacies, or by reinterpreting or redefining the rules or
relationships. They use whatever areas there are of inconsistency, contradiction, ambiguity, or
open areas that are normatively indeterminate to achieve immediate situational ends ».
 Rules, organizations, customs, symbols, rituals : institutions.
2
Luc Boltanski (2009). Les institutions sont des dispositifs sémantiques destinés à fixer la
relation entre l’état des choses et les formes symboliques utilisées pour les représenter, de
manière à ce que les choses se présentent sous la forme de l’évidence : « ce que vous appelez
une université est bien une université » (et non pas une entreprise de remise de diplômes en
échange d’argent par exemple). Les institutions suppriment notre anxiété ontologique et nous
redisent constamment « ce qu’il en est à propos de ce qui est ». Dans la mesure où elles
définissent la réalité, les institutions sont nécessaires -elles permettent les interactions
pacifiées, elles empêchent qu’un être humain soit pris pour une chose, elles lui permettent
d’attendre un certai type de comportements quand il s’adresse à un service public…- mais
elles sont des « lieux vides », portées par des hommes qui sont eux-mêmes faillibles.
L’institution est quelque chose qui dépasse celui qui l’incarne à un moment précis et il doit
s’en rappeler (auto-contrôle, sens de la retenue) ou l’on doit le lui rappeler, à condition qu’il y
ait les « bons » contrepouvoirs, avec des sujets doués de capacité critique, de réflexivité et des
moyens d’exprimer cette critique.
Avancée constante et lutte entre des processus de regularisation et d’ajustement situationnel.
La socio-anthropologie des développés
La notion d’interface prise chez Norman Long est fondamentale dans cette approche.
Interactionnisme de base, c’est-à-dire que les chercheurs ne conçoivent pas la société comme
une totalité supérieure aux individus mais comme le produit constamment redéfini des
multiples effets de composition de relations interindividuelles, mais ils doivent quand même
admettre que l’offre de développement interrompt la continuité des relations, d’où la notion
d’interface :
« Interfaces typically occur at points where different, and often conflicting,
lifeworlds or social fields intersect, or more concretely, in social situations or
arenas in which interactions become oriented around problems of bridging,
accommodating, segregating or contesting social, evaluative and cognitive
standpoints » (Norman Long, 2001 : 65)
« Interface : intersection entre différents systèmes sociaux ou niveaux d’ordre
social où les discontinuités structurelles, basées sur des différences en termes de
valeurs et d’intérêts sont les plus marquées » (N. Long et M. Villaréal, 1994 : 44).
Une institution, une politique, un projet de développement est toujours l’occasion de voir se
déployer des logiques d’acteurs et de prendre en compte des ruptures dans les valeurs et les
pratiques entre le haut et le bas, entre les offreurs de services ou d’aide et les demandeurs ou
les bénéficiaires.
Proposition d’un ensemble de concepts autour d’une méthodologie ECRIS (enquête collective
rapide d’identification des conflits et des groupes stratégiques) proposée par T. Bierschenk et
Olivier de Sardan (1998).
-groupes stratégiques : au lieu des classements a priori de type « classe sociale », des agrégats
contingents de personnes qui se réunissent autour d’alliances ponctuelles d’intérêts, en
fonction des ressources proposées par le contexte. Le développement est reconstruit par le bas
par ses destinataires ;
3
-conflits : entrée par le conflit. Allusion à l’école de Manchester (les conflits sont l’expression
de contradictions structurelles : ils expriment des intérêts différents liés à des positions
sociales différentes).
Selon Bierschenk et Olivier de Sardan (1998), un conflit entre personnes n’est pas seulement
l’expression d’intérêts « objectifs » opposés mais aussi l’effet de stratégies personnelles de
gens qui ne sont pas enfermés dans un rôle et qui ne s’expriment pas seulement en tant que
représentant de leur groupe spécifique (d’âge, de sexe, de statut…).
« Chaque situation sociale concrète relève de plus d’un systèmes de normes, ce qui permet
aux acteurs sociaux d’opérer une « sélection situationnelle » entre différentes normes »
(1998 : 259). Allusion à la notion de pluralisme institutionnel.
-Arène : un lieu de confrontations concrètes d’acteurs sociaux en interaction autour d’enjeux
communs : un projet de développement est une arène, le pouvoir villageois est une arène, une
association paysanne est une arène…
Selon J-P Olivier de Sardan (2001), il faut distinguer deux points de vue propres à la fois à la
recherche et à l’action, le point de vue populiste (les gens ont des ressources, ils sont
compétents pour agir –le pauvre est un sujet- ) et le point de vue misérabiliste (les gens n’ont
pas de ressources, ils sont fondamentalement aliénés, ils ne sont pas compétents pour agir –le
pauvre est une victime), distingués par Passeron et Grignon (1989, voir sur le sujet Olivier de
Sardan, 2001). JP Olivier de Sardan propose une subtilité supplémentaire à l’intérieur de ce
cadre dichotomique puisqu’il se propose de distinguer entre un populisme ou un
misérabilisme de valeur (idéologique, ayant à voir avec l’action) et un populisme ou un
misérabilisme de méthode, ayant à voir avec la position du sociologue et informant la manière
dont il analyse la société.
4
Les paysans ne se
connaissent pas, ils ont
besoin d’une avant-garde
éclairée à la fois pour se
comprendre et pour agir
(développement et
sociologie mainstream)
Agentivité,
groupes
stratégiques,
arène
(JP O de S)
Populisme
méthodologique
Misérabilisme idéologique
Populisme idéologique
Misérabilisme
méthodologique
Les paysans sont les
sociologues d’euxmêmes, les chercheurs
ne sont que des
facilitateurs
(Chambers)
D’après J-P Olivier de Sardan
(2001)
5
Hégémonie
domination
(Escobar)
Commentaires :
-le populisme méthodologique s’oppose au misérabilisme méthodologique mais peut bien
s’accompagner d’une adhésion au misérabilisme idéologique (Bourdieu) : seul le sociologue
est capable d’expliquer les comportements des gens : les gens ne savent pas ce qu’ils font, ne
disent pas ce qu’ils font et ne font pas ce qu’ils disent. Les gens sont capables d’agentivité
mais c’est au sociologue ou à l’anthropologue de souligner cette capacité, de la mettre en
avant.
Les définitions données du développement :
1ère définition donnés dans le cours :
« L’ensemble des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de
transformation d’un milieu social, entreprises par le biais d’institutions ou d’acteurs
extérieurs à ce milieu mais cherchant à mobiliser ce milieu, reposant sur une tentative de
greffe de ressources et/ou de techniques et/ou de savoirs ». JP Olivier de Sardan, 1995 : 7. »
Le développement
2ème définition donnée par J-P Olivier de Sardan :
« Le développement n’est pour nous rien d’autre que l’ensemble des actions de tous ordres
qui se réclament de lui, de près ou de loin (du côté des « développeurs » comme du côté des
« développés »), en la diversité de leurs acceptions » (JP Olivier de Sardan, 2001 : 731).
3ème définition
« le développement n’est pas simplement un projet hégémonique imposé au « Sud » par
« l’Occident » ». C’est aussi « un métarécit auquel contribuent de nombreuses voix (…) c’est
une idée qui mobilise une foule d’acteurs, des paysans aux élites nationales, en passant par
les agences internationales » (T. Bierschenk, 2010 : 185).
Autrement dit, le développement serait un récit partagé, central, non seulement dans les
discours et les pratiques des intervenants, mais également dans ceux des sociétés du Sud
(2010 : 185). Il serait en quelque sorte une co-construction ou une co-production des
différents acteurs pourvus de positions statutaires différentes dans le cadre d’une arène dans
laquelle s’imbriquerait et interagirait une diversité de logiques sociales. Le maître mot de JP
Olivier de Sardan et de ce courant de l’anthropologie, c’est l’« agency » (capacité d’action):
« agencéité/agentivité » (voir début du cours).
Conclusion sur la socio-anthropologie des développés
La socio-anthropologie des développés (version apadienne) a mis beaucoup l’accent sur ces
processus d’ajustement situationnel (voir plus haut). La mise à profit des ressources
matérielles ou des ressources d’autorité de l’aide dans des contextes d’interface aux
indéterminations massives, qui rend justement possible ces processus d’ajustement
situationnel (dérives, détournements, opportunismes, réappropriation, accaparement, captation
de la rente du développement –rente immatérielle (prestige) ou matérielle (biens, revenus…).
Parallèle à faire avec la théorie diffusionniste en matière d’innovation technique : une
innovation est construite et ensuite elle circule, mais on ne s’intéresse pas au moment de la
construction et on ne s’aperçoit pas que le social intervient dès qu’on commence à penser à
innover (voir la réflexion de B.Latour dont on peut déduire que ledéveloppement doit tout
mettre en place avant que quelque chose ne se passe (2012 : 44). Si « le développement est un
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environnement qui advient continuellement à l’existence grâce à l’implication des acteurs qui
y sont investis », l’approche dela socio-anthropologie des développés met surtout l’accent sur
la dernière partie de la proposition « l’implication des acteurs », ces acteurs étant surtout les
bénéficiaires du développement, autrement dit les développés, ou les développés des
développés, c’est-à-dire les agents de base, les paysans, le local si vous voulez…Il s’intéresse
peu à la construction de l’environnement, où plus exactement il pense qu’il n’existe en aucune
façon une grammaire déterminante dans les programmes ou projets, que tout est affaire de
recomposition finale : peu important ce que le projet veut faire, ce qu’il faut voir c’est ce que
les gens en font. En ceci, il s’oppose fondamentalement à l’approche socio-technique et à la
sociologie de la traduction que l’on abordera ensuite.
Les analyses sont très nombreuses (voir les Bulletins de l’Apad) mais elles se résument pour
l’essentiel à un ou deux points : les ressources de l’aide ont servi dans le cadre d’enjeux
internes, une sorte de continuation de la guerre interne aux villages par d’autres moyens :
selon les cas pour poursuivre dans une logique factionnelle, ou pour réévaluer une fraction de
la population traditionnellement dominée, ou au contraire pour confirmer dans son pouvoir,
une fraction traditionnellement dominante, ou encore pour faire réévaluer sa position
statutaire au sein d’un ensemble régional.
Les présupposés de cette école de pensée :
-les gens sont toujours capables de faire quelque chose avec ce qui est proposé (ce qui pose le
problème de la compétence);
-les gens lorsqu’ils se mobilisent et s’articulent à un projet ou à un programme le font à partir
de raisonnements sur leur intérêt personnel ou de sous-groupe (les groupes stratégiques) 
individualisme méthodologique. La communauté n’existe pas (vieille bagarre avec la vulgate
sociologique en matière de développement qui avait tendance à fétichiser la notion de
communauté, peut-être par a priori idéologique –la fameuse solidarité africaine- mais plus
sûrement par souci de faire des économies d’échelle). Paradoxe de l’action collective de
Mancur Olson (1965). Pourquoi est-ce qu’un individu se battrait pour l’intérêt collectif qui de
toute façon peut apparaître sans effort personnel ou en tout cas en minimisant son effort
personnel (free riders). Comme le dit D. Graeber (2001 : 76) les membres de n’importe quelle
société trouvent que c’est bien si celle-ci persiste, notamment à travers la constitution de biens
collectifs modernes. Mais en l’absence de grandes catastrophes, on y pense et puis on oublie.
La reproduction de la société n’est pas un but que les individus se donnent consciemment.
L’individualisme méthodologique entraîne l’occultation de toutes les dimensions sociétales
larges, le fait que les individus seraient mus par leur intérêt personnel et ne pourraient pas être
mus par une métaphysique supérieure, seraient incapables par exemple de faire référence à
quelque chose qui ne serait pas des personnes et qui les dépasserait, un bien commun (voir sur
le sujet, Boltanski, 2009).
.
Pourtant on voit bien que le développement ce sont aussi des biens communs (des écoles, des
dispensaires, des forages…) qui sont perçus comme des biens communs. A moins que la
logique d’acquisition du bien collectif rejaillisse également sur les membres de la
communauté.
La grammaire de la grandeur ou de l’honneur peut également être mobilisée dans les rapports
avec l’aide. Le village est en compétition avec d’autres villages sur la question de
l’intégration nationale ou de la capacité à déployer les signes ostensibles de la modernité.
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 exemple analysé par Flavien Renaud (2010, un quartier d’un village que tout le monde –
y compris le chercheur- prend pour le village et dont le dynamisme –notamment en rapport
avec les bailleurs- s’explique par son statut de simple quartier).
Il est difficile de distinguer l’action publique de la production des identités sociales.
L’endroit où l’on va installer un puits ou un dispensaire, le centre de santé d’où viennent les
infirmiers qui vaccinent les enfants, le regroupement des villages dans des cartes sanitaires ou
scolaires, les lieux d’implantation des bureaux de vote, le choix de résidence des
fonctionnaires sont immédiatement traduits localement dans le langage du pouvoir et de
l’appartenance. Les établissements humains qui en sont bénéficiaires (comme ceux qui ne le
sont pas) en tirent des conséquences immédiates sur leur validation en tant que communauté
spécifique, en tant que communauté en concurrence avec d’autres ou encore en tant que
communauté associée à d’autres dans des réseaux d’allégeance anciens (organisés notamment
autour des relations foncières et politiques). Les ressources allouées par les services sont
évaluées en fonction de la grandeur qu’elles apportent au village et de la manière dont elles
corroborent ou pas les hiérarchies régionales entre villages construites autour de l’histoire du
peuplement et de l’histoire politique. Ce qui compte ça n’est pas que la société persiste, c’est
qu’elle soit reconnue comme persistant, voire qu’elle soit reconnue comme faisant plus que
persister, acquérant au fur et à mesure un prestige supplémentaire dans son environnement
régional. Pourquoi les membres de ce groupe (ressortissants, villageois) se battraient pour
cette persistance ? Parce que la valeur donnée au collectif (au village) rejaillit également sur
eux, qui font partie de cette communauté.
Les bénéficiaires de l’aide sont-ils compétents ? L’image que développe l’anthropologie du
développement est celle de l’acheteur dans un supermarché, il sait ce qu’il veut, il se déplace
avec aisance, compare les choses, laisse ce qu’il ne veut pas, prend ce qui lui est vraiment
utile (dérives, détournement, appropriation…). La question de la compétence peut-être
brouillée par les attitudes de quelques-uns, qui sont prises pour les attitudes de tous (les chefs,
les leaders locaux, ceux qu’on appelle les courtiers font preuve de dispositions). Est-ce que
les gens ont une réponse technique à une offre technique : non, ils ont souvent une réponse
sociale inspirée par une grammaire du don ou de la grandeur à cette offre technique.
- « c’est un don, ça ne se refuse pas ».
Un point méthodologique :
Les paysans se connaissent et peuvent raisonner en sociologues/les paysans ne se connaissent
pas et ont besoin de sociologues.
Exemple : « chez nous, la terre ne se vend pas ».
-Pourquoi ?
-« Si tu la vends tu meures ».
-Pourquoi ?
« Si mon père avait vendu notre parcelle, où est-ce que je serais à présent ? ».
1ère réponse :
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Liens entre ordre social et ordre naturel : un désordre dans le domaine social (l’enfreinte d’un
interdit) entraîne un désordre dans le domaine naturel (la mort). Notion d’institution chez
Mary Douglas : pas un arrangement purement utilitaire mais un fait témoignant d’un ordre
social directement issu de l’ordre de la nature, aussi évident que le « mouvement des planètes
dans le ciel ou [le] comportement naturel des plantes, des animaux ou des hommes »(1986).
Hétérocontrainte.
2ème réponse : Justice intergénérationnelle. Je ne fais pas à mes enfants ce que mon père ne
m’a pas fait. Au long des générations, à force d’auto-contraintes, se transmet un patrimoine.
Dans un cas, on a un paysan qui se décrit comme quelqu’un qui a peur de ce que le ciel lui
tombe sur la tête, dans l’autre cas, on a un paysan sociologue capable de réflexivité, il est
capable de se voir et de voir les résultats de son action et de l’action des autres dans la
temporalité, de se projeter et de se remémorer, de penser à son sort et de le mettre en
comparaison avec celui des autres, de voir les interdépendances…Il est capable de monter en
généralité. Il ne parle pas de justice intergénérationnelle, c’est moi qui en parle pour
convaincre des autres, les décideurs et les autres sociologues qui ne peuvent retenir votre
discours que s’il est sufisamment compact et empreint de formules choc pour
qu’éventuellement elles fassent sens et qu’elles soient mémorisées. Ensuite, on pourra
étendre la formule à d’autres domaines, par exemple à l’éducation.
Discours général à destination des masses/discours spécifique d’une élite informée et qui sait
pourquoi les interdits ont été établis (très grande méfiance vis-à-vis de l’homme, de sa
capacité à semer le désordre…).
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10
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